13 – FANTÔMAS SORT PAR LA PORTE
M. Von den Goossen, directeur général du bagne de Louvain, avait quelques connaissances des charges incombant à son poste de directeur, et des principes bien arrêtés sur la façon dont il devait se conduire en qualité de fonctionnaire.
Ses principes différaient essentiellement de ses connaissances.
En tant que directeur de prison, M. Van den Goossen était presque un brave homme. Il n’en voulait aucunement aux détenus placés sous ses ordres, et même leur vouait une certaine sympathie, car il songeait non sans une certaine logique que c’était aux détenus qu’on devait les prisons, et aux prisons qu’on devait les places de directeurs.
En revanche, en tant que fonctionnaire, M. Van den Goossen était intraitable.
Il y avait des moments dans l’année, où, invariablement, le directeur indulgent faisait place au redoutable fonctionnaire. Ces moments-là, que les sous-ordres prévoyaient à l’avance, étaient ceux où la commission de surveillance venait visiter la prison, visite qui s’achevait par un rapport élogieux.
M. Van den Goossen qui savait pourtant mieux que quiconque, – car il y avait fort longtemps qu’il appartenait à l’administration, – l’inanité de ces visites, continuait de les redouter.
Les jours où la commission de surveillance parcourait les bâtiments, M. Van den Goossen accablé, anéanti, demeurait dans son cabinet prêt à recevoir une réprimande, résigné d’avance à un blâme qui entraverait sa carrière, blâme qui n’intervenait jamais, qui ne pouvait intervenir.
— Vous ferez passer ces messieurs à tel endroit, expliquait au major, la veille au soir, M. Van den Goossen, vous leur montrerez tel atelier, vous ferez en sorte qu’ils ne puissent causer qu’avec tel détenu.
S’il n’avait pas eu un esprit timoré, M. Van den Goossen eût réellement été convaincu que ses précautions le mettaient à l’abri de toute espèce de surprise.
— Nous voudrions voir aujourd’hui les ateliers, les cuisines, puis l’aile D.
Pour la première fois, le chef de la commission de surveillance, en arrivant au bagne de Louvain, posait en principe qu’il entendait choisir les parties de la prison à visiter.
Cela fit scandale. Tellement que même le président de la commission, un excellent vieillard dont les cheveux blancs encadraient un visage rose et serein, presque un visage d’enfant, éprouva aussitôt le besoin de s’expliquer :
— Je vous demande cela, monsieur le major, ajouta-t-il, pour donner satisfaction à monsieur, à monsieur qui est délégué d’une prison autrichienne et qui tient à recueillir des renseignements relativement à la façon dont nous habillons les prisonniers en Belgique.
C’était sans réplique.
Le major s’inclina non sans jeter un furtif coup d’œil au délégué autrichien qui s’efforçait de recueillir des renseignements et entendait remplir consciencieusement une de ces missions dont, en général, les bénéficiaires se moquent comme de leur première chemise.
— Par ici, messieurs, proposa le major.
On monta d’abord tout en haut d’un bâtiment et le major annonça :
— La réserve des vêtements, messieurs. Ici le linge de corps, plus loin, les couvertures, le linge de lit. Plus loin, ces grands rouleaux, le drap dont on fait les vareuses des prisonniers pour l’hiver. À droite, la toile blanche qui sert pour la tenue d’été.
On se serait cru, certes, non pas dans une prison, mais dans une quelconque administration.
— Descendons, si vous le voulez bien, continuait le surveillant qui cet après-midi-là remplissait les fonctions de guide. Nous allons passer à l’atelier du tailleur.
C’était au-dessous du grenier, une sorte de petite pièce proprette, garnie dans son entier par une vaste table de bois blanc sur laquelle deux hommes étaient accroupis et qui, armés d’énormes ciseaux, découpaient du drap sans relâche.
Le major, cependant, pressait son monde :
— Par ici, messieurs, par ici. Nous arrivons aux réserves.
À la suite de l’atelier de tailleur s’étendait une grande pièce communiquant avec d’autres grandes pièces, et toutes encombrées de casiers dont les planches étaient garnies d’un amoncellement de vareuses, de pantalons, de gilets confectionnés à l’avance et destinés aux six cents prisonniers.
Le gardien suivait les pièces, répétant :
— Il y en a pour toutes les tailles, mais il n’y en a pas pour tous les goûts. Le modèle est rigoureusement uniforme.
C’était sa plaisanterie favorite.
— Si vous voulez venir, messieurs, nous pouvons aller visiter la buanderie.
Les membres de la commission se précipitèrent derrière lui.
Le délégué autrichien, le gros petit homme aux vêtements rayés en large, sortit le dernier, bedonnant, essoufflé, poussant son petit cri guttural :
— Auch, auch.
Il était satisfait, peut-être en admiration devant l’ordre régnant dans la prison, peut-être encore, totalement indifférent.
Ce gros petit homme, d’ailleurs, était toujours en retard. Par bonheur, la visite tirait à sa fin.
— Voulez-vous voir les prisonniers ?
La commission de surveillance allait tranquillement répondre, estimant qu’elle en avait assez fait, qu’elle ne tenait guère à visiter les détenus, qu’elle les verrait la prochaine fois, lorsque avant tout le monde, le délégué autrichien retrouva un peu de français pour répondre :
— Che foudrais beaucoup visiter l’aile D de la prison.
Comment s’y refuser ?
— Conduisez-nous à l’aile D, monsieur le major.
Le cortège s’ébranla de nouveau. De nouveau, la commission traversait des courettes, de longs couloirs, avec un ennui visible.
Ce n’était d’ailleurs pas chose nouvelle, ni pour les membres de la commission, ni pour le major, que la visite des prisonniers.
Elle s’opérait toujours de la même manière.
S’il y avait six membres présents à la commission de surveillance, les six membres désignaient au hasard six cellules au gardien. Ces six cellules étaient ouvertes. Les six détenus qui s’y trouvaient conversaient quelques minutes avec leurs visiteurs. Puis on s’en allait voir le directeur et lui porter l’assurance que la commission se déclarait très satisfaite de ce qu’elle avait été admise à visiter.
Il en fut cette fois comme d’habitude.
***
— Che fous remercie, vous êtes pien aimables, c’édre drés indéressant bour moi.
Le délégué autrichien se confondait en salutations devant le major qui lui ouvrait la cellule qu’il avait choisie.
Le major, qui était furieux d’avoir été toute la journée de corvée, pressait le petit homme, sans avoir l’air, de tenir compte de ses actions de grâce :
— Entrez, entrez, quand vous frapperez, je viendrai vous ouvrir.
La porte s’était refermée sur le délégué.
Et alors, avec une rapidité inconcevable, le délégué autrichien changea d’attitude.
— Vite, murmurait-il, sans trace d’accent allemand. Dépêchez-vous, cachez cela dans votre lit. Il faut que dans un quart d’heure, pas même, dans cinq minutes, vous ayez changé de vêtements. Vous vous coucherez quand on ouvrira à nouveau votre cellule, pour qu’on ne vous voie pas habillé.
En même temps, et sans tenir compte de la surprise extrême qui se peignait sur le visage du D. 33, le délégué autrichien, tirait de dessous son gigantesque paletot, un costume de gardien, évidemment subtilisé au cours de la visite au vestiaire.
— C’est bien compris ? Habillez-vous, couchez-vous, et ne tentez rien avant mon départ. Dans la poche de la vareuse, se trouvent une barbe et une moustache, vous savez vous en servir ?
Le D. 33, livide d’émotion, s’était redressé :
— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
L’étonnant délégué autrichien souffla très bas :
— Ne vous occupez pas de cela, je viens de la part de Bébé. Faites vite. C’est moi qui vous ai télégraphié hier.
Déjà il avait reboutonné son grand paletot. Déjà il frappait à la porte de la cellule. Le gardien ouvrit. La commission était réunie, attendant son hôte.
— Cèdre drès indéressant, bassionnant, insdructif, je suis drès satisfait.
Il n’avait dû apprendre, l’excellent homme, que les mots de louange.
Or, comme il parlait, la commission s’ébranlait précédée du major qui, heureux d’en avoir terminé, conduisait tout son monde vers le bureau du directeur.
On descendit l’escalier de l’aile D. On commença à suivre le chemin de ronde. Soudain, le délégué autrichien se frappa le front :
— Auch, s’écriait le petit homme, que c’êdre condrariant, j’ai berdu mes lunettes, je les ai bosées dans la cellule du contané.
Une émotion se manifesta naturellement dans le cortège.
— On va aller vous les chercher, proposait le président.
Mais cela ne faisait pas l’affaire du délégué autrichien.
— Non, non, protesta-t-il, qu’on m’y fasse contuire bar un autre cardien. Je les drouverai tout te suite, et buis je vais vous dire adieu, gar je ne feux bas déranger M. le Herr Tirector.
Les membres de la commission, à cette déclaration, se consultèrent du regard.
— Qu’il en soit fait comme vous le désirez, finit par approuver le président de la commission. On va prévenir un gardien.
Peu de temps après, le D. 33, couché dans son lit, voyait s’ouvrir la porte de sa cellule. C’était le délégué autrichien qui revenait le retrouver.
— Che fiens gerger mes lunettes.
Le petit homme, sous la conduite d’un gardien et n’ayant même pas l’air de voir le condamné, s’agenouilla à même le sol, fouilla sous la paillasse.
Le gardien protesta :
— Mais ne vous donnez donc pas la peine, monsieur, laissez-moi chercher.
— Z’est g’on ne voit pas clair.
Le gardien proposa :
— Eh bien, attendez-moi, monsieur, je m’en vais aller allumer, je pourrai vous éclairer.
Le gardien sortit de la cellule, repoussa la porte et courut jusqu’au commutateur situé au bout du couloir.
Or, pendant qu’il était absent, le délégué autrichien, en une seconde et moins peut-être, se débarrassa de son paletot, apparut habillé seulement d’un pantalon très large, d’une chemise, d’une chemise semblable à celle du détenu :
— Vite, vite, toi, Fantômas, enveloppe mes vêtements dans cette grande toilette noire. Tu diras ce que tu voudras, quand le gardien va revenir tu inventeras que le délégué autrichien est déjà parti. Va cacher ces habits quelque part dans la prison, tiens, à la buanderie. Dans trois jours seulement je ferai reconnaître qui je suis et que tu t’es évadé.
Fantômas, déjà, avait bondi hors de son lit. Il était revêtu de l’uniforme de gardien que le faux délégué autrichien lui avait passé quelques minutes auparavant.
Il lui fallait une seconde pour empaqueter dans la toile noire le pardessus et le pantalon de son sauveur. Il demanda encore haletant :
— Mais qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ?
Puis il se tut. Le pas du gardien qui était parti tourner la lumière électrique résonnait tout proche.
Fantômas, bien qu’il tremblât, fit preuve d’une superbe audace. À peine le gardien poussait-il la porte qu’il lui jeta :
— Eh bien, mon vieux, t’as encore de la chance que je sois passé là avant la ronde de nuit qui s’amène. C’est toi qu’avais laissé la porte ouverte ? qu’est-ce qui t’a pris ?
Le gardien était à la porte, immobile, muet de stupeur. Puis il demanda :
— Mais qu’est-ce qu’est devenu le délégué autrichien ? faisait-il enfin et d’où que tu viens, toi ?
Il regardait Fantômas, presque soupçonneux. Le bandit, toutefois, paraissait si sûr de lui, si tranquille, que l’homme n’insista pas.
— Où est le délégué ? reprit-il.
— Le délégué, mon vieux, un petit homme vêtu d’un grand pardessus et qui tenait à la main des lunettes d’or ? Il a fichu le camp juste quand j’arrivais, c’est ça qui m’a fait remarquer que la cellule était ouverte.
— Eh bien, nom d’un chien, c’est malheureux tout de même. Voilà un bonhomme que j’emmène pour chercher une paire de lunettes, je le quitte une seconde pour aller ouvrir l’électricité et il en profite pour s’éloigner en laissant la porte ouverte. Il n’est pas malin celui-là.
— T’as de la chance que je sois passé.
— Ça, c’est vrai. Tu es nouveau ici ? Je ne te connais pas.
— J’étais à la boulangerie. Maintenant, je passe gardien en pied et je viens faire du service de nuit à l’aile D.
— Ah bon, c’est parfait. Merci, vieux.
Le premier gardien fit sortir Fantômas de la cellule, ferma la porte, ronchonnant toujours :
— C’est de la veine que le D. 33 n’ait pas rouspété et même qu’il ne soit pas bavard. Si seulement il racontait que sa porte est restée ouverte, j’crois que je pourrais faire mon deuil de ma retraite.
Le gardien s’interrompit. Au bout du couloir, la ronde de nuit approchait. Le major héla les deux gardiens :
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ?
— Rien, major. On refermait une porte.
— C’est bon. Et vous, qu’est-ce que vous portez là ?
La phrase s’adressait à Fantômas :
— Major, c’paquet-là, c’est des vêtements qu’on m’a donné à l’infirmerie pour que je les brûle. Seulement, je suis nouveau, je ne sais pas où est le calorifère.
— Dans la cour, l’escalier B, vous verrez, la seconde cave. Allez brûler ça. Le médecin défend qu’aucun vêtement sortant de l’infirmerie soit introduit dans la prison. Si l’on vous rencontrait, vous auriez sur les doigts.
Tout en parlant, le major continuait sa ronde.
Il arriva à la hauteur de la cellule d’où venait de sortir Fantômas. Il ouvrit l’ « espion ».
Le bandit, à nouveau, se sentit frémir.
Fantômas qui n’avait pas eu le temps de le contempler au moment de son évasion, alors qu’hâtivement il empaquetait les vêtements de son sauveteur, qu’il mettait la barbe et la moustache postiches dont il n’avait osé se munir qu’à la dernière minute, se penchait par-dessus l’épaule du surveillant, regardait lui aussi avec curiosité à travers l’ « espion ».
Fantômas ne dit rien, ne fit aucune remarque…
Même il murmura :
— Eh bien, Major, je vais au calorifère.
Seulement à cet instant, Fantômas était blême, Fantômas sentait ses jambes vaciller sous lui, il était terrifié, anéanti. Dans le délégué autrichien qui avait pris sa place, dans celui qui se donnait comme un envoyé de Bébé, dans celui qu’il avait pris pour un complice, il venait de reconnaître qui ? Son plus mortel ennemi, le Roi des policiers : Juve.
C’était Juve qui, volontairement, venait de lui rendre la liberté. C’était Juve qui avait pris la place de Fantômas. Et Fantômas se demandait pourquoi, avec une anxiété fébrile.
Il était sept heures dix lorsque Fantômas, portant toujours son paquet sous le bras, se rendit au calorifère après avoir reconnu Juve à travers l’ « espion ».
Deux heures plus tard le bandit se trouvait encore dissimulé dans les sous-sols de la prison. Enfoncé dans un coin d’ombre, il réfléchissait.
— Juve, songeait Fantômas, que veut-il ? Que médite-t-il ?
Il lui apparut très vite que Juve ne devait pas s’être aperçu que lui, Fantômas, l’avait reconnu.
Et cette pensée rassurait le Maître de l’Épouvante.
— Parbleu, songeait Fantômas, Juve s’est dit : « Je vais faire évader Fantômas, puis, dans quelques heures, je crierai cette évasion, je la proclamerai, j’en donnerai pour preuves mes habits que je ferai retrouver cachés dans la buanderie. Il faudra bien que l’on me relâche, il faudra bien que l’on me rende à la liberté et j’en profiterai pour recommencer ma poursuite acharnée contre l’ennemi ».
Or, pensant cela, Fantômas, riait :
Ah, Juve avait pensé se moquer de lui, le faire sortir de la prison, où lui-même entrait, pour mieux pouvoir l’atteindre.
Eh bien, soit. Fantômas acceptait le défi, c’était volontairement que Juve s’était fait incarcérer, escomptant que sa mise en liberté ne souffrirait aucune difficulté. Il lui prouverait le contraire :
— Je vais jeter les habits de Juve dans le calorifère, je vais les anéantir. De la sorte, Juve ne pourra plus proclamer sa personnalité. On ne le croira pas. Il a voulu être Fantômas, il le sera. Il le restera. Il restera prisonnier ici, toute sa vie, à ma place.
D’un pas délibéré, Fantômas quitta le coin noir où il se dissimulait. Il suivit une enfilade de caves, il s’orienta. Quelques minutes plus tard, il ouvrait la porte du calorifère, il y jetait le paquet de vêtements qu’il avait conservé jusqu’alors.
Puis après avoir un peu tisonné le foyer du calorifère, il s’éloigna. Il n’était pas embarrassé maintenant pour sortir de la prison.
Remontant dans les cours, il se mêla à la foule des gardiens du service de jour qui se groupaient au centre de la prison, sous les ordres d’un surveillant-chef, qui, à l’arrivée de la brigade de nuit, libérait son monde.
Cinq minutes après son départ de la cave du calorifère, Fantômas était dans la rue, libre, exultant.