29

 

Villeneuve-lès-Avignon

 

« Vous êtes fort, Claridon, s’écria Malone.

— Je suis bien entraîné. Vous êtes l’épouse de Lars ? »

Stéphanie hocha la tête.

« C’était un ami et un grand homme. D’une rare intelligence, et pourtant d’une extrême naïveté. Il sous-estimait ses adversaires. »

Ils étaient toujours seuls dans le solarium et Claridon parut remarquer l’intérêt de Malone pour la porte de sortie.

« Nous ne serons pas dérangés. Personne n’a envie d’écouter mes élucubrations, je vous le garantis. J’ai mis un point d’honneur à devenir très pénible. Chaque jour, tout le monde attend avec impatience le moment où je me retire ici.

— Depuis quand êtes-vous à l’asile ?

— Cinq ans.

— Pourquoi ? » fit Malone, étonné.

Claridon allait et venait lentement entre les plantes vertes touffues. Derrière la vitre, des nuages noirs obscurcissaient l’horizon vers l’ouest et des trouées laissaient apercevoir le soleil qui dardait des rayons ardents. « Certaines personnes cherchent la même chose que Lars. Pas ouvertement, sans attirer l’attention sur leur quête, mais ils punissent sévèrement ceux qui se mettent en travers de leur chemin. Alors, je suis venu me réfugier ici et j’ai feint la folie. On y est bien nourri, on s’occupe de vous et, plus important encore, on ne vous pose pas de question. Je n’ai pas prononcé une seule parole sensée en cinq ans, sauf quand j’étais seul. Et je peux vous assurer que parler tout seul est loin d’être gratifiant.

— Pourquoi acceptez-vous de nous parler, à nous ? demanda Stéphanie.

— Vous êtes la veuve de Lars. Pour lui, je ferais n’importe quoi. L’auteur de ce message sait beaucoup de choses, ajouta le vieil homme. Il est peut-être l’un de ceux dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui ne laissent personne leur mettre des bâtons dans les roues.

— C’est ce qu’a fait Lars ? »

La question de Malone fut accueillie avec un hochement de tête. « Ils étaient nombreux à souhaiter en savoir autant que lui.

— Quel type de relation aviez-vous avec lui ?

— J’avais accès au marché du livre. Il avait besoin de beaucoup d’ouvrages obscurs. »

Malone savait que les boutiques des bouquinistes étaient des repères de collectionneurs et de chercheurs.

« Nous avons fini par devenir amis et, peu à peu, je me suis mis à partager sa passion. Je suis originaire de la région. Ma famille est établie ici depuis le Moyen Âge. Certains de mes ancêtres cathares ont été brûlés vifs par les catholiques. Et puis, Lars est mort. Quelle tristesse. D’autres l’ont suivi dans la tombe. Alors je suis venu ici.

— Qui d’autre ?

— Un bouquiniste à Séville, un bibliothécaire à Marseille. Un étudiant à Rome. Sans parler de Mark.

— Ernst Scoville est mort, lui aussi, ajouta Stéphanie. Renversé par une voiture la semaine dernière, juste après que je l’ai contacté. »

Claridon se signa. « Ceux qui cherchent le paient, c’est indéniable. Dites-moi, chère madame, disposez-vous de certaines informations ?

— J’ai le journal de Lars.

— Votre vie est en danger, dans ce cas, fit le vieil homme, l’air inquiet.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est terrible, bredouilla Claridon, terrible. Vous n’auriez pas dû être mêlée à cette histoire. Vous avez perdu votre mari, votre fils…

— Que savez-vous de Mark ?

— Je suis venu me réfugier ici juste après son décès.

— Mon fils a été emporté par une avalanche.

— Non. Il a été assassiné. Comme les autres. »

Malone et Stéphanie ne disaient mot ; ils attendaient que l’étrange vieil homme s’explique.

« Mark enquêtait sur des pistes découvertes par son père des années plus tôt. Il n’était pas aussi passionné que Lars et il lui a fallu du temps pour déchiffrer ses notes mais il a fini par en comprendre le sens. Il est parti dans les Pyrénées pour ses recherches mais n’est jamais revenu. Tout comme son père.

— Mon mari a été retrouvé pendu sous un pont.

— Je le sais, ma chère dame, mais je me suis toujours demandé ce qui s’était réellement passé. »

Stéphanie ne répondit pas, mais son silence indiquait qu’en son for intérieur elle se posait la même question.

« Vous nous avez dit être venu ici pour échapper à certaines personnes. De qui s’agit-il ? Des Templiers ?

— Je me suis trouvé nez à nez avec eux à deux reprises, confirma Claridon. Cela n’avait rien de plaisant. »

Malone décida de laisser toutes ces informations mijoter un moment. Il tenait toujours le message envoyé à Ernst Scoville à son domicile de Rennes-le-Château. « Comment pouvez-vous nous aider ! Où sommes-nous supposés aller ? Et qui est cet Ingénieur dont nous sommes censés nous méfier ?

— Elle aussi cherche ce que Lars convoitait. Elle s’appelle Cassiopée Vitt.

— Elle sait manier les armes ?

— Ses talents sont multiples. Le maniement des armes en fait partie, à n’en point douter. Elle vit à Givors, sur le site d’une ancienne citadelle. C’est une femme de couleur, une musulmane, à la tête d’une fortune colossale. Elle reconstruit un château dans la forêt en mettant exclusivement en œuvre les techniques du XIIIe siècle. Son manoir se trouve à proximité du chantier qu’elle supervise elle-même. Elle se fait appeler l’Ingénieur. L’avez-vous rencontrée ?

— Je pense qu’elle m’a sauvé la mise à Copenhague. Je me demande pourquoi on nous a mis en garde contre elle.

— Ses motivations sont suspectes. Lars et elle cherchaient la même chose, mais pour des raisons différentes.

— Et que cherche-t-elle au juste ? demanda Malone, que toutes ces devinettes finissaient par lasser.

— L’héritage des Chevaliers du Temple de Salomon. Le trésor des Templiers. Celui-là même que l’abbé Saunière avait découvert. Un trésor que la confrérie recherche depuis des siècles. »

Malone ne croyait pas un mot de tout cela mais désigna de nouveau le message adressé à Scoville. « Guidez-nous.

— Les choses ne sont pas si simples. Le chemin est semé d’embûches.

— Savez-vous par où commencer ?

— Si vous disposez du journal de Lars, vous en savez plus que moi. Il en parlait souvent, mais ne m’a jamais autorisé à le consulter.

— Nous avons aussi un exemplaire de Pierres gravées du Languedoc, précisa Stéphanie.

— Mais j’ai toujours cru que cet ouvrage n’existait pas ! s’écria Claridon, ébahi.

— Il existe bel et bien, dit Stéphanie en le tirant de son sac.

— Puis-je voir la stèle ? »

Elle ouvrit le volume et lui montra la reproduction que Claridon étudia avec intérêt. Il sourit et dit : « Lars aurait été content. La reproduction est fidèle.

— Expliquez-vous, intervint Malone.

— Marie d’Hautpoul de Blanchefort a révélé son secret à l’abbé Bigou juste avant de mourir. Lorsque Bigou a fui la France en 1793, il a compris qu’il ne reviendrait jamais et a laissé le témoignage de ce qu’il savait dans l’église de Rennes-le-Château. C’est cet indice, enfermé dans une fiole, qui a été découvert par Saunière en 1891.

— Nous sommes déjà au courant. Ce que nous ignorons, c’est la nature du secret de Bigou.

— Ah, mais si, vous le connaissez. Montrez-moi le journal de Lars. »

Stéphanie tendit le carnet au vieil homme. Il le feuilleta avec impatience puis leur montra une page.

 

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« La fiole renfermait ce cryptogramme.

— Comment le savez-vous ? demanda Malone.

— Pour en être convaincu, il faut comprendre Saunière.

— Nous sommes tout ouïe.

— Du vivant de Saunière, personne n’a jamais fait allusion aux sommes investies dans la rénovation de l’église et la construction des bâtiments adjacents. Personne n’était au courant hormis les villageois. Une fois mort, le curé est tombé dans l’oubli. Ses papiers et ses biens personnels ont été volés ou détruits. En 1947, sa maîtresse a vendu la propriété à un certain Noël Corbu. Elle est morte six ans plus tard. La légende de Saunière et de son fabuleux trésor a été publiée pour la première fois en 1956 quand La Dépêche du Midi a relayé l’histoire – soi-disant vraie – en trois épisodes. Mais la source des journalistes n’était autre que Corbu.

— J’en ai entendu parler, s’écria Stéphanie. Il a embelli l’histoire, l’a enrichie de détails et l’a complètement remaniée, entraînant ainsi une couverture médiatique ; l’histoire est devenue de plus en plus abracadabrante au fil du temps, en somme.

— La fiction a complètement pris le pas sur les faits, ajouta Claridon.

— Vous parlez des parchemins ? voulut préciser Malone.

— Excellent exemple : Saunière n’a jamais découvert de parchemin dans le pilier de l’autel. Jamais. On doit ce détail à Corbu et d’autres après lui. Personne n’a même jamais vu ces documents et pourtant leur contenu a été imprimé dans un nombre incalculable d’ouvrages ; ils sont censés renfermer une espèce de message codé. Balivernes ! Et Lars le savait bien.

— Pourtant il a lui aussi publié le texte des parchemins dans ses livres, le reprit Malone.

— Lorsque nous en discutions, il me répondait : “Un bon mystère passionne les foules.” Mais je sais qu’il n’en était pas très heureux.

— L’histoire de Saunière est donc entièrement factice ? » Malone semblait perdu.

« La version moderne l’est en grande partie. La plupart des livres écrits sur le sujet lient aussi Saunière aux tableaux de Nicolas Poussin, et en particulier aux Bergers d’Arcadie. En 1893, Saunière aurait emmené les deux parchemins à Paris pour les faire déchiffrer et pendant son séjour aurait fait l’acquisition d’une copie de ce tableau et de deux autres au Louvre. On dit qu’ils renferment des messages secrets. Le problème, c’est que, à l’époque, le Louvre ne vendait pas de copies de tableaux et aucun registre ne prouve que la toile de Poussin ait même fait partie de la collection du musée, en 1893. Mais ceux qui ont colporté cette fable ne se souciaient guère de la véracité historique. Ils ont dû penser que personne n’irait vérifier les faits et l’histoire leur a donné raison pendant un temps.

— Où Lars a-t-il trouvé ce cryptogramme ? demanda Malone.

— Corbu est l’auteur d’un manuscrit entièrement consacré à Saunière. »

Malone se souvint de ce qu’il avait lu dans les feuillets envoyés à Ernst Scoville, de ce que Lars avait écrit sur la maîtresse de l’abbé :

 

Elle finit par révéler à Noël Corbu l’emplacement de l’une des cachettes de Saunière. Corbu y fait allusion dans un manuscrit que j’ai réussi à me procurer.

 

« Corbu consacrait pas mal de temps à raconter aux journalistes l’histoire fictive de Rennes-le-Château. En revanche, dans son manuscrit, il raconte de manière assez crédible la véritable histoire, telle qu’il l’a apprise de la bouche de la maîtresse de Saunière. »

Malone se remémora un autre passage du journal de Lars :

 

Corbu ne révèle à aucun moment ce qu’il a découvert, et nous ne sommes pas certains qu’il ait jamais découvert quoi que ce soit. Cependant, l’abondance d’informations contenues dans son manuscrit nous pousse à nous interroger sur leur origine.

 

« Évidemment, Corbu n’a jamais montré son manuscrit à personne puisque la vérité était bien moins captivante que la fiction. Il est mort à la fin des années soixante dans un accident de voiture et son œuvre a disparu. Jusqu’à ce que Lars l’exhume.

— Alors, qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Malone en étudiant les rangées de lettres et de symboles du cryptogramme. Une espèce de code ?

— Un code assez courant aux XVIIIe et XIXe siècles. Une série de lettres et de symboles aléatoires placés dans une grille. Quelque part dans ce fouillis se cache un message. C’est basique, simple et, pour l’époque, assez difficile à déchiffrer. Ça l’est toujours aujourd’hui si l’on n’a pas la clé.

— Que voulez-vous dire ?

— Il faut une séquence numérique pour isoler les lettres nécessaires à la reconstitution du message. Parfois, pour corser un peu l’affaire, le point de départ était choisi au hasard lui aussi.

— Lars a-t-il jamais réussi à le déchiffrer ? demanda Stéphanie.

— Il n’y est jamais parvenu. Et cela le frustrait. Et puis, quelques semaines avant sa mort, il a cru être tombé sur un nouvel indice.

— Je suppose qu’il ne vous a pas dit de quoi il s’agissait, siffla Malone, à bout de patience.

— Non, monsieur. Il était comme ça.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Guidez-nous, comme vous êtes censé le faire.

— Revenez ici à dix-sept heures, attendez sur la route juste derrière le bâtiment principal. Je viendrai vous retrouver.

— Comment ferez-vous pour sortir ?

— Personne ne regrettera de me voir partir d’ici. »

Malone et Stéphanie échangèrent un coup d’œil. Elle se demandait sans doute, comme lui, s’il était judicieux de suivre les indications de Claridon. Jusque-là, ils n’avaient trouvé sur leur route que des personnages dangereux ou paranoïaques, sans parler de toutes les théories hallucinantes entendues. Mais il se tramait quelque chose et s’ils souhaitaient en savoir davantage, ils allaient devoir se conformer aux règles du jeu du vieil homme.

« Où allons-nous ? » demanda Malone.

Claridon se tourna vers la fenêtre et pointa le doigt vers l’est. Au loin, à des kilomètres de là, sur une colline dominant Avignon s’élevait une citadelle d’allure orientale, tel un palais d’Arabie. Nimbée d’une lumière dorée, elle se détachait sur le ciel avec un éclat éphémère et donnait l’apparence d’un amoncellement de bâtiments se dressant sur la roche avec insolence, reflétant celle des sept papes français qui avaient régné sur la chrétienté pendant près d’un siècle du haut de cette forteresse.

« Au palais des Papes ! » s’exclama Claridon.

L'Héritage des Templiers
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