31 – LIBRE
Le procureur général arpentait son cabinet d’un air tout réjoui, il se frottait les mains, un sourire s’épanouissait sur ses lèvres et son visage exprimait une profonde satisfaction.
— Cette fois, déclara-t-il à quelqu’un qui demeurait assis aussi immobile que lui était agité, cette fois, nous le tenons bien, bravo, monsieur Juve, l’arrestation de Fantômas que vous venez de faire est un véritable coup de maître.
— J’ai eu de la chance, voilà tout, déclara le policier.
Les deux hommes étaient réunis depuis déjà quelques instants dans le cabinet du procureur au Palais de Justice et pourtant il était à peine huit heures du matin, mais, après les événements de la veille, l’un comme l’autre avaient peu dormi, et bien que s’étant donné rendez-vous à une heure fixe, ils étaient arrivés tous deux avec au moins vingt-cinq minutes d’avance.
Le procureur, incapable de dissimuler sa satisfaction, poursuivit à haute voix, cependant que Juve l’écoutait, silencieux.
— Quelle audace a eu ce monstre. Avoir assassiné ce pauvre Pradier. Et avoir osé prendre sa place. C’est inimaginable, cela dépasse en horreur…
— Fantômas, interrompit Juve, ne s’est jamais préoccupé de faire mourir ses victimes doucement.
Le procureur, malgré lui, réprima un frisson :
— Et dire, fit-il, que pendant trois semaines nous avons vécu, mes collègues et moi, dans son voisinage, dans son intimité, sans soupçonner seulement une seconde l’identité exacte de celui que nous prenions pour notre infortuné collègue, savez-vous, monsieur Juve, que nous aurions fort bien pu être assassinés par lui ?
— En effet, monsieur le procureur, en effet.
— Enfin, soupira le haut magistrat dont la satisfaction était évidente, enfin l’essentiel c’est qu’il soit arrêté.
Le procureur, brusquement, courut à un coffre-fort qui se trouvait au fond de son cabinet. Il l’ouvrit avec une impatience fébrile, considéra son contenu :
— Heureusement, murmura-t-il, que nous avons pu sauvegarder cet argent, ces bijoux, et qu’avant d’être pris Fantômas n’a pas eu le temps de les faire passer à l’un quelconque de ses complices, car vous savez, monsieur Juve qu’il s’agit d’une véritable fortune, un million au bas mot.
— Je sais, monsieur le procureur, je sais.
Le magistrat se rapprocha du policier, car celui-ci interrogeait à son tour d’une voix qu’il assourdissait autant que possible :
— On ignore, n’est-ce pas, monsieur le procureur général, ce qui s’est passé hier et la substitution que j’ai faite de ma personnalité contre celle de Fantômas, et enfin l’arrestation du faux juge d’instruction ?
— On l’ignore en effet monsieur Juve, mais la vérité ne tardera pas à être connue. Toutefois, reprit le procureur en se grattant le nez, je me demande ce que nous allons faire. La situation est délicate. Évidemment, il faut télégraphier à Paris, prévenir la Sûreté en même temps que l’on fera connaître l’assassinat du véritable Pradier. Et puis, il y a l’instruction : le ministre de la Justice va évidemment désigner un nouveau juge, tout cela est fort compliqué.
— Fort compliqué, en effet, monsieur le procureur.
Juve soudain s’arrêtait et prêtait l’oreille. Le haut magistrat qui s’entretenait avec lui écoutait également.
Dans les couloirs du Palais, tout au moins dans le couloir attenant au cabinet du procureur général, on entendait des bruits confus de voix, des pas qui allaient et venaient, et comme à cette heure d’ordinaire le Palais de Justice était désert, que même le concierge chargé du nettoyage des salles et des bureaux ne faisait jamais de bruit car, jusqu’à onze heures du matin, il se promenait en pantoufles, le haut magistrat éprouvait une véritable surprise.
— Quel est ce bruit ?
Le procureur ouvrit la porte, sortit dans le couloir et vit deux hommes qui parlementaient.
C’étaient le concierge du Palais et le sieur Jacquinet, gardien en chef de la prison.
M. Anselme Roche appela Jacquinet :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous ?
Le gardien s’approcha respectueusement, s’inclina devant le magistrat, puis répondit :
— Je demandais M. Pradier, monsieur le procureur général.
— M. Pradier ? reprit le magistrat, pourquoi donc ?
Le gardien, d’un air ennuyé, répliquait :
— Parce que j’avais à lui parler…
— À lui parler à cette heure-ci ? Est-ce donc bien urgent ?
— Oui, monsieur le procureur général.
— M. Pradier n’est pas là, il est parti, parti pour quelque temps même. Ne pouvez-vous pas me communiquer ce que vous aviez à lui dire ?
— Si, monsieur le procureur général, poursuivit le gardien chef, mais…
L’homme, en interrompant sa phrase, jetait autour de lui des regards inquiets. Le procureur comprit :
— Vous voulez être seul pour parler ? soit, venez dans mon cabinet.
Dans le bureau du procureur général, Jacquinet hésita encore à faire ses déclarations au magistrat, car il venait de s’apercevoir qu’une tierce personne qu’il ne connaissait pas se trouvait dans la pièce. Le procureur, prévenant tout scrupule, déclara :
— Vous pouvez parler devant monsieur, Jacquinet, je vous écoute.
— Eh bien, voilà, dit-il, M. Juve n’est pas rentré.
— Quoi ? fit le procureur général, abasourdi par cet incompréhensible préambule, et qui jetait les yeux précisément à ce moment sur Juve, qui n’avait pas bougé de son fauteuil.
Mais le gardien insista, précisa :
— Je lui ai ouvert sa cellule à minuit, comme c’était convenu et depuis…
Aux dernières paroles du gardien chef, Juve s’était levé brusquement, comme mû par un ressort. Le policier était devenu tout pâle ; quand au procureur général, il suffoquait.
— Expliquez-vous, précisez, que signifie cette histoire ?
L’excellent Jacquinet, lui aussi, devinait qu’il avait dû mal comprendre les ordres, ou qu’il avait commis quelque grosse bévue. Il se troublait de plus en plus, balbutiant d’inintelligibles paroles :
— Eh bien, fit-il, voici : hier matin, monsieur le procureur général, vous m’avez fait prévenir que j’aurais à exercer sur un détenu que l’on amènerait l’après-midi une surveillance toute spéciale, qu’il fallait à ce sujet m’entendre avec le juge d’instruction au sujet des précautions à prendre.
— C’est exact, reconnut le procureur qui, se tournant vers Juve, lui expliqua : nous attendions à ce moment l’arrivée du condamné de Louvain, vous savez qui je veux dire ?
Juve hocha la tête silencieusement, le gardien chef poursuivit :
— J’ai donc été trouver M. Pradier à trois heures de l’après-midi et il m’a dit ceci : « Alors comme ça, Jacquinet, c’est vous qui, en votre qualité de gardien chef, allez être chargé de la surveillance de l’individu extradé de la prison de Louvain, que les gendarmes amènent ici et qui sera sous les verrous dans une heure ou deux ?
« — Oui, monsieur le juge.
« — Savez-vous, m’a demandé alors M. Pradier, qui est ce prisonnier ?
« — Je lui cri répondu : « Oui, monsieur Pradier, je sais que c’est Fantômas. » « Bien, qu’il m’a dit alors, écoutez : vous croyez que c’est Fantômas ? Or, ce n’est pas lui, c’est un policier qui, provisoirement, a pris sa place pour des raisons que vous n’avez pas à connaître, et ce policier n’est autre que le célèbre inspecteur Juve. »
— Est-ce exact, monsieur le procureur général ?
— C’est exact, déclara le magistrat d’une voix tremblante, et M. Pradier ne vous a dit que la vérité jusqu’à présent.
Le gardien chef avait un soupir de satisfaction :
— Eh bien, tant mieux, fit-il, cela me plaît mieux, j’avais peur d’avoir fait une gaffe.
— Continuez, Jacquinet.
— Je continue, monsieur le Procureur… Pour lors, M. Pradier m’a dit : « L’extradé que l’on amène et qui passe aux yeux de tous pour être Fantômas, n’est donc autre que M. Juve. Comme il faut que tout le monde l’ignore, lorsque les gendarmes vous amèneront le détenu, vous le mettrez dans une cellule à part et vous le surveillerez en personne ; vous aurez l’air de faire la plus grande attention à ce prisonnier, car, je vous le répète, il faut que tout le monde soit convaincu que c’est bien Fantômas qui est enfermé sous votre garde. Toutefois, comme il s’agit de M. Juve, lorsque minuit sonneront, vous vous rendrez à sa cellule, vous lui ouvrirez la porte et vous le ferez sortir de la maison d’arrêt, et ceci dans le plus grand mystère, avec les plus grandes précautions. Il ne faut pas qu’on le voie, qu’on le sache, avez-vous bien saisi ? »
Sans doute, l’excellent gardien chef avait bien compris les subtiles recommandations du faux Pradier, et Juve et le procureur qui entendaient le gardien chef remémorer ces instructions de Fantômas avaient bien compris aussi.
Ah ! cette fois, l’audace du bandit et son habileté se manifestaient d’extraordinaire façon. Pourquoi diable le Roi du Crime avait-il donné un tel ordre au gardien de la prison ?
Oh, ce n’était pas difficile à comprendre, si l’on admettait pour un moment que Fantômas était l’homme des résolutions rapides, des décisions spontanées.
Lorsqu’il avait été pour ainsi dire cerné dans son cabinet, Fantômas s’était rendu compte que toute fuite était impossible, il avait compris que Juve, en allant chez le procureur, allait le démasquer et que d’un instant à l’autre on allait venir l’arrêter.
Or, Fantômas avait dû se demander ce qu’on ferait de lui si on l’appréhendait et conclure que vraisemblablement on l’enverrait en prison. Si donc il parvenait à s’échapper, ce ne pouvait être qu’après avoir passé par la prison.
Alors, une idée merveilleuse avait germé dans l’esprit du bandit. Il avait donné des ordres tels au gardien chef, qu’il avait réussi à se rendre plus libre en prison que partout ailleurs. Juve et le procureur comprenant enfin la ruse demeuraient consternés. Le procureur général se ressaisit et, s’adressant au gardien chef, il questionnait encore :
— Continuez donc, Jacquinet, dites-nous l’histoire jusqu’au bout, qu’avez-vous fait à minuit ?
Le gardien chef répliquait simplement :
— J’ai ouvert à M. Juve. Qu’auriez-vous fait à ma place ?
Juve, atterré, ne prononça pas une parole, il se serra la tête entre les mains. Le procureur général ne trouvait rien à dire non plus. Une pensée lui vint soudain et toute la rage qu’il contenait en lui-même jusqu’alors éclata :
— Mais, bougre d’imbécile, hurla-t-il en foudroyant du regard l’infortuné gardien qui reculait terrifié jusqu’au fond de la pièce, mais, bougre d’imbécile, vous ne vous êtes donc pas aperçu que le prisonnier que l’on vous a amené était le juge d’instruction avec lequel, une heure auparavant, vous veniez de vous entretenir ?
Le haut magistrat serait devenu subitement fou que Jacquinet ne l’aurait pas regardé avec plus d’ahurissement. Il écarquilla les yeux, stupéfait, ouvrit une bouche immense, resta quelques instants paralysé de stupeur.
Mais Jacquinet avait du bon sens et de la logique. Il se reprit, et, interrogeant à son tour, il observa :
— Pardon, monsieur le procureur général, pardon, je ne sais pas si je viens de faire une bêtise, c’est possible, mais, pour ce qui est de me dire que le prisonnier d’hier soir et M. le juge d’instruction c’étaient la même personne, non, jamais de la vie. Je connais bien M. Pradier, avec sa barbe, sa moustache, ses favoris, ses grands cheveux grisonnants et bouclés, sa bonne figure cordiale. Or, l’homme que m’ont remis les gendarmes avait un visage anguleux, des yeux rudes, la face complètement rasée, ce n’est pas M. Pradier. C’était bien une tête de policier, j’ai tout de même un peu de flair, et, sans l’avoir jamais vu, j’ai reconnu Juve.
Le procureur se retourna vers l’inspecteur de la Sûreté :
— Monsieur Juve, déclara-t-il, vous entendez ce sinistre crétin, il vous a reconnu.
Et, cependant que le procureur se tordait les mains dans un geste d’accablement et que Jacquinet, de plus en plus abasourdi, regardait alternativement le magistrat, puis le personnage inconnu que M. Anselme Roche venait d’appeler Juve, l’inspecteur de la Sûreté se leva. Très calme, presque avec ironie, il déclara :
— Il y a des malchances qui s’acharnent sur des gens et véritablement la nôtre est exagérée. Vous ne pouvez pas incriminer ce gardien d’avoir commis cette erreur, monsieur le procureur général. Il a obéi aux ordres de son chef, et il a bien fait. Nous avions pris Fantômas, il s’est évadé, soit. Mais il part démasqué, sans argent, traqué de toutes parts. Au fond, peut-être cela vaut-il mieux. Sa fuite, réelle désormais, lorsque nous l’aurons repincé, nous évitera toutes sortes de formalités, car nous le repincerons, monsieur le procureur général, j’en ai la certitude, nous le repincerons.
Un coup discret à la porte du cabinet.
— Entrez, fit le magistrat.
C’était un télégraphiste qui apportait une dépêche.
— Monsieur le procureur, demanda ce jeune homme.
Anselme Roche s’avança, prit la dépêche.
— Tenez, fit-il en tendant le papier à Juve, c’est pour vous.
L’adresse du télégramme était ainsi libellée :
Procureur général de Saint-Calais, pour remettre à Juve, inspecteur de la Sûreté.
Juve déchira le pointillé et, de sa voix grave, lut le texte du télégramme, qui était ainsi conçu :
Fantômas s’est sauvé de prison, mais je suis sur ses traces. Fandor.
La dépêche était datée d’Orléans.
— Eh bien, monsieur Juve, que pensez-vous ? interrogea le procureur.
Juve ne répondit pas. Il prit en hâte son pardessus, son chapeau, puis, une fois prêt, revint vers le magistrat, s’inclina devant lui :
— Monsieur le procureur général, déclara Juve, je pense que les minutes sont précieuses et que je n’ai plus un instant à perdre pour rattraper Fantômas. J’ai bien l’honneur de vous saluer.
FIN