Dans lequel je pêche en eau trouble
Il est dix heures et des poussières lorsque je fais mon entrée au Raminagrobis. C’est une taule moyenne, assez coquette je dois dire, en tout cas fort bien achalandée. Y a peu de ploucs, la clientèle est essentiellement composée d’hommes d’affaires amenant ici leurs clients étrangers pour leur faire mater ce que c’est que le strip françouze.
Comme je suis seulâbre, je me réfugie au bar où je suis illico la proie d’une pétée de jouvencelles toutes plus décolletées les unes que les autres. Y en a une rousse, une brune, une blonde, une bleutée, une platinée, une orangée et même une arc-en-ciel qui doit aimer qu’on lui joue La Truite à la flûte.
J’ai du mal à me dégager de l’essaim de seins.
— Allons, caltez volailles, fais-je, jouant les affranchis, je ne viens pas aux provisions.
Elles renaudent pour la forme et me restituent mon taf d’oxygène. Je commande alors un whisky et je mate le spectacle, histoire de m’imprégner de l’ambiance.
Sur la piste, y a une fille en collant noir qui se contorsionne et parvient à se gratter l’oreille droite avec le petit doigt de son pied gauche. Ça ne déchaîne pas l’enthousiasme des foules, car elle manque de roberts.
Et dans le monde du spectacle, c’est rédhibitoire, l’absence de flotteurs. Les hommes sont ainsi. Pour eux y a trois sortes de bergères : les actrices, les femmes intelligentes et les autres. Notez que deux groupes suffiraient.
L’homme ne demande à la femme d’être intelligente que lorsqu’elle ne l’est pas. Quand elle l’est, il en prend une autre. Il ne demande pas non plus à l’actrice d’être intelligente, car il sait qu’à l’impossible nul n’est tenu ; toutefois il exige qu’elle ait des formes. Le talent, il s’en tamponne parce qu’il confond nichons et talent. Vous allez m’objecter qu’une contorsionniste n’est pas une actrice ? Eh ben, pour un mec, si ! À condition justement – nous y revenons – qu’elle ait un sérieux bagage dans le monte-charge.
Celle-ci a droit à quelques applaudissements polis, du genre maigrichon. Un petit projo rose balaie la scène, soulevant un nuage de poussière dorée ; et une aimable personne seulement vêtue d’un bonnet à poils, vient annoncer que le décarpillage va débuter.
Dans l’intervalle, je mate les azimuts. J’ai étudié la photo d’Ange Ravioli aux sommiers et je me détranche pour mieux essayer de l’apercevoir, mais sans succès. Peut-être que le patron du Raminagrobis est en vacances ? Qui sait ?
Je me tourne vers le barman. C’est un Corsico brun comme l’Andalousie qui prend son rade pour un contre-torpilleur et son shaker pour un lance-torpilles.
— Remettez-moi un scotch ! lui dis-je.
Ici la confiance n’est pas à l’ordre du jour car en versant le breuvage, le loufiat annonce la couleur :
— Mille francs !
Je lui attrique un Richelieu avec de la menue morniflette pour gonfler son bas de laine.
— Ange n’est pas là ? je questionne sur le mode neutre.
— Il vient plus tard, fait l’homme du bar en enfouillant mes deniers.
Le mieux, c’est d’attendre. Je bigle mon horloge parlante. Il est onze heures moins vingt. La fumée ambiante me pique les châsses, à moins que ça ne soit un début de sommeil ? C’est pourtant pas le moment de jouer un solo de ronflette. J’ai école. Les cours du soir, c’est ce qui se fait de mieux dans le métier.
Je fais comme tous les assoiffés de vertige ici présents : je savoure le spectacle. La fille qui vient de s’annoncer sur le podium est habillée en dame patronnesse : longue soutane noire ; pompes à boutons, chignon-bidon, bésicles, bitos de chaisière, mitaines et tout le bidule ! C’est bien composé comme tenue, mais on devine là-dessous des formes comprimées et une jeunesse plantureuse qui ne demande qu’à jaillir de cette carapace funèbre.
La dame s’approche du piano. Radine alors une petite fille modèle signée comtesse de Ségur née Rostopchine. Elle porte des cotillons longs, une robe mousseuse, des nattes dans le dos, un vieux bada en paille d’Italoche et elle tient un cerceau.
Vous l’avez sans doute deviné avec l’intelligence que vous charriez en bandoulière, mais la petite fille en question a eu vingt berges aux prunes. Elle fait la bibise à la dame qu’est censée être son prof de piano et se place sur le tabouret tournant. On a droit à une gamme laborieuse. La dame tapote le couvercle de la cage à sérénade pour protester contre le mauvais doigté de la donzelle. Alors, par mimiques, la petite môme explique qu’elle a trop chaud et le déloquage commence.
C’est savant. Elle dégrafe sa robe. Son prof en fait autant. La salle retient son souffle. On entend pleuvoir les boutons sur le plancher du Raminagrobis. La direction doit faire des lots à la mercière du coin. Au bout d’un quart d’heure de ce micmac, les deux personnes sont aussi peu vêtues que le piano. Celle qui chique au prof ôte même son chignon.
Quand il ne leur reste plus que leur rouge à lèvres, la lumière s’éteint et le public applaudit à tout rompre cette magnifique manifestation de l’art contemporain. Vous me connaissez, je ne suis pas pudibond, au contraire, mais je trouve que ces poses méritent le plastic. Un strip, c’est à deux qu’il est une œuvre d’art.
Le barman me cligne de l’œil.
— C’est du spectacle, hein ? fait-il, fiérot.
— Et comment ! On n’arrête pas le progrès. Quand on pense que ça ne fait pas dix ans que la bombe atomique a été inventée et qu’on en est déjà là, hein ? Ça donne le vertigo !
Il hoche la tête, convaincu.
— Laquelle que vous trouvez la plus sensass ?
— La prof, dis-je sans hésiter. Elle a plus de talent, surtout du bas. Vous avez remarqué ce grain de beauté sur la fesse gauche, dites ? Quel jeu de scène !
— C’est un don, quoi ! émet le loufiat.
— Exactement. Vous avez des filles qui se farcissent trois piges de Conservatoire ou de cours Simon pour arriver à quoi ? À jouer du Musset devant des salles vides…
— Faut être jojo, admet le serveur.
Il sert une bière allemande à un Anglais et une bière anglaise à un Allemand avant de poursuivre cette conversation à bâtons rompus.
— Notez, dit-il, que c’est pas n’importe qui qui peut jouer ça ! Vous imaginez une tarderie passant au décarpillage ?
Il se tait, car un monsieur important vient d’entrer, qui inspecte la salle d’un œil scrutateur. C’est Ange Ravioli. Il porte malgré la saison un lardeuss en poil de bossu et un foulard en soie. Ses cheveux calamistrés scintillent comme de l’anthracite. Un signe de tronche au garçon et il se dirige vers le fond du bar.
— Vous l’avez reconnu ? me demande le barman avec ferveur.
— Et comment ! C’est lui qui ne m’a pas remis…
Je saute de mon tabouret. Les filles qui draguent dans le secteur répandent un parfum obsédant et lourd ; si je m’attarde encore ici je vais choper la migraine, c’est recta.
Je vois disparaître la silhouette de Ravioli par une porte étroite à gauche de la scène. Je fonce. L’atmosphère des coulisses est plus déprimante que celle du bar. Ici, outre le parfum, ça renifle la sueur, la femme, l’hippodrome aussi…
Un vieux zig chauve, vêtu d’un smok trouvé dans une poubelle un matin de décembre, m’intercepte.
— Où allez-vous ?
Il pue la gnole à plein nez.
— J’ai rendez-vous avec mon ami Ange.
Il hésite.
— Bon, je vais vous annoncer, c’est de la part de… ?
Je l’écarte d’une bourrade.
— Dis, grand-dabe, on n’est pas à Buckingham Palace, non !
Il n’ose insister. Je passe devant les coulisses. Les portes en sont généralement ouvertes et ces dames se refringuent en causant de la rougeole de leur petit dernier et de la cad du vieux mironton qui les entretient.
La dernière lourde est marquée « Direction ». Comme ça, à la craie. Pas fiérot, Ange Ravioli. Il ne cherche pas à chiquer au Barnum. Je frappe.
— Oui ?
J’ouvre. Il est seul dans une pièce minuscule meublée d’un burlingue à volets et de quelques chaises recouvertes de peluche rouge. Au mur, un portemanteau et des photos de filles à loilpé dédicacées.
Ange est en train de se débarrasser du mirifique pardingue. Il se détourne et me contemple sans chaleur.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je dépose ma carte sur son bureau et je choisis une chaise.
— Tiens ! fait-il sans s’émouvoir. C’est donc plus Bonichon qui fait la virée ?
— Y a gourance, monsieur Ravioli, je ne suis pas de la Mondaine.
Son regard se coagule. Qu’il n’aime pas les poulets, c’est neuf. D’ailleurs, cette aversion est très généralisée en France. Mais en plus de l’antipathie, il y a de la méfiance dans ses carreaux.
— Alors vous voulez quoi ?
Je m’assieds à l’amerlock, les pinceaux sur son bureau pour lui montrer que dans mon genre, j’ai de grosses analogies avec Attila. (Au lieu d’être le roi des Huns, je suis le roi des Vingt-Deux.)
— C’est toute une histoire, mon cher… Je gratte en relation avec Interpol…
Le mot le fait tiquer.
— Si vous me cherchez du suif, y a gourance, déclare-t-il. J’ai eu des petits ennuis autrefois, mais on vous dira sur la place que maintenant je suis régul. Vous pouvez fouiller ma taule, si vous trouvez un gramme de chnouf je vous paie des prunes. Pas de jeux clandestins, pas d’abattage en arrière-boutique !
— En somme, y te reste plus qu’à postuler pour la Légion d’honneur, non ?
Un petit rictus tord sa lèvre. Il est assez beau gosse, Ravioli. Il ressemble à Raf Vallone ; un Vallone aux tifs aplatis par la gomina, façon pin-up boy 1939.
— Bon, coupe-t-il. Vous disiez donc que vous étiez embringué avec l’Inter ?…
— C’est les copains de Hambourg qui font du zèle. Ils recherchent un certain Keller qui a disparu depuis quelques années.
En lançant ça, je n’ai pas quitté Ange des yeux. Il est resté impavide, un peu trop peut-être, à mon sens.
Le silence devient gênant. Il est relatif, d’ailleurs, car dans la salle, les musicos mettent toute la gomme dans un tcha-tcha. Tous les veaux ont dû abandonner leurs tables pour se frotter le nombril en cadence. Et après, ils se marrent quand, au ciné, ils voient gambiller autour d’un feu les bougnouls de l’A-OF.
— Ce Keller en question marnait dans la joncaille, poursuis-je. Des barlus de toutes provenances débarquaient clandestinement des lingots à Hambourg et lui, il faisait la distribution.
— Je vois pas pourquoi vous me causez de ce monsieur, déclare Ravioli. J’ai jamais entendu parler de lui. Keller, vous dites ?
Il ponctue cette affirmation d’une moue évasive. M’est avis qu’il en remet. Les malfrats ne savent pas jouer simple. Ils en sont restés à Sarah Bernhardt et quand ils essaient de se renouveler, ils prennent des leçons chez le mime Marceau !
— Mince ! soupiré-je, alors on m’a mal tuyauté.
Ça lui flétrit le gros côlon. Ce petit sous-entendu signifie qu’un indic a fait du texte et il n’aime pas ça, Ange. Mais alors pas du tout.
— Qu’est-ce qu’on vous a dit ?
— Que ce Keller était une relation à toi.
— Cette bourde !
— J’ai pas dit « un ami » : j’ai dit « une relation ». Tu tiens une taule où des tas de gens peuvent venir… Comprends, Ange, je te suspecte pas, je cherche seulement à savoir ce que ce Frisé est devenu. Sa santé, je m’en balance… Seulement…
Il attend, tendu comme une peau de tambour.
— Seulement ?
— Non, rien !
Je me lève.
— Puisque tu le connais pas, y a maldonne… Excuse le dérangement.
Je suis presque à la lourde.
— Eh ! monsieur le commissaire !
— Oui ?
— Qu’est-ce que vous alliez dire ?
Ça le démange, son nez bouge.
— C’est un pastaga qui dépasse les dimensions policières, tu vois où je veux en venir ?
— Non.
— Tant pis, pourquoi continuer de parler de ça ? Tu ne le connais pas, un point c’est tout !
— Je ne le connais pas par son nom, m’sieur le commissaire. Mais je vois tellement de trèpe dans mon estanco, il est possible que…
Je joue les miraculés.
— Mais c’est vrai, tiens ! Ça te dit quelque chose ?
Et de lui produire une photo du Keller expédiée de Hambourg par bélino.
— Paraît que ce gougnafier avait les pouces très larges.
Ange s’abandonne sur la photo.
— Mais dites donc, il se pourrait qu’il soye venu au Raminagrobis ; en effet, cette bouille anguleuse me dit vaguement quelque chose. Mais ça remonterait à vieux.
— Deux ou trois ans ?
— Oui… Et vous dites que ce type aurait eu des activités…
— Il était en cheville avec les services secrets soviétiques…
— Non ?
— Si. Et au moment de sa disparition il avait sur lui, vraisemblablement dans la doublure de ses fringues, un document d’une valeur que tu n’imagines pas. C’est ça qui intéresse mes services à moi, Ange. Il y aurait la grosse prime pour le dégourdi capable de les fournir.
— Oh ! Oh ! La poule se met à pondre de l’or, à cette heure ?
— Par personne interposée, oui. La prime en question irait chercher dans les vingt tuiles !
— Pas possible ?
— Sans compter qu’on ne serait pas regardant sur la manière dont le papier arriverait !
Il baisse la tête, absorbé par le bout rutilant de ses nougats.
— Pourquoi venez-vous me raconter ça à moi, m’sieur le commissaire ?
— Je le raconte à tous ceux qui seraient susceptibles de faire retrouver Keller, vivant ou… mort ! C’est pas un mal, la preuve tu l’as vaguement aperçu ici. Tu es donc bien placé pour en parler autour de toi. Tu sais, y a pas que ceux qu’ont un insigne qui sont capables de mener une enquête. Te voilà sur la ligne de départ. Tu peux peut-être décrocher la timbale.
Je lui tends la main. Il laisse tomber dans ma dextre une pogne délicate ornée d’un bouchon de carafe en carbone extra pur.
— Si t’avais une idée, ou un tuyau, tu demandes le commissaire San-Antonio à la maison Poupoule.
— Entendu !
Je retrouve la salle enfumée. Les clilles ont fini leur partie de frotti-frotta. C’est une nouvelle effeuilleuse qui occupe la scène. Loquée en hôtesse de l’air, cette fois. L’argument du ballet s’intitule « Panique à bord ». Y a le feu dans le zinc, l’extincteur ne fonctionne plus et, stoïque, la Jeanne d’Arc pose ses fringues pour tenter d’enrayer le sinistre. Elle finit par éteindre le brasier, qui, vicelard, n’attendait plus que son minuscule slip de Nylon pour pousser le dernier soupir. Le populo est ravi.
— Pas mal torché non plus, ce numéro, me balance le barman.
— Taisez-vous, je fonce à Air France, dis-je en gagnant la sortie.
Plus question de me rincer l’orbite. J’ai certaines dispositions à prendre. Entre nous, j’ai monté un turbin carabiné à Ange Ravioli, et comme ce micheton ne fait pas le poids, il se pourrait qu’on enregistre du nouveau à partir de bientôt et peut-être avant.
Tout se développe à la bonne allure. Nous sommes parvenus à identifier quasi sûrement le cadavre de l’homme. Je viens d’établir qu’Ange Ravioli, locataire de la propriété où a été trouvé son cadavre, connaissait Keller. Ce serait suffisant pour emballer le patron du Raminagrobis, mais je préfère attendre encore. Plus le poisson mord, plus on a de chances de l’attraper.