CHAPITRE IX
Les perturbations évoquées par Servallon se manifestèrent dès le milieu de la journée. D'abord ce furent des nuages noirs qui s'amoncelèrent dans le ciel, mais qui, telles des fumées goudronneuses, provenaient en fait des naseaux du dragon.
— Cette bête crachait le feu, jadis, expliqua le scribe, ces nuages signifient que le brasier naturel qui couvait dans son ventre est en train de se rallumer.
L'oeil rivé à la lunette d'approche, Shagan et Junia se relayaient pour surveiller la bête endormie. Il était maintenant indéniable que des bouffées de suie s'échappaient à intervalles réguliers des narines de la bête. Les oreilles du monstre frémissaient par instants sous l'effet de brusques contractions nerveuses, éparpillant les brumes noirâtres qui enveloppaient l'énorme tête aux yeux clos. Le ciel était plein de ces formations gazeuses qui, peu à peu, obscurcissaient le soleil.
— Il fait de mauvais rêves, murmura Servallon d'une voix tremblante, son cerveau n'est plus aussi pétrifié qu'auparavant. Des images courent de neurone en neurone. Sa colère se rallume doucement. Vous ne sentez pas cette lourdeur de l'air? C'est comme si un orage planait au-dessus de nos têtes, un orage de fin du monde!
Junia et Shagan replièrent la lorgnette, ils avaient les yeux fatigués et ne voyaient plus rien à force de fixer la bête, mais Servallon disait vrai: une chaleur moite planait sur la ville et, tout autour d'eux, la neige rose commençait à fondre. Une couche de nuages noirs tapissait uniformément le ciel, masquant complètement le soleil, installant la nuit en plein jour. Les gens commençaient à sortir des chariots et à examiner le ciel avec inquiétude. Les servantes pleurnichaient en se tordant les bras, et les patriciens, quoique affectant un détachement serein, ne pouvaient masquer leur brusque pâleur. Ranuck fit son apparition. Il avait graissé sa barbe, mais ses traits demeuraient tirés.
— Qu'est-ce qui se passe? haleta-t-il en désignant la nuée noire qui s'amoncelait au-dessus de la ville en volutes menaçantes.
Servallon lui expliqua ce qui risquait de se produire à brève échéance, mais le chambellan s'évertua à secouer négativement la tête, comme s'il refusait en bloc tout ce qu'on tentait de lui faire comprendre.
— Ce n'est qu'une agitation passagère, dit-il précipitamment, une petite indisposition qui trouble l'humeur de la bête. Les gens de la montagne vont remédier à cela. Dès que la tête se trouvera à nouveau au-dessus de nous, ils allumeront de grands feux et brûleront des parfums qui flatteront la narine du monstre. J'ai déjà assisté à ce genre de cérémonie par le passé.
— Allons, intervint Shagan, ouvrez donc les yeux ! C'est le moment où jamais d'aller chercher la flèche d'airain et d'armer l'arbalète.
Ranuck eut un geste d'impuissance.
— Le roi est toujours en catalepsie, comment voulez-vous que je lui fasse signer un ordre de mise en marche?
— Ne peut-on... contrefaire sa signature? hasarda Junia.
Ranuck sursauta comme s'il venait de se brûler.
— Vous êtes folle ! Je ne tiens pas à risquer ma tête. Wâlner ne me pardonnerait jamais d'avoir pris cette liberté avec le protocole!
— Alors il n'y a plus qu'à se croiser les bras en attendant la catastrophe! conclut la géante.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu'un éclair noir déchira le ciel en crépitant. C'était un zigzag d'une noirceur intense qui émanait de la gueule entrouverte du dragon et s'en alla frapper l'un des dômes de Kromosa. Le tonnerre roula en ébranlant le sol. D'étranges flammes ténébreuses s'élevèrent du bâtiment foudroyé. Elles ronflaient en ondulant comme des anguilles.
Pendant plus d'une heure, les éclairs bombardèrent la ville et les environs. Spasmes d'énergie pure, ils jaillissaient de la gueule du dragon et crépitaient dans les airs, dessinant sur le fond du ciel des lézardes de ténèbres. Lorsque la rotation du dragon ramena son souffle vers la montagne, le sommet du pic se couvrit à nouveau de brouillard, et la neige se remit à tomber... Mais, cette fois, elle était noire. Les servantes rassemblées près des chariots poussèrent un cri d'horreur en voyant descendre des cieux cette poudre collante et funèbre qui recouvrait déjà le sol d'un tapis de deuil semblable à la suie.
Junia et Shagan s'étaient instinctivement abrités sous leurs fourrures, mais beaucoup de patriciens, à l'esprit embrumé par les effets de la drogue, demeuraient immobiles au milieu des flocons obscurs, riant sottement. La neige fondait en se déposant sur leurs épaules, et se mettait à ruisseler en rigoles d'encre grasse, tatouant leur peau de circonvolutions indélébiles.
— C'est la colère du dragon ! gémit Servallon. Elle se rallume. Son souffle est maintenant chargé de désirs de vengeance. Il est noir comme sont noirs ses desseins à notre endroit!
Il bégayait et ses paroles prophétiques attisaient l'angoisse des servantes qui s'étaient jetées sur le sol entre les roues des chariots. La neige noire se faisait de plus en plus épaisse, enveloppant d'une croûte crissante ceux qui n'avaient pas jugé utile de se mettre à l'abri. Ebahis, Shagan et Junia regardaient les malheureux se changer en statues de givre noir. Fusillés par les flocons, ils demeuraient debout, incapables d'esquisser un mouvement de fuite, tandis que la neige s'amoncelait sur eux, les recouvrait, les enveloppait d'un linceul plus sombre que le charbon. En l'espace de dix minutes, une douzaine de jeunes gens se retrouvèrent ainsi changés en affreux bonshommes de neige. Dressés au milieu de la clairière, soudés au sol, ils avaient l'air de statues grossièrement ébauchées par un sculpteur malhabile, et Junia ne put s'empêcher de penser à ces cadavres prisonniers d'une gangue de cendre durcie qu'elle avait pu voir sur les lieux d'une éruption volcanique, il y avait de cela quelques années. La stupeur était telle que personne n'avait même songé à intervenir. Les servantes pleuraient en poussant des cris de chiot, Ranuck s'était emparé d'un tapis précieux qu'il avait jeté sur sa tête, improvisant une sorte de capuchon à franges qui le ridiculisait complètement. Au centre de la clairière, les statues de givre noir prenaient soudain une dimension menaçante. Leurs gestes arrêtés leur donnaient l'allure de fantômes brusquement paralysés, mais dont on aurait tout à redouter s'ils avaient le malheur de se remettre en marche. Les chevaux attelés aux chariots avaient subi le même sort, ils étaient maintenant prisonniers de la même croûte funèbre, comme si leur chaleur animal n'avait pas été assez puissante pour faire fondre les flocons goudronneux nés de la colère du dragon.
— Nous sommes bloqués ici! hurla Ranuck, cédant à la panique. Qui va tirer les voitures maintenant? Qui?
Les légionnaires en faction s'étaient prudemment abrités sous les chariots, imitant en cela les esclaves. Tous regardaient les statues de givre noir dressées au milieu de la clairière et dont émanait une aura malfaisante.
— Il faut partir d'ici, s'entêtait le chambellan, redescendre dans la plaine, là où la neige ne pourra pas nous atteindre !
Mais personne ne l'écoutait. A cause de la noirceur des flocons, la luminosité avait terriblement baissé, et il devenait difficile de voir ce qui se passait au-delà d'une dizaine de mètres. Abritée sous ses fourrures, Junia courut jusqu'aux chevaux pour tenter de comprendre ce qui leur était arrivé. Lorsqu'elle frappa du poing sur la croupe des percherons, elle eut l'impression de cogner sur une banquise. La neige s'était changée en une carapace luisante et dure qui évoquait l'élytre d'un insecte gigantesque. Comment les chevaux auraient-ils pu survivre au sein de ce cocon de glace? Tous leurs mécanismes vitaux s'étaient sans aucun doute arrêtés sous l'effet de l'hypothermie, ils étaient morts debout avant même de comprendre qu'un danger les menaçait.
« Des statues », songea-t-elle, « des statues de marbre... »
Elle battit en retraite et regagna l'abri du chariot. Pendant qu'elle pataugeait dans la neige, ses mains se couvrirent de flocons noirs, et elle eut brusquement la sensation que les doigts de la mort se posaient sur elle, éteignant toute chaleur dans ses organes. Il lui sembla que ses artères durcissaient, que son sang charriait des parcelles de givre, que ses muscles se raidissaient telle la viande gelée d'un cheval pris dans la banquise. Elle dut fournir un effort titanesque pour vaincre la paralysie et se jeter sous la voiture.
— La neige, balbutia-t-elle en touchant le sol, il faut s'en protéger à tout prix.
Shagan se traîna vers elle pour lui frictionner les mains. Partout où s'étaient posés les redoutables flocons, sa peau paraissait flétrie comme celle d'une vieille femme. L'infirme souffla son haleine brûlante sur les doigts de la géante, essayant malhabilement de la réchauffer.
—Il faudrait des combinaisons imperméables, balbutia Junia, des costumes en cuir qui nous protégeraient du contact de la neige.
— Vous avez entendu? hurla aussitôt Ranuck à l'adresse des servantes. Montez dans les chariots, récupérez tout le cuir que vous pouvez trouver et taillez des vêtements de protection ! Qu'attendez-vous là? Que la neige noire nous recouvre tous? Personne ne viendra à notre secours, personne! Il ne faut compter que sur nous-mêmes !
Junia tira de sa ceinture la fiole de potion remise par Massalian et la porta à ses lèvres.
— Tiens, dit-elle en la tendant à Shagan, c'est la dernière gorgée.
L'infirme hocha la tête et but. Il savait ce que cela signifiait. S'ils ne parvenaient pas à rejoindre Massalian avant longtemps, ils mourraient tous les deux, victimes du froid sécrété par leurs propres entrailles. Pendant ce temps, les esclaves s'étaient hissées à l'intérieur des chariots. On les entendait renverser le mobilier, éventrer les coussins, pour s'emparer de tout ce qui était susceptible de constituer une protection contre la tempête de neige funèbre.
— De toute manière, il n'y aura pas de vêtements pour tout le monde, observa Shagan. Comment comptez-vous désigner les heureux élus?
— Ils sont d'ores et déjà désignés, répondit sèchement Ranuck. Le roi et son chambellan se doivent d'être évacués les premiers.
— Bien sûr, suis-je bête ! ricana l'infirme goguenard.
Il n'eut pas le temps d'en dire plus, un craquement retentit au centre de la clairière et l'une des statues de givre se fendit du haut en bas, comme un oeuf monstrueux. De ce moule de glace émergeait déjà une créature abominable dans laquelle on avait du mal à reconnaître l'un des jeunes gens surpris par la tourmente. C'était à présent un bipède écailleux, à la stature vaguement humanoïde, mais dont la tête était celle d'un reptile. La chose se débattait pour se dégager du sarcophage de givre qui l'immobilisait encore, et de courtes flammes s'échappaient de sa bouche, faisant fondre la glace.
— Les caractères du dragon ! balbutia Servallon. La neige transmet les caractères génétiques du dragon, elle refond les hommes à l'image de la bête.
Les gardes eux-mêmes n'avaient pu réprimer un mouvement de recul. Maintenant la créature reptilienne se dandinait sur ses jambes torses, crachant de courtes bouffées de flammes qu'auréolait un nuage de vapeur.
— Tuez-la! hurla Ranuck. Mais tuez-la donc!
Les légionnaires s'emparèrent de leurs arcs
pour mettre le monstre en joue.
— Mais c'est le seigneur Tondros, protesta l'un d'eux, on ne peut pas tirer sur lui...
— Ce n'est plus Tondros! rugit Ranuck, au comble de l'hystérie. C'est un monstre! Un monstre !
Les flèches volèrent, se fichant dans le cuir écailleux de la créature sans paraître lui causer le moindre dommage corporel. Un autre craquement retentit, tandis qu'un second sarcophage de glace se fendillait.
— Il faut évacuer, ordonna Junia. Que chacun s'enveloppe du mieux possible. Il ne faut pas que la peau entre en contact avec la neige, c'est le plus important. Lacérez les bâches des chariots et répartissez les morceaux entre toutes les personnes présentes. Faites vite, nous ne tiendrons pas longtemps face à ces monstres.
Les valets et les cochers tirèrent leurs couteaux pour mettre les conseils de la géante en application. En un temps remarquablement court, les chariots furent débâchés et les peaux lacérées en fragments à peu près égaux. A l'aide de cordes, de lacets, chacun s'enveloppait, essayant de se constituer une combinaison qui l'isolerait du redoutable contact des flocons mutagènes. Shagan et Junia s'étaient ficelés dans leurs fourrures et avaient emmitouflé leurs mains de chiffons. Le résultat obtenu était assez grotesque, mais l'heure n'était pas à l'esthétique. Les créatures s'étaient rassemblées dans la clairière et des jets de feu sous pression s'échappaient de leur gueule. Encore malhabiles, elles hésitaient à se lancer à l'assaut des chariots, mais il était visible que ce répit ne durerait pas. Les flèches se fichaient dans leur carapace écailleuse sans les blesser, et elles les balayaient d'un coup de patte comme s'il s'était agi de moucherons importuns.
— Fichons le camp ! ordonna Junia. Que tout le monde descende vers le fortin. Si les trafiquants daignent entrebâiller leur porte, nous pourrons nous retrancher derrière leurs palissades.
— Vous devez porter le roi ! clama Ranuck. Vous seule aurez la force de le faire jusqu'au bout! Prenez-le! Vite!
Le chambellan désignait une sorte de paquet de cuir ficelé à la hâte qui reposait contre l'une des roues du chariot.
— C'est Wâlner? interrogea-t-elle.
— Oui, s'impatienta Ranuck, il est toujours en catalepsie, nous ne pouvons pas le laisser là.
La géante s'empara du paquet et sortit de l'abri. Ainsi chargée, elle se sentait lourde et malhabile. De plus, la neige collante gênait considérablement ses mouvements.
— Tu pourras nous porter tous les deux? s'inquiéta Shagan, juché sur ses épaules.
— Je l'espère, dit la jeune femme.
Et elle s'élança sur la pente, zigzaguant dans la neige noire pour ne pas glisser. Les serviteurs et les soldats se jetèrent dans son sillage. Au bout d'une dizaine de mètres, Shagan regarda pardessus son épaule : les monstres avaient atteint les chariots qui venaient de prendre feu sous la caresse de leur haleine incendiaire. Une atmosphère de cauchemar planait sur les lieux. Essayant de ne pas céder à la panique, Junia avançait à grandes enjambées, mais l'encombrant paquet que constituait Wâlner rendait son équilibre précaire et elle devait se déhancher pour corriger son assiette. Autour d'elle régnait la confusion la plus totale. Servantes et soldats galopaient en désordre, roulant cul par-dessus tête sur la pente poudreuse. La panique leur ôtant tout sens critique, certains d'entre eux se débarrassaient de leur cape de cuir pour courir plus vite, s'exposant du même coup à la morsure de la neige. Chaque fois qu'un flocon se posait sur un bras, une main, il y faisait naître une écaille cornée, comme si la colère du dragon grandissant, les pouvoirs de la neige maudite s'en trouvaient décuplés. Les servantes hurlaient sur une note suraiguë, essayant d'arracher à coups d'ongles les écailles qui s'épanouissaient sur leur chair et leur tapissaient les épaules, les joues. Shagan sentit son estomac se serrer, jamais il n'avait assisté à une telle explosion démoniaque.
Un soldat, qui était tombé la tête la première dans la neige, se releva couvert d'écaillés et dardant une langue bifide entre ses lèvres cornées. Ses compagnons le percèrent immédiatement de coups de lance en hurlant des jurons. Désormais chacun courait pour soi, sans plus s'occuper de ce qui pouvait arriver à ses compagnons. La course soulevait un nuage de suie glacée et de copeaux de glace qui lacéraient les visages mal protégés. Junia bifurqua vers la forêt, pensant trouver un refuge à l'abri des sapins. Elle haletait et son trot devenait malhabile. Elle avait perdu de vue Ranuck et Servallon, et maudissait Wâlner dont la masse inerte lui sciait les bras. Lorsqu'elle s'engagea sous le couvert, les premiers monstres se jetèrent sur la pente à la poursuite d'un groupe de servantes. Encombrée comme elle l'était, elle ne pouvait rien pour elles. Elle remarqua d'ailleurs que des écailles se dressaient sur la chair de ses propres poignets, là où les bandelettes de chiffons avaient glissé. « Nous allons tous devenir des monstres », pensa-t-elle avec un détachement proche du fatalisme.
Là-bas, les créatures avaient capturé deux jeunes filles. Les saisissant à bras-le-corps, ils les tenaient contre leur poitrine, comme s'ils voulaient les embrasser de force. Les servantes se débattaient en hurlant sans pouvoir éloigner leur bouche de la gueule cornée des monstres qui se rapprochait. Les flammes qui s'échappaient du museau des sauriens rôtissaient les seins et le visage des captives, leur arrachant d'insupportables cris de souffrance. Junia se remit en marche. Donnant de l'épaule contre les troncs, elle essayait de conserver son équilibre. La luminosité ne cessait de diminuer et elle avait beaucoup de mal à se diriger. Un éclair noir déchira les nuages, allant frapper le sommet de la montagne, et durant quelques secondes la lumière du jour s'infiltra entre les nuées, éclairant un paysage de cauchemar. La géante réalisa subitement que la majorité des arbres qui l'entouraient étaient couverts d'écaillés, tels de grands serpents dressés vers le ciel, et qu'ils palpitaient d'une vie confuse et mystérieuse. La forêt n'avait pas échappé au maléfice, la neige noire était en train de lui transmettre les caractéristiques organiques du dragon ! Dans quelques heures, le paysage tout entier palpiterait à l'unisson et les rochers eux-mêmes prendraient l'aspect de crocs gigantesques perçant le sol. Shagan avait tiré sa dague et décrivait au-dessus de sa tête d'inutiles moulinets pour tenir les arbres-serpents à distance. Il ne savait plus ce qu'il faisait, il agissait par impulsion, essayant de ne pas céder à la vague de terreur pure qui déferlait sur son esprit. Junia trébucha et tomba lourdement tandis que Wâlner roulait sur la pente, prisonnier du tapis de cuir dans lequel on l'avait ligoté. Au moment où elle se relevait, la géante aperçut plusieurs arbres difformes, couchés sur le sol, et que des bûcherons avaient probablement abattus quelques jours auparavant. Leurs troncs couverts d'écaillés présentaient à mi-longueur une étrange protubérance dont l'aspect n'était pas sans évoquer ces bosses qu'on peut voir sur le corps des boas occupés à digérer une proie engloutie d'une seule bouchée. Elle tressaillit, battit des paupières puis comprit ce qui ce passait : les arbres, tels des pythons géants, avaient avalé les bûcherons surpris par la tourmente. A présent ils les digéraient, attendant que leur sève corrosive dissolve doucement les chairs des malheureux !
— Des arbres-serpents! bégaya Shagan, tu as vu? Il ne faut pas s'approcher d'eux! Toute la forêt est en train de se remodeler. Chaque chose se recompose à l'image du dragon.
Junia haletait. Zigzaguant entre les troncs occupés à leur digestion, elle se rapprocha de Wâlner et le souleva d'une seule main. Autour d'elle les arbres frémissaient, s'étiraient. Nombre d'entre eux présentaient des panses dilatées d'où montaient d'affreux gargouillis. La géante comprit qu'elle ne devait pas s'attarder sous le couvert pour rejoindre la pente au plus vite. Elle pressa le pas, louvoyant pour ne pas marcher sur les racines qui grouillaient au ras du sol comme des anguilles. Au fur et à mesure qu'elle avançait, elle sentait monter la convoitise des arbres ensorcelés. Une goutte de bave tomba sur le dos de sa main, lui rongeant la peau.
Au sortir de la forêt, elle dérapa et glissa sur le dos. La pente l'entraîna sans qu'elle puisse retrouver son équilibre. Creusant un sillon profond dans la couche neigeuse, elle atteignit la palissade qui défendait les abords du fortin. La grande porte en était bien évidemment fermée et des sentinelles en armes montaient la garde aux créneaux. Titubante, elle marcha jusqu'à la muraille de rondins.
— Ouvrez! hurla-t-elle. Ouvrez-moi, je porte le-roi!
Les gardes, qui avaient commencé par la mettre en joue, hésitèrent et relevèrent leurs arcs. D'une main fébrile, Junia écarta la couverture de cuir qui enveloppait Wâlner, démasquant la tête difforme du souverain. Ranuck jaillit au sommet d'une tour, bousculant les sentinelles.
— C'est le roi ! confirma-t-il, c'est bien le roi ! Qu'attendez-vous pour lui ouvrir?
Shagan laissa échapper un juron. Sans Wâlner, on les aurait laissés dehors, la chose ne faisait aucun doute. Déjà la porte à double battant s'entrebâillait, Junia se jeta dans l'ouverture. Dès qu'elle fut à l'intérieur du fortin, les gardes barricadèrent l'entrée et reprirent leur poste. Ranuck sautillait, fébrile. Des écailles noires ornaient son front, là où la neige noire l'avait marqué de son sceau. On les conduisit dans la cabane du marchand de fourrures. Un poêle de céramique y faisait régner une chaleur épaisse qui suffoqua les rescapés. Dès que Junia eut déposé son paquet sur le comptoir. Ranuck entreprit de libérer le roi et de le frictionner. Wâlner était toujours inconscient et bavait comme un nourrisson. La géante haussa les épaules, écoeurée, et se défit des chiffons et des fourrures trempés qui l'enveloppaient. Des écailles cornées pointillaient sa chair çà et là. Shagan ne valait pas mieux. A l'aide de sa dague, l'infirme se mit à racler les excroissances reptiliennes qui hérissaient sa peau. Chaque fois qu'une écaille sautait, un peu de sang se mettait à couler. Junia se saisit d'un tisonnier et le plongea dans les braises pour les porter au rouge. Dès que l'outil eut atteint l'incandescence, elle cautérisa les plaies du cul-de-jatte à petites touches précises.
— A mon tour, dit-elle simplement, lorsqu'elle eut fini.
Une odeur de chair grillée emplissait la baraque, et les trois servantes qui grelottaient dans un coin se bouchaient le nez en fermant les yeux.
— C'est tout ce qui reste de la suite royale? interrogea Shagan. Où sont les gardes, les valets?
— Je ne sais pas, répondit Ranuck avec un haussement d'épaules, lorsque je suis arrivé ici il n'y avait plus que ces trois filles cramponnées à mes basques. Je suppose que les monstres se sont emparés des traînards.
Il n'y avait aucune compassion dans sa voix. Pendant qu'il roulait Wâlner dans un manteau d'ours, Junia ôta les écailles qui tapissaient ses poignets et ses chevilles.
— Ce que vous faites est répugnant, protesta Ranuck. Vous mettez du sang partout.
— Tu aurais intérêt à en faire autant, petit père, grogna Shagan, avant que le serpent ne t'habille tout entier.
Le chambellan tressaillit, porta instinctivement la main aux écailles de son front, et se détourna avec une mimique de dignité offensée.
— C'est inutile, décréta-t-il, elles tomberont d'elles-mêmes. Elles se dessécheront, oui... elles dessécheront.
L'infirme étouffa un ricanement et plongea le tisonnier dans les braises. Dès que la pointe eut viré au blanc, il l'appliqua sur les blessures de sa compagne. La chair chuinta sans que Junia ne pousse un gémissement. Le monde de la forge les avait habitués aux brûlures et ils avaient appris depuis longtemps à ne plus crier pour une douleur aussi commune. Ce travail accompli, ils s'enveloppèrent de fourrures sèches et allèrent s'installer près du poêle de céramique. Les servantes s'écartèrent aussitôt d'eux, comme si leur qualité d'esclaves royales leur interdisait de côtoyer de tels barbares.
— Et maintenant? interrogea Junia. Que comptez-vous faire?
— Nous sommes à l'abri, dit Ranuck. Les trafiquants vont allumer des bûchers parfumés dont les effluves monteront jusqu'au dragon et apaiseront sa colère.
— Des parfums? releva Shagan. Vous voulez rire?
— Pas du tout. On brûle des plantes opiacées qui favorisent le sommeil, des herbes euphorisantes. C'est une technique qui donne de bons résultats.
Shagan secoua la tête.
— Pas cette fois, dit-il en martelant les mots. Vous vous trompez, le dragon ne se rendormira pas en reniflant vos fumigations. Le roi squelette a excité ses nerfs, déclenchant dans son corps des névralgies insoutenables. Ce n'est plus qu'une question d'heures à présent. La douleur accomplira son travail, le ramenant peu à peu à la conscience. Il faut le tuer avant qu'il n'ouvre les yeux.
— C'est impossible, trancha Ranuck, seul le roi peut donner un tel ordre.
Junia soupira, comprenant qu'il était inutile d'insister. Chaque fois qu'on parlait de porter atteinte au dragon, le chambellan se retranchait, prudemment derrière le trône de son souverain. On n'obtiendrait rien de lui tant que Wâlner ne serait pas sorti de sa transe. Le marchand de fourrures entra dans la pièce, apportant un lourd bidon de thé brûlant. Chacun se servit abondamment. Le liquide chaud, très parfumé, était agréable. Shagan et Junia se sentaient presque bien, l'horrible humidité de la neige quittait lentement leurs os.
— Il ne faut pas sortir des baraques, dit Ranuck, dans quelques minutes on enflammera les bûchers et la fumée des herbes grimpera au ciel. Il faut éviter de respirer ces vapeurs si l'on ne veut pas sombrer dans un état de torpeur hallucinée. D'ailleurs, voyez! Les soldats portent des masques...
Par la fenêtre, Junia entrevit les allées et venues des sentinelles bâillonnées, aux bras chargés de fagots. On avait dressé deux bûchers dans la grande cour du fortin. Des apothicaires mêlaient d'étranges herbes résineuses aux brindilles fumigènes. La géante identifia certaines variétés de fougères aux vertus soporifiques, ainsi que de gros fruits goudronneux dont on disait qu'ils provoquaient le rire quand on en inhalait la fumée.
— Un emplâtre sur une jambe de bois, grogna Shagan. Nous perdons du temps. Il aurait mieux valu réquisitionner des chariots et regagner la ville. En restant ici, nous risquons de nous retrouver tôt ou tard encerclés par les monstres. Des choses atroces se trament en ce moment même dans la forêt. Si par malheur...
Mais Ranuck lui fit signe de se taire. Dehors on avait enflammé le premier bûcher. Une fumée verte s'éleva en crépitant, traçant une ligne sombre à la verticale du fortin.
— Le museau du dragon est juste au-dessus de nous, observa Ranuck, les fumigations le frapperont de plein fouet et dans une heure tout sera rentré dans l'ordre.
Junia ne se donna pas la peine de répondre et se contenta d'engloutir l'un des gâteaux au riz gluant que le marchand de fourrures venait de poser devant elle. Sa saveur fermentée, légèrement alcoolisée, lui parut délicieuse. Elle savait qu'il était capital qu'elle reprenne des forces si elle ne voulait pas succomber au coma qui la frappait dès que la fatigue commençait à s'insinuer en elle. Elle s'appliqua donc à manger, fermant son esprit aux sollicitations de l'extérieur. Dans la cour, la fumée soporifique s'élevait en tourbillons épais. Son parfum résineux s'infiltrait dans la cabane malgré les fenêtres calfeutrées. Shagan éprouvait une sorte de picotement agréable dans les narines, une sensation de fraîcheur qui lui engourdissait les sinus.
— Et Servallon? demanda-t-il à Ranuck. Savez-vous ce qu'est devenu Servallon?
— Ce vieillard? gloussa le chambellan en dodelinant de la tête. Il ne courait pas très vite, je suppose que les monstres l'ont attrapé.
Shagan chercha en vain une réponse cinglante, son cerveau s'ankylosait. « C'est la drogue », pensa-t-il, « les vapeurs des fumigations. Elles seront sans effet sur le dragon, mais elles nous endormiront tous... et pendant ce temps les monstres pourront forcer l'entrée du camp! »
— Cette saloperie est en train de m'abrutir! pesta-t-il. Ranuck, votre stratégie ne vaut rien.
Mais le chambellan ne l'écoutait plus. Assis sur un fauteuil recouvert de fourrure, il riait aux anges en caressant les cheveux de Wâlner. Junia se redressa et tituba jusqu'à la fenêtre. Sur le chemin de ronde et dans les tours de guet, la plupart des sentinelles s'étaient assoupies sur leurs armes. Les chevaux attachés à proximité des bûchers étaient tombés sur le flanc, foudroyés par la fumée soporifique. Vautré dans la neige, un apothicaire dormait, la bouche grande ouverte, tandis que la neige noire le recouvrait lentement d'écaillés.
— Il faut fabriquer des masques, dit Shagan, et se retirer dans une pièce dont nous calfeutrerons les ouvertures avec des chiffons mouillés.
Ils contournèrent aussitôt le comptoir et dénichèrent un réduit sans ouverture sur l'extérieur.
— Ça ira, estima Junia, enfermons-nous là-dedans le temps que les bûchers s'éteignent. Je pense qu'il n'y en a pas pour plus d'une heure.
Ils se bouclèrent dans le débarras, tassant des chiffons sous la porte. Le placard empestait la peau mal tannée, mais ils préféraient cette odeur à celle qui planait en ce moment sur le fort.
— Une heure, fit Junia en s'asseyant, dans une heure les monstres encercleront la palissade...