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Malone était furieux. Henrik Thorvaldsen lui avait caché des choses. « C’est une amie à vous ? fit-il en désignant Cassiopée.
— Je la connais depuis longtemps.
— À l’époque où Lars Nelle était encore en vie, vous la connaissiez déjà ? »
Le vieil homme hocha la tête.
« Lars était-il au courant de votre amitié ?
— Non.
— Alors vous l’avez mené en bateau, lui aussi ? » s’écria Malone, de la colère dans la voix.
Le Danois dut capituler. Il était coincé. « Cotton, je comprends votre agacement, mais il est bon parfois de garder un secret. Dans cette affaire, toutes les pistes doivent être explorées. Je suis certain que lorsque vous travailliez pour le gouvernement américain, vous faisiez la même chose. »
Malone ne mordit pas à l’hameçon.
« Cassiopée surveillait Lars, poursuivit Thorvaldsen. Il la connaissait et, pour lui, c’était un véritable fléau. Mais elle avait pour véritable mission de le protéger.
— Pourquoi ne pas simplement le lui dire ?
— Lars était quelqu’un de têtu. Il était plus simple pour Cassiopée de le surveiller de loin. Malheureusement, elle n’a pas pu le protéger contre lui-même. »
Stéphanie s’avança, une lueur belliqueuse dans le regard. « C’est exactement ce que soulignait son profil : motivations suspectes, alliances mouvantes, duplicité.
— Je m’insurge, s’écria Thorvaldsen, le regard mauvais, d’autant que Cassiopée veillait sur vous aussi.
— Vous auriez dû nous en avertir, dit Malone qui ne pouvait contester ce point.
— Dans quel but ? Si je me souviens bien, vous aviez tous les deux l’intention de venir en France, surtout vous, Stéphanie. Qu’avions-nous à y gagner ? J’ai simplement fait en sorte que Cassiopée soit là au cas où vous auriez besoin d’elle.
— D’abord, Henrik, dit Malone qui n’avait pas l’intention de se contenter d’une explication aussi creuse, vous auriez pu nous renseigner sur Raymond de Rochefort, que vous avez l’air de connaître tous les deux. Au lieu de ça, nous nous sommes lancés dans la bataille à l’aveugle.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, intervint Cassiopée. Les templiers se contentaient de surveiller Lars. Je n’ai jamais été en contact direct avec de Rochefort avant ces derniers jours. Je n’en sais pas plus que vous à son sujet.
— Dans ce cas, comment avez-vous pu anticiper ses faits et gestes à Copenhague ?
— Je n’ai rien anticipé du tout, je me suis contentée de vous suivre.
— Je ne me suis jamais senti suivi.
— Je suis douée pour ce que je fais.
— Vous n’avez pas été si douée que ça, en Avignon. Je vous ai repérée, au café.
— Ah, oui ! le coup de la serviette que vous avez laissée tomber pour voir si je vous suivais ? Je voulais vous avertir de ma présence. Une fois que j’ai vu Claridon, j’ai su que de Rochefort ne serait pas loin. Il surveille le vieil homme depuis des années.
— Claridon nous a prévenus à votre sujet, déclara Malone, mais il ne vous a pas reconnue en Avignon.
— Il ne m’a jamais vue. Ce qu’il sait, il le tient de Lars.
— Il n’en a jamais rien dit, souligna Stéphanie.
— Je suis sûre que Royce a gardé beaucoup de choses pour lui. Lars ne s’en est jamais rendu compte, mais Claridon représentait pour lui un bien plus gros problème que moi.
— Mon père vous détestait, lança Mark avec dédain.
— Votre père était un esprit brillant, répondit Cassiopée sans perdre son sang-froid, mais il ne connaissait rien à la nature humaine. Il voyait le monde de façon simpliste. Les conspirations qu’il cherchait à mettre au jour, les pistes que vous avez continué à explorer à sa mort, sont bien plus complexes que vous ne pouviez l’imaginer tous les deux. La quête de ce savoir a coûté la vie à de nombreuses personnes.
— Mark, renchérit Thorvaldsen, Cassiopée a raison à propos de votre père, je suis persuadé que vous en êtes conscient.
— C’était un homme bon qui avait foi en ce qu’il faisait.
— Absolument, cela ne fait aucun doute. Mais il était très secret aussi. Vous n’avez jamais su que nous étions proches et je regrette que nous n’ayons pas fait connaissance plus tôt. Cependant, votre père souhaitait que nos contacts restent confidentiels et j’ai respecté son désir, même après sa mort.
— Vous auriez pu m’en parler, remarqua Stéphanie.
— Non, je ne le pouvais pas.
— Pourquoi tout nous dire maintenant, dans ce cas ?
— Lorsque Cotton et vous avez quitté Copenhague il y a deux jours, je suis venu directement ici. J’ai compris que vous finiriez par trouver Cassiopée. Et c’est précisément dans ce but qu’elle se trouvait à Rennes-le-Château il y a deux soirs de cela : pour vous attirer dans sa direction. À l’origine, je devais rester dans l’ombre et vous ne deviez rien savoir de nos relations, mais j’ai changé d’avis. Cette histoire est allée trop loin. Vous devez connaître la vérité et je suis ici pour vous l’apprendre.
— Trop aimable de votre part », fit Stéphanie.
Malone croisa le regard de chien battu de Thorvaldsen : le vieil homme avait raison. Il avait lui-même joué les uns contre les autres à de multiples reprises. Et Stéphanie aussi. « Henrik, ça fait plus d’un an que je suis hors course. J’ai dit pouce parce que je n’avais plus envie de prendre part à ce jeu de dupes où les probabilités de gagner sont quasi nulles. Mais pour le moment, j’ai faim et, je dois bien l’avouer, je suis curieux d’en savoir plus. Allons déjeuner et vous nous apprendrez cette vérité que nous devons absolument connaître. »
Le menu se composait d’un lapin rôti assaisonné de persil, de thym et de marjolaine, d’asperges fraîches, de salade et de groseilles accompagnées de crème anglaise. Tout en déjeunant, Malone tenta d’évaluer la situation. Leur hôtesse paraissait très à l’aise, mais sa cordialité ne l’impressionnait guère.
« Vous avez mis un point d’honneur à défier de Rochefort la nuit dernière au palais des Papes, lui fit-il remarquer. Où avez-vous acquis ce talent ?
— Je suis une autodidacte. J’ai hérité de l’audace de mon père et ma mère m’a transmis sa parfaite connaissance de l’âme masculine.
— Un jour, vous vous tromperez peut-être, fit Malone avec un sourire.
— Ravie d’apprendre que mon avenir vous intéresse. L’agent du gouvernement américain que vous avez été s’est-il déjà trompé ?
— À de multiples reprises, ce qui a coûté la vie à quelques personnes.
— Le fils de Henrik est-il sur la liste ? »
La pique le vexa, en particulier parce qu’elle ignorait tout du contexte. « Comme c’est le cas dans la présente affaire, les agents avaient reçu des informations erronées. Des informations erronées faussent la prise de décision.
— Ce jeune homme est mort.
— Cai Thorvaldsen se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, précisa Stéphanie.
— Cotton a raison, reconnut Henrik, en posant ses couverts. Mon fils est mort parce qu’il n’a pas été alerté du danger qui le menaçait. Cotton, qui se trouvait sur place, a fait ce qu’il a pu.
— Loin de moi l’intention d’insinuer que Malone était fautif, dit Cassiopée. Simplement, il semblait avoir très envie de me donner des leçons sur mon métier et je me demandais s’il savait faire le sien. Après tout, il a démissionné.
— Il faut l’excuser, Cotton, soupira Thorvaldsen. Elle est d’une grande intelligence, c’est une artiste, une mélomane, une collectionneuse d’antiquités, mais elle a hérité des manières déplorables de son père. Sa mère, paix à sa chère âme, était plus raffinée.
— Henrik se prend pour mon père adoptif.
— Vous avez de la chance, j’aurais pu vous faire tomber de moto, à Rennes-le-Château, remarqua Malone en la dévisageant.
— Je n’avais pas prévu que vous vous échapperiez aussi rapidement de la tour Magdala. Je suis sûre que les exploitants du domaine sont très contrariés par la perte de cette fenêtre. Elle était d’époque, je crois.
— Henrik, j’attends toujours que vous nous appreniez cette fameuse vérité que vous avez évoquée tout à l’heure, maugréa Stéphanie en le dévisageant. Lorsque nous étions au Danemark, vous m’avez demandé de garder l’esprit ouvert à propos de ce qui vous tenait à cœur, à Lars et à vous. Aujourd’hui, il apparaît que vous êtes bien plus impliqué dans cette affaire que nous ne le pensions au départ. Vous comprendrez certainement nos doutes.
— Très bien, déclara Thorvaldsen en posant sa fourchette. Que savez-vous exactement du Nouveau Testament ? »
Question étrange, songea Malone, mais il savait que Stéphanie était catholique pratiquante.
« Entre autres qu’il comprend les quatre Évangiles, ceux de Matthieu, Marc, Luc et Jean, qui nous parlent de Jésus-Christ.
— L’histoire est formelle, reprit Thorvaldsen, le Nouveau Testament que nous connaissons aujourd’hui a été élaboré au cours des quatre premiers siècles après Jésus-Christ afin de rendre universel le message chrétien émergent. Après tout, au sens littéral, le terme catholique signifie “universel”. N’oubliez pas qu’à l’époque, contrairement à aujourd’hui, le monde de la politique et celui de la religion étaient indissociables. Avec le déclin des cultes païens et le repli sur soi amorcé par le judaïsme, les fidèles commencèrent à se mettre en quête de croyances nouvelles. Les disciples de Jésus, des Juifs qui adoptaient simplement un point de vue différent, formulèrent leur propre version de la parole divine au même titre que les disciples de Carpocrate, que les esséniens, les naassènes et des centaines d’autres sectes, gnostiques ou pas. La raison principale qui permit au christianisme de survivre, c’est sa capacité à s’imposer de manière universelle. Les chrétiens ont investi les Saintes Écritures d’une telle autorité que, au bout du compte, plus personne ne pouvait remettre en cause leur validité sans être taxé d’hérésie. Mais à la lecture du Nouveau Testament, un certain nombre de problèmes sautent aux yeux. »
La Bible était l’un des sujets d’études préférés de Malone. Il avait également lu beaucoup d’ouvrages d’analyse historique et savait qu’elle était émaillée de nombreuses incohérences. Chaque Évangile était un mélange confus de faits, de rumeurs, de légendes et de mythes, qui avait fait l’objet de multiples traductions, retouches et réécritures.
« N’oubliez pas que l’Église chrétienne voyait le jour dans un univers romain, expliqua Cassiopée. Afin d’attirer de nouveaux disciples, les Pères de l’Église devaient non seulement rivaliser avec un large éventail de cultes païens, mais aussi avec leurs propres croyances judaïques. Ils avaient également besoin de se démarquer. Jésus devait être davantage qu’un simple prophète.
— Quel rapport avec les événements qui nous intéressent ? intervint Malone, impatient.
— Réfléchissez à l’impact qu’aurait la découverte des ossements du Christ sur le christianisme. La crucifixion du Christ, suivie de sa résurrection et son ascension au paradis sont les mythes centraux de cette religion.
— C’est une question de foi, dit Geoffrey doucement.
— Il a raison, renchérit Stéphanie. C’est la foi, non les faits, qui définit cette croyance.
— Faisons disparaître cet élément de l’équation un instant, intervint Thorvaldsen, puisque la foi ne peut aller de pair avec la logique. Réfléchissez. Si un homme appelé Jésus a bien existé, comment les chroniqueurs du Nouveau Testament peuvent-ils connaître les détails de sa vie ? Considérez simplement le problème de la langue : l’Ancien Testament a été rédigé en hébreu, le Nouveau Testament en grec, et les sources, si elles existent, devaient être rédigées en araméen. Et puis s’ajoute à cela le problème des sources elles-mêmes.
« Matthieu et Luc relatent l’épisode de la tentation dans le désert alors que Jésus était seul lorsque cet événement s’est produit. Et la prière sur le mont des Oliviers ? Luc raconte que Jésus s’éloigne de Pierre, Jacques et Jean “à la distance d’environ un jet de pierre”. Lorsque Jésus revient, il trouve les disciples endormis, est immédiatement arrêté et crucifié. Nulle mention de confidences faites par Jésus concernant sa prière ou la tentation dans le désert. Pourtant nous en connaissons les moindres détails. Comment est-ce possible ?
« Les Évangiles sont unanimes : les disciples fuient au moment où Jésus est arrêté. Aucun d’eux n’était donc présent à ce moment-là, pourtant chacun des quatre apôtres fait un compte rendu précis de la crucifixion. D’où proviennent ces détails ? Ce que font les soldats romains, ce que font Ponce Pilate et Simon, tout est relaté. Comment les auteurs des Évangiles sont-ils au courant de leurs faits et gestes ? Les croyants diraient que c’est grâce à l’inspiration divine. Cependant, les quatre Évangiles qui prétendent transmettre la parole de Dieu présentent davantage de contradictions que de points communs. Pourquoi Dieu n’aurait-il à offrir que confusion ?
— Il n’est peut-être pas de notre ressort de mettre cela en question, s’exclama Stéphanie.
— Allons, reprit Thorvaldsen. Les contradictions sont trop nombreuses, nous ne pouvons pas faire comme si c’était anodin. Voyons cela d’un point de vue global. L’Évangile de Jean regorge de détails que les trois autres, les Évangiles dits synoptiques, ignorent complètement. Le ton de Jean est totalement différent lui aussi, le message plus raffiné. Il diffère en tout point des autres. Certaines des incohérences les plus frappantes trouvent leur source chez Matthieu et Luc. Ce sont les seuls à faire mention de la descendance et de la naissance de Jésus, dont ils donnent un compte rendu différent. Matthieu rapporte que Jésus est issu d’une famille aristocratique, héritière de la lignée de David, ce qui fait de lui un souverain potentiel. Luc reprend l’information sur la descendance royale mais parle d’une classe sociale inférieure. Marc adopte un point de vue diamétralement opposé en faisant de Jésus un charpentier sans le sou.
« La naissance de Jésus est elle aussi racontée selon des perspectives différentes. Luc rapporte que les bergers rendent visite au nouveau-né. Matthieu les appelle les Rois mages. Luc raconte que la Sainte Famille, qui résidait à Nazareth, fait le voyage jusqu’à Bethléem où Jésus voit le jour dans une étable. Pour Matthieu, la Sainte Famille était aisée et vivait à Bethléem où Jésus voit le jour dans une maison, pas dans une étable.
« Mais c’est au sujet de la crucifixion que les inconsistances sont les plus nombreuses. Les Évangiles ne s’accordent même pas sur la date. Jean parle de la veille de la Pâque, les trois autres parlent du lendemain de la Pâque. Luc qualifie Jésus de doux comme l’agneau ; Matthieu dit le contraire car, pour lui, Jésus n’est pas “venu apporter la paix, mais l’épée”. Même les dernières paroles du Christ diffèrent. D’après Matthieu et Marc ce serait : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” Pour Luc : “Père, je remets mon esprit entre tes mains.” Et pour Jean, c’est encore plus simple : “Tout est accompli.” »
Thorvaldsen sirota son vin.
« Quant à l’épisode de la résurrection, reprit-il, il est truffé de contradictions. Qui se rend au tombeau ? Qu’y trouve-t-on ? De quel jour de la semaine s’agit-il ? Chaque Évangile donne sa propre version. Quant aux apparitions de Jésus après la résurrection, les témoignages divergent totalement. Ne pensez-vous pas que Dieu aurait fait preuve d’une certaine consistance s’il avait voulu nous communiquer sa parole ?
— Des milliers d’ouvrages ont été consacrés à l’étude de ces variations, précisa Malone.
— C’est vrai, et les inconsistances sont présentes depuis le début – largement ignorées jadis puisque les quatre Évangiles étaient rarement publiés ensemble. Ils ont été disséminés séparément à travers toute la chrétienté, une histoire trouvant davantage d’écho à tel ou tel endroit, ce qui permet d’expliquer les divergences. Rappelez-vous que la raison d’être des Évangiles, c’était de prouver la nature messianique de Jésus dont l’avènement avait été annoncé par l’Ancien Testament, pas de constituer une biographie d’une absolue fidélité.
— Les Évangiles ne sont-ils pas simplement la trace écrite d’une longue tradition orale ? demanda Stéphanie. Les erreurs ne seraient-elles pas normales dans ce cas ?
— Sans aucun doute, admit Cassiopée. Les premiers chrétiens croyaient au retour prochain de Jésus et à la fin du monde, aussi ne voyaient-ils pas l’intérêt de rédiger quoi que ce soit. Mais au bout d’une quarantaine d’années, comme le Sauveur n’était toujours pas revenu sur terre, il devenait important de rendre compte de la vie de Jésus. C’est de cette époque que date l’Évangile le plus ancien, celui de Marc. Ceux de Matthieu et de Luc vinrent ensuite, aux alentours de 80 après J.-C. Celui de Jean est bien postérieur puisqu’il date de la fin du Ier siècle, ce qui explique son originalité par rapport aux trois autres.
— Ne trouveriez-vous pas plus suspect que les quatre Évangiles soient consistants de bout en bout ? demanda Malone.
— Il ne s’agit pas de simples incohérences, répondit Thorvaldsen. Ce sont littéralement quatre versions différentes de la parole divine.
— C’est une question de foi, répéta Stéphanie.
— Encore ce mot, dit Cassiopée. Chaque fois que l’on décèle un problème dans les textes bibliques, la solution est simple : on fait intervenir la notion de foi. Monsieur Malone, dites-moi, vous qui êtes avocat, si une cour de justice devait se fier aux témoignages de Matthieu, Marc, Luc et Jean pour prouver l’existence de Jésus, conclurait-elle qu’il a réellement existé ?
— Certainement, ils parlent tous les quatre de Jésus.
— Si cette même cour devait déterminer lequel des quatre témoignages est fidèle à la réalité, quelle serait sa sentence ?
— Qu’ils le sont tous.
— Que feriez-vous des variations entre les divers témoignages ? »
Il ne sut que répondre.
« Ernst Scoville s’est un jour livré à une étude, expliquait Thorvaldsen, Lars m’en a parlé. Il a déterminé qu’il existe des variations de l’ordre de dix à quarante pour cent pour chaque passage des Évangiles synoptiques. N’importe lequel. Et avec l’Évangile de Jean, le pourcentage atteint des sommets. La question de Cassiopée est justifiée, Cotton. Ces témoignages peuvent-ils réellement avoir valeur de preuve s’ils se contentent d’établir l’existence d’un personnage appelé Jésus ?
— Les libertés prises par les auteurs des Évangiles avec la tradition orale ne peuvent-elles expliquer leurs contradictions ? demanda Malone.
— C’est une explication logique, poursuivit le vieil homme, mais ce fichu mot “foi” complique la donne. Voyez-vous, pour des millions de fidèles, les Évangiles ne reflètent pas les traditions orales de Juifs radicaux tentant d’instaurer une nouvelle religion, de convertir le maximum de fidèles en ajoutant ou en soustrayant certains détails à leur histoire en fonction de l’époque. Non. Les Évangiles transcrivent la parole de Dieu et la résurrection en est la clé de voûte. Le fait que le Seigneur sacrifie son fils pour les hommes, le fait que celui-ci ressuscite et monte au ciel différencie le christianisme de toutes les autres religions qui tentaient de s’imposer à l’époque.
— Les Templiers croient-ils à tout cela, Mark ?
— La foi des Templiers est teintée de gnosticisme, admit-il. Le savoir est transmis aux frères par étapes, et celui qui se trouve au sommet de la hiérarchie est le seul à connaître toute la vérité. Mais personne ne dispose de ce savoir depuis la perte du legs des Templiers au moment de la purge, en 1307. Aucun des maîtres qui se sont succédé à partir de cette date n’a eu accès aux archives de l’ordre.
— Quel est aujourd’hui leur point de vue sur Jésus-Christ ?
— L’Ancien et le Nouveau Testaments ont la même valeur aux yeux des Templiers. Ils considèrent que les prophètes juifs de l’Ancien Testament ont prédit l’avènement du Messie et que les auteurs du Nouveau Testament ont rendu compte de l’accomplissement de cette prophétie.
— C’est comme avec les Juifs, renchérit Thorvaldsen, dont je puis parler en connaissance de cause, étant moi-même de confession israélite. Depuis des siècles, les chrétiens répètent que les Juifs n’ont pas su reconnaître le Messie lorsqu’il est venu ; voilà pourquoi, en créant l’Église catholique, Dieu aurait créé un nouvel Israël visant à remplacer l’Israël des Juifs.
— “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants”, murmura Malone, citant la formule de Matthieu à propos de l’empressement des Juifs à accepter la responsabilité de la crucifixion.
« Depuis deux mille ans, on se sert de cette phrase pour justifier les actes antisémites. Que peut espérer de Dieu un peuple qui a refusé de voir en son propre fils le Messie ? Les mots d’un auteur inconnu sont devenus, pour une raison ou une autre, le cri de ralliement de meurtriers.
— Les chrétiens ont fini par faire la coupure avec ce passé, intervint Cassiopée. Ils ont baptisé la première moitié de la Bible Ancien Testament et l’autre, Nouveau Testament. L’un est réservé aux Juifs, l’autre aux chrétiens. Les douze tribus d’Israël de l’un sont devenues les douze apôtres de l’autre. Croyances païennes et juives ont été assimilées après modification. À travers les écrits du Nouveau Testament, Jésus accomplit les prophéties de l’Ancien Testament, prouvant par là même sa nature messianique. Une théorie livrée clefs en main : le bon message fabriqué sur mesure pour le public idéal permettait au christianisme de dominer véritablement le monde occidental. »
Les domestiques apparurent et Cassiopée leur fit signe de débarrasser la table. Ils remplirent les verres et servirent le café.
« Les Templiers croient-ils à la résurrection du Christ ? demanda Malone à Mark au moment où le dernier domestique se retirait.
— Lesquels ? »
Quelle question étrange, songea Malone en haussant les épaules.
« Les Templiers modernes, oui, répondit Mark. À quelques exceptions près, l’ordre applique la doctrine catholique traditionnelle. On procède à certains ajustements pour rester en accord avec la règle, comme c’est le cas dans tous les ordres monastiques. En 1307, en revanche, je n’ai aucune idée de ce à quoi les Templiers croyaient. Les chroniques de l’époque sont laconiques. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, seuls les officiers les plus haut placés auraient pu s’exprimer à ce sujet. La plupart des templiers étaient illettrés. Même Jacques de Molay ne savait ni lire ni écrire. Une poignée d’hommes contrôlaient les croyances du plus grand nombre. Mais bien sûr, le legs des Templiers existait à l’époque, et je suppose que voir, c’était croire.
— En quoi consiste ce fameux legs des Templiers ?
— Si seulement je le savais. Cette information s’est perdue. Les chroniques y font de rares allusions. Je suppose qu’il s’agit d’une preuve des croyances de l’ordre.
— Est-ce la raison qui pousse l’ordre à le retrouver ?
— Les Templiers ne se sont mis en quête de ce document que très récemment. Nous n’avons pas une idée très précise de l’endroit où il pourrait se trouver. Cependant, d’après le maître, mon père était sur la bonne voie.
— Pourquoi de Rochefort est-il à ce point obsédé par l’idée de s’en emparer ?
— Retrouver le legs des Templiers, si ce qu’il contient est important, pourrait bien permettre la réémergence de l’ordre sur la scène mondiale. Le savoir qu’il renferme pourrait également changer la face du monde chrétien. De Rochefort veut venger l’ordre pour l’injustice subie, démasquer l’Église catholique, coupable d’hypocrisie, et laver le nom des Templiers.
— Que voulez-vous dire ? s’écria Malone, perplexe.
— L’une des charges retenues contre l’ordre en 1307 était celle d’idolâtrie. L’ordre aurait vénéré une tête d’homme barbu, accusation qui n’a jamais été prouvée. Cependant, aujourd’hui, les catholiques vénèrent certaines images de façon systématique, dont le suaire de Turin par exemple. »
Malone songea à ce que disait l’un des Évangiles à propos de la mort du Christ : « Ils le descendirent de la croix et l’enveloppèrent d’un linceul », symbole à ce point sacré qu’un pape avait ensuite décrété que l’autel devrait désormais être systématiquement recouvert d’un drap de lin. Le suaire de Turin dont Mark venait de parler était un morceau de drap à chevrons sur lequel apparaissait l’empreinte du corps d’un homme d’un mètre quatre-vingt-un, au nez aquilin, aux cheveux longs séparés par une raie au milieu du crâne, à la barbe fournie, qui présentait des stigmates aux mains, aux pieds, au crâne et d’innombrables marques de lacération sur le dos.
« L’image sur le suaire, reprit Mark n’est pas celle du Christ mais celle de Jacques de Molay. Il fut arrêté en octobre 1307 et, en janvier 1308, il fut crucifié à une porte du Temple de Paris de la même façon que le Christ. Ses geôliers se moquaient de son peu de foi en Jésus le Sauveur. C’est l’inquisiteur général du royaume de France, Guillaume Imbert, qui orchestra cette scène de torture. De Molay fut ensuite enveloppé dans un drap de lin que l’ordre conservait au Temple et utilisait pendant les cérémonies d’intégration. Nous savons aujourd’hui que l’acide lactique et le sang s’écoulant des plaies de Jacques de Molay se sont mêlés à l’encens qui recouvrait le tissu pour dessiner la silhouette. Il existe même un équivalent moderne. En 1981, dans un hôpital anglais, on a découvert sur des draps la trace laissée par le corps d’un patient atteint d’un cancer. »
Malone se remémora la fin des années quatre-vingt, quand l’Église avait enfin rompu avec la tradition et autorisé l’analyse au microscope et la datation au carbone 14 du suaire de Turin. Les résultats indiquaient qu’il ne s’agissait pas d’un croquis et ne révélèrent aucun coup de pinceau. La coloration était incrustée dans les fibres. Quant à la teneur en carbone 14, elle indiquait que le tissu datait non pas du Ier siècle après J.-C, mais d’une période comprise entre la fin du XIIIe siècle et le milieu du XIVe. Beaucoup avaient contesté ces résultats, arguant que l’échantillon était suspect ou avait été prélevé sur une reprise faite sur le suaire d’origine.
« L’image sur le suaire correspond aux traits physiques de Jacques de Molay, expliqua Mark… Il est décrit dans les chroniques. Quand l’Inquisition en a eu fini avec lui, ses cheveux avaient dû pousser, sa barbe était devenue broussailleuse. Le drap qui enveloppait le corps du maître fut emporté par l’un des parents de Geoffroy de Charney. De Charney mourut sur le bûcher en 1314 en compagnie de de Molay. Sa famille conserva le suaire comme une relique et remarqua par la suite l’image imprimée dessus. L’image du suaire apparut pour la première fois sur un médaillon religieux datant de 1338 et fut exhibée pour la première fois en 1357. En le voyant, les gens ont immédiatement associé l’image à celle du Christ et la famille de Charney ne fit rien pour les détromper. C’est à la fin du XVIe siècle que l’Église s’empara du suaire qui fut déclaré acheiropoïète, c’est-à-dire “non fait de main d’homme”, et en fit une sainte relique. De Rochefort veut le récupérer. Il appartient à l’ordre, pas à l’Église.
— Quelle idiotie, s’exclama Thorvaldsen en secouant la tête.
— Il raisonne ainsi.
— J’ai trouvé la leçon de théologie fascinante, Henrik, s’exclama Stéphanie, agacée, mais j’attends toujours que vous me révéliez la vérité sur les événements auxquels nous assistons.
— Quel boute-en-train vous faites, fit le Danois en souriant.
— Mettez ça sur le compte de ma personnalité pétillante. Je vais être claire, fit-elle en sortant son téléphone. Si je n’obtiens pas certaines réponses dans les minutes qui viennent, j’appelle Atlanta. J’en ai soupé de Raymond de Rochefort ; je vais rendre publique notre petite chasse au trésor et mettre un terme à ces absurdités.