CHAPITRE XVIII

Dans lequel « on » s’explique… (suite)

— Un petit renseignement en dehors de l’affaire, dis-je à Pauli Graff, tu es inscrit au cirque sous quel nom ?

Il hésite. Je lui prodigue un encouragement à base de cuir muni de plaques de fer.

— Théodor Kurtz, fait-il.

Ce disant, il innocente M. Barnabu chez qui je serais allé faire un brin de pétard pas mouillé si j’avais appris qu’il m’eût berluré.

— Pourquoi ce pseudonyme ?

— Notre famille est très connue en Allemagne. L’un de mes oncles est pasteur et…

Natürlich, comme on dit outre-Rhin, ça la cloque mal d’avoir son blaze porté par un monsieur dont le métier consiste à recevoir des coups de latte au fignedé.

Satisfait de cette explication, je sors de ma vague la carte routière de l’Indre-et-Loire, de la Sarthe et d’un bout de l’Orne.

Rambouillet, bien que ne se trouvant dans aucun de ces départements, y figure tout en haut, en voisin.

J’examine la carte, espérant y découvrir une inscription ; mais des nèfles ! Elle est aussi vierge qu’une photographie sur papier glacé de la sœur Lanturlu.

Je vais pour la replier lorsque je pousse une exclamation. Mon Pauli Graff vient d’exécuter un merveilleux saut périlleux sous nos yeux. Saut périlleux qui l’a fait franchir la fenêtre ouverte sans bavure… Le temps de refermer la bouche après ladite exclamation et il a disparu au sein de la nuit riche en éclats de cuivre.

— La tante ! hurle Béru qui a le sens de la famille en général, et celui de la grande en particulier.

Nous évacuons la roulotte à notre tour, mais pas par le même chemin. Rien à l’horizon. Il est vrai qu’il est plutôt obscur, l’horizon.

Nous nous élançons chacun dans une direction. J’enrage. Pourtant je me calme assez rapidos en songeant qu’un gars fringué comme l’est Pauli Graff a autant de chance de passer inaperçu dans le métro qu’une vache dans votre bagnole.

Au lieu de courir à Hue, que je connais déjà pour y être passé à plusieurs reprises, et à Dia, où j’ai déjeuné la semaine précédente, je vais vers le panier à salade stationné au bout du Champ-de-Mars. On est en train d’y assaisonner Buffalo, dans le panier à salade. Il doit se faire de la bile, Buffalo, moi je vous le dis.

— Brigadier, fais-je au sous-brigadier qui commande le wagon-restaurant (on s’y met à table, n’est-ce pas ?). Brigadier, vous allez embarquer ce client et le mettre au frais. Lancez un appel à toutes les polices routières de la région. Ordre de retrouver un clown vêtu d’un maillot à paillettes bleu et argent. Ordre d’arrêter tous les gars suspects qui porteraient des traces de maquillage… Pendant ce temps, que vos hommes fouillent tout le cirque à la recherche du guignol en question. Vu ?

*

Je commence à avoir le coup de pompe.

Je retourne dans la caravane de mes deux lascars et, vautré sur un canapé moelleux, je me remets à potasser la carte routière de Pauli.

Je suis dessus depuis cinq minutes trois secondes douze dixièmes, lorsque je fais une constatation. Elle n’a l’air de rien, et c’est pourquoi je ne l’ai pas constatée illico. Mais a posteriori je la trouve assez fascinante.

Figurez-vous, tas-de-ce-que-je-n’ose-pas-dire qu’à un centimètre et demi de Rambouillet (sur la carte), le papier de la maison Michelin est percé. Le trohu dont je vous cause est minuscule. Pratiquement invisible. Si je l’ai vu, c’est uniquement parce que je tiens la carte devant moi, à contre-jour et que la lumière filtre par cet orifice.

Un trou d’épingle.

Est-il accidentel ? Est-il voulu ? A-t-il été percé par Otto ? À voir !

Je ligote le nom du patelin. C’est Saint-Machin-Duchose. À la petitesse des caractères, je réalise que ça ne doit pas être Chicago !

Satisfait, je replie ma carte. Et voilà qu’à cet instant, des cris phénoménaux montent dans le ciel nuiteux, dominant le brouhaha du barnum. Cris béruriesques, je le réalise aussitôt.

Je bondis.

Dehors, c’est l’affolement. Des employés courent, des flics itou. J’arrête l’un d’eux.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? je lui demande.

— C’est le cirque Barnabu, qu’il me répond.

— Je veux parler du remue-ménage…

— Paraît qu’il y a deux mecs qui sont entrés dans la cage z’aux lions…

Je lui file le train, direction ménagerie.

Il y a rassemblement devant une grande cage. Sur la grille on peut lire un gigantesque panneau peint en rouge sang :

 

Brutus.

Lion de l’Atlas.

Animal particulièrement dangereux.

Prière de ne pas s’approcher

et de ne rien donner à manger au fauve.

 

Dans la cage, il y a Brutus, bien sûr, puisque c’est son studio. Mais il y a en outre Graff, le clown, inanimé par terre, couvert de sang. Et puis, vous l’avez deviné, j’espère, à moins que vous ne soyez aussi glands qu’on me l’a dit, il y a le célèbre, l’indomptable (le mot est juste) Bérurier. Et savez-vous ce qu’il fait, Béru, mesdames-messieurs et chers spectateurs ?

Je vous le donne en cent ! Je vous le donne en mille. Et puis après tout non, je vous le vends pour le prix de ce livre : Béru a ôté une godasse. Il l’a saisie par l’extrémité, et, avec le talon il cogne sur le museau de Brutus qui rugit, qui ouvre la gueule, qui donne des coups de patte, MAIS QUI RECULE !

Vous entendez ?

À coups de pompe, mon valeureux collègue fait fuir le lion.

Et il rouscaille, Béru.

— Allez coucher ! Vite ! À la niche !

Des employés armés de piques se précipitent, sortent le clown inanimé… Alors Béru, sous les yeux de l’assistance, remet posément son soulier de clown et, posément, digne, en vrai brave homme, il sort de la cage.

On applaudit. On le congratule. Il fend la foule en délire, s’approche de moi.

— Ce couillon a voulu se planquer dans la cage, dit-il. Mais le Brutus qu’aime les clowns a voulu le bouffer. J’ai entendu crier le Graff, je sus t’arrivé à temps !

Je le presse sur ma poitrine.

— Bravo, Gros. Je savais que tu étais gonflé. Du reste ça se remarque, mais à ce point ! Un lion !

Alors il a ce mot merveilleux. Charmant, aussi.

— Vois-tu, San-A., quand on a passé vingt-cinq ans avec une grognace comme la Berthe, c’est pas un lion mité qui peut vous foutre la trouille.

D’un revers de manche il essuie son front en sueur.

— T’as vu si je te l’ai dompté, ce roquet à crinière ? Et avec un soulier, juste avec un soulier, je te prie d’observer…

Je lui claque l’omoplate.

— Si tu veux le fond de ma pensée, Gros, murmuré-je, c’est pas tellement le soulier qui l’a effrayé…

— C’est quoi t’alors ?

— L’odeur !

— Quelle odeur ?

— Mais la tienne, voyons !

Il s’égosille.

— J’ai une odeur, moi ! Tu oses dire que j’ai une odeur ?

— Dame, tu étais déchaussé !

Ça le désoriente, car Béru, c’est la loyauté même.

— Remarque, fais-je pour le consoler, j’appelle ça une odeur. Ça n’est peut-être après tout qu’un parfum. Seulement il est violent !

— Bon, qu’est-ce qu’on fiche, maintenant ? Tu sais que j’ai faim ?

— Plus tard, promets-je, tu pourras te remplir.

« Pour l’instant nous allons tenter un nouvel exploit.

— Lequel-ce ?

— Nous allons essayer de passer par un trou d’épingle, Gros.

— Faut encore que tu dises des âneries, gémit Bérurier. T’es terrible. On se demande comment que t’as pu faire une carrière dans la poule en étant aussi couillon.