Vendredi.
Après mon cours, je mange au département, mais sans parler vraiment avec les collègues. Je suis trop nerveux. Je remarque à peine Marie-Hélène, qui semble déconcertée par mon comportement.
À treize heures cinq, tandis que ma voiture s’engage sur l’autoroute vingt, j’essaie de ne pas anticiper ce qui va se passer dans quelques minutes, mais ma nervosité ne diminue pas pour autant. Lorsque je croise la pancarte annonçant la prochaine sortie pour Saint-Eugène, je me dis qu’il ne sera peut-être pas là, qu’une autre voiture l’aura pris avant moi aujourd’hui. Cette éventualité, qui m’aurait rassuré la semaine dernière, me noue aujourd’hui la gorge d’angoisse.
Mais non, il est là, son pouce toujours levé à la hauteur des hanches.
Ébranlé par un sursaut de bon sens, je m’apprête à accélérer, mais au lieu d’enfoncer la pédale, mon pied se soulève lentement et ma voiture commence à ralentir. Une fois arrêté sur l’accotement, je regarde dans mon rétroviseur. L’auto-stoppeur approche, sans se presser. Je ferme les yeux. J’entends la portière s’ouvrir, puis se refermer. Enfin, la voix amusée de mon passager :
— Alors, Firmin, on a pris un petit congé sans prévenir ?
Voix joviale, sympathique. Comme je l’aime.
Comme je l’aimais.
J’ouvre les yeux. Alex est assis à la place du passager, souriant. Mais son regard grave me démontre qu’il a compris ce qui se passe. En moi, la nervosité grimpe de plusieurs échelons.
— Alex…
— Sur la route.
Il n’est pas trop tard pour lui hurler de sortir.
Je démarre.
Nous roulons en silence pendant une longue minute. Tout cela me paraît irréel. Même la route devant moi ressemble à une bandelette sans fin et hypnotique.
Et tout à coup, la voix égale, j’articule :
— Tu les as tués, n’est-ce pas ?
Il ne dit rien pendant un moment et je n’ose pas le regarder. Il répond enfin doucement :
— C’est drôle, mais j’ai l’impression que c’est pas vraiment pour savoir ça que tu m’as fait monter…
Nouveau silence. Je m’humecte les lèvres longuement, comme si je voulais les essuyer d’une substance persistante, avant de lâcher :
— On se connaît, tous les deux.
— C’est une question ou une affirmation ?
Et tout à coup, la nervosité en moi disparaît presque totalement, comme un malade qui apprend que sa maladie n’est pas si grave et qui peut maintenant écouter les explications du médecin en toute quiétude.
— On s’est connus à quel âge ?
Je connais la réponse, mais je veux l’entendre de sa bouche. Il ne répond pas.
— On avait quel âge, Alex ?
Je sens son regard sur moi, puis il dit enfin :
— Tu te souviens vraiment pas ?
— J’ai oublié les huit premières années de ma vie. Un stupide coup sur la tête.
— Un coup sur la tête !
Il rit. Je le regarde enfin. Il se caresse doucement le cou, puis marmonne :
— C’est pas pire, comme explication…
— Qu’est-ce que tu veux insinuer ?
Il indique un panneau que nous croisons : Saint-Nazaire, 1 km.
— On retourne au garage, dit-il.
— Quoi ?
— Si tu veux tout savoir, on retourne là-bas.
— Tu es mal placé pour donner des ordres ! Tu vas me dire tout de suite ce que je veux savoir, sinon je vais tout raconter à la police !
Je regrette aussitôt cette réaction imprudente : ai-je donc oublié que cet homme est un assassin ?
Un assassin que, cette fois, j’ai volontairement fait monter dans ma voiture, en toute connaissance de cause…
La voix d’Alex, cependant, demeure calme et assurée :
— Si tu voulais vraiment prévenir la police, tu l’aurais déjà fait.
Nous nous dévisageons un bref moment. Son regard sombre ne bronche pas.
— Réfléchis vite, on va passer tout droit.
La sortie de Saint-Nazaire est tout près. Ça va trop vite dans ma tête. Je ne vais quand même pas retourner là-bas, je n’ai pas perdu la raison à ce point ! Mais je sais, je sens qu’Alex ne me dira rien si nous n’y retournons pas.
À la dernière seconde, je donne un coup de volant et m’engage dans la sortie, les dents serrées.
Jusqu’au feu clignotant, nous ne disons mot. Je suis trop bouleversé par mes agissements, par ce que je suis en train de faire. Attends, Alex, attends un peu ! Quand tu m’auras dit tout ce que je veux savoir, je vais foncer au premier poste de police et tu seras arrêté avant même la fin de la journée !
Car Alex ne me fera rien, à moi. Je le sais, je le sens.
Au feu, j’arrête la voiture et tente tout de même de faire entendre raison à mon passager : retourner à ce garage est dangereux. Alex me dit que je me fais du mauvais sang pour rien. Le garage est isolé, il n’y a presque pas de voitures qui passent sur cette route, la ferme la plus près est à un demi-kilomètre…
— Mais pourquoi tu veux aller là ? Pourquoi tu…
— Au garage, Étienne, me coupe-t-il, imperturbable.
— Tu me diras pas quoi faire certain ! que j’objecte dans un nouveau sursaut de révolte.
Doucement, sur le ton d’un père sûr de son autorité, il réplique d’une voix mielleuse :
— Oh oui ! je vais te dire quoi faire. C’était comme ça quand on avait huit ans, pis ça changera pas aujourd’hui.
Je demeure silencieux un bon moment.
— J’avais donc raison… On était amis quand j’avais huit ans… On jouait ensemble… Dans le bois, hein, Alex ? Dans le bois de la rue des Plaines…
Il reporte son attention devant lui.
— Au garage.
Long moment d’inertie, de flottement. Puis, je m’engage sur le rang désert.
Même en plein jour, la route me fait une impression désagréable. Aussi désertique qu’en pleine nuit. Deux fermes seulement en trois ou quatre kilomètres. Nous ne croisons aucune voiture.
Nous arrivons au garage. Sous le soleil, les carcasses de voitures qui entourent le bâtiment n’ont plus cet aspect menaçant qu’elles affichaient la nuit. Je m’engage dans la cour et arrête le moteur. En fait, le garage n’a plus rien d’inquiétant, il ressemble à ce qu’il est : une baraque déglinguée où l’on vend de vieux morceaux de ferraille…
… dans laquelle deux hommes ont été tués, pendant que moi, à l’extérieur, j’attendais.
Et l’assassin est assis à mes côtés.
Mon Dieu, qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Dans quelle galère me suis-je embarqué ?
— Bon, on va dans le garage, déclare Alex.
Je soupire. Il est vraiment dingue s’il pense que je vais faire ça. Je lui réponds que c’est hors de question.
— Alors, tu sauras rien. Jamais.
— Va chier ! Je vais demander à mes parents et ils vont tout me dire !
— Tes parents ! Tu penses pas que s’ils avaient voulu te parler de moi, ils l’auraient déjà fait ? Ils aiment ben mieux te faire croire que t’as eu un coup sur la tête qui t’a tout fait oublier ! Ça fait tellement leur affaire que tu te rappelles rien ! Pis ils savent pas tout, tes chers parents ! Ils étaient pas avec nous, dans le bois…
Il approche son visage et je ne peux m’empêcher de reculer légèrement le mien. Tandis qu’il parle, je vois ses broches étinceler entre ses lèvres.
— Y a juste moi qui peux t’aider à te rappeler, Étienne. Juste moi.
Et il me fait ce petit geste curieux qui, cette fois, me fout la frousse : il pointe son doigt sur son front, puis vient le poser sur le mien. Geste qui, de nouveau, provoque ce lointain écho dans ma tête, comme le souvenir d’un souvenir.
— Mais pourquoi entrer dans le garage ? que je proteste lamentablement. Pourquoi revenir ici ? Et pourquoi… pourquoi m’as-tu amené ici dès la première fois, l’autre soir ? Pourquoi ?
— Pourquoi, tu penses ? Pourquoi juste le fait de rouler dans ce rang te rend mal à l’aise ? Pourquoi cette baraque t’a rendu tellement tout croche, l’autre soir, que t’en as été presque malade ?
Il fait un petit signe entendu.
— Tu dois ben te douter que cet endroit a quelque chose à voir avec nous…
— De quoi tu parles ?
— Dans le garage, répète-t-il patiemment, pour la énième fois.
Je ferme les yeux un court moment. Il me tient. Le salaud me tient, et ce, de mon plein gré.
Résigné, je sors de la voiture.
La température est douce aujourd’hui, par contraste avec les dernières journées plutôt glaciales. Derrière le garage, à environ deux cents mètres, la forêt semble plus près qu’en pleine nuit. Sur le côté du bâtiment, on a planté une pancarte « À VENDRE » avec un numéro de téléphone inscrit en plus petit. Je m’attendais à voir des bannières jaunes sur la porte, du genre « NE PAS PASSER, ENQUÊTE POLICIÈRE », mais il n’y a rien de tel. J’imagine qu’en une semaine les flics ont pris tout ce qu’ils avaient à prendre, c’est-à-dire pas grand-chose.
Je me tourne vers Alex, inquiet. Ce dernier est sorti de la voiture et m’indique de la main la porte du garage, l’air de dire : « Après vous, monsieur. » Je fais quelques pas, mais à un bruit de moteur sur la route, je me retourne nerveusement. J’ai tout juste le temps de voir passer une voiture à toute vitesse. Le chauffeur nous a-t-il remarqués ? Va-t-il aller raconter au village qu’il a vu deux individus au garage de Lafond, « vous savez, là où il y a eu ces deux horribles meurtres ? » Comme s’il avait lu dans mes pensées, Alex me lance :
— S’il nous a vus, il va juste croire qu’on est deux clients de Lafond qui sont pas encore au courant de l’histoire, c’est tout.
Malgré ma nervosité qui grandit de nouveau, je me remets en marche vers la porte, dépassant au passage deux vestiges d’automobiles, un vieux vélo à moitié camouflé par les hautes herbes et quelques restes d’une vieille moto. J’essaie d’ouvrir la porte. Verrouillée, comme je m’y attendais. Je ne peux m’empêcher de soupirer de soulagement. J’explique la situation à Alex, qui hausse les épaules.
— C’est pas grave, on a la clé.
— La clé ?
Toujours debout près de ma voiture, les mains dans les poches de son anorak rouge, il me dit de venir jeter un coup d’œil sous la banquette du passager. Peu rassuré mais intrigué, je retourne à ma voiture et me penche sous la banquette : je découvre une clé graisseuse.
— C’est moi qui l’ai mise là, l’autre soir, explique Alex. Quand je suis revenu dans le char, tu te souviens ?
Je regarde la clé avec scepticisme. Est-il sûr qu’il s’agit de la bonne clé ? Il s’imagine que oui. Elle était accrochée à un clou, juste à côté de la porte.
— Pourquoi tu l’as prise avec toi ?
Il ne répond pas, mais je n’ai pas besoin d’explications : il savait qu’on reviendrait. Comme il savait qu’en lisant les journaux je comprendrais tout. Comme il savait que je ne préviendrais pas la police. Comme il savait que je le reprendrais sur la route.
Tu peux pas t’empêcher de me faire monter, Étienne. Je suis ton passager, oublie pas.
Je retourne à la porte du garage, les jambes engourdies. C’est la bonne clé. La porte s’ouvre sans aucune résistance. Courte seconde durant laquelle je pense à fuir. Puis, j’entre.
Aucune lumière n’est allumée, mais celle qui provient des fenêtres est suffisante pour me permettre de reconnaître le décor. Même voiture éventrée. Mêmes étagères recouvertes de vieux morceaux divers. Même bureau, même lavabo.
Lavabo où Alex s’est lavé les mains après avoir…
Je cherche des traces de violence, mais n’en trouve aucune. Par contre, sur le bureau, le robinet et quelques autres endroits, je discerne de la poudre blanche, qui a sûrement permis aux policiers de relever des empreintes.
Je me demande où, exactement, gisaient les deux corps lors de leur découverte, mais contrairement à ce que l’on voit dans les films, aucune silhouette n’est dessinée à la craie sur le sol. Louis m’a déjà expliqué que, dans la réalité, on faisait rarement ce genre de chose. Par contre, parmi les flaques d’huile séchées, deux taches sombres me semblent plus récentes que les autres.
Je me passe la main dans les cheveux. Pourquoi penser à de tels détails morbides ?
J’entends des pas derrière moi et, pendant une seconde, je me dis que je suis tombé dans un piège grossier, qu’Alex m’a amené ici pour me tuer à mon tour. Je me retourne d’un seul mouvement, sur le qui-vive. Mais la vue de mon passager immobile dans le garage, les mains dans les poches, me rassure. D’ailleurs, il a laissé la porte ouverte derrière lui, ce qu’il n’aurait pas fait s’il avait voulu me tuer.
Mais il ne veut pas me tuer, je l’ai compris depuis un bon moment ! Il veut… quoi, au juste ?
Nous nous regardons un instant. Dans ce décor de ferraille, de métal et de béton, Alex me semble particulièrement lugubre. Il se tient tout près de ce treuil immense fixé au sol, avec ses deux longues chaînes traînant sur le plancher.
— Pourquoi tu les as tués, Alex ?
Qu’est-ce qui me prend de lui poser cette question ? Je l’ai amené ici pour en apprendre plus sur mon enfance, pas pour connaître ses motivations d’assassin ! Ou alors, peut-être que cette question n’est pas si éloignée de mes intentions premières…
Alex ne bouge toujours pas, mais une satisfaction certaine traverse son regard.
— Pour continuer le jeu, Étienne.
— Le jeu ?
— Notre jeu.
L’écho revient dans ma tête. Merde ! ce n’est plus un crâne, c’est une caverne !
— On avait notre jeu à nous, Étienne. Semblable à ceux que tes étudiants te racontaient, l’autre jour, dans ton cours… Mais le nôtre allait un peu plus loin. Pas beaucoup, mais un peu.
Mes muscles sont tendus à claquer. Si je bouge, je vais me déchirer un tendon.
— À la fin, par contre, on était rendus… pas mal loin, dit-il avec un léger sourire.
Rapidement, le sourire disparaît et est remplacé par une moue méprisante.
— Mais les adultes sont intervenus, comme toujours, pis le jeu a arrêté. Pis depuis ce temps, j’ai jamais rejoué.
Son regard se perd dans le vide quelques instants, et quand il revient sur moi, il brille de la même satisfaction que tout à l’heure.
— Quand tu m’as dit ton nom, l’autre jour… J’en revenais pas ! Après toutes ces années ! Mais j’ai pas osé te dire qui j’étais. Je voulais que ça te revienne par toi-même.
Sa voix devient plus dure, colérique.
— Mais tes parents ont fait une belle job, on dirait : tu te souviens vraiment de rien. Ils ont tout fait pour que je disparaisse de ta mémoire, pis ils ont réussi. Un enfant de huit ans, ça se conditionne tellement bien, hein ?
Il avance de deux pas vers moi et je ne peux m’empêcher de reculer. Pourtant, j’ai cessé de respirer pour ne perdre aucun mot de ce qu’il raconte.
— Vingt ans plus tard, on se retrouve, Étienne ! Tu imagines ? Vingt ans ! Pis c’est pas un hasard ! Il fallait qu’on continue notre jeu. Et maintenant qu’on est des adultes, on va le pousser plus loin ! C’est ce que j’ai fait l’autre soir : j’ai recommencé le jeu ! Je les ai tués sans toi, sans ton aide, pour que tu apprennes les nouvelles règles ! Pour te guider ! C’est toujours ça que je faisais, non ? C’est pour ça qu’à l’époque tu me prenais comme passager sur ton bicycle ! Pour que je t’apprenne ! Aujourd’hui, c’est pareil, sauf que t’as remplacé ton bicycle par un char, c’est tout !
Il se met carrément en marche vers moi ; je recule à petits pas, terrifié et fasciné.
— L’autre soir, j’ai joué tout seul. Pour te guider. Maintenant…
Il pointe un doigt vers moi.
— Maintenant, tu vas jouer avec moi.
Mon dos rencontre un des poteaux du garage et je ne peux plus reculer. Alex s’arrête à moins d’un mètre de moi. Son regard d’une solennité troublante me perce les pupilles, jusqu’à la douleur physique.
Jouer avec lui !…
— Tu es fou, Alex. Complètement fou.
Il émet un petit gloussement.
— Tu m’as dit la même chose, à l’époque, quand on a commencé. Tu venais d’arriver dans le quartier, pis je t’ai tout de suite choisi. Ç’a pas été long que t’as aimé jouer…
— Mais ce n’est plus pareil ! Quand on était petits, c’étaient juste des couleuvres ! Mais maintenant, tu veux…
Je me tais, subjugué par ce que je viens de dire. Le visage d’Alex s’éclaire et il dresse le menton.
— Tu te souviens, maintenant ? me demande-t-il, la voix fébrile.
Non, je ne me souviens pas ! J’ai dit ça sans réfléchir, comme si cela allait de soi !
L’écho, dans ma tête, rebondit follement.
Alex comprend enfin. Une vague déception crispe sa mâchoire, puis il murmure :
— Ça va te revenir…
Et tout à coup, il tourne les talons et marche vers la sortie. J’en suis si déconcerté que cela me prend quelques secondes avant de réagir. Je lui lance qu’il m’avait promis de tout me dire si je l’amenais ici, mais il ne se retourne même pas.
— Tu m’as pas tout dit ! que je gueule soudain, paniqué à l’idée de ne rien apprendre de plus. Qu’est-ce qu’on faisait, dans le bois, derrière le gros buisson ? Et à la fin ? Qu’est-ce qu’on a fait, à la fin ?
Je crie son nom deux ou trois fois, mais il se contente de sortir, toujours sans refermer la porte.
Je songe alors à aller le rejoindre et à l’obliger à me parler, à me battre avec lui s’il le faut… mais je le vois soudain en train de tuer deux hommes avec un guidon de métal, et je ne bouge pas.
Alors, la rage et la frustration s’emparent de moi. Très bien ! Il a voulu se foutre de ma gueule ? À mon tour, maintenant ! Je me précipite donc vers le bureau et saisis le téléphone, avec l’intention de faire ce que j’aurais dû faire dès le début. De toute façon, si je me fie aux allusions d’Alex, mes parents ont voulu me cacher des choses. Je les affronterai donc. Même s’ils ne savent pas tout, cela sera sûrement suffisant pour remettre en marche ma mémoire.
Et ce psychopathe d’Alex croupira en prison, comme il se doit !
Je suis sur le point de composer le 9-1-1 lorsqu’une voix retentit derrière moi :
— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?
Une décharge électrique ne m’aurait pas saisi autrement. Je raccroche avec tant de force que je casse presque le combiné et me retourne vivement, avec l’impression d’être un enfant pris en flagrant délit de mauvais coup.
Dans l’embrasure de la porte se tient une femme dans la quarantaine, habillée d’un vêtement de jogging coloré. Son regard effronté décuple la panique en moi et je me mets à réfléchir à toute vitesse. Je ne réussis qu’à bredouiller quelques mots incompréhensibles lorsque, malgré elle, la femme me vient en aide :
— Vous êtes un client ?
Je saute sur cette perche. Voilà, je suis un client ! Et je venais justement acheter quelques vieux morceaux, comme je le fais chaque mois, mais je suis tombé sur le garage vide, alors j’ai voulu appeler la police pour leur dire que le garage avait l’air abandonné. La femme m’écoute avec étonnement et me coupe juste au moment où j’étais à court d’inspiration :
— Vous êtes pas au courant ?
Je feins l’incompréhension.
— Monsieur Lafond est mort. Il a été tué la semaine passée, avec son employé.
— Tué ? C’est épouvantable !
— Hé oui ! dit-elle tout simplement en faisant quelques pas à l’intérieur.
Elle ne semble pas du tout intimidée par l’endroit, alors que la plupart des gens seraient impressionnés de se trouver sur les lieux d’un meurtre. Je joue donc le jeu et lui demande ce qui s’est passé. En quelques mots, elle m’explique ce que je sais déjà et conclut en disant que la police n’a rien trouvé de sérieux. Elle raconte cela avec détachement, comme si elle expliquait à une amie ce qu’elle a fait de sa journée.
— Vous êtes pas du coin, hein ?
Elle me dit ça en se grattant le coude gauche et en me considérant avec curiosité. Il faut que je joue serré.
— Non, je… je suis de Saint-Hyacinthe.
— La porte était pas barrée ?
— Hé bien… non.
Elle me regarde maintenant d’un air dubitatif, tout en grattant cette fois son autre coude. On dirait qu’elle a des puces.
— Ça m’étonne qu’Élise ait oublié de la barrer.
— Élise ?
— La femme de monsieur Lafond. Le garage est maintenant à elle, mais elle veut le vendre. Vous avez pas vu la pancarte ?
Je m’apprête à dire non, mais décide de répondre par l’affirmative. Pas de mensonges inutiles.
— Il paraît que les offres pleuvent pas, ajoute-t-elle en faisant quelques pas sans cesser de se gratter. Ça m’étonne pas. Un garage sur une route aussi perdue, ça doit pas intéresser grand monde…
Elle ne se méfie plus de moi, et je me dis que finalement elle a avalé mon histoire. D’ailleurs, pourquoi je ne lui avoue pas la vérité ? J’avais l’intention d’appeler la police pour tout leur révéler, alors pourquoi cette comédie ?
Je sais pourquoi : à cause d’Alex. Il est encore tout près, juste dehors, sans doute en train d’écouter… Je ne peux pas mettre la vie de cette femme en danger. D’ailleurs, l’a-t-elle vu, en arrivant ? S’est-il caché ? Peut-être qu’il est dans la voiture à m’attendre… Je ne peux pas courir de risque. Je regarde vers la porte, nerveux, puis revient à la femme. Maintenant immobile, elle me dévisage sans gêne en se frottant la hanche. Je cherche quelque chose à dire :
— Vous m’avez fait une de ces peurs, tout à l’heure… Je n’ai pas entendu le son de votre voiture…
— Je suis en bicycle ! explique-t-elle fièrement. Quinze kilomètres par jour à quarante-sept ans ! Jusqu’à temps qu’il neige ! Le froid, c’est bon pour les poumons !
Elle se donne une claque sur la poitrine. J’approuve en silence. Drôle de bonne femme. Elle poursuit en disant que la vue de ma voiture et de la porte ouverte du garage l’a intriguée.
— Va falloir que je dise à Élise qu’elle avait oublié de barrer la porte. Pauvre Élise, elle est ben maganée…
Je me sens soudain mal, vaguement coupable.
— Bon, bien… Je vais m’en aller, dis-je bêtement.
— Moi, je vais appeler Élise pour qu’elle vienne barrer la porte.
Et elle se met en marche vers le bureau, comme si elle était chez elle. Si elle appelle la veuve de Lafond, il est vraiment temps que je file. Je bredouille donc un au revoir maladroit et me mets en marche vers la porte. J’entends la femme composer, puis raccrocher en disant :
— Engagé. Je vais attendre un peu.
Et elle regarde autour d’elle, calme, tout en se grattant machinalement le cou. Vraiment tout un numéro…
Dehors, je cherche Alex des yeux et ne le vois pas. Une bicyclette bleue est appuyée contre le mur du garage. Je retourne à ma voiture : vide.
Serait-il reparti à pied ? Sûrement, oui. Il a sûrement compris que j’allais appeler la police et il a préféré se sauver. Hé bien ! s’il croit qu’il va aller loin ! D’ailleurs, avant de retourner à l’autoroute, je file au village et, à la première cabine téléphonique, j’appelle le 9-1-1.
Je démarre la voiture et me mets en marche arrière. Juste avant de m’engager sur la route, je jette un dernier coup d’œil vers le garage. La porte est toujours ouverte… et tout à coup, surgissant de derrière une des épaves qui traîne dans la cour, Alex bondit vers le garage et disparaît à l’intérieur.
J’appuie sur les freins de toutes mes forces. Il s’était donc caché ! Pour attendre que je parte, pour… pour la…
Les roues arrière de ma voiture sont déjà sur la route, mais je la laisse dans cette position et me propulse hors de mon véhicule comme s’il allait exploser d’une seconde à l’autre. Je cours vers le garage mais, à mi-chemin, je trébuche sur un des nombreux morceaux de ferraille qui traînent dans cette foutue cour et tombe par en avant.
Ma tête percute une pierre et je me mets à voir trente-six chandelles. Je veux me relever mais retombe, la tête pleine de couleurs glauques et de sons discordants. Je demeure dans cet état de vertige pendant un temps indéterminé, mais la pensée d’Alex seul avec cette femme dans le garage me tire enfin de mon engourdissement et le garage réapparaît dans mon champ de vision.
Je me relève et titube jusqu’au garage. La porte est maintenant fermée et je tente de l’ouvrir. Rien à faire ! Alex a dû la verrouiller de l’intérieur. Je frappe comme un sourd en criant le nom de mon passager, puis fouille dans mes poches d’une main tremblante. Je trouve enfin la clé, veux l’enfoncer dans la serrure, l’échappe, criss de cave ! la ramasse et, enfin, déverrouille la porte. Sans penser une seconde au risque que je cours moi-même, je bondis à l’intérieur.
Alex est debout près du bureau. Il est calme, mais respire un peu plus vite qu’à l’ordinaire et je crois discerner de la sueur sur son visage. À ses pieds, la femme est étendue. Je marche rapidement vers le corps, animé par le fol espoir qu’il n’est peut-être pas trop tard. Mais en voyant son visage noir, ses yeux exorbités et sa langue pendante, je m’immobilise. Et lorsque je distingue enfin la chaîne graisseuse autour de son cou, c’est mon cœur qui s’arrête, se vide, se déchire.
— L’avantage avec l’étranglement, c’est que c’est propre.
Qui a parlé ? Alex ? À travers le brouillard qui bouche ma vision, je réussis à reconnaître son visage calme tourné vers moi.
— Elle était sur le point d’appeler quelqu’un, mais elle a pas eu le temps. Y a aucun risque !
Et il ajoute, avec une lueur complice dans le regard :
— Aujourd’hui, t’as pas pu jouer avec moi. T’étais pas prêt. Mais la prochaine fois… Oui, sûrement la prochaine fois…
Je sens le plancher disparaître sous mes pieds et recule de quelques pas, mais le sol continue de se dérober, alors je recule plus vite, au pas de course, jusqu’à tourner carrément les talons et à courir vers la sortie. Dehors, je veux atteindre ma voiture, mais un haut-le-cœur me soulève soudain l’estomac, et j’ai tout juste le temps d’aller sur le côté du garage avant de vomir. Deux, trois jets, et entre chaque vomissement, le visage gonflé, affreux de la femme réapparaît. Je m’appuie le dos contre le mur du bâtiment, mes jambes molles ne me soutiennent plus et je me laisse glisser jusqu’au sol. Derrière mes paupières closes, le visage cadavérique refuse de disparaître et je me mets à me frotter le front en gémissant. Mais l’image persiste, j’entends même des râlements, comme si elle se faisait étrangler à nouveau. Je pousse un long cri qui me semble durer une éternité et je me frappe le crâne contre le mur avec force. La douleur me suffoque presque, mais le visage cadavérique disparaît graduellement, comme un dessin à l’encre de chine dans une mare d’eau.
J’ouvre enfin les yeux et réussis à me relever. Aucune trace d’Alex. Il doit être encore à l’intérieur. J’en profite donc pour retourner à ma voiture, le pas chancelant, et, sans un regard vers le garage, démarre à toute vitesse. Une fois sur la route, j’ose enfin un coup d’œil dans le rétroviseur. Derrière, tout est paisible. Mais je sais qu’Alex est à l’intérieur, avec le cadavre.
Qu’y fait-il ?
Je m’efforce de ne pas penser à cela.
Je croise une voiture. Va-t-elle au garage ? Seigneur ! Je deviens complètement parano !
Au feu clignotant, je m’arrête : je tremble trop, je n’arriverai jamais à conduire. Je prends de grandes respirations, mais sans résultat. Je ressens une pression terrible sur mon abdomen, dans ma gorge, comme si je voulais pleurer et que ça ne sortait pas.
Je me remets en route malgré mes tremblements. Sur l’autoroute vingt, je fixe l’asphalte sans vraiment le voir. Je ne vois que la boue dans laquelle je patauge, et je ne vois pas de quelle manière m’en sortir. Comment prévenir la police, maintenant ? Je peux justifier notre première visite au garage, mais pas la seconde !
Complicité involontaire ? Négligence criminelle ?
Qu’est-ce que je risque ? Un blâme ? Une amende ?
La prison ?
Bon Dieu ! J’ai tué personne, quand même ! C’est pas moi, l’assassin, c’est Alex !
Mais je ne m’en tirerai pas blanc comme neige, je le sais. J’aurais dû prévenir la police dès la semaine dernière, dès que j’ai compris. Je ne l’ai pas fait, et Alex a tué une seconde fois ! Et même si j’explique que je ne l’avais pas compris la première fois, Alex, lui, dira tout. Si les flics me confrontaient avec lui, je craquerais. Je me connais.
Même si je ne fais pas de prison, il y aura des conséquences. Ma réputation, par exemple. Le cégep me garderait-il comme enseignant ? Et mes parents ? Mon Dieu, j’imagine ma mère en pleurs, mon père incrédule. Ils ne comprendraient pas mes agissements, ne comprendraient surtout pas pourquoi je ne leur en ai pas parlé en premier…
Nouveau sursaut de révolte : fuck ! c’est pas moi qui ai tué cette femme, c’est pas moi !
Non, mais elle est morte par ma faute.
Cette révélation me fait l’effet d’une chute, comme si je tombais du haut d’une falaise sans fin. Mais dans ma tête, le raisonnement se poursuit, cruel, implacable.
Elle est morte parce que je n’ai pas prévenu la police quand j’aurais dû le faire. Elle est morte à cause de ma curiosité égoïste. Elle est morte parce que c’est moi qui ai mis Alex sur son chemin.
Elle est morte par ma faute.
La pression dans ma gorge devient insupportable, étouffante, et je dois m’arrêter sur l’accotement. Une fois ma voiture immobilisée, je pousse un hoquet aigu, puis un autre, et, le visage entre les mains, je me mets à pleurer.
Longuement.
*
Le week-end est un calvaire.
Je ne sors pas de chez moi. Je demeure assis toute la journée ou je me mets à faire les cent pas. Quelques crises de rage, aussitôt suivies de larmes.
Seigneur ! j’avais trouvé l’emploi idéal, j’avais réussi à me sortir Manon de la tête, je voyais la lumière au bout du tunnel, je commençais à être heureux… et il a fallu que je retrouve un ami d’enfance psychopathe que je n’ai pas vu depuis vingt ans ! Une chance sur un million que je tombe sur lui, câlice ! une sur un million !
Je frappe dans mon armoire de cuisine. Trois verres tombent et se cassent. J’en prends un quatrième et le lance sur le mur.
Le téléphone sonne plusieurs fois, mais je ne réponds pas. Sur le répondeur, j’entends la voix de Louis. Il m’explique qu’il est revenu de New York et qu’il voudrait bien prendre une bière avec un « vrai Québécois qui est capable de boire sans vouloir absolument se battre ». Folle envie de répondre, mais je me retiens.
Car tout raconter à Louis reviendrait au même que tout dire à la police. Louis est un ami, oui, le meilleur. Mais il est aussi flic.
Mais il faut que je raconte tout à la police ! Sinon je suis un lâche ! Le pire des lâches !
Alors, je me vois chez les flics. L’air étonné de l’inspecteur. L’interrogatoire. Le procès. Puis les accusations que l’on porte contre moi, à cause de mon silence, de ma participation indirecte au dernier meurtre. Je vois mes parents, l’incompréhension, la foule, les journaux, ma réputation qui s’envole… Est-ce si lâche de vouloir éviter tout cela ?
Mais l’éviter à quel prix ?
Ces longues journées de torture mentale sont coupées par trois nuits de mauvais sommeil, durant lesquelles, évidemment, je refais le même rêve : j’ai huit ans, je roule en vélo dans le bois avec Alex derrière moi, on descend la pente, on découvre le peuplier avec le clou, on quitte le sentier, on découvre le grand buisson, on le contourne… et je me réveille.
Et le calvaire reprend.
*
Lundi matin, je donne un cours abominable.
Presque en grognant, j’annonce à mes étudiants que nous ne parlerons plus de l’enfance dans le fantastique. Les étudiants s’étonnent. Certains me rappellent que j’avais pourtant dit qu’il s’agirait du thème de la session, d’autres font remarquer que nous n’avons pas terminé les nouvelles œuvres mises au programme. Je frappe sur mon bureau, agacé.
— Heille ! c’est moi le prof, pis j’ai décidé qu’on ne parlait plus de l’enfance ! Un point c’est tout ! C’est clair, ça ?
Un silence glacial tombe dans la pièce et une trentaine de regards noirs me fusillent simultanément. Plus calme, j’annonce qu’ils doivent lire Dracula et qu’il y aura un test de lecture dans deux semaines. Mais à l’ambiance de la classe, je comprends que je viens de perdre l’estime de mes étudiants, et ce, pour tout le reste de la session. Je m’en contrefous. D’ailleurs, je risque de ne pas la terminer avec eux, cette session, alors…
Au département, je mange silencieusement en lisant le Voltigeur, qui paraît toujours le lundi. Je cherche une nouvelle en particulier, et chaque fois qu’un prof veut me parler, je réponds par des monosyllabes. Marie-Hélène essaie d’attirer mon attention, mais je me contente de lui rétorquer froidement que je suis occupé. Du coin de l’œil, je la vois sortir rapidement de la pièce, le pas colérique.
Enfin, je tombe sur la nouvelle que je redoutais. Un petit article annonce la disparition d’une femme de quarante-sept ans, à Saint-Nazaire. On explique qu’elle faisait du vélo tous les jours et je comprends aussitôt de qui il s’agit.
Mais on parle de disparition, pas de meurtre. La veuve de Lafond n’est donc pas retournée au garage. Quand elle va y aller…
J’arrête de manger. Plus faim.
Dans ma voiture, je roule dans l’intention d’aller au poste de police. Comment ai-je pu croire que je ne dirais rien aux flics ? Je suis peut-être lâche mais pas malhonnête. Il faut qu’Alex soit arrêté, que cela m’implique ou non.
Mais je me rends compte avec étonnement que je roule vers un tout autre quartier, celui où habitent mes parents. Je ne vais quand même pas tout aller leur raconter ! Non, je vais jusqu’au bout de la rue des Plaines. Arrivé au bois, j’arrête le moteur.
Je sors et observe longuement le petit sentier de terre battue. Cette fois, je vais me rendre jusqu’au bout. Aucune peur ridicule ne me fera tourner les talons. Je n’ai pas besoin d’Alex pour aller dans ce bois. Je n’ai plus besoin de lui.
Le ciel est lourd d’une neige qui s’obstine à ne pas tomber. Je remonte la fermeture éclair de mon manteau et m’engage dans le petit sentier. Tandis que je m’enfonce dans le bois, l’écho dans ma tête revient, tournoie, percute les parois de mon crâne, comme s’il tentait de me dire quelque chose… ou plutôt de me montrer quelque chose.
Et tout à coup, l’écho se stabilise et produit un premier flash aveuglant, pendant un dixième de seconde. Il apparaît
sur le vélo dans le bois comme d’habitude mais là quelqu’un devant moi qui marche m’arrête près de lui salut je m’appelle Alex moi Étienne tu m’embarques sur ton bicycle moi je conduis pas j’aime pas ça mais je pourrais être ton passager OK monte suis content de me faire un nouvel ami il sourit mais il a les dents vraiment croches il monte à l’arrière il me tient à la taille me mets à pédaler il me souffle à l’oreille je vais te guider d’accord on
et s’éteint aussitôt. Cet atome de souvenir fait déferler en moi un flux d’adrénaline et j’allonge le pas, à la fois excité et concentré sur l’écho qui tourbillonne toujours. Je descends et remonte la pente, marche encore cinq minutes puis m’arrête devant l’arbre avec le gros clou rouillé planté dans
amené avec moi un marteau et un gros clou comme Alex m’a demandé hier pense pas que papa s’en rendra compte on roule un moment Alex me demande d’arrêter il veut qu’on quitte le sentier qu’on roule dans le bois me demande de planter un clou dans un arbre ça indiquera la direction à prendre trouve ça amusant plante le clou et on suit la direction mais difficile car beaucoup d’herbes et de branches Alex m’encourage pédale de toutes mes forces on s’enfonce de
le tronc. Et de nouveau, je sens cette peur ridicule, cette sorte de panique qui me donne envie de tourner les talons, de fuir à toutes jambes, tandis qu’une voix enfantine et grotesque me dit que j’ai besoin d’Alex, que lui seul peut me guider dans ce bois.
Mais Alex a déjà tué trois personnes.
Je prends donc une grande respiration et fais un premier pas dans les hautes herbes.
À peine le sentier quitté, je ne ressens plus aucune peur. Cette sensation m’excite tellement que je mets presque à courir, repoussant les branches, enjambant les troncs morts, convaincu que je vais enfin trouver.
Et tout à coup, le buisson apparaît. Le même que celui de mes rêves. Je m’arrête, la respiration sifflante. Je ne sais pas de quelle nature est ce buisson, mais il est encore feuillu, malgré le froid. L’excitation en moi fait battre mon cœur jusque dans mes paupières. Je marche lentement vers le buisson et commence à le contourner. Cette fois, je vais voir ce qu’il y a derrière. Cette fois, je ne me réveillerai pas.
Sur une surface d’environ trois mètres carrés, il n’y a pas d’arbres. Au bout de cette clairière miniature trône un rocher d’un demi-mètre de haut et d’un mètre de large, parfaitement plat, semblable à une petite table. Derrière, les hautes herbes et les arbres reprennent possession du terrain. Je m’approche du rocher, convaincu que ce dernier était la
difficile de pédaler n’en peux plus on contourne un gros buisson et Alex me dit d’arrêter il descend et s’approche d’un gros rocher plat il a l’air content et dit que ici ça va être super lui demande super pour quoi il me répond pour jouer
destination de nos excursions dans le bois. Je touche la surface du rocher, presque lisse. À quoi jouions-nous ici, Alex et moi ? Est-ce que cela avait un rapport avec des couleuvres ? On torturait des couleuvres sur ce rocher ? Peut-être, oui… Mais comment ? Que faisions-nous exactement ? J’ai beau me concentrer sur l’écho, je n’arrive pas à me rappeler, malgré les flashs qui
me dit vas-y Étienne vas-y je la prends elle gigote au bout de ma main ça me fait rire nerveusement je la
m’illuminent brièvement l’esprit. J’examine longuement le rocher grisâtre, puis penche la tête. Il y a des petites taches sombres, là, minuscules, qui ne semblent pas faire partie du roc. Je les touche de mon doigt. Sèches, évidemment, mais j’ai la conviction qu’il s’agit de taches de sang. Après vingt ans ? Est-ce possible ? Cela me semble improbable… Et puis, les couleuvres n’ont pas de sang. En tout cas, pas assez pour en tacher un rocher.
Nous avons torturé des couleuvres ici, oui, mais aussi… autre chose.
L’autre jour, Alex ne m’a-t-il pas dit qu’à un moment donné nous étions allés un peu plus loin dans notre jeu ?
Je me frotte le front. Malgré le froid, je le sens moite de sueur. Ma peur de tout à l’heure pointe légèrement le nez. Bon Dieu ! Je suis tellement près de tout me rappeler, j’y suis presque,
sourde horreur se mélange à mon excitation mais cela fait partie du jeu Alex me l’a expliqué et le bruit m’hypnotise tiketik-ketik-ketik et bientôt le bruit devient écœurant Alex rit je ris aussi et et et et
et en même temps, il y a des zones d’ombre qui recouvrent l’essentiel. Je regarde autour du rocher, comme si je cherchais quelque chose sans savoir quoi, et je me dis que je n’y arriverai pas, je sens qu’il manque quelque chose, je sens qu’il manque…
Alex. Il manque Alex.
Qu’il aille au diable, celui-là ! Jamais je n’ai été aussi près de tout me rappeler, alors j’y parviendrai sans lui ! J’interrogerai mes parents, après avoir prévenu la police. Car je vais la prévenir. Je ne peux pas courir le risque qu’Alex tue encore. D’ailleurs, il a sûrement tué des gens avant qu’on se retrouve tous les deux…
Non, je me trompe. L’autre jour, il a dit que c’est en me retrouvant qu’il avait eu le goût de reprendre le jeu et de le corser, de le rendre plus audacieux. S’il était seul, le jeu n’aurait sans doute plus d’intérêt.
J’émets un ricanement sans joie… et une idée folle me frappe de plein fouet. Oui… Oui, c’est possible… Même probable…
Ce n’est tout de même pas la plus orthodoxe ni la plus responsable des solutions…
Je tourne les talons et reviens sur mes pas, après avoir jeté un dernier coup d’œil au rocher. Moins de dix minutes plus tard, je suis dans ma voiture, songeur.
Est-ce vraiment la meilleure des solutions ? Je ne peux pas décider cela en cinq minutes. C’est trop grave… Il faut que je me donne un peu de temps pour y penser. Jusqu’à demain… Jusqu’à ce que je revienne à Drummondville… et que je croise Alex sur l’autoroute.
Je mets le moteur en marche et roule vers Montréal.
*
Alex, gamin de huit ans, est debout devant le rocher plat. Il lève sa main gauche qui tient une couleuvre gigotante et sourit, exhibant sans gêne ses dents mal alignées.
— Alors, Étienne, on commence ?
— Je ne me souviens plus quoi faire.
— Voyons, penses-y.
Il contourne le rocher, sans lâcher le reptile, et se plante devant moi. Il pose son index droit sur son front, puis vient toucher le mien, au-dessus de mes yeux. Puis, du menton, il désigne le sol vers la droite. Là, mon petit vélo blanc est couché sur le côté, mais les pédales tournent seules, lentement, comme si quelqu’un venait tout juste de les actionner.
… tiketik-ketik-ketik…
Alex est maintenant adulte, avec son regard noir, son manteau rouge et son sourire plaqué de broches. Ce n’est plus une couleuvre qu’il tient à la main mais une chaîne de vélo ensanglantée. Il avance et la tend vers moi, comme s’il voulait que je la prenne à mon tour. Je recule, angoissé, mais je trébuche contre mon vélo et tombe par-derrière. Ma tête heurte le sol… et je me réveille sur le plancher de ma chambre. Merde ! Je suis littéralement tombé en bas de mon lit !
En maugréant, je vais à la salle de bain, puis reviens me coucher. Il est trois heures quinze du matin.
Tous les rêves que je pourrai faire ne changeront rien. Ma décision est prise. Noble ou hypocrite, lâche ou courageuse, je m’en moque.
Ce soir.
Ce soir.
*
Dans le ciel déjà noir depuis longtemps, la première neige tombe enfin. Légère, presque liquide, elle aura disparu dès demain matin. Comme mon aventure avec Alex. Du moins dans les faits et gestes. Mais dans ma tête, dans ma conscience, aura-t-elle disparu ? Disparaîtra-t-elle jamais ? Je n’en suis pas si sûr.
Car plus j’approche de Saint-Valérien, plus la décision que j’ai prise me semble immorale, inacceptable. Vais-je pouvoir vivre avec ce geste ? Les remords ne me rongeront-ils pas le restant de mes jours ?
Assume, merde ! Va jusqu’au bout ! Assume ta lâcheté, assume ta fuite, assume !
Dix-neuf heures cinquante-deux. La silhouette d’Alex est sous le lampadaire de la sortie de Saint-Valérien, mais il n’a pas le pouce levé. Immobile sous la fine neige qui l’auréole, il est tourné vers la route et attend. M’attend.
Je suis d’un calme stupéfiant.
Trente secondes plus tard, il s’assoit à mes côtés. Déjà, la neige fond sur lui et le recouvre peu à peu d’une fine pellicule humide. Il n’a aucun regard pour moi. Ses yeux, à la lisière de sa tuque enfoncée sur sa tête, demeurent obstinément fixés devant lui, sur le pare-brise.
Après de longues secondes d’inertie, je me remets en route.
Je me sens toujours calme. Pourtant, quand Alex parle enfin, je sursaute comme s’il venait de me pincer une fesse.
— Je savais que tu irais pas voir la police.
— Fais-toi pas d’idée. Je vais y aller. C’est pour ça que je te prends une dernière fois : pour te prévenir.
Il continue à regarder devant lui, mais ses sourcils se froncent légèrement, ce qui me procure une certaine satisfaction : pour la première fois, je le désarçonne ; pour la première fois, il fait face à un événement qu’il n’avait pas prévu. Je lui explique donc. Demain, après mon cours, je vais aller porter une lettre anonyme dans laquelle j’accuserai un certain Alex Salvail, habitant à Saint-Eugène, du triple meurtre de Saint-Nazaire.
De nouveau, un silence. Je devine qu’il regarde toujours devant lui. Il dit enfin :
— Si la police vient me voir, je vais parler de toi. T’es pas innocent, dans cette histoire.
— Je sais. C’est pour ça que je te préviens. Ça te donne une quinzaine d’heures pour fuir. Si tu t’organises comme il faut, tu peux être aux États-Unis dans quelques heures et on ne t’attrapera jamais. Si tu t’en sors, je m’en sors aussi. Par contre, si tu te fais prendre, j’assumerai mes responsabilités. Mais avoue que je suis pas mal moins dans le trouble que toi. Toi, tu vas moisir en prison jusqu’à la fin de tes jours.
Je le regarde enfin. Il hoche doucement la tête. Son calme m’agace de plus en plus. Mon offre ne semble pas du tout le tourmenter ni le faire réfléchir, comme si sa décision était déjà prise. Éventualité qui m’inquiète beaucoup.
— Pis si je me sauvais, tu pourrais vivre avec ça ? demande-t-il. Tu pourrais vivre avec l’idée d’avoir laissé un assassin en liberté ?
— J’aurai quand même prévenu la police. Et puis…
Je m’humecte les lèvres et me lance :
— … j’ai l’impression que si tu te sauves, tu ne tueras plus personne, comme tu n’as tué personne avant de me retrouver.
— Qui t’a dit ça ?
— Toi-même, l’autre jour. En tout cas, tu l’as fortement insinué.
Sa bouche se crispe légèrement en une grimace contrariée. J’en jubile intérieurement et poursuis :
— Alors, je pense que seul, tu ne tuerais plus. Tu as besoin de moi pour… pour jouer.
Cette fois, son visage s’assombrit littéralement et je comprends que j’ai vu juste, sur toute la ligne. Tout à coup, j’ai l’impression d’avoir pris la bonne décision, et cela me rassure tellement que je dois retenir des larmes de soulagement.
Après un long silence, Alex remarque :
— Je pourrais me trouver d’autres compagnons de jeu…
Mais il n’a pas son habituelle voix assurée. La mienne, lorsque je lui réponds, est beaucoup plus solide, presque sardonique :
— Mais pas comme celui avec qui tu jouais quand tu étais petit et que tu retrouves vingt ans plus tard…
Je l’observe, m’attendant à le voir très embêté, mais j’ai la surprise de distinguer un petit sourire sur ses lèvres.
— C’est vrai. Personne d’autre que toi peut me comprendre. Mais l’inverse est aussi vrai : personne peut mieux te comprendre que moi. C’est pour ça que tu m’as choisi comme ami, quand t’étais petit. Pis aujourd’hui, c’est pareil : je suis sûr que t’as jamais pris personne sur le pouce. Pourtant, tu m’as choisi. Ton inconscient m’avait reconnu parce qu’au fond de toi t’es toujours fasciné par le jeu…
Je ricane.
— Tu dérailles, Alex.
— Pourquoi alors t’as pas averti la police dès que t’as compris que j’avais tué les deux garagistes ?
— Si tu savais comme je m’en veux encore !
— On s’est pas retrouvés vingt ans plus tard pour rien ! On a un nouvel endroit pour jouer ! Avant, c’était dans le bois, maintenant, c’est dans le garage de Saint-Nazaire ! Il faut qu’on y retourne pour…
— Tais-toi, Alex ! que je le coupe, aussi horrifié qu’agacé. Jamais je retournerai là, jamais ! En plus, si la veuve de Lafond a trouvé le cadavre de… de la femme de l’autre jour, la place doit maintenant grouiller de flics et…
— Inquiète-toi pas pour ça. Le corps de la femme a pas été découvert pis il le sera jamais non plus. Le garage est dans le même état qu’avant, personne peut savoir qu’un autre meurtre y a été commis.
Il a retrouvé son sourire d’avant, son sourire qui me plaisait tant et qui maintenant me donne littéralement froid dans le dos. Je lui demande ce qu’il veut dire. Il m’explique : après que je me suis sauvé vendredi passé, il a nettoyé et remis la chaîne à sa place. Puis, il a démonté le vélo de la femme et il a éparpillé les morceaux parmi la ferraille du garage. Ensuite, il est parti en verrouillant la porte, puisque j’avais laissé la clé dans la serrure. Clé, précise-t-il, qu’il a sur lui en ce moment.
— Finalement, je suis arrivé en retard à ma job, ajoute-t-il en ricanant.
— Et le corps de la femme ? que je demande, ne sachant pas au juste si je tiens tant à ce qu’il me le dise. Qu’est-ce que t’en as fait ?
Je n’ose pas le regarder, mais je suis sûr que son sourire s’est élargi.
— La même chose qu’on faisait avec les couleuvres, quand on avait fini de les utiliser…
Je crois avoir poussé un léger gémissement. Il le fait exprès : il sait que je ne m’en souviens plus ! Je demande donc presque avec résignation :
— Qu’est-ce qu’on faisait avec elles ?
— Je croyais que ça t’intéressait plus, tout ça ? que tu voulais juste me prévenir de ce que tu allais faire…
L’ironie de sa voix m’écrase comme un bulldozer. Pourtant, je trouve la force d’avoir un sursaut de rage :
— Criss, Alex ! qu’est-ce qu’on faisait avec les couleuvres ?
Je l’entends glousser et, si je ne tenais pas le volant, je crois bien que je lui sauterais à la gorge.
— Ah ! Étienne ! Toujours aussi fragile, au fond… Comme lorsqu’on s’est vus la première fois dans le bois, tu te souviens ?
Je me tais, les muscles tendus. Je comprends que, pour la première fois, il va parler clairement du passé. De notre passé. Et malgré mes intentions de départ, je vais écouter.
— Tu venais d’arriver dans le quartier pis tu connaissais personne. Tu te promenais tous les jours en vélo tout seul, dans le bois. Quand tu m’as rencontré, t’étais tellement content de te faire un ami. Ç’a été facile de te convaincre…
L’écho revient dans ma tête, mais il ne rebondit pas comme une balle folle. Il est stable, s’épaissit, se précise.
— Tous les jours, on allait dans le bois en bicycle. Tu conduisais, pis moi j’étais ton passager. Pis ton guide. C’est moi qui décidais où on allait. T’étais docile, t’écoutais. Pis quand j’ai trouvé la grosse pierre plate, l’idée du jeu est apparue…
L’écho devient images, devient sons, et cette fois ce ne sont plus des flashs rapides qui me traversent la tête, mais un véritable film, étrangement transparent, qui se superpose
Tu veux qu’on invente un jeu, Étienne ? Le jeu des sacrifices. Tu vas voir, c’est ben le fun, tu vas aimer ça. Pour commencer, il faut trouver ce qu’on va sacrifier.
sur le pare-brise enneigé de ma voiture. Alex, la voix aérienne, continue :
— Les couleuvres m’ont semblé un bon choix, pis t’étais d’accord aussi. Il y en avait tellement, dans ce bois. Ça fait que je t’ai montré comment faire.
Je le devine se penchant légèrement vers moi. Sa voix devient envoûtante.
— On a pris ton petit bicycle blanc pis on l’a mis sur la pierre plate, à l’envers. Il tenait sur le guidon et le siège, les deux roues en l’air. C’était notre autel des sacrifices. Pour la première couleuvre, j’ai tout fait, pour te montrer. D’une main, je tournais une pédale. Ça faisait un bruit qu’on aimait ben gros, tu te souviens ? Dans notre esprit, ce son-là annonçait le début du rituel… Tiketik-ketik-ketik…
Mes mains serrent le volant avec force ; je respire un peu plus vite.
— Je tournais la pédale pis en même temps, je faisais descendre la couleuvre, lentement, la tête la première, dans le dérailleur. Le cliquetis de la chaîne devenait plus mou, plus flasque, pis ça nous faisait ben rire. Je lâchais la couleuvre, pis elle finissait par tomber sur la pierre, éventrée, en bouillie. Parfois même coupée en deux…
Ça me revient. Oh ! Oui, ça me revient de plus en plus clairement…
— Les premières couleuvres, je m’en occupais tout seul. Mais ç’a pas été long que t’as participé. Pis t’aimais ça. Au début je te disais comment faire, mais t’es devenu rapidement un as. On le faisait chacun notre tour…
Devant moi, la route est de moins en moins visible, parasitée par le film transparent qui acquiert
Vas-y, Étienne… Descends-la… Parfait… Regarde sa tête !… Whouaa ! Super ! Lâche-la… Ah ! Elle reste coincée dans le dérailleur, c’est génial !… Voilà, c’est fini… OK, on en trouve une autre !
de l’épaisseur. Je sens qu’Alex est tout près de moi, maintenant, je sens le souffle de sa voix contre ma joue.
— Après quelques semaines, on en avait assez des couleuvres… On en avait tué tellement ! Il fallait aller plus loin. On a essayé avec un hamster et une grenouille. Ç’a été plus intéressant : ça saignait beaucoup, c’était plus gros… mais on a tout de suite voulu aller encore plus loin… Je t’ai expliqué ce qu’on allait faire, pis t’as accepté… Tu te souviens ?
Ici, le film devient flou, disparaît presque complètement… Seules des bribes de voix demeurent claires, mais
Il est parfait, Étienne. Fais-le approcher… Voilà, très bien. Regarde comme il est obéissant…
elles ne s’accrochent à aucune image précise.
— C’est cette journée-là que tout s’est arrêté, poursuit Alex. De toute façon, deux mois plus tard, ma famille déménageait à Saint-Eugène…
Il soupire. Devant moi, je vois la route, mais elle semble sortir d’un tableau de Dali, tant elle est sinueuse, molle et bondissante. La fine neige ressemble à de longues traînées de craie.
— Cette journée-là, Étienne, on est allés un peu plus loin, continue mon passager. Pis maintenant, vingt ans plus tard, on va aller encore plus loin. Moi, je l’ai déjà fait, à deux occasions. C’est à ton tour, maintenant. À toi de jouer !
J’ouvre la bouche pour parler. Je la sens tout engourdie, comme si je sortais de chez le dentiste, mais je réussis à articuler :
— Qu’est-ce qu’on a fait, cette journée-là ?
Il ne me répond pas. Je tourne lentement la tête vers lui. Il est tout près de moi, son regard noir est tout ce que je vois.
— Qu’est-ce qu’on a fait, Alex ?
— Tu devrais regarder devant toi.
Je reviens à la route. Elle n’est plus surréaliste comme tout à l’heure. Elle est très droite et mes phares éclairent de plein fouet une voiture qui roule beaucoup moins vite que moi et sur laquelle je suis sur le point de m’écraser…
J’appuie sur le frein de toutes mes forces et mes pneus, à cause de la fine couche de neige fondante, se mettent à déraper… Je tourne le volant dans tous les sens, me répétant sans cesse que je dois demeurer sur la route. Je jette des regards paniqués vers l’extérieur… lorsque je tombe sur Alex. Il ne bouge pas, apparemment très calme, et continue de m’observer avec intensité. Son attitude m’étonne tellement que, pendant un bref moment, j’oublie complètement la voiture.
Puis, je me sens emporté vers la droite. Je reviens au volant, réussis à contrôler la voiture… et elle s’arrête enfin. Nous sommes sur l’accotement, comme si nous nous étions tout simplement arrêtés pour une pause ou un problème mineur. D’ailleurs, les autres voitures continuent leur route sans s’occuper de nous. La nuit est calme. Le moteur tourne normalement. Si ce n’était de mon cœur qui galope depuis tout à l’heure, on pourrait croire qu’il ne s’est rien passé.
Je pousse un long soupir et me couvre le visage des deux mains.
— T’as fait ça comme un pro, dit Alex.
Son attitude n’a toujours pas changé.
Je ne me sens pas bien. Il faut que je boive quelque chose, la tête me tourne. Au loin, à moins de un kilomètre, je vois une halte routière. Sans un mot, je recommence à rouler sur l’autoroute. Quand je m’engage dans la sortie de la halte, Alex me demande ce que je fais. Je lui explique que je dois m’arrêter. Et j’ajoute, sans le regarder :
— Et toi, tu descends ici. Je voulais te prévenir, c’est maintenant fait. Demain midi, je vais à la police. Si tu es encore à Saint-Eugène, tant pis pour toi.
Je sors de la voiture. La neige ne tombe plus et aucune autre voiture n’est stationnée. Tant mieux. Je marche vers les toilettes et me retrouve dans une petite salle crûment éclairée, recouverte de graffitis mais tout de même assez propre. Je vais directement au lavabo et me lance littéralement de l’eau au visage. Aussitôt, mon cœur revient à un rythme normal et un apaisement instantané se répand en moi. Bon Dieu ! Je l’ai vraiment échappé belle ! J’observe mon visage ruisselant d’eau dans le miroir : peau laiteuse, yeux cernés et hagards, cheveux défaits… On dirait que je sors d’un cauchemar. Mais je n’en suis pas encore sorti.
Bientôt. Très bientôt.
À moins qu’Alex n’écoute pas mon avertissement et que la police le trouve… Alors là, une autre sorte de cauchemar commencera pour moi.
J’exagère ! Au fond, qu’est-ce que je risque ?
Je n’en sais rien… C’est bien ça le pire…
Dans le miroir, je vois la porte s’ouvrir et Alex entrer.
— Je t’avais dit de partir ! que je lance vers son reflet.
— Allons, pas tout de suite ! Tu es sur le point de tout te rappeler…
Je ricane avec mépris.
— Des couleuvres ! Moi qui croyais qu’on avait fait des choses épouvantables, dans ce bois ! Avoir su, je t’aurais dénoncé dès le début !
— C’était quand même assez gratiné, pour des enfants de huit ans. Pis ce qu’on faisait avec les couleuvres, après, c’était pas pire aussi…
Je le regarde en silence dans le miroir. Il a un petit sourire.
— Tu t’en souviens toujours pas, hein ? Ni de ce qu’on a fait la dernière journée…
Il ne m’aura pas, cette fois ! Je ne lui demanderai pas de me le dire, je ne lui demanderai plus rien !
— Disons, continue-t-il, que ça annonçait sans qu’on le sache, à très petite échelle, ce qu’on allait faire vingt ans plus tard…
— Ce que tu fais ! ne puis-je m’empêcher de rétorquer en me retournant vers lui. Mêle-moi pas à ça !
— Tu y es déjà mêlé.
— Arrête, Alex ! Ça marche pas ! C’est fini ! Je te donne une chance de t’en sortir, alors prends-la et sauve-toi !
— T’es juste un lâche, Étienne Séguin ! Tu fais ça pour pas être mêlé à toute cette histoire…
— Oui, je suis un lâche ! Ma vie commence à bien aller, tu viendras pas la gâcher, c’est-tu clair, ça ?
Il hoche doucement la tête. Puis, il réajuste sa tuque sur sa tête, tourne les talons et marche vers la sortie en lançant tout naturellement :
— À vendredi, Étienne… Bonne soirée à Drummondville.
— Tu comprends rien ! que je crie, soudain paniqué. Tu vas te faire arrêter, pauvre fou ! Qu’est-ce que ça prend pour que tu comprennes ? De l’argent ? J’ai trois mille piastres d’économie, je te les donne ! Je suis prêt à te payer, criss ! pour que tu disparaisses de ma vie !
Il ne se retourne même pas et sort. Je frappe sur le lavabo en poussant un cri sec. Je regrette aussitôt les paroles que je viens de prononcer. Qu’est-ce qui me prend de lui offrir de l’argent ? Je ne suis pas désespéré à ce point !
Alex est encore plus malade que je le pensais…
Alors, tant pis. Je préviens la police et j’assumerai mon implication dans toute cette affaire. De toute façon, ça ira bien. J’en suis sûr.
Mais mon reflet angoissé ne me rassure pas.
Première étape : prévenir la police à Drummondville. Seconde étape : tout raconter à mes parents. Je ne sais laquelle des deux m’effraie le plus…
Résigné, je commence à marcher vers la porte lorsqu’un bruit de frottement m’immobilise. Je regarde autour de moi, mais il n’y a vraiment personne. Toutes les portes des cabines sont fermées.
Les cabines…
Mon regard passe en revue la partie inférieure de chacune des portes.
Deux pieds apparaissent au bas de la troisième cabine.
Je fais quelques pas de recul et mon dos s’appuie contre le mur. Quelqu’un était là et a tout entendu ! Tout !
Je suis sur le point de fuir à toutes jambes, puis me traite d’idiot : Alex a dit mon nom complet, tout à l’heure, il a même mentionné la ville où je me rendais ! On me retrouvera facilement ! Fuir serait donc un aveu de culpabilité. Je me mets à arpenter nerveusement la salle sans quitter des yeux ces pieds immobiles. Mais comment puis-je être malchanceux à ce point ! Et comment se fait-il qu’il y ait quelqu’un, il n’y a aucune voiture dehors !
Le mieux est d’affronter le gars, voir qui il est, ce qu’il a entendu au juste. Je n’ai qu’à attendre qu’il sorte. Juste à son expression, je saurai s’il a tout compris ou non…
Mais les pieds ne bougent toujours pas. Je crois entendre la respiration de l’inconnu, mais je n’en suis pas sûr. Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’il fout ?
Il sait que je suis là et il a peur. Il a peur de sortir ! Il a peur de moi !
Je prends alors mon courage à deux mains, m’approche de la cabine.
— Il y a quelqu’un ?
Je me rends aussitôt compte de la stupidité de ma question. Je crois par contre percevoir un petit hoquet de surprise de l’autre côté de la porte.
De nouveau, je songe à fuir, mais renonce tout de suite. Trop risqué.
— Sortez, j’aimerais vous parler, dis-je d’une voix que j’espère normale.
Seigneur ! qu’est-ce que je vais lui raconter ? Je n’en ai pas l’ombre d’une idée ! Mais j’entends enfin quelque chose : une chasse d’eau que l’on tire, un déclic de porte qu’on déverrouille…
C’est un jeune d’environ dix-huit, vingt ans. Petite taille, mais assez costaud. Manteau de cuir, anneau dans le sourcil droit. En temps normal, il doit paraître assez dur-à-cuir, mais là, il n’en mène pas large. Après m’avoir jeté un furtif regard, il regarde dans la salle nerveusement.
Il fait quelques pas timides et moi, indécis, je m’écarte. Il n’ose pas me tourner le dos et remonte nerveusement un sac sur son épaule. Un jeune qui faisait du pouce et qui s’est arrêté. Voilà pourquoi il n’y a pas de voiture dehors.
On se regarde un long moment. Il se déplace lentement sur le côté, comme s’il avait peur que tout mouvement rapide déclenche une catastrophe.
— Tu as tout entendu, n’est-ce pas ?
— Je… je sais pas de quoi vous parlez, marmonne-t-il, les yeux pleins d’inquiétude.
Il ment, c’est clair. Il a tout entendu. Pas seulement mon nom et la ville, mais aussi le fait que j’ai laissé une chance à Alex, que je lui offrais de se sauver, que je lui ai même offert de l’argent pour qu’il parte ! Alors, les chances que j’entrevoyais de bien m’en sortir avec la police se volatilisent, s’éparpillent, et je me vois en train de pénétrer dans un trou que j’ai moi-même creusé. Comme s’il avait lu dans mes pensées, le jeune panique soudain et lance à toute vitesse, en reculant vers la porte :
— Je m’en crisse de vos problèmes, man ! Je me crisse de ce que les autres font ou de ce qu’ils disent ! C’est pas de mes affaires !
Le gouffre dans lequel je m’enfonce fausse tout raisonnement. Tout ce que je comprends, c’est que si ce jeune sort d’ici, je suis foutu ! Je n’aurai plus aucune justification auprès de la police, aucune ! Et l’idée que ce jeune puisse effectivement se foutre de tout ça et ne jamais parler à personne de ce qu’il a entendu est tout simplement impossible à considérer.
Je ne peux donc pas le laisser partir.
Je marche alors vers lui. Et tandis que j’approche, je me demande, hébété, ce que je suis sur le point de faire là, maintenant, dans les prochaines secondes…
Mon attitude ne doit pas être rassurante, car une lueur d’épouvante traverse le regard du jeune. Il dirige alors sa main droite vers l’intérieur de son manteau et couine d’une voix aiguë :
— Ça me dérange pas, ce que vous faites, je vous le jure ! Ça me dérange pas que vous…
Mais je ne lui laisse pas terminer sa phrase. Lorsque je vois cette main glisser sous le manteau, une image s’impose aussitôt à mon esprit : il va sortir un cellulaire pour appeler la police… ou pire, un couteau pour m’attaquer ! Avec son look de rocker, ce ne serait pas étonnant ! Alors, le peu de rationnel qui reste en moi s’envole. Je m’élance vers l’avant et stupidement, ne sachant pas trop ce que j’espère d’un tel geste, pousse l’adolescent de toutes mes forces en émettant un cri rauque. Je ne veux pas qu’il sorte son cellulaire ou son couteau, je ne veux pas qu’il me dénonce, qu’il soit là, qu’il existe ! Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas !
Le gars bondit par en arrière, le souffle coupé, laisse tomber son sac de voyage et fait de grands moulinets avec ses bras pour garder son équilibre. La phrase qu’il avait commencée se termine dans une confusion inaudible, comme s’il disait : Ça me dérange pas que vous palioheul… Il finit tout de même par basculer vers l’arrière et je vois sa tête heurter violemment l’un des lavabos. Un « poc » terrible retentit dans la salle vide et fait littéralement craquer mon cœur, car j’ai le terrible pressentiment que le trou que je creuse depuis plusieurs jours vient de s’approfondir de quelques mètres…
Le jeune devient tout mou, s’étale sur le sol et ne bouge plus, les yeux fermés.
Je marche vers lui, lentement. Il me semble que sa poitrine ne se soulève plus.
Respire-t-il ?
Je me penche et me mets à le secouer sans ménagement. Aucune réaction. Je mets une main tremblante devant sa bouche, son nez. Merde ! Je ne sens aucun souffle ! J’appuie mon oreille contre sa poitrine. Avec ce manteau, impossible d’entendre le cœur. Et l’idée de mettre sa poitrine à nu m’effraie soudain.
Je me relève, ouvre un robinet, me remplis les mains d’eau et en asperge le visage de l’adolescent. Aucune réaction. Alors, je recule à toute vitesse contre le mur et m’y appuie, comme si je voulais m’y enfoncer.
Je l’ai tué !
Je me mets à haleter, comme si je voulais rejeter de ma gorge quelque chose qui n’arrivait pas à sortir. Je me frappe le derrière du crâne contre le plâtre une, deux, trois fois, ma respiration devient une série de hoquets douloureux, et cette terrible phrase me traverse de nouveau l’âme, comme un sabre qui me couperait en deux.
Je l’ai tué !
Mais qu’est-ce qu’il foutait ici, aussi ! Et c’est lui qui m’a fait perdre la tête en mettant sa main dans son manteau pour… pour…
Pris d’un doute, je retourne au corps et, surmontant mon dégoût, fouille dans la poche intérieure du manteau.
Pas de cellulaire, pas de couteau. Juste un portefeuille. Avec environ deux cents dollars à l’intérieur.
Il voulait m’offrir de l’argent ! Me payer pour que je le laisse partir !
Le sifflement saccadé de ma respiration se transforme alors en un long, lancinant gémissement, qui devient si aigu qu’il blesse mes propres oreilles.
Alors, je me relève et cours vers la sortie. Ma vue est si confuse que je percute le chambranle et me fais terriblement mal à l’épaule. Je me dis que dehors je vais continuer à courir. Qu’une fois sur l’autoroute je vais courir encore. Je vais courir pendant des heures, des jours, des années, jusqu’à ce que quelqu’un m’arrête pour enfin m’expliquer que tout cela était une illusion, que rien n’est arrivé…
Mais aussitôt dehors, je m’arrête.
Une voiture est stationnée derrière la mienne. Le moteur est en marche, mais je devine, malgré la noirceur, qu’il n’y a personne à l’intérieur.
Je regarde les alentours, affolé, à la recherche de ce nouvel arrivant, lorsque juste à mes côtés, la porte des toilettes pour dames s’ouvre. Une femme, habillée d’un manteau de fourrure, en sort. Je bondis littéralement vers l’arrière et la suis des yeux, comme si elle allait m’attaquer. Elle me sourit d’abord, puis fronce les sourcils. Je dois être vraiment bizarre. Tellement que la femme allonge le pas, peu rassurée, et avant de monter dans sa voiture me jette un dernier coup d’œil intrigué.
Je regarde sa voiture s’éloigner et disparaître. Impossible de laisser le corps du jeune ici, maintenant ! Cette femme m’a tellement dévisagé qu’elle va se souvenir longtemps de moi ! Et les phares de sa voiture éclairaient directement la mienne, elle se rappellera la couleur, la marque ! Quand elle lira dans le journal qu’on a trouvé un jeune tué dans une halte routière, elle fera rapidement le lien !
Mon gémissement revient et je me mets à tourner sur moi-même, comme si une solution, un ange sauveteur allait m’apparaître.
Mais je suis seul.
J’arrête de tourner, étourdi. J’attends que le décor s’immobilise. Je vais à ma voiture et ouvre la portière arrière. Puis, je retourne dans la salle de bain.
Agir vite avant que quelqu’un d’autre n’arrive.
Je me plante devant le corps. Je l’observe un bref moment, puis me penche pour le prendre sous les bras.
Je n’arrive pas à croire à ce que je suis en train de faire. Pourtant, je le soulève et commence à le traîner vers la porte. Je gémis autant d’effort que de désespoir.
Avant de sortir, je m’assure que le stationnement est vide. L’autoroute est à cent mètres, personne ne devrait remarquer ce qui se passe. Et même si c’était le cas, je suis trop loin et il fait trop noir pour qu’on me voie le visage ou qu’on distingue clairement la marque de ma voiture.
J’hésite une dernière fois. Puis, je sors en traînant le corps vers ma voiture. Ses deux jambes produisent un frottement désagréable sur l’asphalte recouvert de neige. Je réussis à coucher le corps sur la banquette arrière. Je fais une courte pause, puis retourne chercher le sac de voyage du jeune, que je jette dans le coffre arrière de la voiture. Enfin, je démarre.
En arrivant sur l’autoroute, je réalise l’absurdité de la situation. Mais qu’est-ce que j’ai l’intention de faire ? Amener ce cadavre à Drummondville ? Aller le déposer à l’hôpital en affirmant que je suis tombé là-dessus en chemin ? Qu’est-ce que je vais faire avec ce corps ?
Je n’en sais rien, rien du tout !
Je roule depuis à peine vingt secondes que mes phares éclairent devant moi un individu qui, tout en marchant à reculons, brandit son pouce.
Alors, je pousse un long et profond soupir, un soupir aussi soulagé que désespéré.
Je commence à ralentir et, pour la première fois de ma vie, je me dis que la fatalité existe.
Lorsque Alex ouvre la portière, il ne monte pas tout de suite. Il se penche et me lance, mi-moqueur, mi-méprisant :
— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur bonne conscience ? Tu veux m’offrir six mille dollars au lieu de trois ?
— Alex, j’ai besoin de toi.
Et ces mots, en franchissant ma bouche, lacèrent ma langue, déchirent mes lèvres, et je ferme les yeux, souhaitant pendant un moment ne plus jamais les rouvrir.
Mais Alex ne monte toujours pas. Il me regarde avec suspicion et, prudemment, me demande ce qui se passe. En trente secondes, je lui résume la situation. Deux ou trois fois, ma voix a chancelé, mais j’ai réussi à ne pas craquer. Alex est parfaitement abasourdi. Il regarde vers la banquette arrière de ma voiture, incrédule.
— Tu l’as tué ?
Je gémis, me passe la main dans les cheveux :
— Je… j’ai pas fait exprès, je voulais juste le… le…
Je vois la satisfaction dans le regard d’Alex, et cela me donne soudain envie de redémarrer tout de suite. Mais je ne le ferai pas. J’ai besoin de lui. Comme quand j’étais petit.
Mon Dieu, je vais m’évanouir, c’est trop insensé…
Mais la voix d’Alex, qui s’assoit enfin à mes côtés, me secoue aussitôt :
— OK. En route.
Je ne pose aucune question, trop content que quelqu’un prenne enfin la situation en main. Imprudemment, je retourne à toute vitesse sur l’autoroute, déclenchant un furieux coup de klaxon derrière moi.
Nous roulons sans un mot pendant trente secondes, puis je croise la pancarte annonçant Saint-Nazaire dans un kilomètre. Pris d’un pressentiment, je demande enfin où nous allons.
— Au garage, répond tout simplement mon passager.
— Jamais ! Jamais je…
— Écoute-moi, ostie de mauviette ! se fâche soudain mon passager. Tu m’as repris pour que je te sorte de la marde, alors laisse-moi faire ! Sinon, tu me débarques ici pis tu t’arranges avec tes câlices de troubles !
Je le regarde un moment en silence. Et tout à coup, un grand calme s’installe en moi, un calme qui n’apporte aucun réconfort, aucune sérénité, mais qui fait taire toute objection superflue.
Le calme de la fatalité.
Je m’engage dans la sortie de Saint-Nazaire.
Je vois le feu clignotant rouge grossir dans mon champ de vision. Je ne ressens rien. Je veux seulement qu’on me dise quand tout sera terminé.
À mes côtés, Alex ne dit pas un mot, ne bouge pas.
Sur le rang obscur, nous ne croisons aucune voiture. On dirait que mon véhicule flotte dans l’espace.
Le garage. Les vieilles carcasses autour. J’entre dans la cour. M’arrête. Stoppe le moteur. Silence. Puis, je demande à Alex d’une voix vide :
— Pourquoi ce garage, depuis de début ?
Son visage est invisible dans l’obscurité, mais je vois les broches sur ses dents lancer un bref éclair :
— Au travail.
Et il sort. Je l’imite. Dehors, nous nous regardons un bref moment. Quelques grincements métalliques, provenant des cadavres de voitures, lacèrent le silence nocturne. Alex marche vers le garage, joue avec le bouton de la porte, puis se tourne vers moi :
— Viens débarrer la porte.
Je lui dis que c’est lui qui a la clé.
— Je l’ai mise dans la boîte à gants de ta voiture, tout à l’heure, juste avant de te rejoindre dans les toilettes. Comme ça, si la police était venue m’arrêter, je leur aurais dit que c’est toi qui avais la clé.
Je ne suis ni choqué ni surpris. Je suis indifférent.
Je prends la clé dans la boîte à gants et vais ouvrir la porte du garage. Je fais deux pas à l’intérieur et allume la lumière. Les néons éclairent le décor désormais familier. Et, effectivement, aucune trace de la femme de l’autre jour.
Je retourne dehors et me plante près de la voiture. Je vais attendre Alex ici. Le reste est de son ressort, maintenant. Peu importe ce qu’il fera, je ne veux pas le savoir.
Et après ? Après, je ferai quoi ? Je continuerai d’enseigner et de vivre comme si de rien n’était ?
Pas envie d’y penser. Pas maintenant.
Je devrais me dégoûter moi-même, mais je suis détaché au point de ne même pas éprouver ce sentiment. C’est donc avec étonnement que j’entends Alex m’ordonner de prendre le corps du jeune et de l’amener à l’intérieur du garage.
— Mais… mais je pensais que… que…
— Quoi ? Que j’allais tout faire ? Non seulement tu veux que je trouve les solutions, mais tu veux que je fasse tout le boulot ? Désolé, mon vieux, mais ça marche pas de même ! À ton tour de te salir les mains !
L’effroi revient rapidement en moi. Ce n’était pas prévu, ça ! Je ne sais pas ce qu’Alex a en tête, mais il est hors de question que je fasse quoi que ce soit à ce corps ! Alex, les mains dans les poches, avance vers moi.
— Je te préviens, Étienne : si tu ne fais pas ce que je te dis, je m’en vais tout de suite et tu te débrouilles. C’est aussi simple que ça.
Je me mords les lèvres. Bon, d’accord, je vais sortir le corps. L’important, c’est qu’il ne reste pas dans ma voiture. Une fois qu’il sera dans le garage, je m’en irai, tout simplement ! Même si on retrouve le jeune ici, on ne pourra pas remonter jusqu’à moi.
Sauf si je préviens la police de tout ce qu’a fait Alex… Mais après ce soir, pourrai-je l’avertir ?
Pas maintenant !
Je jette un coup d’œil vers la route. Aucune voiture, évidemment. J’ouvre donc la portière arrière, prends le corps sous les bras et le tire de là. Je le traîne vers le garage et une image absurde se forme en moi : celle du Christ transportant sa croix vers le mont Golgotha, sous le regard sans pitié des centurions.
Mais dans le cas du Christ, c’était injustice. Et dans le mien ? Tout à l’heure, je le croyais, mais puis-je encore le prétendre ? De nouveau, je pense à ce trou que je creuse depuis plusieurs jours, un trou qui a maintenant atteint des sables mouvants…
J’entre dans le garage avec mon fardeau, avance un peu, puis le laisse tomber sur le sol, près des deux grosses chaînes noires fixées au treuil. Aussitôt, je me mets en marche vers la porte pour sortir, mais Alex se tient devant.
— Comme tu peux le constater, j’ai bien fait ma job, explique-t-il. Aucune trace de notre dernière visite. Les morceaux du vélo sont éparpillés un peu partout…
— Et le corps de la femme ?
— Je te l’ai dit, j’en ai fait la même chose qu’on faisait avec les couleuvres, quand on avait fini de jouer…
J’ouvre la bouche pour lui dire que je ne m’en souviens plus, mais renonce : je m’en fous, au fond, je m’en fous complètement ! Je lui dis donc de me laisser sortir, mais tout à coup un gémissement me fait sursauter et je me retourne d’un seul mouvement. Sur le sol, le jeune bouge légèrement un bras, tandis qu’un nouveau râle très faible franchit sa bouche fermée. Il est vivant !
Soudain, je ne sais plus si cette constatation doit me rassurer ou m’horrifier davantage.
— Tu m’as dit que tu l’avais tué ! fait Alex, complètement pris au dépourvu.
Je ne sais quoi dire, bredouille que je ne sentais plus sa respiration, que j’étais convaincu qu’il était mort… Subitement, le visage d’Alex s’éclaire et une véritable jubilation apparaît sur ses traits.
— C’est parfait ! Tu vas pouvoir jouer à ton tour, Étienne…
Deux secondes de perplexité, puis je comprends. Il est fou ! S’il croit que je vais…
Nouveau gémissement du jeune. Je marche rapidement vers la porte en ordonnant à Alex de se pousser. Mais il me prend par les épaules et m’immobilise. Je commence à me débattre, lui crie des insultes et veux le frapper. Mais il évite l’attaque et me donne un coup de poing dans l’estomac qui me plie en deux. Bon Dieu ! Je n’arriverai plus jamais à respirer ! Tandis que je titube en me tenant douloureusement le ventre, j’entends Alex me crier :
— Tu vas aller jusqu’au bout, tu entends ?
Le souffle me manque tellement que je commence à voir des étoiles. Toujours recroquevillé, les yeux pleins de larmes, je distingue le jeune qui bouge de plus en plus. Il va ouvrir les yeux d’une seconde à l’autre, me voir… Et Alex, qui refuse de me laisser sortir…
Éperdu, suffoqué, je tourne sur moi-même et aperçois une porte ouverte, au fond. Sans réfléchir, je me lance dans cette direction, toujours les mains sur le ventre, et franchis la porte.
C’est la salle de bain. Tant pis. Ici, le jeune ne me verra pas, Alex me laissera tranquille, je serai seul et hors d’atteinte de tout le monde ! Je ferme la porte, la verrouille. Je me retrouve dans la noirceur totale, mais je m’en moque. Je me laisse tomber sur le sol, devant la cuvette, et m’abandonne à ma souffrance. De l’autre côté, j’entends la voix d’Alex, ironique :
— Quelle fuite héroïque ! Tu penses rester là le restant de tes jours ? Il est trop tard, Étienne ! T’es d’dans jusqu’au cou ! Pis tu vas assumer !
Je veux lui hurler de fermer sa gueule, mais je suis trop occupé à essayer de reprendre ma respiration normale. Mon ventre brûle, et par manque d’oxygène ma tête commence à palpiter, à gonfler, à se fendre… Respire, câlice ! Respire ! Des images envahissent mon cerveau tourmenté : je revois les dernières semaines, comment tout s’est mis en place, comment tout s’est enclenché et comment tout s’est effondré, jusqu’à cette dernière scène dans les toilettes de la halte routière, lorsque j’ai poussé le jeune et qu’il a lancé cette phrase incohérente : Ça me dérange pas que vous palioheul…
Je pousse alors un cri sauvage et, enfin, me mets à respirer normalement. Cela me fait tellement de bien que je laisse tomber ma tête contre la cuvette et demeure ainsi une éternité.
Le vacarme de ma propre respiration, qui envahissait mes oreilles, s’atténue peu à peu… et laisse place à un autre son, une série de cris qui proviennent du garage. Des appels à l’aide.
Le jeune !
Alex est en train de… de le…
L’autre continue d’appeler « au secours » d’une voix suppliante et faible, et je me plaque les mains sur les oreilles. Mais la voix d’Alex me parvient. Plus forte :
— Sors de là, Étienne.
Je redresse la tête. Dans le noir total de la pièce, je distingue seulement le mince filet de lumière sous la porte.
— Sors de là sinon je défonce pis je vais te chercher. Pis ça, tu trouveras pas ça drôle, je te préviens !
Je ne peux pas sortir ! Je ne peux pas affronter le spectacle de ce jeune en train de se faire tuer par un psychopathe ! Je ne peux pas faire face à cette situation provoquée par… par moi, oui ! câlice ! par moi, je l’avoue, par moi, par moi ! mais je peux pas ! Je peux pas !
— Je te donne dix secondes, fait la voix du fou.
C’est clair : si je ne sors pas moi-même, Alex risque de me faire passer un mauvais quart d’heure. Je ne fais pas le poids devant lui, je n’ai qu’à me rappeler le coup de poing qu’il m’a donné tout à l’heure…
Alors, je me lève, lentement, et tends la main vers la porte. J’étouffe un sanglot, tourne la poignée. Pour la première fois depuis des années, je demande vaguement l’aide de Dieu, puis sors des toilettes.
La salle semble s’être allongée de cent mètres. J’avance tel un somnambule. Alex est là, les mains dans le dos, calme. Il est placé entre la porte et moi. Toute tentative de fuite serait inutile. J’entends un gémissement sur ma droite et tourne la tête. Le jeune est étendu sur le dos, ses pieds ligotés à l’aide d’une corde à l’un des poteaux de la salle. Ses bras sont allongés au-dessus de sa tête et sont liés aux deux chaînes dont les extrémités s’enroulent autour du treuil à manivelle. Avec effroi, je comprends aussitôt le principe : en tournant la manivelle, les deux chaînes s’enroulent autour du treuil et les bras du jeune se font étirer. Un genre d’écartèlement. Ses bras, en ce moment même, sont déjà tendus au maximum et le malheureux, qui ne m’a pas vu encore, continue d’appeler à l’aide désespérément, ne comprenant absolument rien de ce qui lui arrive.
Je détourne la tête et tombe sur Alex, qui me dit tout simplement :
— Vas-y.
— Tu es fou, Alex !
— Ça va faire ! clame-t-il. Je suis tanné de jouer tout seul ! C’est à ton tour, maintenant ! Je t’ai montré les règlements, alors tu vas jouer tout de suite, tu m’entends ? Tout de suite !
Silence. Plus calme, avec un odieux sourire, il ajoute :
— Comme quand on était petits. Mais les couleuvres, c’est fini. On est des adultes, maintenant.
— Pitié…
C’est l’adolescent qui a marmonné ce mot. Il a le visage tourné vers moi, un visage couvert de sueur, un visage de martyr. Ses yeux sont implorants, remplis de détresse. Il veut que je l’aide, que je le sorte de là.
— Dé… détachez-moi… Je dirai rien… Je…
Ses bras si étirés, si tendus… Une larme, là, sur sa joue…
— Je dirai rien à personne ! Je vous le jure ! Pitié, dé… détachez-moi…
Et il se met à pleurer, comme un enfant, comme l’enfant qu’il est ! Il n’a que vingt ans, bon Dieu ! et il faisait du pouce, tout simplement, il ne voulait de mal à personne, et le voilà en train de souffrir inutilement, par ma faute ! Par ma faute !
Nausée, haut-le-cœur. Je m’élance vers la porte. Alex écarte lentement les bras de son corps, légèrement penché, et grogne littéralement :
— Vas-y. Essaie de passer…
Je m’arrête, épouvanté. Révolté, je lui crache au visage que je ne le ferai pas, que je n’achèverai pas ce malheureux, que je ne tuerai personne.
— Parfait ! rétorque sèchement Alex. Mais je te préviens, Étienne : si c’est moi qui dois l’achever, il va souffrir pendant des heures et des heures, je te le garantis !
Je m’élance vers lui, il me repousse sans aucune difficulté. Je fonce une nouvelle fois, il me frappe au cou et je tombe sur le plancher. Je me masse la nuque en grimaçant. Je me relève enfin, éperdu. Je ne dis rien, je ne bouge pas, je ne sais plus quoi faire ! Derrière moi, le jeune a recommencé à appeler à l’aide. Je lui hurle de fermer sa gueule.
— Vas-y, Étienne, fais-le taire ! Il n’en tient qu’à toi ! Il s’en sortira pas de toute façon, tu le sais ! Ou je m’en occupe et il va connaître l’enfer pendant des heures, ou tu t’en occupes pis il est libéré dans deux minutes !
La voix d’Alex, les appels du jeune, la tourmente dans ma tête… C’est trop, ça tourne, je vais m’évanouir si je n’agis pas d’ici dix secondes, je vais, je vais, je vais…
— Vas-y, Étienne ! beugle Alex.
Alors je me mets en marche vers le treuil. Je dévisage le jeune qui, sans cesser de hurler, me regarde avec une épouvante sans nom. J’ouvre la bouche pour lui dire quelque chose, je ne sais quoi, mais ne trouve pas la force d’articuler le moindre mot. Je saisis donc la manivelle, détourne la tête et effectue un tour complet. Je veux juste faire taire ces sons, ces supplications. Mais c’est le contraire qui se produit : les cris redoublent, les mots deviennent onomatopées incohérentes et je ne peux m’empêcher de tourner la tête vers lui. Les bras du malheureux sont maintenant si étirés que la peau devient laiteuse, se déchire même par endroits… Malade d’horreur, je continue à tourner la manivelle. J’entends un craquement sinistre, le bras gauche semble s’amollir. Les hurlements de la victime, de ma victime, deviennent suraigus, sa bouche s’ouvre démesurément et ses yeux dégoulinants de larmes ne sont que deux puits d’extrême souffrance.
Criss ! Je ne suis pas en train d’abréger ses souffrances, c’est le contraire ! Je le fais souffrir davantage, comme un bourreau, comme un nazi, je le torture ! Je lâche la manivelle et crie que je n’en peux plus, que c’est assez, que c’est l’enfer, assez, pour l’amour du Ciel, assez ! Et Alex, à l’écart, toujours les mains dans le dos, me rétorque avec un calme qui me semble le pire des blasphèmes :
— Pis tu vas le laisser comme ça ? Tu penses que pendant que tu parles, comme ça, il a moins mal ? Plus tu attends, plus il souffre, Étienne ! Plus tu le fais souffrir !
Et son regard sombre me lance un éclair qui me traverse le crâne et réduit en miettes toute la raison qui me reste. Brusquement, je reprends la manivelle, ferme les yeux et me mets à la tourner le plus rapidement possible. Un tour, deux tours, trois tours… Je ne vois rien, mais j’entends des bruits affreux, immondes : des chairs qui se déchirent, des os qui cassent, des cris si atroces qu’ils n’ont plus rien d’humain. La manivelle devient de plus en plus difficile à tourner, mais je transfère tout mon poids dessus. Les hurlements deviennent gargouillements, quelque chose de chaud et de collant éclabousse mes mains, mais je garde les yeux fermés et tourne, tourne encore… Je me mets à pleurer, je pleure à m’en arracher la gorge, je hurle mes sanglots pour couvrir ces sons intolérables… La manivelle est au maximum, je ne peux plus la bouger d’un centimètre, mais je force toujours… et tout à coup, toute tension disparaît, et je tourne avec aisance, comme si les chaînes s’étaient détachées. Plus de hurlements, plus de sons gluants, rien. Je devrais comprendre que c’est terminé, mais je tourne toujours, à deux mains, sanglotant, les yeux fermés. Et à travers la furie qu’est devenue ma conscience, j’entends Alex ordonner doucement :
— Tu peux arrêter.
Je lâche aussitôt la manivelle et m’éloigne en chancelant, tel un homme ivre. J’ouvre les yeux mais refuse de regarder derrière moi, vers le treuil. Je ne pleure plus, mais me mets à râler, convaincu que je vais piquer une crise cardiaque. Le plafond et le plancher fusionnent soudain, deviennent une masse informe, et, tandis que l’univers s’éteint, je perçois la voix d’Alex, satisfaite :
— C’est bien, Étienne. Maintenant, on va pouvoir jouer ensemble, comme avant… Désormais, personne va nous arrêter…
Je perds enfin conscience, en espérant ne plus jamais me réveiller.
*
Après avoir ouvert les yeux, j’ai besoin de quelques instants pour me rappeler où je suis et ce qui s’est passé. Les souvenirs reviennent rapidement et je me lève d’un bond, m’attendant à tomber sur un Alex souriant et moqueur. Mais pas de trace du psychopathe. Mes yeux tombent sur le treuil. Le jeune n’est plus là non plus. Je m’approche, craintif. Aucune goutte de sang. Comme si rien ne s’était passé.
Ai-je donc rêvé ?
Je m’oblige à examiner les chaînes avec plus d’attention et finis par trouver une ou deux souillures pourpres. Non, tout est vraiment arrivé.
Alex est reparti. Qu’a-t-il fait du corps ?
J’entends presque sa voix me répondre : Mais la même chose que ce que nous faisions avec les couleuvres, Étienne…
Sur mes mains, du sang séché. Le sang du jeune qui me giclait dessus pendant que je tournais la manivelle. Pendant que je le torturais.
Pendant que je le tuais.
Car j’ai tué quelqu’un.
Le plancher vacille sous mes pieds.
J’ai tué quelqu’un.
Le décor se met à tourner. Merde ! je ne vais pas encore m’évanouir ! Je cours vers la porte et sors du garage. Dehors, le froid me mord rageusement, mais je ne songe même pas à attacher mon manteau. Je file vers ma voiture. Je m’engouffre à l’intérieur, démarre, commence à reculer puis me rappelle que je n’ai pas verrouillé la porte du garage. Tant pis ! De toute façon, je n’ai plus la clé ! Je m’engage donc dans le rang et roule à toute allure.
Je ne peux pas aller à Drummondville. Pas dans cet état ! Jamais je ne pourrai affronter mes parents, ni mes étudiants demain… Impossible !
Sur l’autoroute, je file vers Montréal, montant jusqu’à cent cinquante kilomètres à l’heure, poursuivi par la folie, le remords, le désespoir…
Cent fois, mille fois ces mots frappent ma conscience telle la masse fracassante d’un dieu vengeur : j’ai tué quelqu’un.
Je suis un assassin.
J’arrive enfin à Montréal. Je monte les marches de mon appartement lentement mais d’un pas incohérent, comme si mon mécanisme interne était brisé, trébuchant au moins cinq fois. À l’intérieur, je vais directement au téléphone et compose un numéro. Pendant que j’entends la sonnerie à l’autre bout du fil, je me demande comment je vais pouvoir parler sans hurler. Mais je réussis à expliquer à mon père que je suis malade et que je n’irai pas à Drummondville ce soir, ni à mon cours demain. Ma voix doit être vraiment étrange, car mon père s’inquiète réellement, me demandant si je ne devrais pas me rendre à l’hôpital.
— Non, non, ça va aller, dis-je dans un souffle. Faut juste que… que je me repose.
— Qu’est-ce que t’as, au juste ?
— Je pense que… que c’est des problèmes de digestion.
Et tout à coup, une envie de rire incongrue s’empare de moi et je serre les lèvres avec force. Problème de digestion ! Évidemment ! Bien sûr ! Je suis dans la merde jusqu’au cou, pas étonnant que j’en avale un peu ! Ma soudaine montée d’hilarité devient si irrésistible que je dois me mordre le dessus de la main pour ne pas éclater.
Quand je raccroche, je réalise que je ne sens plus mes jambes et je m’écroule sur le plancher. Sur le dos, je fixe le plafond, immobile.
Je suis un assassin.
Je tombe. Même couché sur le plancher, je continue à tomber.
*
Je ne dors pas de la nuit, pas une seule seconde. Impossible de dormir en pleine chute. Au milieu de la nuit, je me suis levé pour aller me jeter sur mon lit, mais rien à faire : je continuais de tomber.
Ma chute me donne soudain froid et je me mets à trembler. Au matin, je suis tellement fiévreux que même ma peau devient insupportable. À huit heures, je ne sais comment, je réussis à appeler le cégep. J’explique que je suis malade, que je ne rentrerai pas au travail. La secrétaire me dit qu’elle transmettra le message, mais je sens la réprobation dans sa voix : c’est la deuxième fois en peu de temps que je suis malade. Pour un nouveau, je manque de bonne volonté… Qu’elle aille se faire foutre ! J’ai envie de lui hurler que j’ai tué quelqu’un, mais ma tête est si douloureuse que je raccroche.
Je me fais couler un bain brûlant et me glisse dedans. Pendant quelques instants, je goûte l’extase. Mais rapidement, le malaise revient, mon corps s’alourdit et tout à coup, je me sens m’enfoncer sous l’eau, malgré moi, comme si j’allais me noyer. Cette éventualité me charme brièvement, puis je me ressaisis, pris de panique, et réussis à sortir du bain.
Mes mains tremblantes ouvrent un flacon de comprimés… J’en avale trois… Me glisse dans mon lit, avec cinq couvertures de laine… Pas possible d’avoir froid comme ça…
J’ai froid parce que je n’ai plus d’âme… Elle m’a quitté hier soir, dans le garage de Saint-Nazaire, lorsque j’ai… lorsque j’ai
TUÉ
ce jeune, cet innocent, ce pauvre gars qui n’avait rien fait, qui était juste là au mauvais moment…
J’émets un son, ignorant s’il s’agit d’un sanglot, d’un rire ou d’un râle.
Non… Non, j’ai froid parce qu’il y a quelque chose d’immonde en moi, quelque chose d’insupportable, et cette chose me glace le corps, me glace le cœur, et elle me gèlera ainsi tant que je ne l’aurai pas expulsée de moi…
Je sais comment m’y prendre, comment la faire sortir : me lever et appeler la police. Seule solution, seul remède contre le cancer qui me ronge. Et je vais le faire. Quand j’en aurai la force, quand mon âme en miettes me laissera un court répit, je le ferai.
Heures de cauchemar, de délire… Et tout à coup, le téléphone… Mon regard fiévreux se tourne vers le réveil sur mon bureau : seize heures vingt ! Déjà ! Le temps passe donc si vite en enfer ?
Mon répondeur se déclenche et j’entends la voix de Louis :
— Je vais finir par croire que tu me fuis ! Qu’est-ce qui s’est passé pendant que j’étais à New York, tu es devenu adepte du yoga ? À moins que tu aies rencontré une fille ? Si c’est le cas, peux-tu arrêter de baiser ne serait-ce que cinq minutes pour m’appeler et tout me raconter ? Ciao !
Louis… Oui, pourquoi pas ?… N’est-ce pas le seul semblant d’espoir qu’il me reste ?
Je me lève, sors de mes draps. L’air ambiant me mord de mille dents et je gémis. Je titube jusqu’au téléphone. Mes doigts tremblent tellement que pour composer, je dois m’y reprendre à trois fois. En me reconnaissant, Louis s’inquiète. Je lui dis que je suis malade.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien de grave… Écoute, Louis, je voudrais qu’on se parle, quand j’irai mieux… Disons demain ou…
Tout à coup, une autre idée se fraie un chemin jusqu’à mon cerveau en bouillie. Je lui demande s’il travaille vendredi après-midi. Non, seulement vendredi soir.
— Parfait, tu… tu vas descendre à Drummondville avec moi, d’accord ?
Stupéfait, il me demande pourquoi. Je m’assois, à bout de force, et lui explique péniblement que je dois lui parler de quelque chose d’important. D’accord, il veut bien, mais pourquoi aller au cégep avec moi ? Pourquoi ne pas se voir demain soir ?
— Louis, t’es mon ami, oui ou non ? que je lâche dans un souffle. Je te demande de venir avec moi à Drummondville vendredi ! Je t’expliquerai ! Là, je suis trop… trop malade pour…
Je me tais, à bout. Louis finit par accepter, perplexe.
— Heu… Tu veux pas que j’aille faire un tour tout de suite ? propose-t-il. T’as vraiment l’air de…
Je le remercie, lui dis que je passerai le chercher vendredi vers midi, puis raccroche.
De retour dans mon lit, je me remets à trembler. Mais je sais que maintenant, peu à peu, l’entité froide et glaciale va fondre, va s’évaporer, jusqu’à disparaître.
Pour ainsi céder la place à la résignation et à la misère.
*
Durant la nuit suivante, je ne dors pas non plus, hanté par mille images des jours derniers : Alex, les deux garagistes morts, la femme étranglée, le jeune torturé par mes mains… Et lorsque je réussis à les repousser, ce sont des images du futur qui me gardent les yeux ouverts…
À dix heures du matin, par contre, je ne me sens plus fiévreux ni malade. Je vais prendre une douche, m’habille et réalise que je n’ai pas mangé depuis trente-six heures. Je sors. Il ne reste plus aucune trace de neige dehors, mais le froid glacial me fait du bien et secoue l’immense fatigue qui engourdit mon corps.
Au restaurant, je mange comme un condamné avale son dernier repas.
Je marche jusqu’à l’avenue Rosemont. J’entre dans le premier bar que je vois. Il y a peu de clients, surtout des hommes dans la cinquantaine. Le barman semble surpris de me voir. Je commande une bière.
Le barman tente de jaser un peu. Il me dit que l’hiver commence tôt, qu’on annonce une grosse tempête pour demain soir, que la saison de ski devrait être bonne… Je le regarde sans un mot.
Je bois six bières durant tout l’après-midi et je reste assis au bar, sans parler ni rien faire.
À l’heure du souper, je vais manger dans un McDonald, puis retourne dans un autre bar, plus in, où la clientèle est davantage de mon âge. Je m’assois au comptoir et bois trois autres bières en une heure.
Une fille pas vilaine du tout vient me parler, me drague doucement. Je suis soûl et je finis par lui marmonner en la prenant par la taille :
— Je suis un assassin, moi, tu devrais faire attention…
Elle rit et je l’imite. On se raconte n’importe quoi. Je la caresse avec une audace que je ne me connais pas, mais elle se laisse faire. Vers vingt et une heures, très allumée, elle me marmonne qu’elle n’en peut plus et qu’elle veut qu’on aille chez elle tout de suite.
Dans son appartement, on se déshabille sans perdre de temps et deux minutes après, je suis sur elle en train de la chevaucher, alors que je délire presque de fatigue. Elle gémit, pousse des cris, se caresse les seins, bref, joue le grand jeu. Normalement, cela aurait dû me faire perdre la tête de désir, mais je ne sens aucune excitation sexuelle. Pourtant, je veux la baiser, je veux faire quelque chose de vrai, de vivant, de normal et de sain, avant de… avant de…
— Tu aimes ça ? me demande-t-elle entre deux gémissements.
— Et toi, tu aimes ça ?
Elle roucoule des « oui, oui » en se cambrant de plus belle.
— Tu aimes ça te faire baiser par un assassin ?
Elle rigole, mais pas moi. Je lui agrippe le bassin à deux mains et la soulève légèrement sans cesser mon va-et-vient.
— Tu aimes ça te faire fourrer par une queue de tueur ?
Elle rit moins, me demande même d’arrêter ça en me lançant un coup d’œil contrarié. Mais je me penche tout près de son visage et marmonne :
— Tu aimes ça, oui ou non ?
Non, elle n’aime plus ça du tout et me dit même que c’est assez. Mais moi, je redouble de vigueur, mes mouvements deviennent brutaux.
— Tu sais c’est quoi, tuer quelqu’un ?
— Arrête, je te dis…
— Tu sais c’est quoi ?
— Arrête !
Et elle me repousse brutalement. Elle se lève aussitôt, se cache le corps avec son chemisier et pleurniche doucement, éperdue. Moi, sur le lit, je me frotte le visage, vaguement écœuré. Je me lève, m’habille et, tandis que la fille me traite de malade, je sors sans un mot.
Dehors, je marche rapidement vers chez moi, les mains dans les poches. C’était sûrement ma dernière baise avant vingt ans. Vif succès !
Je ricane, un ricanement plus froid encore que la noirceur de cette nuit sans étoiles.
Je suis tellement fatigué que l’envie de me coucher là, sur le trottoir, m’apparaît comme la plus confortable des solutions. Quand je rentre enfin chez moi, il y a de la glace sur mes joues. J’ai dû pleurer sans m’en rendre compte.
J’ai à peine la force d’enlever mon manteau avant de me jeter sur mon lit et je m’endors avant d’atteindre le matelas.
*
Alex et moi, tous deux enfants, sommes debout devant le grand rocher plat. Sur celui-ci se trouve mon vélo, à l’envers, et du sang coule du dérailleur. Il y en a trop pour que ce soit du sang de couleuvre, même de grenouille ou de hamster.
Au loin, entre les arbres, un petit bonhomme se sauve en hurlant de douleur. Et moi, je l’appelle avec affolement :
— Éric ! Éric, reviens ici !
Éric ? Je ne me souviens d’aucun Éric…
Tout à coup, sans cesser de hurler, la silhouette devient floue, puis se volatilise, comme une brume dans le vent, et les arbres se mettent à osciller singulièrement. La voix d’Alex, derrière moi, murmure :
— Il va prévenir ses parents… pis les nôtres.
Je me tourne vers lui. Alex s’éloigne vers les arbres, mais ses pieds ne bougent pas, comme s’il flottait. Son regard intense est fixé sur moi, mais devient de moins en moins précis, se dilue. Quelque chose me dit que je devrais regarder derrière moi, vers la pierre plate, vers les arbres surtout, à l’orée de la petite clairière. Mais je ne me retourne pas.
— Le jeu est fini, Étienne, fait Alex sans remuer les lèvres. De toute façon, je déménage bientôt à Saint-Eugène.
Autour, le décor change, pâlit, comme si le temps le ternissait à toute vitesse.
— Peut-être qu’on va se revoir un jour…
Son doigt sur son front, puis sur le mien… Un doigt que je ne sens plus… Il me sourit de ses dents tordues.
— De toute façon, on a eu du fun ensemble, hein ?
— T’as raison. Au moins, ça valait la peine.
Au moment où je prononce ces mots, un homme surgit de derrière le grand buisson. C’est mon père, étrangement tangible au milieu de ce décor maintenant en noir et blanc. Il me dévisage, furieux, et lance :
— Te voilà ! Qu’est-ce que tu…
Mais il voit soudain quelque chose derrière moi, vers le rocher plat, vers les arbres, et il se tait, abasourdi. La nuit tombe d’un seul coup, comme si une main de colosse venait de couvrir le soleil, de le broyer.
— Seigneur, marmonne mon père.
Alors, à mon tour, je commence à tourner la tête, pour regarder, pour voir, mais me réveille avant.
Le jour est levé depuis longtemps. Couché sur le dos, je scrute le plafond. Voilà, c’est aujourd’hui. Aujourd’hui que je vais faire ce que j’aurais dû faire dès le départ. Sauf que maintenant il est trop tard pour moi.
Je n’ai envie ni de pleurer, ni de hurler, ni rien. La tristesse en moi est étrangement douce, comme si la résignation était un soulagement.
Une libération.
Le téléphone sonne, je ne réponds pas. Sur le répondeur, je reconnais la voix de la secrétaire du cégep qui, froidement, constate que je n’étais pas là ce matin, qu’une trentaine d’étudiants ont attendu pour rien et que la direction aimerait bien savoir ce qui s’est passé. Je ne prends évidemment pas la peine de rappeler.
Je me lève. Je fouille dans mon placard, là où je range toutes mes vieilles choses, puis finis par trouver le mini magnétophone dont je me suis tant servi durant mes cours universitaires. Je mets des piles neuves à l’intérieur, vérifie s’il fonctionne : tout est OK.
Il est dix heures vingt.
*
Après être monté dans ma voiture, à midi moins cinq, Louis m’a tout de suite dévisagé comme si quelque chose n’allait pas.
— Merde, t’as vraiment pas l’air en forme, toi… T’es sûr que tu vas mieux ?
Je lui souris, le rassure, puis on démarre. Il me redemande le but de ce petit voyage, mais je lui précise qu’il le saura seulement quand nous serons à destination. Il rigole, ayant finalement pris le parti de s’en amuser :
— On dirait un chum qui veut faire une surprise à sa blonde. On est-tu rendus un vieux couple, mon Étienne ?
Je réussis à sourire.
Sur l’autoroute vingt, les nuages n’ont jamais été si bas, des nuages lourds et noirs, comme si on était déjà à la fin de l’après-midi.
Louis se souvient que normalement j’enseigne le matin. Je lui explique que j’ai pris congé afin de lui parler.
— Ouais ! Ça doit être grave pour vrai !
Il sourit encore. Pourtant, je le sens intrigué.
En cours de route, il me parle de son voyage à New York. Je l’entends, mais sans vraiment l’écouter, me sentant flotter doucement au milieu de cette douce résignation qui m’habite depuis mon réveil. Au bout d’une quarantaine de minutes, comme je ne réponds que par monosyllabes d’un air absent, Louis finit par soupirer :
— Tu n’as pas l’air de m’écouter, toi !
— Pas vraiment, non.
Je ne veux pas lui mentir. Plus de mensonges, plus de fuites, plus d’hypocrisie. Assez.
Louis fronce les sourcils, comprenant enfin que cette rencontre ne sera pas très distrayante.
— Étienne, qu’est-ce qui se passe ?
Nous dépassons la sortie de Saint-Valérien. Je le prie de patienter encore un peu. Il me demande si c’est grave, je lui dis oui. Il insiste, mais je lui répète seulement d’être patient.
— Criss, Étienne, je t’ai jamais vu de même ! Comprends-tu ça ?
— Dans dix minutes, Louis, même pas.
Le silence tombe, à l’exception de la radio qui joue en sourdine. Du coin de l’œil, je vois mon ami secouer la tête, boudeur mais aussi inquiet. Louis, mon grand, mon meilleur ami… Quel choc, quelle déception il va avoir…
Enfin, je prends la sortie de Saint-Nazaire. Interloqué, mon passager me demande ce qu’on va foutre là. Je ne réponds rien, mais la résignation en moi devient plus acérée, plus pointue. Quand, au feu clignotant, je tourne sur le rang désert, Louis saisit soudain mon volant et je dois m’arrêter.
— Ça va faire, Étienne, y a une limite ! Dis-moi ce qui se passe !
Je me tourne vers lui.
— De toutes les demandes que je t’ai faites depuis qu’on se connaît, celle-là est la plus importante. Je te supplie d’attendre encore deux minutes. Peux-tu faire ça pour moi ?
Mon expression doit être assez résolue, car il lâche le volant et recule même légèrement la tête, impressionné.
Nous repartons. Deux minutes plus tard, j’entre dans la cour du garage. Louis ne dit rien. Je sors de la voiture et mon ami m’imite, regardant d’un air perplexe les carcasses de voitures tout autour.
Le vent est fort et glacial, traverse mon manteau et me mord la chair. Je marche jusqu’à la porte du garage. Elle est toujours débarrée. Personne n’est donc venu depuis mardi. À l’intérieur, la lumière est toujours allumée. Je fais quelques pas et m’arrête au milieu de la salle. J’entends Louis me suivre puis s’arrêter. Il dit :
— Y a personne, on dirait…
Je ferme les yeux. Je ne me tourne pas vers lui. Pas tout de suite. Comme si je repoussais jusqu’à l’ultime limite ce moment, ce point de non-retour.
— Qu’est-ce qu’on fait ici, Étienne ?
Il va exploser de colère d’une seconde à l’autre. Alors, j’ouvre les yeux et me retourne, en poussant une longue expiration. À trois mètres de moi, il me dévisage avec agacement et inquiétude.
J’ouvre la bouche et lui raconte tout. Depuis le début. Sans rien cacher, sans rien atténuer, sans essayer de minimiser mes actes ou ma responsabilité. Je livre les faits, tout simplement, avec un calme dont je ne me serais jamais cru capable.
Il a commencé par rire, m’a dit d’arrêter de déconner. Puis, ç’a été la stupéfaction, le déni, et, lentement, très lentement, l’effroi. Plusieurs fois, il a essayé de m’interrompre, me lançant des : « Voyons, arrête de me niaiser ! » ou des « C’t’une farce, ça ! », mais à un moment je me suis fâché et j’ai crié :
— Laisse-moi finir, calvaire !
À partir de là, il n’a plus rien dit. J’ai repris aussitôt mon calme et terminé mon histoire.
Au bout d’une quinzaine de minutes, je me tais enfin. Légèrement voûté, il me dévisage intensément, et la confusion sur son visage est telle que j’en ai pitié. Parmi toutes les émotions qui se bousculent en lui, la colère prend le dessus un bref moment et, en tendant un doigt tremblant vers moi, il murmure d’un air réellement menaçant :
— Étienne, si tout ça est une farce, tu arrêtes tout de suite, sinon je te casse la gueule !
— Je te jure que c’est vrai. Tout est vrai. Je te le jure sur mes parents, sur notre amitié… sur tout l’amour que j’ai éprouvé pour Manon.
Je sens alors que tout s’écroule en lui. Son corps chancelle et je le vois chercher quelque chose d’un œil hagard, sûrement une chaise pour s’asseoir. Ne trouvant rien, il se met à marcher, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, tournant presque sur lui-même, remontant sans cesse ses petites lunettes rondes sur son nez. De nouveau, je m’en veux de bouleverser ainsi sa vie, ses convictions.
Il s’arrête enfin. J’ai remarqué que, consciemment ou non, il s’est éloigné de moi. Sans me regarder (j’ai l’impression qu’il ne me regardera plus jamais), il parle avec difficulté, comme s’il employait une langue qu’il maîtrisait mal.
— Étienne, tu… tu viens de me dire que tu as… que tu as tué quelqu’un, que… Voyons donc ! comment tu… qu’est-ce que…
Il émet le plus pathétique, le plus triste des ricanements que j’aie jamais entendus. Il enlève ses lunettes, les nettoie maladroitement :
— Je peux pas y croire, ciboire ! C’est pas… Je suis pas ici, en ce moment, c’est pas possible, c’est pas…
Il se tait, incapable de continuer, à bout de cohérence. Pour la première fois, je me justifie :
— Je n’avais pas le choix, je t’ai expliqué pourquoi ! Je ne pouvais pas le…
Je ne termine pas non plus. Comment continuer, d’ailleurs ? Nous en sommes à ce point où les mots n’ont plus de sens, tombent dans l’insignifiance. L’écroulement absorbe tout. Pourtant, il faut que j’aille au bout. Je prends une grande respiration et réussis à poursuivre :
— Si je t’avais tout dit à Montréal, hier soir, t’aurais jamais voulu venir ici avec moi. Mais il fallait que tu viennes, parce que je veux… je veux que tu le voies, Louis, que tu l’entendes tout raconter lui-même, sans qu’il le sache !
Il me regarde enfin. Déconcerté, effrayé, mais il me regarde quand même ! Et cela me donne tout à coup une bouffée d’espoir :
— Si on l’arrête tout de suite, il va nier sa responsabilité, il va dire que j’ai décidé autant que lui dans tout ça, mais c’est faux ! Et il faut que tu en sois sûr, que la police en soit sûre ! Alors, pour ça, tu… tu vas te cacher quelque part dans le garage et moi, je vais le faire parler ! Il va penser qu’on est juste tous les deux, il ne fera pas attention à ses paroles ! Je vais m’arranger pour qu’il avoue tout ! Tu vas être mon témoin, tu comprends ? Tu vas voir que le monstre, c’est lui ! Tu vas voir qu’il m’a manipulé ! Ça n’effacera pas ce que j’ai fait, c’est vrai, mais…
Je me passe une main dans les cheveux, puis termine dans un murmure :
— … ça va peut-être m’aider un peu au procès…
Louis me dévisage en silence, comme s’il regardait quelque chose qu’il ne comprend pas, une aberration qui le dépasse. Moi-même, je ne reconnais plus mon ami… mais l’est-il encore ? J’avance d’un pas vers lui :
— Tu vas te cacher et je vais m’arranger pour qu’il parle !
— Il est hors de question que je fasse ça ! lance-t-il en reculant.
Ce geste me blesse profondément et le furtif espoir que j’avais ressenti pâlit dangereusement.
— Je ne peux pas faire ça ! Tu m’avoues que… que tu as été mêlé à quatre meurtres, que tu es même le… (Il grimace, incrédule) l’auteur de l’un d’eux, et tu veux… tu veux que…
Il fait un geste violent de la main, recommence à marcher sans but.
— Je peux pas ! Je devrais même pas être ici, câlice ! Je suis un flic, moi, tu sais très bien ce que je devrais faire !
— M’amener au poste directement, je le sais ! Tu ferais ça avec n’importe qui d’autre. Mais dans ce cas particulier, Louis, tu vas suivre la procédure normale ? Même avec moi ?
Il cesse de marcher et nos regards fusionnent un bon moment. L’immense, l’incommensurable déception que je lis dans ses yeux me tue.
— C’est justement ça, le problème, marmonne-t-il. C’est qui, ça, toi ? Je ne le sais plus.
C’est pire que je ne le croyais. Pourtant, ce n’est que le commencement. Car plus tard, ce seront les inspecteurs et surtout, surtout mes parents… Comment vais-je y survivre, mon Dieu ? Si la déception dans les yeux de Louis m’anéantit, quel effet aura sur moi le total désespoir dans ceux de papa et de maman ? J’ai soudain envie de me laisser tomber sur le sol et de ne plus en bouger, plus jamais.
Louis pousse un affreux soupir. Il regarde autour de lui et son regard tombe sur le treuil avec ses deux chaînes. Il blêmit en une seconde.
— C’est avec ça que… que tu as… ?
Il n’achève pas sa phrase. J’hésite à répondre.
Assumer. Assumer jusqu’au bout.
— Oui.
Il fixe encore un moment l’appareil, fasciné.
— Et les corps ? demande-t-il sans quitter le treuil des yeux.
Il est plus cohérent, plus calme, même si je sens encore sa profonde détresse. Je lui explique que je n’en sais rien : Alex a expliqué qu’il faisait avec eux la même chose que ce qu’il faisait aux couleuvres après les avoir torturées, mais je n’en garde aucun souvenir, justement…
Silence. Louis se gratte le front avec une telle fureur qu’il se lacère presque la peau. Je jette un œil à ma montre : treize heures trois. Il me reste peu de temps pour convaincre Louis. J’esquisse un pas vers lui, puis m’arrête : il n’aimerait peut-être pas.
— Écoute, Louis, il va falloir que j’aille le chercher très bientôt si… si tu acceptes de… de m’aider.
Il demeure silencieux, le regard rivé à ses pieds. Je devine l’indescriptible dilemme qui doit le déchirer. Mais son silence est déjà plus conciliant que ses protestations antérieures et m’incite à persister.
— Regarde, il y a une trappe au plafond. Tu pourrais te cacher là et…
Je sors mon petit magnétophone de sous mon manteau et le tends vers lui.
— Tu pourrais enregistrer la conversation… Ça pourrait… ça pourrait m’aider et l’inculper, lui, encore plus…
Il regarde le magnétophone un moment. Cette fois, j’ose marcher vers lui. Il n’a aucun geste.
— Louis, je t’en prie, fais-le pour moi. Pour les amis qu’on a été… Pour…
Je veux dire : « pour les amis que nous sommes », mais je n’ose pas.
Louis demeure dans cette position, la tête penchée, parfaitement immobile, pendant si longtemps que je me demande s’il n’a pas perdu conscience debout, mais je l’entends enfin souffler, à contrecœur :
— Comment est-ce que je peux monter là-haut ?
Cette fois, je ne peux m’empêcher de lui mettre la main sur l’épaule, alors que j’aurais voulu me jeter à ses pieds et pleurer toutes les larmes de mon corps. La voix brisée, je me contente de bredouiller « merci ». Il lève enfin les yeux. Je jurerais qu’il est aussi malheureux que moi.
— Je le fais parce que, d’une certaine façon, je pense que… que j’y crois pas encore…
Je hoche la tête. Il ajoute :
— Et si ça peut t’aider un peu, hé bien… tant mieux…
Au moment où il dit ces mots, une brève lueur passe dans son regard, une lueur appartenant au Louis que je connais, mon ami de toujours. Lueur fugace, brève, mais qui me réchauffe le cœur. J’essaie de sourire, mais je crois que le résultat ressemble davantage à une grimace.
Nous trouvons un escabeau. Je monte et ouvre sans difficulté la trappe. À l’intérieur, un vieux grenier poussiéreux et vide, d’environ un demi-mètre de haut, pauvrement éclairé par une minuscule lucarne. Je redescends et explique à Louis qu’il n’aura qu’à se coucher et attendre, en laissant la trappe entrouverte. Je lui tends le magnétophone. Il le considère avec scepticisme.
— Je ne pense pas que ça puisse servir de preuve dans un tribunal, Étienne.
C’est la première fois qu’il prononce mon nom depuis que je lui ai tout raconté. Je ressens de nouveau un semblant d’espoir.
— On peut quand même essayer…
Il soupire, prend le magnétophone.
— Tu enregistres notre conversation, et quand tu considères que tu en as assez, tu interviens et tu l’arrêtes… Enfin, tu… tu nous arrêtes.
— Vous arrêter avec quoi ? Je suis en civil, je n’ai aucune arme contre ton Alex ! Non, je n’interviendrai pas, c’est trop risqué. Une fois qu’il aura déballé tout ce… ce que tu veux qu’il dise, tu lui déclares que tu ne veux plus le voir, ou je ne sais quoi ; en tout cas, tu t’arranges pour qu’il s’en aille. Ensuite, toi et moi, on appelle la police de Drummondville… Ils vont venir t’arrêter…
Il défile tout cela d’une voix inégale, hachurée. Il se tait un moment, me regarde intensément et ajoute sur un ton grave :
— Et à partir de là, ça va débouler, Étienne. Ça va débouler vite en criss, je te préviens.
Je reste silencieux.
Il monte l’escabeau, très lentement, puis se hisse dans le grenier. Son corps disparaît un moment, puis son visage revient par l’ouverture de la trappe.
— Juge-moi pas trop sévèrement, Louis, dis-je soudain avec pathétisme. Attends de le voir, de l’entendre, attends de voir quel monstre il est… Tu vas peut-être mieux comprendre après.
Il ne réplique rien, mais je crois percevoir un très léger hochement de tête. Puis son visage se retire.
Je vais replacer l’escabeau à sa place. Au moment de sortir, je jette un dernier coup d’œil vers le grenier, espérant voir Louis une dernière fois ; mais la trappe est presque entièrement refermée, ne laissant paraître qu’une mince ouverture. J’imagine mon ami couché sur le dos, seul dans ce grenier, à broyer du noir, à essayer de comprendre… et je sors en vitesse.
Dehors, il fait moins froid que tout à l’heure, mais les nuages sont encore plus noirs. Dans ma voiture, je constate qu’il est treize heures dix. Dans quelques minutes, Alex arrivera sur l’autoroute, direction Montréal. Je dois donc dépasser Saint-Eugène, prendre la prochaine sortie et revenir sur mes pas.
Cinq minutes après, je suis sur l’autoroute. J’ai envie de rouler à toute allure, mais ce serait trop bête, et surtout trop ironique, de se faire arrêter par la police maintenant… surtout pour excès de vitesse.
Trois minutes plus tard, je passe devant la sortie de Saint-Eugène. Je regarde rapidement à ma gauche, vers la voie en sens inverse, et reconnais Alex, déjà au poste sur l’accotement. Son pouce n’est pas levé.
Tandis que la prochaine sortie approche, je me dis soudain que je pourrais fuir, rouler jusqu’aux États-Unis, ne plus jamais revenir ici…
… et tout oublier ? Amis, parents ? Recommencer à zéro ? Vivre caché, dans la peur constante qu’on m’arrête ? À cette seule pensée, une immense fatigue s’abat sur moi… et je prends la sortie.
Ma voiture refait le trajet en sens inverse, jusqu’à ce que j’aperçoive la sortie de Saint-Eugène et Alex, immobile, les mains dans les poches de son anorak rouge.
Je m’arrête et le regarde approcher dans mon rétroviseur.
De nouveau, cette douce et réconfortante tristesse, cette rassurante résignation… mais aussi, une pointe de nervosité. Il faut que je joue serré.
Il monte, replace sa tuque sur sa tête en soupirant d’aise.
— On va avoir toute une tempête, j’ai l’impression !
Je garde le silence. Il me regarde enfin, souriant. Comme le premier jour où je l’ai fait monter. Ce jour que je maudirai jusqu’à la fin de ma vie finie.
— Tu n’es pas surpris que je sois au rendez-vous ? que je demande enfin.
Son sourire devient narquois, son regard plus sombre.
— Non. Maintenant, tu peux pas prévenir les flics. T’es aussi impliqué que moi.
Ses lèvres se retroussent, ses broches brillent un moment.
— T’as joué, toi aussi…
Je hoche la tête, puis retourne sur la route. Dans ma tête, tout va très vite. Il faut que j’aie l’air un peu nerveux. Je ne devrais pas avoir trop de difficulté à y parvenir.
— Je t’ai fait monter parce qu’il faut qu’on se parle, Alex.
— Évidemment ! Avec toi, il faut toujours parler ! Parler, parler, parler !
Je ne réagis pas, espérant qu’il me relance. Ce qu’il fait, d’une voix basse et insupportablement sirupeuse :
— Vas-y, parle-moi… Dis-moi ce que t’as ressenti après avoir tué ce jeune, l’autre jour… Admets que t’as pas haï ça, que tu y as pris plaisir…
La nausée m’envahit. Je serre le volant avec force, pris d’une soudaine envie de hurler, ou d’ouvrir la porte et de le pousser à l’extérieur en espérant qu’un dix-roues lui passe sur le dos, lui broie tous les os du corps… mais après avoir pris deux ou trois grandes inspirations intérieures, je réussis à dire d’une voix égale :
— Je ne veux pas parler dans l’auto. Au garage.
Du coin de l’œil, je le devine abasourdi.
— Tu me demandes, toi, d’aller au garage ?
— Je veux tout comprendre, Alex, je veux me souvenir de tout, aller jusqu’au bout… Et je pense que le meilleur endroit pour ça, c’est le garage. Je me trompe ?
Je tourne la tête vers lui. Une expression de profonde fierté couvre son visage, comme un entraîneur qui verrait enfin les progrès de son poulain, et il répond doucement :
— Non, tu te trompes pas…
Nous nous taisons un moment. Je sens mon cœur battre à tout rompre et, pour avoir l’air naturel, je dis :
— Si c’est pour te mettre en retard à ton travail, je peux aller te voir plus tard et…
Je me tais, me traitant d’imbécile. J’en mets trop, je risque de me fourrer un doigt dans l’œil jusqu’au coude, mais je suis rassuré d’entendre Alex me répondre :
— Je te l’ai dit l’autre jour : le magasin est à mon oncle, je peux me permettre d’arriver en retard. D’ailleurs…
Sa voix se teinte d’une sombre complicité :
— … ce sera pas la première fois.
Nouveau silence et, avec soulagement, je vois enfin la sortie de Saint-Nazaire.
Une fois dans la cour du garage, je mets un certain temps à éteindre mon moteur, pour être sûr que Louis, à l’intérieur, l’a bien entendu. Je sors et marche vers le bâtiment, la démarche un peu raide, comme un mauvais comédien qui essaie de se souvenir de ses déplacements. Sur la route, une voiture passe à toute vitesse, mais je ne tourne même pas la tête pour la regarder. Que nous attirions l’attention ou non n’a plus d’importance maintenant. Quand j’ouvre la porte, Alex, derrière moi, me lance :
— Tu n’as pas barré la porte la dernière fois ? Pas très prudent, ça !
Il dit ça d’un ton moqueur, détaché. Moi, j’ai l’impression que les battements de mon cœur résonnent dans toute la campagne environnante, jusqu’au tréfonds de la forêt derrière le garage.
Nous avançons dans la salle. Je regarde rapidement vers le plafond. La trappe est entrouverte. J’imagine Louis, à l’affût, mettant en marche le magnétophone. Je m’arrête et me retourne. Alex continue de marcher, me dépasse, regarde autour de lui comme un propriétaire heureux de retrouver sa maison.
— Et le corps du jeune, Alex ? que je lance tout à coup.
— Comme les autres, répond-il avec détachement, sans cesser de déambuler, les mains dans les poches. Comme les couleuvres.
Il s’approche du treuil, l’examine un moment d’un air amusé. La nausée m’engourdit la bouche.
Je perçois un bruit en haut et lève la tête. La trappe s’ouvre un peu plus et le visage de Louis apparaît. Affolé, je lui indique de se cacher. Louis semble hésiter, une drôle d’expression sur son visage, comme s’il ne comprenait pas. Enfin, la trappe revient à sa position initiale.
Alex, qui me tournait le dos, n’a rien vu. Allons ! Plus de temps à perdre !
— Il faut qu’on parle.
Alex s’arrête, se retourne. Il détache son manteau, enlève sa tuque et la met dans ses poches, décontracté :
— On est ici pour ça, non ?
D’un geste sec, je m’essuie les lèvres, me demandant nerveusement comment débuter. Je me lance enfin, la voix un peu survoltée :
— Toute cette histoire est allée trop vite ! Je me suis ramassé dans une suite d’événements incontrôlables ! J’ai fait des choses que je n’aurais jamais faites en temps normal ! Pour commencer, je t’amène ici et tu tues deux garagistes sans que je le sache ! Ensuite, on revient pour s’expliquer, mais tu assassines à mon insu une troisième personne ! Une femme ! Finalement, tu me mets dans une situation tellement… tellement horrible, tu me manipules avec… de manière si diabolique que je me vois obligé de… (J’avale ma salive) de tuer quelqu’un à mon tour ! C’est trop, Alex, trop !
Je me rends compte que ce petit laïus est un peu grotesque et manque complètement de naturel. D’ailleurs, Alex lui-même, toujours les mains dans les poches, affiche un air médusé. Tant pis, aussi bien aller dans cette voie jusqu’au bout :
— C’est ça qui est arrivé, hein, Alex ?
Il hausse les épaules en ricanant.
— Très grossièrement résumé, oui…
Intérieurement, je hurle de joie : malgré la nuance qu’il apporte, il vient d’avouer son implication !
— Mais tu veux te donner bonne conscience. Cet ado, mardi soir, c’est toi qui l’as attaqué ! Pis c’est toi qui es venu me chercher pour avoir de l’aide ! Au fond, ce que tu voulais, c’est recommencer à jouer avec moi, n’est-ce pas ? Tu…
— Arrête avec ça ! que je le coupe, agacé. Je ne voulais pas jouer, comme tu dis, je n’ai jamais voulu jouer ! J’ai paniqué et j’ai commis une bêtise, c’est tout ! C’est ma faute, c’est vrai, et je ne nie pas ma responsabilité, je l’assume !
J’articule ces derniers mots avec force, pour être certain que l’enregistreuse de Louis les capte, mais le volume de ma voix doit être anormalement élevé, car Alex me dévisage comme si j’avais perdu la raison. Je baisse donc un peu le ton pour continuer, fébrile :
— Mais avoue que tout est arrivé par ta faute ! Tu es celui qui m’a entraîné dans ce cauchemar ! J’ai été faible et lâche, c’est vrai, mais tout est arrivé à cause de toi ! Tu as tué trois personnes et tu m’as poussé moi-même au meurtre ! Avoue !
Je suis ridicule, j’en suis conscient ; en haut, Louis doit être découragé par mon comportement. Mais je suis trop énervé pour être nuancé, pour être subtil, et puis fuck ! je suis pas policier, moi, je fais ce que je peux ! Alex écarquille les yeux, cette fois complètement déconcerté. Il écarte les bras de son corps, les mains ouvertes, et rétorque :
— Mais qu’est-ce qui te prend, de te défendre de même ? On dirait que… que… Tu veux te convaincre ou quoi ? Ou me convaincre, moi ? Ou…
Et tout à coup, je devine l’illumination en lui. Il plisse les yeux et me fouille l’âme de son regard soudain ardent. Je me tais, pétrifié d’effroi. Ça y est, j’ai tout gâché ! Alex se met à regarder autour de lui avec méfiance, puis marche rapidement vers la salle de bain, qu’il ouvre brutalement. Il fait rapidement le tour du garage, fouille dans les coins, derrière la vieille voiture à demi démontée. Moi, je n’ose pas bouger, je respire à peine. S’il découvre Louis, qu’est-ce qui va se passer ?
Immobile au milieu de la pièce, il continue de regarder partout, insatisfait, et tout à coup il lève les yeux. Il voit la trappe entrouverte. Cette fois, je ne respire plus du tout. Louis doit être sur le qui-vive, prêt à l’attaque…
Alex me regarde enfin. Une colère incandescente, doublée d’une étrange et réelle déception, déforme son visage soudain blême. Et alors que je me prépare à me défendre, il tourne les talons, court vers la sortie et s’élance dehors. Par la porte ouverte, je le vois courir vers la route.
Mes poumons se remettent enfin en marche et, la voix cassée, je crie à Louis qu’il peut descendre, qu’Alex s’est sauvé. Tout en parlant, je vais chercher l’escabeau et le place sous la trappe. Pendant de longues secondes, il ne se passe rien, comme si Louis s’était volatilisé et, inquiet, je l’appelle une seconde fois. Enfin, la trappe s’ouvre, les jambes de mon ami paraissent et, très lentement, il descend, se retrouve devant moi. Il a l’air sonné, comme un boxeur qui vient de subir un K.O., penché par en avant, les mains sur les genoux, les lunettes de travers. Il regarde vers le sol en prenant de grandes respirations.
— Tu as tout entendu, hein, Louis ? Tu l’as vu et tu as tout enregistré, n’est-ce pas ?… N’est-ce pas ?
Il lève la tête vers moi et replace ses lunettes. Son regard confus, rempli autant de compassion que d’horreur.
— Oui, marmonne-t-il. J’ai tout vu, j’ai tout entendu…
Je me tais, soulagé et triste. Il a maintenant la preuve que tout est vrai, la preuve qu’Alex est un monstre, mais la preuve aussi que j’ai vraiment tué quelqu’un. Et tout cela le bouleverse, le remue au point qu’il ne sait plus comment me considérer : comme une victime… ou comme un tueur.
Et moi, je me considère comment ? Un peu des deux, peut-être…
— Louis, est-ce que… est-ce que tu vas m’aider ?
Son visage devient grave. Il se redresse complètement. Dans son regard, je vois toujours ce mélange déconcertant de pitié et de répulsion.
— Je vais faire tout ce que je peux, Étienne, je te le jure.
Tandis que je renverse la tête pour pousser un long soupir, mon ami marche vers le bureau. Car nous en sommes à l’étape suivante : il va appeler la police. Je le préviens que, maintenant, la ligne du téléphone doit être coupée. Il prend le téléphone, me fait signe qu’il fonctionne et commence à composer. Il s’interrompt, me regarde avec une sorte de gêne.
— Je pense que… ce serait mieux que tu sortes, pendant que j’appelle…
Il est mal à l’aise de préparer mon arrestation en ma présence. Cette attention me touche particulièrement : n’est-ce pas la preuve qu’il a encore un peu d’amitié pour moi ? Et s’il me demande de sortir, c’est parce qu’il sait que je ne me sauverai pas. Malgré tout, il a confiance en moi. J’ai vraiment pris la meilleure décision en amenant Louis ici.
Je sors du garage et referme la porte derrière moi. Le vent s’est levé et j’attache mon manteau. Je lève mon visage vers les lourds nuages et l’offre au vent, comme s’il pouvait me purifier de la boue des dernières semaines.
Je me sens épuisé comme je l’ai rarement été, vidé de toute énergie. Maintenant que j’ai agi comme je le devais, toute l’adrénaline est disparue, laissant derrière elle un immense vide. Je vais donc dans ma voiture et me laisse tomber sur la banquette en soupirant d’aise.
Un peu de repos… J’en ai besoin… car bientôt, le vrai chemin de croix va commencer… Mais au moins je le parcourrai la conscience claire…
Je ferme les yeux. Je me sens bien, assis ainsi… Je glisse lentement dans cet état si confortable et si fragile qui se situe entre le sommeil et l’éveil. Je me sens ailleurs, désincarné, tout en étant conscient de la banquette, de ma voiture, de cette présence qui passe tout près de ma portière…
Je sursaute, rouvre les yeux et regarde à l’extérieur. Mais il n’y a personne. Tout est calme, la porte du garage est ouverte, les ruines de voitures sont dociles.
Je m’enfonce dans mon siège, m’oblige au calme. Plus rien ne peut arriver, maintenant, tout est fini.
Je regarde l’heure : quatorze heures. Il est plus tard que je ne le croyais. Mais que fait donc Louis ? Je me retourne vers le garage, fixe la porte ouverte…
Ne l’avais-je pas fermée tout à l’heure en sortant ?
Oh, mon Dieu…
Je sors de la voiture, cours vers le garage, arrache presque la porte, entre à toute vitesse… et intérieurement, je sais qu’il est trop tard, que la folie, la démence, la fatalité sont plus puissantes que moi, que mes efforts…
Alex debout, qui tient un vieux morceau de métal dans les mains… un garde-boue de vélo, tout rouillé… aux arêtes tranchantes et toutes rougies de sang… et Louis étendu sur le sol, Louis au visage si lacéré, si tailladé que je ne le reconnais pas, Louis qui baigne dans son propre sang, Louis mort, car c’est arrivé encore une fois, encore, et encore, et encore… !
Quelqu’un hurle, et c’est moi. Quelqu’un recule, et c’est moi. Quelqu’un agite les bras comme un pantin fou, et c’est moi ! Et je crois entendre Alex me crier :
— Si tu pensais m’avoir avec une ruse aussi stupide ! Tu me connais pourtant mieux que ça, Étienne !
C’est assez, je ne peux plus, je ne veux plus, assez de morts, de sang, de folie, dehors, vite, mais il y a encore du sang, sur le sol, dans le ciel, vite à ma voiture, du sang sur le capot, entrer, là du sang sur mon volant, du sang encore, partout, je vais me noyer et mourir dans tout ce sang, je démarre mais n’entends pas le moteur, je hurle trop, partir, vite, marche arrière, du sang dans mon rétroviseur, dans la rue, dans le champ à perte de vue, recule toujours, en criant, criant, et et et un choc, ma voiture tressaute, coup au visage, le sang, la mort, les cadavres…
… et les ténèbres.
*
Brouhaha dans le noir. Une rumeur qui s’approche, se clarifie. Une voix. Celle du jeune. Le jeune mort. Le jeune que j’ai tué.
Ça me dérange pas que vous palioheul…
… palioheul…
La voix se transforme. Quelqu’un d’autre.
Hé… Réveille-toi !… Hé !…
J’ouvre les yeux. Mal au crâne. Je suis toujours derrière mon volant. La portière est ouverte et un homme d’une cinquantaine d’années, casquette sur la tête et grosse moustache brune, est penché sur moi, rassuré de me voir vivant. Dehors, il neige. Une neige compacte, dense. La nuit pointe le bout de son nez. Avec étonnement, je constate qu’il est seize heures. Seigneur ! Je suis demeuré évanoui dans ma voiture deux heures !
— Y a pas dix chars par jour qui passent ici ! fait le bonhomme. Vraiment la pire route pour avoir un accident !
Rapidement, je comprends ce qui s’est passé : j’ai reculé trop vite et le pneu droit arrière a glissé dans le fossé. Le déséquilibre a propulsé mon visage contre le volant. J’ai du sang sur mon manteau, mon visage. Je touche mon front douloureux en grimaçant. Pourvu que la coupure ne soit pas trop profonde…
Je vois enfin le garage, de l’autre côté de la route.
Louis… Mon pauvre Louis…
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, au juste ?
Confus, je regarde l’homme. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un extraterrestre.
— Si tu voulais aller au garage à Lafond, ça donne rien. Imagine-toi qu’il a été tué il y a une couple de semaines pis…
— Allez-vous-en.
— Hein ?
Je lui hurle de partir et, mi-effrayé, mi-furieux, il s’éloigne en maugréant des imprécations inaudibles. Trente secondes plus tard, son pick-up est déjà loin.
Je sors enfin de la voiture. Devant moi, le garage semble m’attendre. Les carcasses de voitures sont déjà recouvertes d’une fine couche blanche.
Je ne veux pas y retourner, mais je dois le faire. Pour Louis. Pour mon ami. Pourtant, je sais très bien ce que je vais trouver.
Un sanglot me monte à la gorge. Je m’efforce de l’étouffer, puis traverse la rue.
Comme prévu, le garage est vide. Aucune trace de lutte. Aucune trace de Louis. Évidemment. Évidemment !
— Mais qu’est-ce que tu fais avec les corps ! que je hurle, les poings serrés.
Je vois alors les lunettes de Louis sur le sol. Brisées.
Je m’assois par terre et, les jambes écartées, les mains entre les cuisses, je pleure. Je croyais ne plus pouvoir pleurer, mais la réserve de larmes, semble-t-il, est une citerne aussi immense que la misère humaine.
Louis qui m’a fait confiance… Louis qui voulait m’aider… Louis qui est mort par ma faute… Un autre…
Tout à coup, je songe sérieusement à me tuer. À m’enlever la vie. Cela me semble même la meilleure des solutions. Mais je pense aussitôt à mes parents, et je rejette cette idée.
Je me lève, marche vers le bureau. Je veux appeler la police, mais constate que la ligne du téléphone est arrachée. C’est sûrement arrivé pendant la… Louis a-t-il eu le temps d’appeler la police ? Manifestement non, sinon elle serait ici depuis longtemps…
Je me mets en marche vers la porte du garage, le pas lourd comme si j’avais des souliers de ciment. Un objet rectangulaire attire mon regard sur le sol.
Mon petit magnétophone. Sûrement tombé du manteau de mon ami. Mon ami mort.
Je le ramasse, appuie sur la touche « rewind », puis sur « play ». De l’appareil surgit ma voix :
— … as vu et tu as tout enregistré, n’est-ce pas ?… N’est-ce pas ?
Et la voix misérable de Louis :
— Oui, marmonne-t-il. J’ai tout vu, j’ai tout entendu…
J’appuie sur « stop » et mets l’appareil dans ma poche. Ce témoignage sera-t-il utile, maintenant ? Je suis loin d’en être convaincu…
Dehors, la nuit progresse rapidement. Je monte dans ma voiture. Seule la roue droite arrière est dans le ravin, et pas trop profondément. Avec ma traction avant, je devrais pouvoir me sortir de là. Après quelques essais, la voiture est de retour sur le chemin.
Sur l’autoroute vingt, mes phares éclairent de plein fouet les gros flocons de neige qui se précipitent vers moi. La radio joue, mais je m’en rends à peine compte. Je sens couler des larmes sur mon visage, mais je ne pleure pas vraiment. Je vais chez mes parents. Pas la force d’aller à la police. Je vais tout raconter à mes parents. Ensuite, je vais me coucher. Et attendre.
Quand je me stationne devant leur maison, il fait totalement nuit et la voiture de mon père est déjà toute couverte de neige. J’entre dans la maison sans un mot. J’entends la voix de ma mère, surprise, qui demande qui c’est. En me voyant, c’est d’abord la surprise, puis l’inquiétude :
— Mais… Mais tu saignes !
Mon père apparaît, un livre à la main, et s’alarme à son tour. Je veux les rassurer, je leur dis que ce n’est rien de grave, un petit coup sur la tête, mais ils continuent à s’agiter. Brusquement, je les coupe :
— Écoutez, je suis… je suis venu vous dire quelque chose de très… très important…
Ma voix tremble légèrement. Mes parents se consultent du regard, comprennent que c’est sérieux. Rien pour les tranquilliser.
— Bon, fait ma mère nerveusement. Viens nous dire ça pendant que je te soigne…
Toujours avec mes bottes et mon manteau, je me retrouve dans la cuisine, assis sur une chaise. À ma droite, ma mère me lave le visage avec une serviette trempée et mon père, devant moi, attend, les bras croisés, un rien angoissé.
Ils attendent que je parle.
— P’pa… M’man…
Seigneur, je n’y arriverai jamais ! J’ai juste envie de me jeter dans leurs bras et de leur demander pardon, pardon d’avoir tout gâché, pardon de leur faire autant de mal. Je me mordille la lèvre, sur le point de pleurer de nouveau, et tout à coup, ma mère s’étonne :
— Mais… mais il n’y a aucune blessure sur ton front, Étienne… Ni ailleurs sur ton visage…
Qu’est-ce que ça veut dire ? D’où vient ce sang, alors ? Ma mère rejoint mon père, me dévisage avec un début de panique.
— Étienne, mon chéri, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Mais dis quelque chose avant de nous rendre fous ! s’énerve mon père.
— Vous vous rappelez Alex Salvail, mon ami d’enfance ?
Ça y est, c’est parti. Et ces quelques mots ont déjà un effet dévastateur sur mes parents : ils écarquillent les yeux comme si je venais de leur annoncer la pire des aberrations. Manifestement, ils se souviennent de lui… Mon Dieu ! Comment réagiront-ils quand ils sauront le reste ? En fixant le plancher, je poursuis :
— Je ne me souvenais pas de lui, évidemment, mais il y a trois semaines, j’ai… j’ai fait monter un gars sur le pouce, et… et peu à peu, je me suis souvenu de lui… Et il m’a… il m’a…
Je me tais, à bout, comme si je venais de courir le mille mètres. Je lève la tête pour implorer leur aide, leur compréhension… Ils me dévisagent tout à coup comme si je venais de me transformer en insecte géant. Dans leurs yeux, il y a… de la peur, oui, carrément. Ma mère marmonne un « Mon Dieu » aigu, la main sur la bouche. Mon père, lui, se détourne et contemple le plancher, les mains sur les hanches. Auraient-ils déjà tout compris ? Ça me semble impossible…
Alex m’a dit que mes parents me cachaient des choses…
— Qu’est-ce qu’il y a ? que je demande avec appréhension.
— T’es… t’es sûr que c’est Alex Salvail ? demande alors mon père, toujours de dos. Le même que quand t’étais petit ?
Gravement, je réponds que oui. J’en suis même trop sûr.
Ma mère s’approche alors de moi. Elle est prête à pleurer, mais je vois qu’elle s’efforce de rester calme. Et, à son regard désespéré, je ressens tout l’amour qu’elle a pour moi. Elle me prend par les épaules doucement, se penche et marmonne, la voix douloureuse :
— Étienne… Alex Salvail n’existe pas…
Je ne réponds rien, pris au dépourvu. Qu’est-ce qu’elle raconte là ? Je finis par lui dire que je ne comprends pas. Elle va sûrement préciser sa pensée, s’expliquer, mais elle se contente de répéter, en détachant chacun des mots :
— Alex Salvail n’a jamais existé, mon chéri.
Cette fois, je ne peux m’empêcher de secouer la tête avec irritation. Alex m’a donc menti : mes parents n’ont jamais entendu parler de lui.
— Écoute, m’man, j’ai joué avec lui quand j’avais huit ans.
— C’était un ami imaginaire que tu t’étais inventé, Étienne ! intervient mon père d’une voix retenue, toujours de dos.
Mais qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui leur prend ? Cette discussion prend une tournure surréaliste parfaitement incongrue. Je suis même sur le point de me fâcher, mais ma mère, toujours en me tenant les épaules, m’explique doucement. Durant tout le temps qu’elle parle, elle essaie de sourire, pour me rassurer, pour se rassurer elle-même, pour m’assurer de son amour et de son soutien.
— Jusqu’à ce que tu aies huit ans, on restait dans un autre quartier de la ville, où tu avais plein d’amis. Mais quand on a déménagé ici, tu ne connaissais personne et il n’y avait presque pas d’enfants dans le coin. Tu n’as jamais été capable de supporter la solitude, mon chéri, alors tu t’es…
Je pousse un petit ricanement. Voyons, c’est ridicule ! Mais ma mère est toujours sur le point de pleurer et je me tais, impressionné, tandis qu’elle poursuit :
— Beaucoup d’enfants ont des amis imaginaires, évidemment, mais… pas comme dans ton cas… C’était… (elle renifle, poursuit :) Au début de notre premier été ici, tu nous as dit avoir rencontré un garçon de ton âge, un certain Alex Salvail… Tous les jours, tu allais le rejoindre dans les bois, avec ton vélo que tu aimais tant… Nous, on… on te croyait, on pensait que… (elle soupire) C’est vrai qu’on ne l’avait jamais vu, ton ami, on aurait dû trouver ça bizarre, mais tu disais qu’il habitait un peu plus loin et… pourquoi on aurait eu des doutes, pourquoi on aurait pensé que…
Les larmes coulent. Mon père, toujours de dos, ne bouge pas. Moi, je suis assis, mais je ne sens plus la chaise sous mes fesses. Et je continue d’écouter cette histoire abracadabrante…
— Tout a bien été pendant quelques semaines, poursuit ma mère, la voix cassée. Mais au bout d’un mois, il s’est passé quelque chose… Un après-midi, le père d’Éric Picard est arrivé ici, fou de rage… Éric Picard, c’était un des seuls enfants du quartier, il avait six ans et il était déficient mental… Ses parents n’étaient pas très prudents et le laissaient souvent jouer dehors, sans trop de surveillance. Complètement hystérique, monsieur Picard nous a dit que… que sa femme était partie à l’urgence avec son fils, parce qu’il était revenu à la maison en pleurant, la main pleine de sang… Il lui manquait même un doigt ! Éric était attardé, mais il pouvait quand même parler, et il aurait affirmé que… que c’était toi qui l’avais amené dans le bois pour lui montrer quelque chose et que tu l’aurais… tu lui aurais…
— Tu as rentré sa main dans le dérailleur de ton bicycle ! coupe alors mon père en se retournant. Tu imagines ?
Il s’approche de moi. Il y a de la colère dans ses yeux, mais je sais que ce n’est qu’une façade : derrière sa rage, il y a autant de tristesse et de pitié que chez ma mère.
— Tu l’as obligé à mettre sa main dans le dérailleur pendant que tu tournais les pédales, que tu changeais les vitesses, c’est ce qu’Éric Picard a raconté à son père en braillant comme un veau ! Il a de toutes petites mains, et un de ses doigts a… (Il fait un geste rageur.) Il fallait que le bonhomme Picard aille rejoindre sa femme à l’urgence, mais moi, je me suis tout de suite précipité dans le bois à ta recherche ! J’arrivais pas à y croire ! Pas toi ! C’était pas ton genre de faire des affaires de même ! Je me suis dit que ça devait être ton nouvel ami, ce Alex Salvail, qui t’influençait de même ! Là, je regrettais de ne pas l’avoir rencontré avant ! Je te cherchais, je t’appelais ! Je sais pas comment j’ai fait, mais j’ai fini par te trouver !… Et j’ai vu ! J’ai vu, Étienne, j’ai vu !
À l’évocation de ces souvenirs, ses yeux s’emplissent de souffrance. Ma mère pleure doucement. Moi, paralysé, engourdi, je lui demande d’une voix aérienne :
— Qu’est… qu’est-ce que tu as vu ?
Oui, qu’est-ce qu’il a vu, derrière le buisson, derrière la roche plate, qu’est-ce qu’il a vu ?
Mon père me regarde droit dans les yeux. Et malgré tout l’amour et toute la tristesse que j’y vois, je comprends qu’il m’en veut ! Je pense soudain au regard de Louis, tout à l’heure… lorsqu’il vivait…
— Ton bicycle… à l’envers sur une roche plate… le sang dessus… et les couleuvres…
Il se tait et soupire. Quoi, les couleuvres ? J’ai envie de me lever, de le secouer de toutes mes forces et de lui hurler : « Qu’est-ce qu’elles avaient, les couleuvres ? » Mais je me contente de respirer plus rapidement, et mon père enchaîne presque aussitôt, en secouant la tête :
— Elles étaient toutes clouées dans les arbres ! Au moins une centaine, peut-être plus, la plupart déchiquetées ! Toutes accrochées aux branches, elles pendaient dans le vide, comme d’horribles guirlandes !
Je me raidis soudain. Un flash
On pourrait garder les cadavres, hein, Étienne ? On pourrait les clouer dans les arbres, comme des trophées ! Ça ferait comme un immense rideau de couleuvres mortes ! Ça serait écœurant, tu penses pas ?
me traverse l’esprit. Mais je ne peux pas réfléchir plus longuement car mon père continue, en me mettant à son tour ses mains sur les épaules :
— Mais le pire… le pire, c’est… c’est que t’arrêtais pas de pointer le vide, avec ton doigt, et tu disais, effrayé : « C’est lui qui m’a tout montré. C’est lui ! » Tu te tournais vers ce… vers ce vide et tu implorais : « Dis-lui, Alex ! Dis-lui ! »…
Sur mes épaules, ses mains serrent avec plus de force et je comprends avec incrédulité qu’il est sur le point de pleurer à son tour, chose que je n’aurais jamais cru possible.
— Mais il n’y avait personne, Étienne ! gémit-il en me secouant légèrement, sûrement sans s’en rendre compte. Tu étais seul, comprends-tu ? Il n’y avait personne ! Il n’y a jamais eu personne !
Mon souffle s’accélère de plus en plus. C’est pas possible, une histoire comme ça ! Ça tient pas debout ! Je veux protester, mais je suis incapable de proférer le moindre son, comme je suis incapable de bouger ne serait-ce que ma main. Mon père lâche enfin mes épaules et détourne le regard.
— Pendant que je te ramenais à la maison, tu continuais à parler à… à ton ami, à lui demander de te défendre, comme s’il nous suivait… Et tu… tu lui répondais, comme s’il te parlait ! Comme si tu l’entendais ! Je te criais d’arrêter, qu’il n’y avait personne, mais tu continuais, et moi, je… je ne comprenais plus rien, je pensais devenir fou !
J’entends ma mère sangloter.
Tout bascule autour de moi. Ce n’est pas ce qui devait se passer, pas du tout ! Cette histoire est aberrante, je suis en train de la rêver, c’est certain ! J’entends vaguement ma mère prendre le relais. Elle dit que j’ai vu un psychologue, qui a expliqué que j’étais une personne incapable de vivre dans la solitude, que j’avais toujours besoin de quelqu’un, quitte à l’inventer. Sauf que le psychologue ne comprenait pas pourquoi mon subconscient avait créé un être si cruel… Il avait donc suggéré que nous nous débarrassions de tout ce qui se rattachait à cet Alex Salvail. Et tout à coup, j’entends mon père ajouter :
— On s’est débarrassés de ton bicycle. Je suis allé le vendre loin d’ici, chez un certain Lafond, à Saint-Nazaire… Je le connaissais un peu, il ramassait plein de ferraille et il donnait des bons prix…
Je sens enfin quelque chose dans mon corps : mon sang qui se glace.
— Je t’ai amené avec moi, continue mon père qui regarde toujours le mur. Pour que tu te rendes compte par toi-même que toute cette partie-là de ta vie était finie… Je t’ai amené chez Lafond et t’as vu ton bicycle disparaître dans son garage… Je m’attendais à ce que tu pleures ou combattes, mais tu n’as pas réagi du tout…
Mon père a alors un petit rictus désagréable et, avec une ironie amère :
— Quand je pense qu’il a été tué, lui, il y a une couple de semaines…
Et il s’éloigne de quelques pas, les mains sur la tête, confus. Une grosse boule douloureuse gonfle mon estomac. Je n’arrive toujours pas à bouger, je ne peux que fixer stupidement ma mère, qui m’explique :
— On s’est rendu compte que tu avais développé un… une sorte de blocage, que tu ne parlais plus d’Alex, ni de tout ce qui s’était produit avant… Ton père et moi, on a décidé d’entretenir ton blocage, de nourrir cette amnésie… La vie a continué, tu as fini par te faire quelques amis, et comme plus tard tu ne te souvenais toujours de rien, on a… on a inventé cet accident, ce coup de portière sur la tête…
— Ton amnésie t’intriguait de plus en plus, il a bien fallu inventer une raison, ajoute mon père, toujours de dos. On ne voulait pas tout te raconter, te dire la vérité… Pourquoi ? Cela aurait donné quoi ?
— On aurait peut-être dû lui en parler, rétorque ma mère, la voix pleine de remords, et elle s’essuie les yeux en se mordant la lèvre inférieure.
Mon père hausse les épaules, mais il est ébranlé et se remet à marcher de long en large. Je réussis enfin à venir à bout de la guimauve qui pétrifie mes lèvres et j’articule péniblement :
— C’est… c’est pas possible, je l’ai… je le prends depuis trois semaines dans ma…
— Tu peux pas l’avoir embarqué, Étienne ! s’écrie soudain mon père en se plantant devant moi. Tu peux pas ! Il existe pas, comprends-tu ? Il existe pas !
Et ma mère qui pleurniche, comme si elle se parlait à elle-même :
— Oh, mon Dieu, ça recommence, ça recommence ! Quand tu t’es retrouvé seul après que Manon t’a quitté, j’ai eu peur ! J’y ai pensé ! Tu n’as jamais pu rester seul, jamais !… Et ce cours que tu donnes au même moment, sur des histoires d’horreur… Misère ! j’aurais dû intervenir, j’aurais dû !
Je réfléchis un moment. C’est vrai que tout cela est arrivé en même temps, que tout cela a coïncidé avec mes rêves, avec l’arrivée d’Alex… Je me secoue. Et alors ? Ça ne veut rien dire ! Et tout à coup, je comprends, et l’illumination est si puissante qu’elle brise ma paralysie.
— Vous me mentez ! que je crie en me levant d’un bond. Vous me racontez n’importe quoi !
— Voyons, Étienne ! bredouille ma mère, blessée d’une telle réaction. Pourquoi on te…
— Vous savez ce qui s’est vraiment passé et vous voulez me le cacher ! Alex me l’a dit que…
— Alex t’a rien dit parce qu’il existe pas ! vocifère mon père, hors de lui. Tu l’inventes ! Comme avant ! Tu fais monter personne dans ton auto, tu parles tout seul ! Tout seul !
Deux larmes coulent finalement de ses yeux et il se détourne de nouveau, les bras croisés. Ma mère, par contre, ne pleure plus. Elle regarde le sang sur mon manteau, ce sang qu’elle a essuyé sur mon visage, et ses yeux s’emplissent d’effroi, comme si une terrible idée venait de lui traverser l’esprit.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé, Étienne ? Qu’est-ce qu’il t’a obligé à faire, cette fois ?
À ces mots, mon père fait volte-face, blanc comme la mort.
Nous nous dévisageons tous les trois en silence pendant de longues secondes, debout tout près les uns des autres et aussi tellement loin. Un nuage sombre commence alors à se former devant moi. Lentement, je me mets à reculer, sans quitter le nuage des yeux. De l’autre côté, je perçois mes parents, maintenant terrifiés.
— Étienne, réponds-nous ! aboie la voix effrayée de mon père. Qu’est-ce que tu as fait !
Je tourne les talons et sors de la maison en courant. Je saute dans ma voiture et, tandis que je démarre, j’entends les cris de mon père, qui me poursuit jusque dehors. La tempête est maintenant commencée, et même s’il est encore tôt, il n’y a plus personne dans les rues. Malgré le froid, je suis couvert de sueur. Ils me mentent ! Ils me mentent comme ils m’ont menti durant toutes ces années ! Mais une phrase, une seule, prononcée par mon père, est peut-être vraie, et c’est elle qui me lance sur la route, c’est elle qui me mènera à l’explication finale…
Et les couleuvres, Étienne… Elles étaient toutes clouées dans les arbres ! Toutes accrochées aux branches !
À la radio, je crois entendre un animateur affirmer qu’une alerte météo est lancée, que tous devraient demeurer à la maison et que d’ici peu la plupart des routes seront fermées. Exaspéré, je ferme l’appareil et me concentre sur la route devant moi.
Sur l’autoroute vingt, la tempête et la nuit rendent la visibilité difficile. De temps à autre, je dépasse une voiture. Je roule trop rapidement, de façon imprudente, mais je veux arriver au plus vite. Durant tout le trajet, je continue à me dire que mes parents me mentent, que pareille histoire est impossible… et pourtant, malgré moi, dans la confusion de mon esprit tourmenté, une foule de détails troublants me reviennent en mémoire…
Ce malaise que j’ai ressenti lorsque je suis allé à Saint-Nazaire il y a un mois… Et lorsque nous sommes allés au garage la première fois, et que j’ai presque perdu connaissance…
Non, ce n’est pas possible…
Je réalise alors que le nuage sombre qui était apparu, chez mes parents, m’a suivi. Je le vois, dans mon rétroviseur, derrière la voiture, masse opaque dans la trombe blanche…
Je dépasse deux autres voitures. La mienne oscille légèrement, je maintiens le volant le plus droit possible. Je ne veux pas réfléchir, je veux seulement aller vérifier si…
… les couleuvres, dans les arbres…
Mais les souvenirs se poursuivent malgré moi et je repense au jeune que j’ai tué… À la halte routière, dans les toilettes… Sa façon de me regarder, en sortant de la cabine…
Vous pouvez faire ce que vous voulez, c’est pas de mes affaires… Ça me dérange pas…
Son air alarmé, comme quelqu’un qui ne veut pas contredire un…
Ça me dérange pas que vous palioheul…
Cette fin de phrase, embrouillée par le coup que je lui ai donné…
… palioheul… paliéoueul… parliétouseul…
Les mots se détachent, deviennent clairs, me sautent au visage et m’arrachent les yeux, me crèvent les oreilles.
Ça ne me dérange pas que vous parliez tout seul…
— Impossible ! que je crie de toutes mes forces.
Je frappe sur mon volant, m’oblige à la colère et à la fureur, pour empêcher la panique de monter en moi, et pour faire reculer le nuage sombre, derrière ma voiture, qui allonge lentement ses tentacules glauques…
La sortie de Saint-Nazaire, enfin ! Au loin, le feu clignotant perce le rideau de neige et me fait signe. Je tourne enfin à droite. Dans cette tempête, le rang est encore plus lugubre. La visibilité est si faible que je vois le garage une seconde trop tard et passe tout droit. En grognant, je recule, rentre dans la cour et freine brusquement. Mes pneus glissent, je percute légèrement une vieille carcasse maintenant toute couverte de neige et ma voiture s’immobilise enfin.
À un peu plus de cent mètres derrière le garage, je distingue tant bien que mal la lisière de la forêt.
La forêt… et les arbres.
Je sors, ouvre le coffre de ma voiture et y trouve ma vieille lampe de poche. Je dépasse le garage et me retrouve en pleine campagne, balayé par le vent glacial. Ma lampe de poche fournit un éclairage dérisoire mais suffisant pour me guider vers la sombre forêt qui approche très, très lentement. La neige me monte déjà aux mollets, le vent me fait parfois reculer d’un pas, mais j’avance toujours et, au bout de cinq ou six minutes, j’atteins enfin l’orée de la forêt. Je balaie les arbres avec ma lampe de poche. Ils sont tous pareils, tous sombres, dénués de feuilles, déjà couverts de poudre…
Mais je vais trouver… Je sais que je vais trouver…
Là, à vingt mètres à l’intérieur de la forêt… Ces ombres différentes…
Je me faufile entre les arbres. Dans les bois, le vent et la neige sont moins déchaînés et je distingue mieux autour de moi. J’avance d’un pas saccadé, énervé, en éclairant non pas vers le sol, mais vers le haut.
Et soudain, je les vois. Tous les trois apparaissent dans le faisceau lumineux de ma torche. La femme au vélo. Le jeune de la halte routière. Et Louis, mon pauvre Louis. Cloués par les pieds aux branches d’un immense chêne. Leurs cadavres gelés oscillent, lugubres, sous l’agression du vent.
Je fais encore quelques pas, puis mes pieds touchent quelque chose sous la neige. Je me penche, fouille avec mes mains sans gants et tombe sur plusieurs immenses clous, un marteau, une échelle… Tout cela provient sûrement du garage. J’ai dû apporter ça ici la première fois que…
Non, pas moi ! Alex ! Alex !
Je relève ma lampe vers les cadavres. La lumière frappe leur visage. Leurs yeux exorbités sont tournés vers moi et me dévisagent, accusateurs.
— C’est pas moi ! que je crie vers eux. C’est Alex ! Pas moi ! Pas moi, Louis !
Mes pieds accrochent encore quelque chose : c’est un bras, couvert de sang gelé. Un des bras du jeune que j’ai tué.
Et là, entre les arbres, une masse plus noire que la nuit. C’est le nuage sombre, toujours là, toujours à ma suite…
En courant, je sors de la forêt et traverse la campagne, de la neige jusqu’aux genoux. Mes mains sont si gelées que je laisse tomber ma lampe de poche. Je ne distingue rien devant, sauf les deux phares de ma voiture, que je ne quitte pas des yeux.
Enfin, j’ouvre la portière et m’engouffre à l’intérieur. Je pousse une série de soupirs, puis me mets à crier. Ça ne peut pas être moi qui ai fait ça ! Je m’en souviendrais, criss ! je me souviendrais de tout ! Par exemple, je me souviens que… que…
Je cesse de crier, stupéfait.
… qu’à chacun des meurtres j’ai eu des moments de défaillance, de flottement.
La première fois, lorsque Alex est entré dans le garage et que j’ai failli perdre connaissance tant je me sentais mal…
Lors du meurtre de la femme au vélo, j’ai eu deux défaillances : la première quand je me suis frappé la tête contre une pierre, en tombant… et la seconde lorsque j’ai vomi dehors, complètement confus…
Avec le jeune, deux défaillances aussi : une quand je me suis enfermé dans les toilettes du garage, et une autre quand je me suis évanoui après l’avoir tué…
Et avec Louis, encore deux autres : dans la voiture tandis que je l’attendais et que je m’étais presque endormi, et lorsque je me suis assommé contre le volant, en reculant dans le fossé…
Des défaillances, des dérives mentales durant lesquelles je perdais toute notion du réel, qui avaient duré un temps difficile à évaluer : jamais je n’avais regardé l’heure après. Sauf la dernière fois, après mon évanouissement dans la voiture…
Mes mains tremblent, et pas seulement de froid. Je serre les dents. Ça ne prouve rien ! Absolument rien ! Je lève la tête et hurle vers mon pare-brise, vers la forêt au loin :
— Ça prouve rien !
Au milieu de la campagne, le nuage sombre progresse, approche, insensible aux bourrasques et à la neige.
Affolé, je fouille dans mes poches à la recherche de mes clés… et tombe sur mon petit magnétophone.
La voilà ! La voilà, la preuve que ce que je dis est vrai, que je ne suis pas fou ! La voilà !
Je veux appuyer sur « rewind », mais mes doigts sont gelés, j’échappe l’appareil, maudit imbécile ! je le reprends, appuie sur la touche. Tandis que le ruban recule, le nuage sombre s’infiltre dans ma voiture. Il est là, à mes pieds, et il a commencé à dévorer mes jambes. Mais je m’en moque : dans une minute, la preuve éclatera ! Je constate alors que, dans mon énervement, j’ai appuyé sur la touche « forward ». En poussant une exclamation de colère, j’appuie sur « play » et la voix de Louis se fait entendre :
— C’est ça, je ne rentrerai pas travailler ce soir, je… je dois aller livrer quelqu’un à la police de Drummondville et on risque d’avoir besoin de moi…
Pendant un moment, je ne sais pas à qui il parle, puis je comprends qu’il est au téléphone. En sortant de sa cachette, il a dû oublier de fermer le magnétophone dans sa poche et son appel à la police a aussi été enregistré. Je comprends aussi qu’il a commencé par appeler à son bureau à lui, à Montréal et, intrigué, je me mets à écouter. La voix de Louis est bouleversée :
— Oui, un gars qui a tué trois ou quatre personnes, je… je suis en civil, mais je vais l’amener à Drummondville… C’est… c’est compliqué, je t’expliquerai…
Pourquoi parle-t-il de moi comme si j’étais le seul coupable ? Sa voix devient encore plus chevrotante :
— Non, je n’aurai pas besoin d’aide, parce que… Il croit qu’il est une victime, que c’est un autre, mais… Il est seul… Il a inventé cette autre personne… Je l’ai vu parler tout seul, c’était… c’était…
Le froid de mes mains envahit soudain tout mon corps. Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce qui lui prend ?
— Non, je ne lui ai rien dit, j’ai pas osé, je… Je voulais appeler les flics de Drummond, mais je vais finalement l’amener au poste… Profiter du petit voyage pour essayer de lui parler… Oui, exactement, je…
Bruit de déglutition, comme s’il retenait un sanglot, puis :
— Je le connais, oui, c’est… Je t’expliquerai… Au revoir…
Son du téléphone qu’on raccroche. Je ne peux pas quitter le magnétophone des yeux, comme s’il s’agissait d’un animal dangereux qui allait me mordre d’une seconde à l’autre. Tout à coup, la voix de Louis, surprise, résonne de nouveau :
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je pensais que tu m’attendais dans la voiture…
Il me parle ! Mais je ne suis pas retourné dans le garage pendant qu’il… qu’il était vivant ! J’en suis sûr !
J’en suis sûr !
La voix de Louis devient de plus en plus nerveuse :
— Mais pourquoi tu… Qu’est-ce que tu fais avec… Non, arrête, ne…
Un coup, un cri. Je me mords la lèvre inférieure jusqu’au sang, paralysé d’épouvante. Un nouveau coup, bruit de chute, puis plus rien : le magnétophone, sous le choc, s’est sûrement arrêté.
Je lève la tête vers le rétroviseur. Quel est ce visage hagard et tourmenté qui me fixe avec ces yeux hallucinés ?
— Non, que je marmonne, la voix rauque.
Je commence à secouer la tête en répétant sans cesse ce « non » obstiné, d’une voix de plus en plus forte, de plus en plus haute, et ma tête tourne si vite d’un côté et de l’autre que le cou me brûle, et je répète non, non, non, non sans cesse, la voix aiguë comme celle d’un enfant, d’un bébé, et le nuage sombre continue de m’avaler, morceau par morceau, mord maintenant mon bassin, atteint mon ventre…
Avec rage, j’appuie sur la touche « rewind » du magnétophone. Tout ça est un coup monté ! On veut me rendre fou, on me cache la vérité, mais ça marchera pas ! Ça marchera pas !
Tandis que la cassette recule, je me ronge les ongles, jusqu’à goûter mon propre sang sous ma langue, mais je ne ressens pas la douleur, pas plus que je n’entends les hurlements du vent dehors. À bout de patience, je défonce la touche « play » et ma voix sort aussitôt de l’appareil :
— Et le corps du jeune, Alex ?
La respiration coupée, je penche la tête et j’écoute avec attention. J’attends. J’attends la réponse d’Alex ! Mais elle ne vient pas ! Il n’y a que le silence ! Puis, ma voix encore :
— Il faut qu’on se parle.
Et le silence, encore… Mais pourquoi on n’entend pas Alex ? Il m’a répondu, criss ! je m’en souviens ! Il me parlait lui aussi, alors pourquoi on ne l’entend pas ?
En fait, on entend seulement une respiration, tout près. Celle de Louis. Louis qui respire comme s’il paniquait, comme s’il se rendait compte que…
Le nuage sombre qui monte…
Et toujours ma voix ! Mon long monologue ridicule ! Puis :
— C’est ça qui est arrivé, hein, Alex ?
Mais réponds, câlice ! Parle, dis quelque chose, ostie de salaud ! PARLE !
Et tout à coup, une autre voix, lointaine, tellement faible que je dois plaquer mon oreille contre l’appareil pour distinguer les mots :
— … grossièrement résumé, oui…
C’est elle ! C’est la voix d’Alex, j’en suis sûr ! Pour m’en assurer, je recule un peu le ruban et refais jouer le passage. Cette fois, sa voix est aussi forte que la mienne et je la reconnais parfaitement :
— TRÈS GROSSIÈREMENT RÉSUMÉ, OUI…
Je le savais ! Je le savais ! Allez, je recule encore, j’écoute une autre fois. La voix est maintenant tonitruante, au point que j’en sursaute de surprise, une voix qui fait vibrer la voiture au complet :
— TRÈS GROSSIÈREMENT RÉSUMÉ, OUI…
Je pousse un cri de triomphe, frappe le plafond de ma voiture. Il existe ! Je le savais ! Je suis pas fou, il existe ! Et c’est lui le grand responsable ! Tout est de sa faute ! TOUT !
Et il n’y a qu’un seul moyen pour qu’il me laisse tranquille ! Oui, un seul…
Pris d’une soudaine résolution, je lance le magnétophone sur la banquette arrière et démarre. Mon pare-brise est couvert de neige et je mets mes essuie-glaces en marche. La vitre arrière est aussi couverte, mais je recule au hasard. Puis, je me mets en route. Oui, en route, car il m’attend, encore et toujours, là-bas, sur l’autoroute ! Et il va rester là tant que je ne serai pas allé le rejoindre ! Alors, parfait, j’y vais ! Mais pas pour jouer, non ! Non, non ! Fini, le jeu ! Et c’est moi qui vais mettre un terme à la partie ! Une fois pour toutes !
La tempête est dantesque. Je ne vois pas à cinq mètres devant moi, mais je m’en fous ! Je roule en droite ligne, certain de me rendre. Et je dois me dépêcher, car le nuage sombre engloutit maintenant ma poitrine. Impossible d’aller trop vite, il y a trop de neige, les pneus dérapent. Je vois le feu clignotant seulement en arrivant dessus, j’applique les freins, fais un demi-tour sur moi-même, repars sur la route. Devant, un lampadaire réussit tant bien que mal à éclairer la sortie vers l’autoroute et je devine une pancarte. On a fermé l’autoroute. Au diable les fermetures, au large les interdictions ! Rien ne m’empêchera d’aller jusqu’à lui une dernière fois, rien ! Je fonce donc sur le petit panneau qui vole en éclats et me retrouve enfin sur l’autoroute. Du moins, j’imagine, car il est impossible de faire la différence entre la campagne et la chaussée. En fait, il est impossible de faire la différence entre le ciel et la terre, mais j’avance quand même, guidé par mon instinct de destruction. Ma voiture réussit péniblement à se frayer un chemin dans cet enfer blanc, elle monte même jusqu’à quatre-vingts kilomètres à l’heure, tressaute comme si elle allait exploser…
… et tout à coup, un lampadaire… une sortie… et cette petite ombre qui bouge ?… C’est Alex ! Il est là ! Il me regarde approcher, il attend, fantomatique dans cette apocalypse de vent et de neige.
Je pousse un cri animal. Je vais le frapper, je vais le tuer et je vais amener son cadavre chez mes parents, je le jetterai à leurs pieds en disant : « Regardez ! Vous voyez bien qu’il existe ! Que j’avais raison ! » J’appuie sur l’accélérateur. Ma voiture se met à zigzaguer dangereusement, dérape de plus en plus, mais pas question que je lève mon pied de la pédale, et au moment où mon véhicule commence à effectuer une rotation complète, je frappe Alex de plein fouet. Je sens le terrible impact, rugis de joie.
Puis, c’est la débandade, la fin du monde. L’univers se met à chavirer dans tous les sens. Je décolle du siège… vole… cogne… frappe… Je suis un dé dans un verre que l’on secoue furieusement… Et tout à coup, bruit d’éclats, éjection, tout devient froid et, enfin, l’immobilité.
J’ouvre les yeux. Je suis étendu dans la neige. Mon corps n’est plus qu’un amas de souffrance et de chairs meurtries. Mais je ris. Je ris parce que j’ai réussi. Je l’ai eu !
Je tourne la tête. La route me semble terriblement loin, mais je me mets tout de même à ramper. Je veux le voir. Je veux toucher son cadavre, cracher sur son visage ! Ma jambe droite et mon poignet gauche ne répondent pas à mes commandes, ils doivent être cassés. Mais je continue de ramper, fouetté par les rafales… J’avance malgré l’insoutenable douleur que me cause chaque mouvement, chaque centimètre parcouru…
Et le nuage sombre avale maintenant mon cou, seule ma tête dépasse…
Pas tout de suite… Encore quelques secondes…
Je vois un corps… J’y suis presque… Et là-bas, pas très loin, un camion que je n’avais pas remarqué tout à l’heure. Un camion municipal, arrêté. L’arrière est ouvert et des pancartes sont visibles, sur lesquelles je parviens à lire : « ROUTE FERMÉE ».
Un doute atroce, un pressentiment insupportable…
J’utilise mes dernières forces pour me rendre au corps… Je le touche… Tourne sa tête vers moi…
Le crâne est fracassé, gluant d’un mélange de neige et de sang. Les yeux sont exorbités de terreur. La bouche est entrouverte.
Ce n’est pas Alex.
C’est un inconnu, un homme, un employé qui était venu installer des pancartes.
Je lâche cette tête anonyme, tourne le visage vers la route et hurle le nom d’Alex de toutes mes forces. Puis, mon visage s’écrase dans la neige, devient si froid que je ne peux plus respirer. Je relève péniblement la tête.
Là-bas, sortant de la tempête, une silhouette approche, imperturbable dans la fureur de la nature. Le manteau rouge détaché, les mains dans les poches, les cheveux noirs frisés qui volent au vent.
Alex s’arrête juste au-dessus de moi. Je dois me tordre pour le regarder bien en face. Il m’observe avec une parfaite impassibilité. Moi, je ne dis rien, sentant peu à peu tout mon corps s’engourdir.
Il se penche vers moi et, une ultime fois, effectue son petit geste rituel : son doigt sur son front, puis sur le mien. Son index demeure cette fois très longtemps sur ma tête et je ferme les yeux, comme s’il me brûlait, me transperçait. Quand j’ouvre les paupières, Alex s’est redressé. Toujours les mains dans les poches, il me contemple encore un moment, puis sourit. Un sourire sans malice, sans moquerie ni cruauté. Un sourire teinté d’une vague mélancolie.
Il tourne les talons, s’éloigne et disparaît dans les ténèbres en furie.
Je me tourne péniblement sur le côté, demeure ainsi un moment, puis bascule sur le dos en poussant un long soupir inaudible dans les miaulements du vent. Je crois entendre un bruit de moteur, tout près. Peut-être un autre camion municipal qui approche… Pas la force de regarder. La tempête s’acharne maintenant sur mon visage, seule partie de mon corps que je sens encore, qui émerge encore du nuage sombre. J’observe le ciel quelques instants, mes yeux s’emplissent de neige et je finis par les fermer. Désespéré. Mais aussi rassuré. Car c’est maintenant la seule chose dont je ne doute plus de l’existence : le cruel et réel désespoir.
Et le nuage sombre, bien sûr…
Le camion, tout près… Des portières qui claquent, des voix qui éclatent… À quoi bon, maintenant ?
Ma dernière pensée lucide est pour papa et maman…
Enfin, le nuage sombre m’engloutit complètement.