CHAPITRE VI : PORNOGRAPHIE SOANE
La cave était grande, baignée d’une vive lumière dorée. Le seuil transmat se dressait dans le fond, près d’une grosse chaudière d’un modèle archaïque. Un invraisemblable capharnaüm s’entassait le long du mur de gauche, enchevêtrement de tubes métalliques et de connexions, de cadrans et d’écrans, de claviers de commandes et de tableaux de branchements comportant des prises d’au moins huit standards différents. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait de matériel au rebut, ou destiné à une éventuelle récupération. Puis l’un des tubes d’acier commença à bouger et je découvris qu’il comportait des articulations, ainsi qu’une petite main à quatre doigts gantée de blanc, qui vint pendre sous mon nez.
— M. Viper, je présume ? dit une voix féminine venue de nulle part. Je suis Ute Stolichnaïa Copernic-Langevin.
Après un instant d’hésitation, je baisai le gant de soie. L’Enchâssée émit un petit rire de satisfaction.
— Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, dis-je. Une quarantaine d’heures.
— Je m’en doutais, observa Ute. Commençons par le commencement. Où sont les cristaux-m ?
J’ouvris ma poche de poitrine. Une caméra plantée au bout d’un bras télescopique se rua sur moi pour braquer son objectif sur les trois diamants géants, couleur de rosée, qui étincelaient à présent au creux de ma paume. Puis la main mécanique s’en empara délicatement et les déposa sur une coupelle voisine d’un écran de grande taille. Une autre main, plus fine, plus déliée, jaillit d’un fatras de fils, ramassa l’une des gemmes et la glissa dans un lecteur.
L’image tridi qui apparut au centre de la cave me choqua plus qu’elle ne m’excita. Je ne suis pas un adversaire résolu de la pornographie, mais je ne compte pas non plus au rang de ses plus farouches partisans. Chacun fait ce qui lui plaît, comme ça lui chante, du moment qu’il évite de déranger son voisin. Dans les sociétés humaines évoluées, la pornographie est en général un phénomène très marginal ; la fascination magique de l’interdit ne se manifeste pas, puisqu’il n’y a pas d’interdit. Seuls les individus qui encourent les foudres de la loi lorsqu’ils satisfont leurs désirs – amateurs d’enfants ou de la Suceuse Gourmande de Laelith, entre autres – méritent donc le qualificatif de pervers. Et eux seuls sont visés par la pornographie.
Je dus faire un effort pour détourner le regard du couple qui s’agitait à mes pieds. Dans un tridi porno, vous ne verrez jamais un accouplement « normal », puisque seul ce qui est prohibé possède de l’intérêt.
C’était pourtant ce que j’avais devant moi. Une fille blonde de taille moyenne, avec des hanches étroites et des seins assez plantureux, couchée sur le dos, les cuisses écartées, et un garçon brun, mince et musclé, qui lui faisait l’amour avec vigueur. Une scène banale, anodine, comme on pouvait voir à tous les coins de rues dans les villes de la Ceinture des Pacifistes, sur Stohurâh, ou sur n’importe quelle plage de Floride.
Elle n’aurait pas dû me choquer.
Pourtant, elle l’avait fait, et peut-être bien plus profondément que je ne le croyais.
Quelque chose bougea dans mon dos, une connexion vint s’enficher dans l’une de mes prises neurales, une saleté de logiciel d’I.A. inquisiteur pilla sans mon autorisation ma mémoire à court terme.
— Ça te choque parce que c’est représenté dans un but pornographique.
— Ganja ? m’écriai-je en me débarrassant de mon sac à dos.
Il tomba sur le sol avec un bruit mat. L’œil vitreux d’une biopuce brutalement déconnectée d’une source d’informations particulièrement intéressante ne tarda pas à en émerger. Je dus me mordre les lèvres pour ne pas exploser. Mais ce n’était pas le moment de perdre mon calme ; il me restait quarante-trois heures et quatre minutes.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je ne pouvais pas te laisser y aller seul. C’est trop dangereux. Je tiens à toi, moi !
— Je t’ai expliqué…
— Tu as besoin de moi. Je peux te rendre énormément de services, tu le sais très bien… Tu connais quelqu’un d’autre qui ait réussi à se brancher sur le Réseau de Stellara ?
L’Enchâssée émit un sifflement admiratif.
— Je ne connais pas ce type de biopuce, remarqua-t-elle.
— C’est un modèle expérimental, éludai-je. Un modèle expérimental ? s’emporta Ganja. Je suis une Shag 73-S à prise A4-, dotée d’un logiciel d’I.A. Morfoman SX-007, trente-neuvième génération. Shag et Morfoman sont des marques déposées.
— Elle ne sait dire que ça, l’excusai-je. Mégalomanie galopante.
La biopuce me jeta un regard courroucé mais ne répliqua pas. Elle aussi avait conscience de l’urgence de la situation.
Le tridi continuait à se dérouler. La fille était à présent fort engagée dans un coït buccal qui ne laissait aucun doute sur son issue. Belle performance, estimai-je. Je n’aurais pas dédaigné de prendre la place du garçon.
— Tu éteins ça ? demandai-je à Ute.
Le couple disparut aussitôt. Je me sentis soulagé, sans raison apparente.
— La marchandise est conforme, reconnut l’Enchâssée en me délivrant un reçu.
— Vous connaissez l’autre raison de ma présence ?
Une caméra s’inclina.
— Le contact de la Ligue. Je n’ai pas réussi à le rejoindre. Il va falloir que vous, y alliez.
— Que j’aille où ? Vous étiez censée…
— Mes supérieures m’ont demandé d’entrer en liaison avec un agent de la Ligue pour lui demander de se tenir prêt à quitter cette planète. Il se trouve que les Clowns Gris ont mis en service le mois dernier un nouvel ord-maître qui couvre l’ensemble du Réseau mondial. Je ne dispose plus que de quelques lignes non surveillées, dont le nombre diminue sans cesse. J’ai vraiment fait ce que j’ai pu, M. Viper. Je suis désolée de vous infliger ça, mais il va falloir que vous passiez quelques heures chez les kropmensen.
— Les quoi ? s’écria Ganja.
— Les kropmensen. C’est le nom que les A’dams donnent aux Clowns Gris. Ça veut dire crétins, ou quelque chose du même genre.
La cave occupait le troisième sous-sol d’un immeuble de dix étages, à la périphérie de Toyota, la capitale planétaire. Toutes les issues en ayant été condamnées un siècle plus tôt, quand les Stelles avaient décidé d’y établir un comptoir clandestin, le seuil transmat était son seul lien avec le monde extérieur. Il pouvait communiquer avec douze autres transmetteurs dispersés dans la ville ; je choisis le plus proche de l’astroport.
Ganja me posait un problème. Elle voulait à toute force m’accompagner, mais sa présence risquait de me mettre en danger. Sur Spirit of America, les biopuces – matériel militaire – ne se promènent pas librement dans la rue. Il fallait donc dissimuler sa nature biotronique. Par bonheur, ses concepteurs avaient prévu une éventualité de cette sorte : Ganja possédait la faculté de replier sa crête de connexions à l’intérieur de sa colonne vertébrale. Elle pouvait dès lors passer sans peine pour un animal de compagnie extraterrestre – à condition qu’elle parvienne à se taire, ce dont j’avais tendance à douter.
Ute m’avait remis des papiers au nom de Sterling J. Wakatawa, quarante-quatre ans, né à Osaka IV, sur la Terre du Soleil Levant, le plus petit continent de Spirit of America. Leur propriétaire était pour le moment endormi dans un sarcophage cryo, dans l’une des annexes du comptoir clandestin. Pour Ganja, l’Enchâssée me fournit un certificat de propriété d’un Twonky adulte de sexe féminin, originaire de Kuttner et Moore, les satellites complices de la planète Padgett, dans le système de l’Œil Bleu (constellation du Bouton de Porte).
— Qu’est-ce qu’un Twonky, demandai-je.
— Une créature polymorphe de la taille de Ganja. Ça expliquera les dérives de couleurs psychédéliques.
— Personne ne pourra faire la différence ?
— Personne ne sait à quoi ressemble un Twonky. Sur Spirit, il n’y en a pas deux pareils. Ces créatures enregistrent en quelque sorte le vécu de l’individu avec lequel elles vivent et le répercutent sous une forme codée, difficilement interprétable. Un Twonky peut ressembler à n’importe quoi. Mais pour les Clowns Gris, ce n’importe quoi sera l’expression de la personnalité de son propriétaire.
Je me passai la main sur le front. J’avais un peu de fièvre ? L’énervement sans doute.
— Et que va-t-on penser de moi en voyant Ganja ?
Un visage féminin apparut sur un écran et fit une grimace désapprobatrice avant de s’évanouir. Cheveux bleus, lèvres pleines, regard charmeur – peut-être s’agissait-il là de l’apparence première de l’Enchâssée… ou peut-être pas.
— On pensera que tu viens de la Conurb Osaka I-XII. Tout simplement.