CHAPITRE XIV
Ô VOUS QUE J’EUSSE AIMÉE !

Ce qu’il y a de marrant au fond dans cette putain d’existence, c’est qu’il ne se produit jamais ce qu’on attend.

Par exemple, au cirque, lorsque vous assistez au numéro de l’homme-torpille, vous pensez toujours qu’il va se casser le tiroir… Vous êtes là, ouvert de bas en haut pour pas en perdre une miette, et chaque fois le gnace réussit son numéro. Malgré tout, vous lisez un jour dans votre baveux habituel qu’il s’est démonté la colonne Vendôme quelque part à l’étranger et vous ressentez une grande tristesse. Oui, vous êtes triste de n’avoir pas été là au moment où enfin son numéro foirait. Vous y voyez comme une vacherie du sort à votre endroit. Et vous avez raison. Le hasard est dégueulasse avec vous. Depuis que vous êtes au monde, il vous fait passer à côté de la gagne. Vous loupez toujours la femme fidèle, le gros lot, l’avancement… Vous n’avez droit qu’à la vérole honteuse, à la croix de guerre, aux nanas qui font entrée libre devant vos potes et aux films de Michèle Mercier… C’est la vie…

Pour vous en revenir à mon brave petit facteur, j’ai pour lui une sombre traquette. Voilà un bonhomme qui coltine, sans le savoir, une fortune considérable et nous sommes au moins deux à être au courant.

Ce qui va se passer, je le devine, je le flaire, je le hume, je le pressens. L’homme au chapeau rond est embusqué dans l’immeuble. Il va guetter le postier. Au moment où celui-ci sortira le laxonpem et s’apprêtera à carillonner à la lourde de l’appartement vide des Van Boren, il lui bondira dessus avec la promptitude que je lui connais et lui annoncera un vieux coup de goumi sur la dragée. Le facteur ira à dame et l’homme au chapeau rond s’appropriera le précieux paquet… C’est à ce moment-là que j’interviendrai.

Evidemment, pour le facteur, vaudrait mieux que je me manifeste avant, mais je ne sais s’il me sera possible de le faire.

Voilà comment je me fais mousser la matière grise quand je déambule (de savon, dirait le pape) sur le sentier épineux de la guerre des deux roses.

En fonctionnaire modèle, le petitout néglige l’ascenseur interdit aux fournisseurs. Fournisseur, il l’est ! Et comment ! Fournisseur en pierres précieuses, chère madame ! Et en fruits confits, aussi, bien sûr. Ces fruits-là, ce sont les fruits défendus…

Tandis qu’il attaque courageusement l’escalier, je m’engage dans l’ascenseur (ce qui vaut mieux que de s’engager à ne plus boire). J’appuie sur le bouton du cinquième et me voilà parti dans les cintres.

La cabine d’acier fonce comme un V1. Je dépasse le petit facteur blond et il me jette un regard en faisceau qui est l’apanage des loucheurs. Je lui souris, et il me sourit.

Il ne se doute pas que je suis son ange gardien. En gardien consciencieux, je prends de la hauteur pour voir les choses sous l’angle favorable.

Je pensais découvrir quelqu’un de planqué, mais mes quenouilles ! Nobody ! La montée d’escalier est aussi déserte qu’un disque de Jean Sablon. Voilà qui est bizarre, et je vais même plus loin : étrange !

Je quitte l’ascenseur et m’embusque au haut du cinquième et ultime étage. Penché par-dessus la rampe, j’ai une perspective du tonnerre de chose. Je vois, quelques paliers plus bas, la dextre valeureuse du brave facteur posée sur la rampe. Il monte, cet homme, d’une semelle aussi hardie que cloutée, il se lance à l’assaut de ces quatre étages comme un collégien se lance à l’assaut de sa cousine germaine.

Et, pour se donner de l’entrain, malgré l’effort considérable que représente cette ascension, il siffle, le cher homme ! Ah ! j’en pleurerais ! Il siffle « Vous qui passez sans me voir », ce que je trouve un tantinet vieillot et pourtant d’actualité dans notre cas.

Brave facteur… Le voici au quatrième. Il ouvre sa sacoche de cuir. Il puise un paquet que je reconnais parfaitement. Il est là, à quatre mètres au-dessous de moi, avec ses fruits confits, son âme pure, son œil gauche qui joue « Nous irons à Valparaiso » et son droit qui interprète « J’y suis, j’y reste ». Et rien ne s’est produit. Ma main est soudée par la transpiration à la crosse gaufrée de mon feu. C’est plus une pogne, c’est une éponge ! C’est la main de ma sueur !

Mon battant pourtant accoutumé aux émotions fortes fait des heures supplémentaires.

Je descends trois marches de façon à n’avoir que deux bonds à faire pour être présent au cas où il y aurait de la bigorne-maison.

Le petit facteur vise le bouton de sonnette, ce qui n’est pas commode avec ses chasses en forme d’Interdit de Stationner. Il le presse. Il attend… Et moi j’attends aussi. Silence ! On tourne !

Alors j’ai une petite cassure interne. Je me dis que je me suis monté le bourrichon, que le gars qui a trouvé le récépissé n’en a pas déduit qu’il s’agissait de quelque chose d’important… Que…

C’est à ce moment-là que la porte des Van Boren s’ouvre. Le facteur lance un cordial : « Bonjour, mademoiselle ! » qui me laisse flagada.

Je donnerais bien une horloge parlante contre un cadran solaire pour apercevoir la frime de la pépée saluée ainsi par le facteur. Mais c’est impossible, la lourde se trouvant exactement sous l’endroit où je me tiens… Or je ne veux absolument pas me manifester en ce moment !

Ces coups-là, c’est comme pour l’appendicite : vaut mieux opérer à froid.

— Mme Van Boren ! lance joyeusement le facteur dont le regard symbolise le signe multiplié par.

— Madame est dans son bain, répond la voix féminine.

Donc il ne s’agit pas de la môme Huguette. Cette fois, j’entrave à bloc. La souris est une complice du gars au chapeau rond. Elle est venue attendre le facteur làga ; comme ça, pas d’agression, pas de coup foireux possible : du cousu-main. Il suffisait d’un peu de culot…

— J’ai un paquet pour elle. Vous pouvez lui faire signer mon livre ici ?

— Bien sûr, donnez…

Un instant de silence… La fille s’éclipse. Elle va signer elle-même le carnet du gars, c’est couru… Moi, à sa place, j’agirais comme elle.

Du beau travail.

La voilà.

— Tenez, facteur.

Le pourliche doit être royal… Je comprends ça. Faut ce qu’il faut, le fruit confit n’a pas de prix cette année !

Le gnard aux yeux en binocle se confond en remerciements. Il fait demi-tour à reculons en se prosternant. C’est l’amiral Courbette ! La porte se reboucle, je lâche mon soufflant poisseux, m’essuie les salsifis à mon tiregomme et je descends un étage.

Je tends l’oreille, pensant percevoir un bruit de conversation, mais non, tout est silencieux. Alors, courageusement, je sonne. Silence… Je resonne, re-silence… Qu’est-ce que ça veut dire ? Presto j’ai recours à mon sésame. Il a déjà fait connaissance de cette serrure-ci, ça abrège les pourparlers. La lourde ouverte, je me catapulte dans la carrée avec mon artillerie de poche dans les pattes… Comme un dingue, je me rue à la cuisine, je vois que la porte de service est entrouverte. Je m’y rue. Tout en bas il y a la fin d’une galopade… Alors je bondis à la croisée, mais, manque de bol, la sortie de secours donne sur une autre face de l’immeuble, car celui-ci compose un angle.

Si j’avais la possibilité de m’adresser mille coups de pied au dargeot, je le ferais immédiatement. Je ne cherche pas à vous émouvoir outre mesure mais franchement, j’ai les larmes aux yeux… Se laisser pigeonner de cette façon, non, je vous jure, c’est pas pensable ! J’en meurs. Ça y est, j’agonise. Des sels…

Le sel donnant soif, je me braque directement sur une bouteille de cognac providentielle. Guerre aux intermédiaires !

Puis je sors du logement et, négligeant l’ascenseur qui est resté à l’étage supérieur, je cavale à toute vibure dans l’escadrin.

La rue est vide. Mon cœur par contre est plein de trucs mauvais ! Une vraie poubelle !

J’avise mon facteur un peu plus loin, il sort de l’immeuble voisin.

— Hep ! facteur…

Il se retourne.

— Monsieur ?…

— Ecoutez, je suis de la police, c’est très grave… Vous venez de livrer un paquet recommandé chez Mme Van Boren ?

— Oui, mais…

— La bonne vous a ouvert ?

— Oui, mais…

— Comment était-elle ?

Il me regarde.

— Mais…

— Ecoutez, mon vieux, cessez de bêler, ça fait tout de suite transhumance. Je vous demande son signalement, c’est urgent, allez, faites travailler un peu la noisette qui vous sert de cerveau.

— Mais, monsieur… je… je vous prierai de…

Pour arrêter son flot de protestations, je lui montre ma carte sans lui laisser le temps de constater qu’elle est française. L’essentiel, c’est le mot POLICE écrit en caractères gigantesques. Bien sûr, il y a du tricolore là dessus, mais il est peut-être daltonien.

Il marmonne :

— Ça alors, si je m’attendais… Eh bien ! c’était une jeune fille…

Il cligne de l’œil droit, ce qui, l’espace d’une seconde, lui restitue une physionomie à peu près normale.

— Jolie, dit-il. Bien faite… Des… et puis du…

Ses mains courtaudes décrivent dans l’air des volumes engageants.

— Ecrasez, mon vieux !… Je vous demande pas de me danser le french cancan ! Sa tête, à quoi ressemblait-elle ? A une limande ou à Marlène Dietrich ?

Joyeux, il se fend la cerise.

— Vous êtes marrant pour un policier.

Ses yeux se pincent encore au point de lui écraser l’arête of the nose.

Un gentil visage… Elle était brune avec une mèche blonde dans le milieu et…

Brune avec une mèche blonde ?? ?

J’empoigne le postier par ses revers. J’essaye de trouver son regard, ce qui me fait loucher aussi.

— Vous êtes sûr, facteur ? Brune ? Et une mèche décolorée, d’un blond presque blanc ?

— Oui, c’est ça…

Je murmure :

— Miss Feu-au-der !

— Quoi ? croasse l’autre.

Je le lâche.

Il me regarde.

— Il faut que je téléphone illico, dis-je.

— Il y a un café juste à côté.

— Bon… Merci.

Pris de remords, je lui dis :

— Venez avec moi, facteur. C’est ma tournée !