N'est-ce pas que les petits détails de ces coutumes populaires éveillent l'idée d'une république heureuse, où tout serait inconnu de ce qui assombrit les peuples d'Europe? Et réellement Lesbos est une île fortunée. Personne n'y est très riche, ni très pauvre non plus. La terre, partagée entre les familles, offre un morcellement à peu près régulier. Nul homme qui n'ait là son bout de champ, ses oliviers précieux et son pain sur la planche. Un climat d'une égalité paradisiaque y rend les cultures faciles et les repos délicieux. Sous leurs toits couverts de roseaux, les maisons peintes de couleurs diverses présentent des pièces vastes où s'étendent des tapis en poil de chèvre tissés par les femmes. Le long des murs blanchis à la chaux, quelques divans sont allongés, et l'on y fait asseoir les hôtes en leur donnant du café turc, des sucreries roses et des fruits confits.

Mytilène, la capitale de l'île, est construite dans une position qui rappelle exactement celle d'Alexandrie moderne. Elle s'étageait autrefois en amphithéâtre sur une presqu'île à demi détachée, qui n'était reliée à la terre que par des ponts de pierre blanche. De chaque côté de ces ponts, deux ports symétriques se creusaient, ainsi que le Vieux-Port et l'Eunoste à gauche et à droite de l'Heptastade. Puis leur fond bas s'est ensablé. Un isthme lentement émergé s'est élargi entre les anses et la ville nouvelle y est descendue. Il ne reste rien de la cité antique.

C'est aujourd'hui une petite ville propre et tortueuse, coupée d'une quantité de ruelles et d'impasses, bariolée, grouillante et cosmopolite comme les moindres ports de la Méditerranée. Ses maisons bleu clair, rose pâle et jaune léger couvrent des teintes les plus tendres les premières pentes de la citadelle, et une forêt d'oliviers la coiffe de sa chevelure sombre. Les paysans de l'intérieur apportent là et vendent aux marchands étrangers l'huile de leurs olives et le vin de leurs vignes, ce vin de Lesbos jadis si fameux et toujours si recherché des Grecs. D'autres y vendent de la soie, des figues, des peaux tannées, du miel, des moutons descendants des troupeaux qui entourèrent Daphnis, des brebis filles de celle qui allaita Chloé. Ces modestes échanges suffisent à la vie pastorale du pays, et, n'imaginant pas d'autre superflu que les richesses des bois et des plaines, les Mytiléniens n'amassent pour trésors que le miel de leur abeilles: ils en ont fait le symbole du bonheur.


Soyons doux pour ce peuple innocent et simple que les Turcs laissent en paix depuis soixante-dix ans. Si mous débarquons dans ses ports merveilleux, s'il nous faut quelque temps nous substituer à ses maîtres, et surtout si notre établissement dans l'île doit se prolonger au delà de nos ambitions, montrons-nous discrets et faciles à l'égard de ces villageois qui ne sont pas responsables des fautes du sultan. Ils ignorent la question des quais et les écoles de Syrie. La créance Lorando n'est pas à leur compte. Allons chez eux comme des amis. Notre cause est déjà gagnée auprès d'eux puisque leurs aversions et nos hostilités s'adressent pour l'instant au même personnage.

Enfin, soyons respectueux pour le sol où reposent leurs glorieux ancêtres. C'est là, c'est dans l'île de Lesbos que les premiers lyriques ont chanté leurs premiers vers dans une langue européenne. C'est de là qu'ont jailli les sources de l'ode et les larmes de l'élégie. Tous ceux qui ont trouvé dans les strophes d'un poète le rythme de leurs enthousiasmes où la consolation de leurs désespoirs doivent regarder cette île comme le lieu privilégié de leur pèlerinage intime: elle est sacrée pour toujours. Le sang ne peut plus être répandu sur les rives où la légende veut que les vagues aient un soir jeté, avec leur écume divine, la tête et la lyre d'Orphée.

5 novembre 1901.

[Le jour où cet article paraissait, l'escadre de la Méditerranée venait de quitter Toulon pour une destination inconnue, après la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Turquie. On pensait qu'elle se dirigeait vers Lesbos et elle y aborda en effet quelques jours plus tard. Cet événement est encore trop près de nous pour qu'on ait oublié comment l'amiral Caillard leva l'ancre après une courte démonstration navale qui ne souffrit aucune résistance.]

LA FEMME

DANS LA POÉSIE ARABE

————

Si l'on demandait à un lecteur occidental comment il se représente l'héroïne d'un poème arabe où il est parlé d'amour, j'imagine que le lecteur serait d'abord surpris de s'entendre interroger sur le cours élémentaire de ses connaissances générales; qu'ensuite, et pressé de répondre, il décrirait sommairement la silhouette d'une jeune femme âgée de vingt-cinq ans, vêtue de huit robes impénétrables, recluse dans un harem aussi fortifié qu'une prison et traitée comme une esclave.

Or ce portrait serait justement à l'opposé de l'exactitude, et presque le plus faux que l'on pût offrir: on premier lieu, parce qu'à vingt-cinq uns une femme arabe est plusieurs fois grand'mère, et ne saurait plus (du moins physiquement) inspirer les poètes lyriques... Arrêtons-nous dès le début sur cette question d'âge où nous trouverons la clef de toute poésie orientale.

I

La jeune fille arabe a de dix à douze ans.

Ceci est capital.

Elle a douze ans comme la jeune fille grecque. C'est la δωδεχἑτιϛ νὑμφη des poètes de l'Anthologie. Nubile depuis plusieurs années, elle est femme par le corps et par la beauté; mais les transformations de sa poitrine et de ses hanches ne sauraient faire qu'elle ne soit restée, cérébralement, une petite fille. A Corinthe ainsi qu'à Bagdad elle joue encore aux osselets, une heure avant de suivre son premier amant; il n'y a pas de transition pour elle entre les jeux de la chambre et ceux du lit, rien de ce que nous appelons en Europe la «jeunesse», qui sépare l'enfance de la maternité. La jeune fille arabe est toujours un enfant, et c'est par là qu'elle donne le ton (de même que la vierge Hellène) à la poésie amoureuse toute naïve qui refleurit depuis trois mille ans autour des mers levantines.

Volontairement naïve est cette poésie, et sincèrement, et à propos. Que de sottises critiques n'avons-nous pas lues sur la «fausse naïveté», sur la «mièvrerie» de Daphnis et Chloé,—pour prendre cet exemple d'amours orientales. Mais Chloé a treize ans![7] et comment une petite bergère éolienne de treize ans s'exprimerait-elle selon la vraisemblance, si elle ne montrait pas ses façons puériles de sentir, de pleurer, de parler ou de se taire?

Les amantes qui sont nées dans nos pays froids, où tous les printemps sont en retard, même celui de la jeunesse humaine, éprouvent leurs premières passions à l'âge où leur éducation intellectuelle est terminée. Il est tout naturel qu'elles mêlent le monde abstrait au nouveau monde physique dont l'éveil bouleverse leurs âmes déjà grandes. Qu'une Mecklembourgeoise de vingt-quatre ans réponde «Infini» à qui lui dit «Amour», et personne ne s'en étonnera; elle peut disserter comme il lui plaît sur les affinités mystérieuses des êtres et même établir une corrélation raisonnable entre le mouvement circulaire des planètes et le manège du lieutenant qui gravite autour de sa blonde personne. Elle a eu tout le temps d'apprendre sa philosophie. Souvent même elle a fait le tour des vanités psychologiques et, vierge comme la Rosalinde de Shakespeare, elle pourrait dire comme celle-ci, lisant son premier billet doux: «Love is merely a madness.»

Mais une enfant de douze ans! A quoi peut-elle comparer les premières voluptés de son corps si ce n'est aux premières joies matérielles et simples qu'elle a pu goûter? Dira-t-elle que le désir est plus amer que le regret? non, mais «doux comme le miel» parce qu'elle est à l'âge où l'on aime le miel, et parce que la douceur des lèvres sur les lèvres, sensualité mal connue d'elle encore, ne lui rappelle guère que sa gourmandise.

Et voilà pourquoi le Cantique des Cantiques chante ainsi le bonheur d'aimer: «Il y a, sous ta langue, du miel et du lait[8].» Voilà comment, dans la plupart des poèmes arabes que l'on va lire, les métaphores même les plus complexes ne quitteront jamais le champ des réalités pour celui des abstractions. Ce n'est point que les poètes orientaux ne puissent briser le cercle des images visuelles; c'est que, lorsqu'ils parlent d'amour, ils doivent se refaire une âme d'enfant, par la nécessité même du sujet.

II

Cette très jeune amante, cette femme-enfant, où et comment le poète la rencontre-t-il?

Est-ce à travers tous les dangers, au moyen de tous les artifices, ruses, fourberies et stratagèmes, dont la légende accréditée chez nous charge les mœurs orientales? est-ce dans cette forêt de mystères et d'embûches que les aventures d'amour poursuivent là-bas leurs fins naturelles?

Non; ceci n'est vrai que d'Alger, du Caire ou de Bagdad, cités exceptionnelles de ce grand peuple errant et libre qui est la famille arabe. Et même là, tant de secrets et de luttes insidieuses autour de la femme ne sont ordinairement que les péripéties, de l'adultère: sujet de contes et non de poèmes. L'innombrable littérature musulmane[9] où les complexités de l'adultère forment si souvent la trame du récit, excuse l'erreur où nous tombons lorsque nous nous imaginons volontiers l'amant arabe à cheval en pleine nuit sur un mur de harem avec un coutelas entre les dents et deux pistolets à la ceinture. Une telle posture n'est pas habituelle aux poètes, et si elle est encore ici romantique et byronienne elle ne pourrait pas servir d'illustration aux mœurs pastorales de la vieille Arabie.

Pastoral est en effet, essentiellement, le peuple arabe. Les Maures et les Mauresques des villes forment un rameau si différent de la souche originelle qu'il en semble presque étranger. Si les poètes terminent souvent leur vie chargée de gloire à la cour du Khalife, la plupart sont nés dans les plaines où la vie antique reste simple et à peu près immuable depuis les origines. Si quelques-uns, comme Abou-Nouas, célèbrent sur commande les maîtresses du souverain, la plupart continuent de chanter, avec le frisson de leur jeunesse lointaine, les jeunes filles de leur patrie, Yémen tout en fleurs, Liban couronné d'ombres, bords du Nil éblouissant et silencieux.

Là, et surtout en Arabie, si la femme mariée est sévèrement tenue, la jeune fille l'est beaucoup moins; non pas qu'on lui pardonne une faute éventuelle, mais parce qu'on la croit moins capable de la commettre et parce que le mariage précoce ne lui permet pas souvent d'égarer ses premiers désirs.

Ce n'est pas pour elle sans doute que le Koran édicte son fameux verset sur la décence des femmes[10], car elle est à peine vêtue d'une chemise, et dans bien des contrées, jusqu'au XIXe siècle, cette chemisé même ne lui est pas donnée avant son mariage.

Gabriel Sionite, savant religieux des Maronites du Liban, qui devint, en 1614, professeur d'arabe au Collège de France, nous dit son étonnement d'avoir rencontré dans les rues du Caire «des jeunes filles de 14 à 15 ans qui n'éprouvaient pas de pudeur à se promener sans aucune chemise, sans aucun voile, absolument nues»[11]. Il ajoute qu'aux environs du Caire et surtout sur la route de Jérusalem, cette nudité était la tenue ordinaire des jeunes filles au-dessous de quinze ans. Les caravanes chrétiennes voyaient sortir des villages cinquante jeunes personnes extrêmement honnêtes, mais toutes dans le costume d'Ashtoret, et comme il fallait bien s'adresser à elles pour acheter des provisions, cela n'allait pas sans péril de faiblesse pour les bons Maronites pèlerins.

Deux siècles plus tard, le grand ethnographe de l'Égypte, E. W. Lane, fait la même observation. «J'ai vu maintes fois dans ce pays, écrit-il, des femmes dans toute la fleur de la jeunesse et d'autres d'un âge plus avancé, n'avoir rien sur le corps qu'une étroite bande d'étoffe autour des hanches[12]

Si même nous quittons l'Égypte pour l'Arabie propre, où la race est pure, nous trouvons çà et là une simplicité de costume qui n'est plus individuelle, mais ethnique. Le témoignage de Bruce est net. Entre l'Hedjaz et l'Yémen, au berceau même de la poésie arabe, il note en ces termes ce qu'il a vu: «Les femmes vont nues, comme les hommes. Celles qui sont mariées portent pour la plupart une espèce de pagne qui leur ceint les reins; mais quelques-unes n'ont rien du tout. Les filles de tout âge sont entièrement sans habits[13]

Gardons-nous de généraliser: nudité de la femme en pays arabe signifie presque toujours indigence[14]. J'insiste néanmoins sur ce détail parce qu'il pose dans une familiarité singulièrement «pastorale» en effet les rapports entre jeunes gens.

Nue, ou à peine couverte d'une chemise flottante, c'est tout un, la jeune fille des tribus arabes proprement dites n'a guère de secrets à cacher devant les hommes même qui ne la courtisent point. Le seul respect de sa virginité la protège, avec la crainte de son père, et celle de Dieu.

Elle n'a pas, comme la mauresque, autour de sa personne précieuse, le triple voile, les pantalons lacés, les robes abondantes, l'enceinte des murailles et les ferrures des portes. Dès qu'on la touche elle est prise, si l'on ose la toucher, et si elle le permet.

Elle marche avec ses sœurs par les sentiers des champs, elle parle aux hommes qui passent, elle sait très bien entendre les vers d'amour et elle sait aussi leur répondre.

Un orientaliste a écrit que l'Arabie Heureuse était le seul pays où l'on pût mettre convenablement en scène la poésie bucolique[15].

III

Le type arabe est le chef-d'œuvre de la grande famille sémitique, et par certaines excellences de beauté, il passe, même le type grec, orgueil de la famille rivale.

Incomparable par l'élégance de la stature, la force délicate et fine des attaches, la souplesse, la grâce et la vigueur du torse, la noblesse de la main, la lumière du regard, il se présente avec une majesté si naturellement royale, qu'il semble seul créé pour se draper dans la pourpre, apparaître à cheval et tirer l'épée.

Tel est l'homme de la race.

La femme, nous ne voulons pas la décrire ici avec ce que nous apprennent nos yeux européens. D'ailleurs, que nous apprendraient-ils? Les vierges arabes nous sont inconnues comme les femmes antiques, et le voile qui les recouvre vaut la pierre du tombeau. Sur quelques visages entrevus dans l'éclair de la surprise nous n'entreprendrons pas de juger ceux qui sont restés cachés. Les poètes seuls sauront nous peindre ce qu'ils ont pu seuls voir et chérir[16].

La première des beautés qui les attirent est la chevelure qu'ils décrivent somptueusement.

Les tresses de ses longs cheveux descendant jusqu'à sa taille et ressemblent à des grappes noires.

Ou bien:

Dans les boucles de ses cheveux, le peigne disparaît. Elle laisse tomber ses cheveux, ils roulent dans la poussière.

Le Khalife Yâzid dit mieux encore:

Est-ce la nuit qui tombe, ou vos cheveux lisses et noirs?

Le visage est souvent représenté comme une apparition au milieu des cheveux ou des voiles. Voici un vers magnifique de Tharafa:

Son visage est enveloppé par le manteau du soleil.

On la compare aussi à la lune, sur laquelle le voile passe comme un nuage léger.


Les yeux sont découverts même quand le voile est posé. Leurs paupières sont noires, poudrées de khôl; les sourcils peints étendent au-dessus du regard leur ligne allongée; plus les yeux sont obscurs et plus ils sont beaux.

J'ai vu des violettes dans un jardin; leurs feuilles étaient brillantes de rosée. Et chacune était belle comme une jeune fille aux yeux noirs qui a des larmes sur les paupières.

Ce regard humide est celui que les poètes rappellent le plus volontiers:

Elle m'a regardé langoureusement avec les paupières d'une femme qui s'est mis de l'eau sur les yeux.

Et les yeux sont toujours «de gazelle» est-il besoin de la dire? Les joues «de jeune gazelle brune» se rencontrent aussi, mais elles sont le plus souvent roses et parfois même très colorées.


Rouge sombre, presque noire nous est peinte la bouche par antithèse avec la blancheur des dents.

Elle rit de sa bouche sombre et montre des dents blanches comme des fleur d'anthémis arrosées de soleil, et ses gencives sont poudrées de khôl.

Quand les poètes parlent de bouche ils ne se bornent pas à la décrire de loin. Nabiga dit d'une jeune femme:

Elle désaltère celui qui couche avec elle, par sa bouche aux dents tranchantes, sa bouche délicieuse et fraîche comme le vin après le sommeil.

Le cou est droit comme le cou d'un jeune animal, et il est ferme sous la main. C'est là que le baiser commence:

Les parfums sont plus odorants sur la nuque d'une belle fille aux joues éclatantes.

Mais la beauté du visage ne serait que peu de chose si celle du corps ne se révélait par un triple caractère que tous les poètes arabes s'accordent à louer: fermeté des seins, finesse de la taille, ampleur de la croupe.

Les jeunes filles:

Elles cherchent à cacher leurs seins gonflés qui ressemblent aux grenades.

Une chanteuse:

Par la fente large de sa robe elle montre à l'amant qui la touche une mamelle grasse et toute blanche.

Une maîtresse:

Elle a pris mon cœur avec ses yeux... avec ses seins magnifiques où se pose un collier de corail.

Pour faire en quelque sorte équilibre avec la puberté triomphante de la poitrine, le poète admire

Une croupe faite pour se poser sur un coussin.

Il est fier de son amie, parce que:

Sa croupe ressemble à une dune de sable et la naissance de ses cuisses est grassement plissée.

Ces poésies s'adressent, il est vrai, à des amoureuses de douze à quinze ans, mais qui sont, comme on le voit, des fillettes assez dodues.


Enfin, s'il faut aller jusqu'où les écrivains orientaux achèvent leurs descriptions, un court fragment pourra suffire à compléter ce tableau sommaire:

Si tu la touches, tu prends à pleine main un sexe solide et saillant qui remplit presque toute la paume[17].

Parfois le poète est plus concis, et au lieu de décrire une à une les beautés de sa maîtresse, il la peint en une seule phrase, mais avec quelle intense et profonde poésie:

Je charme les jours de pluie (bien que la pluie à elle seule me soit agréable) sous une tente soutenue par des pieux, avec une fille délicate qui porte des anneaux et des bracelets suspendus à ses membres comme des fruits.

Les métaphores ont presque toujours une extrême simplicité de termes dans leur magnification même. Elles sont prises de la nature, du ciel et du sable, des fleurs et des eaux. Elles n'ont pas, ou rarement, la complexité précieuse et pénible des métaphores persanes qui seraient souvent incompréhensibles sans les traités de rhétorique par lesquels les Persans expliquent leurs poètes[18]. Si l'on n'emploie guère en arabe que cinq métaphores courantes pour désigner les sourcils, les Persans se vantent d'en former treize[19]. Si le visage est symbolisé de huit manières en arabe, les Persans prétendent pouvoir le comparer à quarante-cinq objets[20]. Ce n'est pas que leur langue soit plus riche, au contraire; mais leur poésie plus cérébrale que réellement passionnée, s'abandonne aux divertissements.

L'Arabe, lui, pourrait se passer de la métaphore, puisqu'il a le synonyme, grâce à l'immensité de son vocabulaire. Chaque mot qu'il emploie fait image et néglige son épithète comme un vêtement inutile à sa splendeur; mais parfois il la ramasse, l'accumule, s'en pare et s'en glorifie, et revêt en passant la métaphore classique avec une sorte de respect pour ce très ancien costume consacré par les âges.

Tel décrit simplement:

Ses cheveux bouclent... Au milieu des tresses roulées, ou flottantes disparaissent les peignes.

Tel autre qualifie avec exubérance:

Je connais une dame au ventre étroit: elle a des cheveux embaumés d'ambre, noirs comme les corbeaux, abondants, nattés.

S'ils reprennent indéfiniment les figures traditionnelles, ils savent à merveille renouveler leur charme. Après avoir cent fois comparé à des perles les dents de son amie, Abi-Ouardi nous enchante par cette simple tournure de phrase:

Ton collier le plus beau est celui de tes dents.

S'ils inventent c'est avec prudence et logique. El Ançari compare deux yeux à des lacs languissants bordés par la rive noire de la paupière; et, dans sa langue, la métaphore est toute naturelle puisque le mot عين signifie à la fois «œil» et «source». Abi Ouardi parle de «paupières en larmes, gonflées comme des mamelles pleines»—et nous ne songeons pas à trouver l'image hyperbolique, tant elle est juste.

Moins voluptueux (ou d'autre façon) que les Hindous, ils s'attardent moins qu'eux à peindre la femme transfigurée par le plaisir passé, abattue par la lassitude des sens. C'est debout et prête à les vaincre, c'est fière et vierge qu'ils l'admirent, comme si leur amour était un combat où le plaisir de lutter est à plus haut prix que la victoire elle-même.

Ils aiment à figurer l'héroïne de leurs poèmes tantôt comme une «gazelle» qu'on poursuit à la chasse, tantôt sous la forme d'une «lance» que l'on saisit, flexible et fine.

Ses yeux belliqueux menacent ceux qu'ils regardent sous les «petites épées noires» qui sont les cils; et les longues mèches de sa chevelure sont les «serpents» qui la défendent: les serpents protecteurs de sa virginité.

IV

Telle est, fleurie de métaphores et d'hyperboles, la beauté de la femme arabe vue par son poète; mais nous n'aurions même pas esquissé le groupe formé par les deux amants si nous n'admirions pas, en terminant, la vénération que la femme inspire et qu'on ne le lui dénie jamais,—du moins dans le style poétique.

Nous parlions plus haut de la familiarité patriarcale qui rapproche nécessairement les jeunes gens d'une même tribu. Elle s'arrête au premier amour.

Quel que soit le rang du poète, fils d'esclave comme Antar, ou Khalife comme Yazid, et quelle que soit la femme dont il se dise épris, l'amour monte de l'un à l'autre; il reste un hymne même lorsqu'il est une chanson.

L'amant respecte cet amour. Il l'honore et d'abord il le cache.

Presque jamais nous ne savons quelle est la jeune fille aimée. On ne nous dit rien qui la désigne. A partir d'une certaine époque, on la travestit sous un nom d'homme; et entendez bien que cela est par pudeur, non du tout par perversité. Dans les premiers âges de la poésie arabe, l'auteur déroutait les curiosités en disant toujours: c'est une veuve. Entendez bien aussi que cela n'était jamais vrai.

Mille délicatesses de sentiments naissent de cette passion qui connaît le secret. On ne lira pas sans étonnement l'un des plus sensuels poètes de l'école d'Ebn-el-Farid écrire ce vers pétrarquisant:

Je demande où elle est: et elle est en moi[21].

On admirera cette très jolie expression d'une jalousie qui ne veut pas douter:

Donne-moi ta fidélité, puisque tu ne peux pas me donner ta présence[22].

On lira pour la première fois, chez un poète du VIIe siècle, cet enfantillage charmant et qui semble du XIXe:

J'aime le nom de Leila. J'aime les noms qui ressemblent au sien[23].

On verra partout la passion se hausser jusqu'à la tendresse, jusqu'à l'avènement du baiser: «L'étreinte rapproche-t-elle vraiment davantage?» dit Ebn-el-Roumi[24].

Partout enfin on reconnaîtra ce respect de la vierge et de l'amante, sous la forme à la fois pompeuse et discrète, ardente et chaste, qui est restée celle de nos mœurs françaises et que nous appelons d'un mot inconnu des anciens: la galanterie.

En effet, qu'on y prenne garde; il ne s'agit pas ici d'un rapprochement; il y a filiation entre cet esprit et le nôtre.

La plus belle époque de la littérature arabe est celle qui précède le siècle des croisades. Nos premiers chevaliers sont entrés en Orient au milieu de la splendeur dont elle témoignait, car la littérature est le miroir des temps. Haroun-el-Raschid était mort depuis plusieurs siècles déjà. La civilisation musulmane s'affinait à son apogée. Feros victores cepit. Si l'on ne fait pas remonter plus avant dans l'histoire la noblesse française, c'est qu'en vérité elle n'existait point avant que la noblesse arabe ne lui eût donné sa forme, son incomparable modèle. Le caractère français dans sa forme actuelle date de cette Renaissance suscitée par les croisés. Beaucoup des qualités dont nous sommes le plus fiers sont dues à l'influence durable des mécréants vaincus sur ces victorieux. Il est certain qu'en particulier si le mot «galanterie» est presque intraduisible dans les langues germaniques, s'il exprime une nuance d'égards qui est purement française ou espagnole, c'est que les deux grands peuples à l'Occident du Rhin se sont trouvés encore presque barbares, sous le resplendissement de la civilisation sarrasine. Dans cette longue marche à travers le monde, du foyer de Hunding aux palais de Saladin, nous avons changé d'exemples et de vertus traditionnelles: il y a cette distance entre le nom de Frank et celui de Français.

DEUXIÈME PARTIE

LA DÉSESPÉRÉE

————

Ce logement d'ouvriers comprenait deux pièces et une toute petite cuisine, mais aucune des chambres n'était assez large pour contenir à la fois les deux lits de la famille. Dans la première couchaient les parents avec le dernier-né. Dans la seconde était l'autre lit, pour le fils et les petites filles: Julien, dix-huit ans; Berthe, quatorze, et Sylvanie, neuf ou dix.

Depuis plus d'une heure tous étaient couchés. Dix heures venaient de sonner à l'église de Grenelle. L'air lumineux et doux de la lune et de la nuit descendait par la fenêtre ouverte, dans la chambre des «enfants». Tous trois reposaient sur le côté, Julien tournant le dos à la petite qui dormait au bord du matelas; et Berthe s'allongeait en face de son frère, la joue sur le bras, les yeux grands ouverts.

Julien lui toucha la jambe:

—Tu ne dors pas?

Elle fit nerveusement:

—Et toi?

Il fixa quelque temps ses yeux sur les siens et reprit en lui serrant le genou dans sa main affectueuse:

—Tu penses à lui?

Elle ricana:

—Et toi, tu penses à elle?

Soulevé sur un coude, il secoua très doucement la tête avec un regard plein de pitié aimante, un regard de grand frère qui a déjà vécu et qui sait ce que c'est qu'un premier amour. Berthe, serrant les dents pour ne plus parler, avait pris le bout de sa natte entre ses doigts et elle ajustait machinalement le petit nœud, fait d'une ganse noire, qui étranglait la mèche blonde.

—Pauvre gosse, reprit-il, pauvre petite gosse, sais-tu comme tu as changé depuis l'autre mois? Tu ne dors plus de la nuit, tu ne manges plus, tu n'as plus de couleurs ni de santé. Est-ce que ça va durer longtemps, cette vie-là?

Elle répondit avec tranquillité:

—Probable que non. Je me suicide demain.

D'un seul mouvement, il l'empoigna par les épaules et la maintint en tremblant des deux bras:

—Tu te... Qu'est-ce que tu dis? Qu'est-ce que tu as dit? Es-tu folle?

D'abord, elle se blottit la tête, comme si elle craignait d'être giflée, puis, perdant soudain toute contenance, elle ne put retenir ses joues de se contracter, ses larmes de jaillir, et ce fut en sanglotant qu'elle répéta tout bas dans le silence de la chambre:

—Oui, je me tue, Julien; oui, je me tue... On n'entendra plus parler de moi... Ça sera fini de Berthe une bonne fois et maman sera contente, puisque je suis si vicieuse, qu'elle dit, si potée à mal tourner... Le bon Dieu sait pourtant que c'est pas vrai, que j'ai rien fait de mal avec personne, même avec mon petit ami... Je me tue comme ça, je ne peux plus durer, j'ai trop de malheurs dans la vie... Depuis que je suis au monde, j'ai eu que des coups, tout le temps des coups, et des mots comme à la dernière des dernières... Je travaille mes douze heures par jour, je fais tout ce que je peux d'ouvrage, et le samedi, quand je rapporte mes quatre francs cinquante de ma semaine, maman ne rate pas de me dire que ça ne paie pas ma nourriture et les bottines que j'use en courses... Eh bien! voilà, quand je serai noyée, je ne coûterai plus rien à personne et ça sera tout débarras. J'irai demain à l'île des Cygnes, on n'a qu'à se faisser glisser, j'aurai plus de courage qu'à me jeter d'un pont. C'est bien décidé, va, Julien, on peut se dire adieu jusqu'à demain la Morgue.

*
* *

Julien comprit que cette grande douleur devait avoir une autre cause. Il prit sa petite sœur dans ses bras, et quand sa propre émotion lui permit d'articuler deux mots, il lui dit à l'oreille:

—Et Jean?

Alors les sanglots redoublèrent.

Mon petit Jeannot, mon petit Jean, pleurait-elle; mon beau petit Jean!

—Voyons, raconte-moi, Berthe, il faut dire tout, maintenant; depuis quand vous connaissez-vous?

—Depuis le 14 de l'autre mois.

—Où est-ce que tu l'as rencontré?

—Boulevard Montparnasse.

—Comment ça?

—Sur un banc.

Et, de question en question, il parvint à savoir, mais lentement et à grand effort, tout le secret de cette pauvre petite existence qui voulait déjà s'anéantir.

«Jean» était un ouvrier de seize ans, à peine sorti de l'apprentissage et bon ouvrier autant qu'on pouvait croire celle qui parlait de lui. (Il avait toutes les qualités.) Lui et elle s'étaient rencontrés par un de ces hasards de Paris, qui, parmi trois millions d'hommes, réunissent deux amoureux. Il l'avait trouvée gentille, elle était devenue folle de lui et tout de suite ils étaient montés jusqu'à ces grandes passions sentimentales, qui transforment si vite deux enfants en personnages de tragédie.

Le jeune homme n'avait nullement essayé de séduire cette modiste de quatorze ans à la façon d'un bourgeois qui l'eût suivie sur le trottoir. Très honnêtement il lui avait demandé sa main, comme on la demande dans le peuple de Paris, entre fiancés qui ont déjà l'âge du travail indépendant, sans avoir atteint l'âge des noces. C'est-à-dire qu'il lui avait offert la vie commune, l'entrée en ménage et le serment de s'aimer toujours. Plusieurs soirs de suite il vint la prendre à la sortie de l'atelier pour causer avec elle tout le long du chemin sans trop retarder l'heure de son retour, et tout fut décidé entre eux, jusqu'à la chambre qu'ils loueraient, jusqu'au budget de leur avenir. Il gagnait quatre francs par jour, elle soixante-quinze centimes; c'était assez pour vivre tranquillement, et même pour avoir un bébé. Une fois ou deux ils s'attardèrent dans les squares écartés, derrière les massifs, sans échanger d'autres voluptés que celles du bras autour de la taille et de la bouche sur la bouche; mais cela seul suffisait bien à les empêcher de dormir la nuit suivante.

Ils en étaient là, quand la petite Berthe commit l'imprudence de se laisser surprendre par une voisine, à la limite de son quartier. La mère en fut vite avertie; la scène qui suivit, je la laisse à penser. La pauvre fillette fut battue pendant vingt minutes, et, à chaque coup, sa mère lui criait un des innombrables mots qui désignent les prostituées, ou une des phrases qui expriment le plus crûment l'emploi de leur temps. A dater de là, elle alla chaque soir prendre sa fille à l'atelier, quitte à lui reprocher le long de la route l'heure que cela lui faisait perdre; et ce fut, entre Berthe et Jean, la séparation brutale.

*
* *

Julien écoutait la petite désespérée qui pleurait à chaque mot, à chaque souvenir, et frémissait de la bouche comme une agonisante. Il y avait des larmes partout, sur le traversin, sur la chemise, au bord du drap, tout le long du bras et des mains.

Gronder les fillettes qui parlent de suicide, les traiter de sottes et les intimider par la menace ou la violence, c'est la première idée qui vient à l'esprit. Mais Julien connaissait bien le caractère de sa petite sœur; il savait qu'elle ferait comme elle avait dit et qu'il n'y avait pas deux moyens de lui rendre le goût à la vie.

—Tu le reverras, dit-il, je m'en charge. Tu le reverras demain, et pas pour un moment. File avec lui, ma Berthe, ils ne vous trouveront pas quand vous serez montés a Belleville...

De nouveaux sanglots l'interrompirent:

—On se reverra plus... Il part, demain, au matin... Il m'a écrit à l'atelier... Il s'est mis dans l'idée que j'ai un autre amoureux, parce que j'ai pas trouvé moyen qu'on soit ensemble depuis quinze jours... Il me dit qu'il m'attendra ce soir à l'île des Cygnes jusqu'à minuit, sous le pont du chemin de fer en cas qu'il pleuvrait, et que si je n'arrive pas, qu'il part à Saint-Étienne où que son oncle l'emploiera... Je peux pas sortir d'ici la nuit, mais j'irai demain à la même place et je serai contente de mourir juste à l'endroit qu'il m'attendait.

Julien sauta du lit:

—Veux-tu bien t'habiller tout de suite! En voilà des histoires de l'autre monde pour une nuit de plus ou de moins que tu resteras chez nous! Les onze heures ne sont pas sonnées. Tu vas te nipper en cinq minutes, et, comme je ne veux pas te laisser seule faire la rue de Javel à cette heure-ci, je descends avec toi, ma gosse, on ne te dira pas de boniments.

Berthe, égarée de surprise et soulevée de joie, se laissa glisser du lit, courut vers la chaise, prit ses bas, ses jarretières, sa chemise... Elle ne quittait pas son frère du regard, et se frottait les yeux, l'un après l'autre, un peu pour essuyer ses larmes, mais surtout pour être sûre qu'elle avait bien vu, bien compris, que son Julien ne se moquait pas d'elle, qu'elle allait sortir, partir, ne plus se tuer, ne plus avoir de peines et entrer de toutes ses forces dans tous les bonheurs de la vie.

Elle était haletante et légère; un sourire continuel lui laissait la bouche ouverte dans un épanouissement de joie. Elle ne savait plus bien ce qu'elle faisait; après avoir mis ses bas, elle les jeta, en prit d'autres, atteignit dans l'armoire sa belle chemise, avec un petit pantalon neuf qu'elle s'était festonné elle-même. Avant de s'habiller, elle empoigna une éponge humide, la frotta sur son corps, de la tête aux pieds, et s'essuya d'un torchon propre. Elle avait caché au fond d'un tiroir pour un sou de poudre de riz; elle s'en mit sur le bout du nez, sur le front et sur les joues. Se coiffer, maintenant! elle avait oublié. En trois tours de doigta sa tresse fut dénattée, peignée d'un coup de peigne si hâtif qu'elle arracha quarante cheveux; les épingles de fer et de celluloïd étaient là au coin de la cheminée; bien vite, tout fut relevé, fixé, bouffé, lustré, arrondi. Elle attrapa sa jupe du dimanche, sa chemisette à pois rouges toute fraîche empesée, sa ceinture de cuir et sa cravate rose, puis son unique paire de bottines, son canotier, son parapluie, tout ce qu'elle possédait enfin.

—Tu n'es pas prêt encore! dit-elle à Julien.

Il ne s'en fallait que d'un instant.

Comme ils allaient franchir la porte, elle aperçut, dormant toujours au bord du matelas, sa petite sœur Sylvanie que rien n'avait éveillée.

—Pauvre Ninie, dit Berthe en penchant la tête. Il n'y a qu'elle que je regrette le jour que je pars d'ici. Toi, tu viendras me voir, dis, Julien? On s'écrira, poste restante?... Mais qu'est-ce que maman va te dire, quand elle verra que suis filée? Tu n'as pas fini d'en entendre!

—Je ne rentrerai pas non plus, fit Julien plus tristement. Tu avais raison, tout à l'heure. Si tu penses à Lui, je pense a Elle.

LIBERTÉ POUR L'AMOUR

ET POUR LE MARIAGE