16 – LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
— Avec tout ça, elle est épatante, la gerce !… elle me passe la consigne comme le colonel au deuxième bibi. Balayez la chambrée, qu’elle me dit… J’ai pas de balai… J’veux pas l’savoir…. Ma foi, c’est à peu près le sens de notre conversation… Faut maintenant que je me paie un aller et retour en première à Dieppe… et nib de pèse. Est-ce qu’elle s’imagine qu’on me véhicule gratis ?… Est-ce qu’elle me prend pour un actionnaire de la Compagnie ?… Et puis c’est pas tout ça, faut qu’je m’dégrouille !…
***
Nini venait de s’en aller… Sur les berges brumeuses, sa silhouette s’était estompée, avait disparu, s’était fondue dans la nuit, et Beaumôme, resté seul, grommelait, furieux de l’aventure.
Oh ! ce n’était pas, à la vérité, qu’il lui fut désagréable d’avoir à suriner le détective French.
Ce qui taquinait Beaumôme, c’était tout bonnement qu’il n’avait pas d’argent, pas un rouge liard pour se rendre à Dieppe, à Dieppe où il devait rencontrer French, sa victime…
— Faut voir, pensait Beaumôme, à se procurer des rotins… bon… si j’en demandais au roi, il est probable qu’il m’en refuserait… donc c’est pas lui que je dois aller trouver… qui, alors ?…
Et Beaumôme, avec un désespoir comique, était obligé de s’avouer qu’à Londres il connaissait, vraiment peu, trop peu de monde pour pouvoir facilement emprunter la centaine de francs qui lui était nécessaire en ce moment…
— Ah ! elles sont propres, mes relations… fameuses… tous des baigneurs dans la purée… Rien à faire de ce côté… personne à taper… et quant au banquier qui me sert mes rentes, il y a longtemps qu’il a foutu le camp en Belgique… Si longtemps même que je ne l’ai jamais connu…
Beaumôme venait de remonter le petit escalier qui conduit aux berges, il se trouvait maintenant à l’extrémité de London Bridge, perplexe, hésitant sur ce qu’il devait faire.
— Ah ! reprit-il soudain, comme illuminé, c’est les ratichons, pour un coup, qui vont me tirer d’embarras… mince de magne, que je m’en vais leur demander leur avis… pour une fois le produit de la quête ne sera pas perdu…
À grands pas, Beaumôme s’éloigna, suivit une infinité de petites rues tortueuses, et finit par arriver à l’une des églises catholiques qui se dresse en plein centre de Londres.
Beaumôme, poliment, en homme qui connaît les usages, retira sa casquette, entra dans le saint lieu et même, pour ne point se faire remarquer, prit de l’eau bénite, en esquissant un signe de croix…
Mais Beaumôme en était pour sa sacrilège comédie.
La vaste nef était déserte.
Beaumôme fit lentement le tour de l’édifice. Il avait sans doute son idée, et sans doute aussi tenait à s’assurer que nul ne pouvait être témoin de ses faits et gestes.
À part une vieille femme qui, dans la chapelle de la Vierge, s’occupait sans utilité apparente à changer des cierges de place, à part une jeune femme qui, tout en haut du chœur, demeurait agenouillée dans une prière trop fervente pour être sincère (cette jolie catholique devait attendre quelque rendez-vous) Beaumôme ne vit personne…
— Ça va bien, se dit-il, pas la peine de m’épater. Tout marche comme sur des patins à roulettes…
Beaumôme était redescendu dans le bas de l’église, délibérément il avisa un tronc – le tronc de Saint Antoine – placé dans un renfoncement plus sombre encore que le reste de l’église…
— Et allez donc ! fit Beaumôme, pour une fois le cochon jeûnera, c’est moi qui me nourrirai à sa place… M. Saint Antoine, vous ferez mes excuses à votre animal…
Beaumôme, tout en monologuant, ne perdait pas son temps.
L’apache avait évidemment une grande habitude des opérations de la nature de celle qu’il effectuait en ce moment.
En deux tours de mains, il avait réussi à introduire sous la petite porte du tronc une minuscule pince monseigneur qui ne quittait jamais la doublure de son veston. Puis, il avait opéré une pesée, et la porte du tronc s’était ouverte…
— Personne en vue ?… non ?… passez muscade…
Beaumôme, après un coup d’œil circonspect qui le rassurait sur le danger d’être vu, rafla la monnaie qui se trouvait à l’intérieur du tronc, dont il rabattit la porte. Jugeant alors qu’il n’était pas nécessaire de s’attarder plus longtemps, il fila.
— Pas mauvais, monologuait-il, en descendant les marches du perron. On n’aura pas froid, il y a de la braise.
Beaumôme, en effet, avait réussi un coup assez important.
Certes, il n’avait pas volé une énorme somme, mais enfin, une soixantaine de francs en menue monnaie, en pence, en sous français, parfois en shillings, sonnaient dans sa poche…
— Mon vieux, se déclarait Beaumôme qui, dans ses moments d’expansion, éprouvait une vive sympathie pour lui-même et se tutoyait, tu n’as plus qu’à aller prendre le chemin de fer et à t’appuyer le petit voyage de Dieppe… ah ! j’y songe, faut pourtant que je visite le repasseur…
Beaumôme, en effet, s’attarda quelques instants chez un brave coutelier qui, connu parmi les membres de la pègre de Londres, se gardait de toute question indiscrète, tandis qu’il affûtait, soigneusement, le superbe « Eustache » que Beaumôme confiait à ses soins…
— Et maintenant, allons-y…
Beaumôme enfonça son arme dans sa poche, il était prêt à partir…
Encore une précaution.
— C’est pas que je vais dans le monde, grommela-t-il, mais c’est tout bonnement que mes signalements m’indiquent tous comme porteur d’un complet à carreaux… Tant qu’à faire, j’aimerais autant changer ma mise…
Beaumôme passa donc chez un marchand d’habits ou il se rhabilla de neuf, à bon marché, avec de très vieux vêtements qu’un nettoyage savant avait rappropriés…
Puis il se rendit enfin à Victoria Station où d’une voix de stentor, après avoir mûrement réfléchi, il demanda un aller et retour, première classe, pour Paris..
— Je m’arrêterai à Dieppe, pensait l’apache, l’air de Pantruche ne vaudrait rien pour ma toux mais, ma foi, si dans l’avenir quelque policeman voulait cavaler sur mes chausses, j’aime autant prendre un billet pour Paris. Cela me permettra toujours d’embrouiller la question…
Beaumôme était grand et généreux…
— C’est d’ailleurs pas la peine de me priver remarquait-il, puisque ce sont les ratichons qui payent.
***
— Première classe, monsieur ? à l’arrière…
Beaumôme avait parfaitement calculé son affaire…
Arrivé par le bateau du matin à Dieppe, il ne s’était pas attardé dans la ville, ce qui pouvait être dangereux. Beaumôme avait fait rapidement, dans une charcuterie, puis chez un marchand de vins, quelques emplettes nécessaires pour passer le temps, et il s’était enfui dans la campagne, où, toute la journée, il avait vagabondé. Beaumôme avait bu…
À onze heures du soir il était dans l’état d’esprit qu’il fallait, sinon complètement ivre, du moins suffisamment gai pour envisager l’avenir avec la sérénité particulière qui vient de l’abus des boissons fortes.
Beaumôme rentra alors à Dieppe, musa le long du port, s’informant sans en avoir l’air des détails qui pouvaient lui faciliter l’accomplissement du lâche assassinat qu’il méditait.
C’était le steamer Écosse qui devait passer le soir…
Beaumôme avait longuement examiné les dispositions du bateau, et constaté avec plaisir que le pont arrière, réservé aux passagers de première classe – et French, à coup sûr, voyageait en première classe – était simplement bordé par un bastingage à claires voies…
Car, après mûres réflexions, Beaumôme s’était à peu près décidé.
Si cela était possible, il ne tuerait pas French d’un coup de couteau, il le basculerait dans la Manche tout bonnement.
C’était, après tout, le meilleur procédé, et cela avait l’avantage de ne laisser aucune trace, puisque de la sorte on n’avait pas à craindre la moindre effusion de sang. De plus, saisie par surprise, la victime, en théorie au moins, ne devait pas avoir le temps de se débattre, ce qui, pour un individu comme Beaumôme qui n’était pas d’une force herculéenne, présentait de sérieux avantages.
L’apache ayant bien considéré le pont du bateau avait repris sa promenade sur le quai. Le train qui devait amener French, supposait-il, devait être le train de marée. Il ne serait pas là avant minuit…
— C’est à minuit que French s’embarquera, pensait Beaumôme, et moi, je ferai en sorte de monter l’un des derniers à bord, afin d’éviter de me trouver nez à nez avec cet excellent homme qui n’a pas les yeux dans la poche.
… Mais alors que le train de marée s’arrêtait en gare maritime, que les voyageurs se précipitaient vers les passerelles, dans le hâtif désir de monter à bord de l’Écosse pour s’assurer les meilleures places, les couchettes les plus abritées, Beaumôme, embusqué dans l’ombre, guettant les passagers, ne pouvait s’empêcher de se faire un mauvais sang d’encre.
Il y avait peu de monde dans le train de marée, Beaumôme avait fort bien vu tous les voyageurs, et aucun d’eux n’était French…
— Est-ce qu’il ne viendrait pas ce soir ?… eh bien ce serait du propre ?… où le pincer ?…
Beaumôme se rassura soudain. Sur la passerelle il venait de voir se silhouetter l’homme qu’il cherchait. French embarquait, suivi d’une dame qui, d’ailleurs, ne devait pas être avec lui et qui faisait des adieux émus à une jeune femme restant sur le port :
— Vas-y mon bonhomme, gouaillait Beaumôme, je ne te garantis pas que la traversée sera tranquille pour toi, mais enfin j’te garantis de la distraction…
Et, à la dernière minute, alors que déjà les débardeurs, les hommes d’équipe s’apprêtaient à tirer les passerelles, Beaumôme sauta à bord, tendit son billet à l’employé qui lui désignait l’arrière du bâtiment, endroit réservé aux passagers de première classe.
Beaumôme, de belle humeur, mâchonnant un vieux bout de mégot, affectait l’air le plus tranquille du monde, le plus rassuré qu’il soit…
Et puis, les préparatifs de départ du steamer se précipitèrent. Les amarres furent larguées. Des sonneries grêles grelottèrent dans la chambre des machines, lentement l’hélice battit ses premiers tours, l’Écosse s’écarta du quai, majestueux, lent, gagnant le chenal, se dirigeant vers la pleine mer.
Beaumôme avisa l’un des marins qui, sur le pont de l’Écosse, s’occupait à ficeler un prélart sur le compas de secours.
— Il va faire beau temps ? interrogea-t-il…
— Beau temps ? non, monsieur, du plein nord-ouest et des lames courtes… m’est avis que si vous ne voulez pas être mouillé, vous feriez bien de descendre à l’intérieur du bateau, faudrait gagner le rouf…
— Il va donc pleuvoir ?
— Oh, c’est pas l’eau d’en haut qui est à craindre, y a bien trop de vent pour qu’il pleuve… seulement il y a des chances pour qu’on embarque un peu… et dame, l’eau salée, vous savez, monsieur, ça mouille tout comme l’autre…
Beaumôme n’insista pas.
Depuis qu’il était arrivé à Dieppe, c’est-à-dire depuis trois heures de l’après-midi, le temps, en effet, avait changé.
Alors que l’amoureux de Nini avait eu, pour venir d’Angleterre en France, une mer assez belle, à peine houleuse, il semblait bien que sa traversée de retour dut être détestable.
Le vent soufflait maintenant par violentes rafales, les nuages gris qui passaient, très bas, rasant presque les flots étaient rien moins que rassurants.
Mais cela importait peu à Beaumôme qui se moquait pas mal de la tempête et de l’ouragan…
— Si ça bouillonne dans la marmite, pensait-il en lui-même, moi je m’en fiche pas mal, au contraire. Le tout c’est que cet animal de French ait l’inspiration de monter sur le pont tout à l’heure… ça c’est l’essentiel… Il monte et je me charge de le faire descendre…
Mais French allait-il monter sur le pont ?… À peine le bateau était-il sorti du port de Dieppe qu’une grande inquiétude s’emparait de Beaumôme…
Lâche et poltron, l’apache trouvait fort plaisant, fort avantageux en tous points de pouvoir assassiner French pendant la traversée. C’était commode d’abord pour se débarrasser du cadavre. S’il pouvait jeter French à l’eau, la mer garderait le secret, comme elle en garde tant d’autres, jalousement…
Et c’est pourquoi Beaumôme désirait fort pouvoir attaquer French à bord de l’Écosse.
À coup sûr, si cela était impossible, l’apache ferait contre mauvaise fortune bon cœur et assassinerait le détective à son débarquement… Oui, sans doute, puisque French n’apparaissait pas sur le pont.
— Qu’est-ce qu’il fout, cet animal-là ? grommelait Beaumôme, maintenant de méchante humeur…
Et, prenant une décision soudaine, Beaumôme se disait :
— Après tout, à l’intérieur du bateau, dans le faux-pont, il fait à peine clair, il y a bien des chances pour qu’il ne me reconnaisse pas, je ne risque pas grand-chose en allant voir ce qu’il devient..
Beaumôme quitta le pont, descendit par l’escalier du rouf, s’orienta, entrebâilla la porte du salon commun où les passagers désireux de dormir s’étaient déjà étendus sur des couchettes…
French n’y était pas…
— Cré bon sang, murmurait l’apache, pourtant il ne s’est pas foutu à l’eau tout seul ?…
Poursuivant sa visite, Beaumôme continuait à parcourir le bâtiment.
Contre la chambre des machines un fumoir s’ouvrait…
Beaumôme, par un hublot donnant sur le faux-pont examina les voyageurs.
Soudain il tressaillit d’aise. Juste devant lui, il venait d’apercevoir le détective qui, allumant une cigarette (encore une victime du tabac), causait avec l’un des garçons du bord à qui, vraisemblablement, il donnait des instructions.
— Qu’est-ce qu’il peut lui raconter ? songeait Beaumôme. Il a tort de se faire remarquer, cet animal-là, il aurait bien pu rester tranquille…
Beaumôme était homme de décision…
Avec une audace extraordinaire il entra dans le salon et, tournant le dos à French, feignit de feuilleter une revue traînant sur la table.
Beaumôme écoutait le policier discuter avec le garçon :
— Monsieur ne veut pas retenir une couchette ?
— Non, mon ami, non…
— Monsieur sait que dans une heure elles seront toutes prises ?… Monsieur regrettera…
— Si je le regrette je le verrai bien, dit-il, je préfère faire un tour sur le pont…
— Monsieur ne se rend pas compte qu’on ne peut pas tenir sur le pont, il fait froid et l’on y est trempé…
— C’est ce que je vais voir.
French, pour se débarrasser des sollicitations du steward, quitta le fumoir.
Derrière lui Beaumôme, à distance respectueuse, marchait…
— Et allez donc, Poupoule, gouaillait l’apache, c’est innocent comme l’enfant qui vient de naître. En voilà un qui perd une occasion de rester au chaud. Il est vrai que s’il a le mal de mer, je m’en vas le guérir de façon définitive et radicale…
Maintenant, sorti de l’abri des jetées et surtout sorti de l’abri des caps de la falaise, l’Écosse, parvenu dans la mer ouverte, roulait, tanguait….
À chaque lame il piquait du nez, des embruns parcouraient le pont… les rares passagers qui jusqu’alors, tant en seconde qu’en première classe, avaient voulu éviter de gagner les salons, étaient obligés, l’un après l’autre, de se retirer.
— De mieux en mieux, pensait Beaumôme…
Pour l’apache, lui, il n’avait cure des embruns…
Il s’était rencogné, à peu près à l’abri de tous les regards, garanti des paquets de mer, entre le bastingage et l’une des embarcations de secours installée sur un chevalet. De cet abri, Beaumôme ne perdait de vue aucun des mouvements de French.
Le détective, à cent lieues de se douter qu’on le surveillait ainsi, s’était d’abord arrêté au milieu de l’escalier qui faisait communiquer le faux-pont avec le pont.
Les mains dans les poches, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, il fumait un gros cigare, dans l’attitude d’un homme qui aime le voyage, aime encore plus la mer, et s’apprête à jouir du spectacle, toujours féerique d’une traversée par mauvais temps.
French, quelques minutes après, ayant essuyé une série d’embruns qui le trempait à moitié, se rendait compte que sa position n’était pas tenable…
Où se mettre pour n’être pas atteint par les paquets de mer ?…
French, imitant Beaumôme, allait s’embusquer derrière l’une des chaloupes de sauvetage et là, s’appuyant au bastingage, indifférent aux secousses du steamer, il continuait à fumer tranquillement…
— Va toujours, mon bonhomme, songeait Beaumôme, qui, feignant l’indifférence, le surveillait anxieusement… va toujours, regarde bien, regarde de tous tes yeux, regarde, car dans un petit quart d’heure…
Ce qui retenait encore Beaumôme, en effet, c’était tout simplement la présence sur le pont de deux jeunes gens qui, s’amusant du mauvais temps, s’obstinaient, en dépit du froid et de la nuit, à se promener de long en large, pour se prouver qu’ils avaient le pied marin.
Beaumôme, on le comprend, se souciait peu d’agir devant ces témoins gênants…
Et déjà l’apache, qui trouvait chaque minute interminable, se faisait un mauvais sang abominable, se demandant si ces passagers se décideraient à redescendre dans les salons, lui laissant le champ libre, ou si, au contraire, il lui faudrait abandonner tout espoir d’accoster French en cours de traversée…
— Coquin de sort, murmurait-il, je n’ai vraiment pas de veine. S’il n’y avait pas ces deux types, ça serait bouclé en une seconde… Justement qu’avec le mauvais temps qu’il y a, tous les matelots sont occupés, à bord dans le faux-pont à trimbaler des cuvettes… J’aurais été joliment tranquille pour l’opérer, ce French…
Soudain, définitivement trempés, les deux passagers que maudissait Beaumôme décidèrent d’aller se mettre à l’abri…
Et dès lors, sur l’arrière du pont de l’Écosse il ne resta plus en présence que Beaumôme et French…
L’apache, abandonnant sa cachette, se cramponnant aux agrès pour ne pas trébucher aux coups de tangage qui par instant faisaient cabrer le steamer, traversa le pont, un mauvais sourire aux lèvres…
Vraiment, Beaumôme ne risquait rien…
Le steamer semblait désert, de l’arrière à l’avant on ne voyait personne, pas même les officiers du bord, probablement enfermés dans la petite cabine placée au centre de la passerelle de commandement…
— Zoum ! murmurait l’apache, en avant la musique… c’est simple comme une pilule à avaler…
Profitant d’un moment où le steamer dansait un peu moins, Beaumôme vint s’accouder près de French et poliment le salua…
Après tout, il faisait si noir qu’il n’y avait aucun danger d’être reconnu.
Et puis ça allait se faire si vite… Beaumôme, retirant sa casquette, demanda :
— Pardonnez-moi, monsieur, mais vous fumez ? je voudrais bien en faire autant, seulement je n’arrive pas à enflammer une allumette, voudriez-vous me passer un peu de feu ?
Sans défiance, French se releva et, s’appuyant du dos au bastingage, tendit son cigare à Beaumôme :
— À votre disposition, monsieur…
Mais Beaumôme, en une seconde, profita de la situation…
L’apache jetait sa cigarette…
— Merci, monsieur…
En même temps qu’il disait ces mots, de toute sa force, Beaumôme assénait un violent coup de poing, en pleine figure, au malheureux French, cependant que de sa jambe droite, il lui faisait un habile croc-en-jambe…
Surpris, aveuglé, à demi assommé, French, sans un cri, s’écroula sur le pont…
L’Écosse, à ce moment-là, donnait de la bande. Beaumôme n’eut plus qu’à prendre le malheureux détective aux épaules, et, d’une poussée, à l’envoyer rouler à la mer…
L’homme s’enfonça aussitôt, happé par le remous des hélices, sans que, dans le vent hurlant, dans le fracas des lames, on eût entendu seulement le bruit de sa chute.
Cela s’était fait si facilement que Beaumôme en était stupéfait…
Penché sur le bastingage, cherchant des yeux l’endroit où French venait de s’engloutir :
— Bois pas tout, hein ? vieux frère ? disait-il au noyé, tu mettrais le bateau à sec, ça ne ferait pas mon affaire…
Mais soudain Beaumôme se redressa. Il était livide.
Une sueur froide perlait à son front !
C’est que dans le sifflement du vent, dans le brouhaha des lames et de la tempête, Beaumôme, distinctement, avait entendu une voix articuler :
— Assassin. Au secours… À l’assassin…
Et Beaumôme, se retournant, avait compris.
Oui ! tandis qu’il parlait à French, tandis qu’il s’approchait du détective, quelqu’un était monté sur le pont qui l’avait vu commettre son assassinat.
Beaumôme, après une seconde d’émotion terrible, se rua vers l’ombre, indistincte, à demi sortie de l’escalier du rouf..
— Ah ! toi… hurla-t-il…
Beaumôme avait tiré de sa poche son couteau… Il voyait rouge, la folie du crime lui montait au cerveau…
Mais comme il rejoignait l’ombre dénonciatrice, il s’arrêta près d’elle à la frôler… Cette ombre, c’était une femme…
Cette femme, Beaumôme l’avait reconnue. Il bégaya son nom d’une voix ahurie :
— Lady Beltham… Mme Garrick.
Oh ! Beaumôme n’avait pas à hésiter.
Il savait qui était lady Beltham. Les journaux avaient publié le portrait de Mrs Garrick, la disparue de Putney.
C’était limpide. La jeune crapule avait tout de suite mis en place les personnages et leurs rôles : French avait arrêté Mrs Garrick, il la ramenait au procès.
Et si Nini avait fait tuer le détective, c’était assurément qu’il ne lui plaisait pas que la comparution eut lieu…
Pourquoi, par exemple, Nini s’occupait-elle du drame de Putney ? Beaumôme ne le savait pas ! Il ne perdait, d’ailleurs, pas de temps à y réfléchir…
La femme, en le voyant s’élancer sur elle, s’était tue.
Beaumôme l’empoigna par le bras, il l’entraîna sur le pont et, à mi-voix, il demanda :
— Vous étiez avec French ?
— Assassin…
— Si vous parlez, vous êtes perdue…
Lady Beltham, avec des yeux d’épouvante, toujours prête à appeler au secours au moindre mouvement suspect de Beaumôme râlait encore :
— Perdue… je ne vous comprends pas…
— Allons donc… vous étiez avec French, n’est-ce pas ?… Oui ?… il vous ramenait pour faire innocenter Garrick ?… Écoutez, si vous appelez, si vous dites ce que je viens de faire, on croira que c’est vous qui m’aviez donné l’ordre de tuer… Vous me comprenez ?… Oui ?… Si vous ne dites rien, ma foi, tant pis. Moi je ne vous ai pas vue ! Vous êtes libre… Maintenant, faites ce que vous voudrez… me dénoncerez-vous ?
Des lèvres blêmes de lady Beltham, enfin, quelques mots s’échappèrent :
— Laissez-moi… laissez-moi… je ne sais pas ce que vous dites. je n’ai rien vu… je ne veux pas être votre complice, je n’ai rien vu…
Alors Beaumôme retrouva tout son sang-froid :
— Du moment que vous n’avez rien vu, c’est tout ce que je demande, moi… Au revoir, madame… Bien du plaisir… Tout de même vous n’êtes pas reconnaissante, car je vous ai rendu un fameux service… Mais du diable si je m’en doutais…
Et Beaumôme, pirouettant sur ses talons, s’éloigna de lady Beltham, descendit dans le rouf, alla tout tranquillement se mettre à l’abri…
— Parbleu, pensa-t-il, je fais un drôle de métier, voilà que je veux travailler pour Nini, et c’est surtout Mme Garrick que j’oblige… Tout çà, c’est pas très clair, mais zut pour la fanfare. Qu’ils se débrouillent entre eux…
Dix minutes après Beaumôme dormait du sommeil des innocents.
***
Vingt-quatre heures plus tard, à Londres, sur ces mêmes quais de la Tamise où l’assassinat de French avait été décidé, Beaumôme attendait Nini.
Et Beaumôme avait préparé toute une série de mensonges.
La fille, cette fois, n’était pas en retard. La femme de lord Ascott se précipita, haletante, vers Beaumôme :
— Eh bien ? demanda-t-elle…
— Eh bien ? c’est de l’ouvrage fait. French est refroidi et, à moins qu’il n’ait nagé jusqu’ici…
Mais Nini n’avait pas envie de plaisanter :
— Tu l’as foutu à l’eau ?
— Oui…
— Facilement ?
Beaumôme hésita…
Fallait-il avouer combien, en lui-même, le meurtre avait été aisé à accomplir ?
— Facilement ? non ! mais enfin il est dans le jus tout de même !… dame, tu sais, Nini, je ne suis pas un bonhomme à me laisser épater, moi…
— Il a crié ? il s’est débattu ? est-ce qu’on te soupçonne ?
— Plus souvent, quand je remets un type à zéro, ça se fait en silence… non, Nini, tu peux te caler sur les deux oreilles, personne ne se doutera jamais de rien. Mais tu sais ce que tu m’as dit, hein ? nous deux, maintenant ?…
— Bas les pattes ! cria Nini en se dégageant… bas les pattes. Je t’ai promis ce que je t’ai promis, c’est vrai… mais quand je serai tranquille… et je ne le suis pas.
Du coup Beaumôme fronça les sourcils :
— Quoi ? il y a encore quelque chose qui te gêne ?
— Oui…
— Et c’est ?
— Une bonne femme…
Beaumôme tressaillit, il eut peur :
— Une bonne femme ?
— Une policière… la Davis…
Beaumôme respira !
Il aimait infiniment mieux entendre parler de mistress Davis que de lady Beltham.
— Bon… si tu veux ?… celle-là aussi… hein ? qu’en dis-tu ? On l’épure, la police ?