CHAPITRE XX

Dans lequel je ne vous cache rien…
 afin que vous sachiez tout

Il est près de minuit lorsque Béru et le gars moi-même, plus communément appelé San-Antonio, débarquons dans l’immeuble de Colombes d’où l’on assassina l’arbitre.

La façade est obscure, la banlieue silencieuse, et rien ne rappelle les drames de l’après-midi.

— C’est quand même pas une heure pour les visites, proteste le Gros pour la seconde fois, et avec de meilleures raisons puisqu’il est une heure plus tard que tout à l’heure.

Il a faim, il est las et il tombe de sommeil !

— On m’y reprendra à t’inviter à un match de foot ! ronchonne-t-il en gravissant l’escadrin sur mes talons.

Son ascension est rendue difficile, voire périlleuse, par les godasses de quatre-vingts centimètres qui prolongent ses déjà importants pinceaux.

— On m’y reprendra à les accepter ! riposté-je.

Tout en gravissant les degrés, je pense à l’imbécillité des choses. En somme, cette tragique course au trésor a eu lieu pour rien. Des hommes se sont tués pour de l’or qui avait, depuis seize ans, rejoint les coffres de la Banque de France… (où je doute qu’il ait fait long feu, soit dit entre nous et votre crise de foie). Tant de volonté pour rien ! Tant de malheur perdu ! Complètement perdu !

Nous arrivons devant la porte en question. Je sonne. C’est curieux, un coup de sonnette, la nuit, dans un immeuble endormi. Ça n’en finit plus de vibrer. C’est violent et inquiétant, même pour celui qui actionne la sonnette.

Un temps assez long s’écoule. Puis un pas pesant fait craquer les lattes du plancher.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Police, mon commandant !

— Foutre ! À ces heures…

Il ouvre.

Il est bath en pyjama, le commandant Gochedroite. Le sien est bis, avec des parements bleus et des espèces d’épaulettes dorées. Il cligne des yeux dans la clarté de son vestibule.

— Qu’est-ce qui vous arrive, mon petit flic ?

— À moi, rien, fais-je. Ce serait plutôt à vous qu’il arriverait quelque chose, mon commandant…

— Ventrebleu, qu’est-ce qui m’arriverait ?

— La vérité ! À poil et toute ruisselante de l’eau de son puits…

J’entre, suivi de mon gros canard palmé.

Le commandant est un peu pâlichon malgré son teint coloré. Ses sourcils tressautent au-dessus de son regard sévère.

Il nous emmène dans sa salle à briffer-salon. On s’assied tous les trois autour de la table sur laquelle le Gros commence un somme.

— Je vous écoute…

— 1940, à Saint-Machin-Duchose, ça ne vous dit rien ?

Il a la réaction que j’attendais le moins. Il éclate d’un grand rire de ventre, spontané, copieux. Un rire à la Béru, revu et corrigé par Lustucru.

— Mon garçon, vous êtes un sacré petit dégourdi. Je vois que je l’ai dans la giberne !

— Et moi je vois que vous êtes beau joueur ! Vous me racontez les détails ?

— Facile… Un petit coup d’alcool de riz pour se mettre en train ?

Je frémis d’horreur.

— Non, pas à ces heures, je vous remercie !

— Si ! Moi, moi ! croasse le Gros à travers sa somnolence.

Il a droit à un petit verre de l’abominable mixture. Après quoi le commandant attaque, si je puis dire :

— Eh ben oui, je me suis vengé de ce salopard. Ç’a été long, mais j’ai eu tout de même sa peau. Et à un moment où je ne pensais plus à lui… Hier, dans le journal, à la page sportive, je lis les avant-premières sur le match d’aujourd’hui… Et j’avise en médaillon la photo d’un gars… Je bondis. Pas d’erreur. Cet arbitre c’est mon assassin de Saint-Machin-Duchose. J’avais ses traits dans ma mémoire, gravés au ciseau à froid ! Je me suis dit : « Commandant Gochedroite, tu as toujours eu du poil au cœur, et il faut que ça continue. Foin de la retraite ! Un homme d’action reste un homme d’action ! »

— Vous n’auriez pas une biscotte, l’interrompt Béru, ça brûle, votre truc…

— Non, mon garçon, rétorque l’officier.

— Je dis une biscotte, mais n’importe quoi ferait l’affaire : un reste de pot-au-feu ou de choucroute, j’sus pas sectaire…

Le commandant lui montre la cuisine.

— C’est un boyau, ce type-là, me dit-il. Bravo ! J’aime qu’on soit organique. La vie, c’est un ensemble d’organes. Allez vous remplir, mon garçon…

Le garçon s’évacue en direction du Frigidaire… L’ancien officier reprend son récit :

— Mon conseil de guerre a été vite tenu. Ce Graff était la pire des ordures : un soldat pillard ! Un soldat qui assassinait un adversaire prisonnier. Qui tirait sur ses propres hommes ! Jamais ! Allemand ou Français, ça mérite la mort. J’ai bien eu la tentation de faire appel à la justice. Crime de guerre ! Mais il y a prescription. Et puis le lascar aurait pu nier… J’ai préféré faire justice moi-même. J’ai prévenu un de mes anciens camarades ; un sacré baroudeur… Déguise-toi en missionnaire, lui ai-je dit. Il va y avoir du sport… Il y en a eu !

— Votre plan était génial, commandant.

— Merci, mon garçon.

— Vous avez des armes chez vous, trophées de vos batailles. Vous avez pris un fusil à longue portée. Vous l’avez mis dans une cantine et vous êtes allés chez vos voisins de dessous. Vous avez un peu estourbi ces braves gens après vous être affublés de cagoules… Vous avez abattu l’arbitre et laissé le fusil sur place, parce que vous prévoyiez une perquisition dans l’immeuble et que l’arme vous eût dénoncés si vous l’aviez ramenée chez vous. Vrai ou pas ?

— Tout ce qu’il y a d’exact. Ça fait plaisir de trouver un flic aussi futé, mon garçon…

— Par contre, vous avez remporté la cantine car elle risquait de vous compromettre… Ensuite il ne vous restait plus qu’à attendre la suite des événements avec votre ami et complice, pardonnez-moi l’expression… Un missionnaire, un commandant en retraite, ça ne saurait éveiller les soupçons…

— Dix sur dix…

Il se fait un silence oppressant.

— Vous m’arrêtez ?

Je ne réponds pas.

— Si c’est oui, vous me permettrez bien auparavant de me tirer une balle dans la tête, mon bon ? Il me reste un pistolet…

Dans la cuisine voisine, Béru fait son petit ménage… On l’entend remuer des assiettes en chantant Les Matelassiers. Quand le Gros chante Les Matelassiers, c’est que sa vie est peinte en rose.

— Non, commandant, je ne vous arrêterai pas.

Il me regarde.

— Sérieux ?

— Je comprends votre acte bien que je le désapprouve. Je suis contre la vengeance, néanmoins j’admets que cet homme avait mérité la vôtre. Pourtant, il y a une chose qui me choque un peu…

— Allô, j’écoute !

— C’est que vous soyez allé tirer chez des voisins. Un homme de votre trempe se devait de prendre des risques…

— Écoutez, flic, me dit cet homme étrange. Je vais vous confier une chose… Je suis en très mauvais termes avec ces petits minables du dessous. Comme ça, ils auront connu l’aventure au moins une fois dans leur existence médiocre…

Là-dessus, Gochedroite éclate de rire.

Béru radine, un pilon de poultok à la main.

— Eh ben ! eh ben ! fait-il, on a l’air de se divertir dans vot’caserne, commandant ! En tout cas, s’empresse-t-il d’ajouter, la roulante est de première. Compliments !