The Project Gutenberg EBook of Archipel, by Pierre Louÿs

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Title: Archipel

Author: Pierre Louÿs

Release Date: July 30, 2011 [EBook #36900]

Language: French


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PIERRE LOUŸS

ARCHIPEL

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

1906


TABLE



Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


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———
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ARCHIPEL



EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
PARIS

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
 
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PIERRE LOUŸS


A R C H I P E L


————



PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
——
1906
Tous droits réservés.




A

M. LE PROFESSEUR LANDOUZY

Hommage de reconnaissance
et d'affection profondes.


P. L.



PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT DE PRINTEMPS

————

Assise dans son manteau léger, derrière la porte du jardin, Néphélis parée attendait.

La nuit sous les arbres était si profonde, que les yeux ne voyaient pas la main, et que seule la senteur des feuilles révélait leur présence obscure. Tout dormait, les hommes lointains, les oiseaux cachés, les ramures invisibles. Le silence de la terre était pur comme le noir de l'ombre. Néphélis immobile se tenait les doigts unis sous le genou, et la tête droite.

Elle ne voulait pas bouger. En épouse inaccoutumée aux artifices des séductions, elle ne remuait pas un pli de son manteau, de peur que les parfums de son corps ne se perdissent au souffle du geste. Et sachant bien qu'elle était venue trop tôt, elle attendait avec patience, satisfaite d'être là, enivrée d'espoir.


Doucement, un doigt frappa la porte au dehors.

—Déjà!

Sans bruit, elle ôta la lourde barre et fit tourner la porte sur ses gonds huilés. Elle entendit un pas sur la grève, mais ne vit rien, que la nuit noire.

—Ne me cherche pas, murmura-t-elle, je suis là. Je te précède, viens vite, j'ai peur des esclaves et qu'on ne nous épie. Suis-moi. Au sortir des fourrés, tu verras un peu mon ombre.

Elle marcha sur la pointe du pied. Ses petites sandales se posaient à peine sur le sable ou la mosaïque. Une branche qu'elle effleura la fit frémir; ce ne fut qu'un bruissement furtif entre deux vastes silences, et les fleurs remuées secouèrent leur parfum.

La première, elle entra dans la chambre, courut jusqu'à la niche où elle avait mis un rhyton sur la lampe de terre pour la voiler sans l'étouffer et dès qu'elle eut un peu de lumière, elle se retourna:

—Dieux! fit-elle. Dieux! Dieux! Dieux! ce n'est pas lui!


L'homme s'était avancé jusqu'au milieu de la pièce. Elle recula vers le mur que son dos frappa brusquement et ses mains retournées errèrent sur la paroi.

—Qui es-tu?

—Je ne suis pas lui, tu viens de le dire. N'es-tu pas assez renseignée? Il y a lui, n'est-ce pas, et le reste du monde. Moi, je suis le reste, l'humanité, la foule, ce dont on ne veut pas.

Néphélis le regardait, presque défaillante. C'était un homme osseux, hirsute et barbu, et d'autant plus barbu qu'il était maigre. Sa tête semblait faite de poils. Quatre grandes dents manquaient à sa mâchoire supérieure, si bien que sa barbe avalait sa moustache et ce détail était horrible. Son cou étroit sortait d'un manteau de bonne laine, assez malpropre et bizarrement drapé. Ses jambes paraissaient plus courtes que le torse. Il n'était ni grand, ni petit, mais la lampe posée sur le sol doublait son corps d'une ombre immense, dont la moitié couvrait la muraille et l'autre le plafond.

Il se croisa les bras violemment, en fourrant les mains sous les aisselles.

—Ha! dit-il, le lit parfumé! des pétales de roses! une amphore de vin frais! On attendait quelqu'un, si l'on ne m'attendait pas! Quand le mari fait la guerre, la femme fait la débauche... Ha! ha! Des couronnes fleuries!... Mais je sens une odeur de myrrhe qui est à donner la nausée.... Et cette lampe qui a fumé noir... Cela sent la prostitution chez toi, m'entends-tu?... Holà! quille ta robe et fais ton métier! Voilà une drachme.

Lancée a travers la chambre, la pièce d'arpent frappa Néphélis au ventre. Elle étouffa un cri.

—Misérable! dit-elle d'une voix blanche. Tu sauras ce qu'il en coûte de me parler ainsi: Oui, j'ai un mari, et j'ai un amant; mais la porte du jardin s'est rouverte, mon amant est là, dans l'allée, il vient, il approche, et s'il te trouve ici, tu seras tué comme un ver.

—Il me tuera? fit l'inconnu. Qu'est-ce que cela me fait? Je suis mort depuis cent ans. Tu me demandais mon nom? Je suis le Roi d'Égypte, embaumé.


Néphélis se passa lentement la main sur le visage comme pour y sentir le long froid de la Peur...

—Je suis perdue, se dit-elle. C'est un fou.

*
* *

L'homme, la voyant pâlir, reprit en souriant:

—Ne crie pas, belle amie, où je te tue toi-même; et pour toi qui n'es pas morte, ce sera bien autre chose que pour un cadavre comme le mien. Regarde ma chair de momie.

D'un mouvement brusque, il détacha, tous ses vêtements, et se dressa nu.

—Tu disais tout à l'heure, que la porte s'était rouverte. C'est impossible. La barre est mise. Personne n'est dans le jardin, personne dans l'allée. Fais ton métier, ma fille, je t'ai donné une drachme. Et ne crie pas, ou, par Dzeus! je te tue immédiatement.

La mort, Néphélis l'eût acceptée en cet instant. Son effroi dépassait de beaucoup celui qu'éveille chez les mourants la vision de l'éternel Léthé... Mais la mort par cet homme, oh! c'était pire que tout!

Elle ne cria pas.

Dans un effort de tout son être, et se souvenant qu'il ne fallait pas contrarier les insensés, elle exhala quelques phrases, à peine articulées par sa langue sèche et froide:

—Oui, tu es le Roi d'Égypte... tu es couvert de bandelettes... Mais il n'est pas digne de toi, Seigneur, de t'arrêter chez ta servante... Veux-tu que je te montre la route?... Tes reines, plus belles que des femmes, chantent aux portes du jardin.

Le fou bondit:

—Roi! Roi! Billevesée! Roi! Qui a dit que j'étais Roi? Est-ce que je ressemble à un homme? Ne voit-on pas que je suis dieu? Et comment serais-je entré ici, pauvre sotte, si je n'étais pas dieu? La porte est fermée, je te l'ai dit, la barre est dans les crochets. Je ne suis pas entré par la porte. Je suis l'émanation de cette amphore noire. Je suis Bakkhos! Bakkhos! Bakkhos!

Il campa sur sa tête la couronne de roses et se mit à danser avec frénésie.

Insensiblement Néphélis se glissait le long de la muraille, essayait de gagner l'endroit où elle pourrait s'enfuir. Le fou ne la voyait plus, il tournait sur lui-même en s'étourdissant dans l'ivresse de sa bacchanale; mais, comme elle se penchait vers la serrure, elle sentit la main osseuse qui s'abattait sur son épaule. Pour la première fois il la touchait. Elle recula de nouveau jusqu'au fond de la chambre.

—Hé! dit-il en s'arrêtant. Ta peau est fraîche, ma fille. Comment n'es-tu pas encore dévêtue? Quitte ta robe! Je t'ai payée.

Il marcha vers elle, et de la robe lâche et fine il dégagea un sein.

Néphélis s'acculait au mur. Elle voulait parler, mais pas un mot ne sortait du tremblement de ses lèvres épouvantées... Le fou prit en ses doigts l'admirable sein, et pressa: quelques minces fusées de lait jaillirent.

A cette vue, il pâlit. Sa voix s'altéra et devint celle d'un petit enfant.

—Maman! s'écria-t-il. Maman! Pourquoi depuis cent ans ne m'as-tu pas nourri? Que t'ai-je fait pour que tu donnes ton sein à un autre, à un autre que tu attends dans un lit de roses et d'aromates? Est-ce parce que je n'ai plus de dents que tu ne veux plus nourrir ma bouche? Maman! pourquoi m'as-tu quitté?

Et, paralysant des deux mains les bras de Néphélis éperdue, il jeta ses lèvres sur le mamelon, il suça comme un altéré.

Un sursaut d'horreur souleva la poitrine de la jeune femme:

—Monstre! c'est à mon enfant, ce lait que tu bois!

Elle se dégagea et prit l'homme à la gorge; mais, en un instant, elle fut domptée.

—Hé! hé! dit-il. Je t'avais prévenue qu'on ne pouvait pas tuer un mort. Au contraire tu vas voir comme il est facile de faire mourir une femme vivante... Ha! ha! Non! ne crie pas. Je ne te tuerai point. C'est un jeu, c'est une fête. Donne-moi ton bandeau.

Il arracha, en effet, le bandeau de la longue chevelure qui tomba silencieusement, et saisissant en arrière les deux poignets de Néphélis, il les garrotta fortement sur les reins.

La jeune femme claquait des dents. Encore une fois, elle aurait voulu crier, mais un dernier espoir la soutenait... La porte du jardin n'était pas bien fermée... Il allait venir, l'amant, le sauveur; il la délivrerait... Ah! comme elle l'attendait! Dans quel élan désespéré toutes les énergies de son désir faisaient-elles effort vers lui!

Cependant le fou avait dénoué la ceinture et détaché sur l'épaule droite l'agrafe de la boucle d'argent. Le vêtement s'affaissa. En vain, Néphélis serrait les genoux. L'homme arracha la robe, et empoignant l'infortunée par le milieu du corps, il la jeta de loin sur le lit où elle tomba en gémissant.

Une bouffée de parfums monta de la couche remuée.


—Ah! cette odeur de myrrhe! dit encore le fou. Ta loge est empestée, fille de joie! Ha! chasse la myrrhe! A bas! A bas!... Je suis Psammétique, fils du Soleil. La myrrhe est l'odeur de la Nuit. Je suis le Roi vainqueur, le Très-Haut, le Roi! le Roi! La myrrhe est l'odeur des bouges... Chasse la myrrhe, fille de la Nuit! Par les cornes d'Hathor et par la gueule de Pascht! A bas! A bas! A bas! A bas!


Il s'affaissa, la tête renversée.

Néphélis, blottie à l'extrémité de la couche, le regardait avec des yeux immenses.

Un grand calme suivit. L'homme s'était tu. Au dehors, la même paix nocturne planait sur le jardin désert. Il ne viendrait donc pas! Dieux! peut-être il était venu, il avait frappé, il n'avait pas franchi la porte, il était parti... parti... Une angoisse atroce étreignit la poitrine de Néphélis.

Et le fou s'était relevé.

—Tu es belle, dit-il doucement. Depuis quand es-tu ma femme? Tu n'étais pas ainsi du temps que j'étais roi. Tes cheveux blonds sont devenus noirs. Tes flancs étroits se sont élargis... Et tes jambes... Oh! que tes jambes sont grandes!... Ouvre-les!...


De plus près encore, il lui parla, en posant la main sur une tablette de marbre où il y avaient des fioles de parfums.

—Ne crains rien, dit-il, je suis vieux. Tu vois, ma fille; je suis un vieux... Je suis mort depuis cent ans! Ne te détourne pas d'une momie. Je ne veux que baiser ta bouche, et dormir, dormir sur ton sein, ô mère!

Il avança ses mains maigres, lentement, comme pour implorer. Mais une secousse nerveuse l'ébranla tout entier, des pieds à la tête. Il sauta sur le lit, par-dessus la jeune femme et retomba de l'autre côté.

—Aaaah!

Enfin elle avait crié! un cri long comme une agonie, un déchirement de toute son âme, une plainte désespèrée vers le secours, les dieux, le miracle, la vie!

—A moi! A moi! glapissait le fou. Ne lutte pas, fille de la Nuit! Ne serre pas ainsi les dents, mon baiser te pénétrera! Ha! la myrrhe! la myrrhe! la myrrhe! Tu concevras, sache-le bien! Les étoiles sortiront de ton sein comme les abeilles de la ruche! Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! Car je veux...

Néphélis avait dégagé sa main droite et, d'un geste si prompt que le fou n'en vit rien, elle l'avait assommé à la tempe avec un objet lourd, pris sur la tablette.

Elle se dressa tout debout sur le lit, la bouche ouverte, les deux mains en avant de la face, avec une sorte de rire plus affreux qu'un gémissement. L'homme était tombé sur le coup, mais pour elle il n'était pas mort. Elle saisit vivement dans un vase à col fin ses longues épingles de coiffure, dix ou douze pointes acérées dont chacune était mortelle, et vingt fois elle les plongea toutes dans la poitrine maigre, entre les côtes saillantes, dans l'estomac, le ventre, les yeux et les joues; et quand les esclaves éveillés accoururent à ses hurlements, ils la trouvèrent foulant aux pieds le cadavre, pleine de sang, toute nue et les mains vers le ciel, comme une Andromède inouïe, qui marcherait sur le Monstre.

27 décembre 1905.

L'ILE MYSTÉRIEUSE

————

Les dernières fouilles exécutées en Orient par les savants occidentaux ont amené des découvertes d'un intérêt tout à fait neuf, inattendu, et singulier.

Jusqu'ici, les patients coups de pioche donnés dans les terres antiques avaient eu pour objet et pour résultat de confirmer nos connaissances livresques sur les personnages dont l'histoire nous parle, ou sur leurs contemporains. On avait exhumé le palais des Césars, celui des Xerxès, celui des prêtres d'Ammon et, si les travaux accomplis avaient été féconds en trouvailles, du moins ils ne transportaient pas les esprits on dehors ni au delà de l'histoire authentique. Ils creusaient dans le réel et cherchaient dans le connu.

Maintenant, on entre dans la fable.

Sur tous les points à la fois, en Troade, en Crète, en Égypte, en Argolide, à Rome même, les êtres et les pierres légendaires apparaissent à ceux qui niaient leur existence et reviennent à la lumière dans leurs tombeaux véritables, dans leurs murs encore debout. Pendant vingt-cinq ans, l'Iliade fut seule à nous livrer ses personnages et ses décors: on retrouva le palais de Priam et celui d'Agamemnon. Mais depuis quelques années les civilisations fabuleuses sortent du sol toutes ensemble comme si l'heure de la résurrection venait de sonner sur leurs mystères.

La première dynastie de l'Égypte était regardée comme apocryphe et comme n'ayant jamais vécu que dans l'imagination des prêtres: on a déterré aujourd'hui presque tous ses rois dans leurs cercueils individuels marqués de leurs noms exacts.

Bien plus: on retrouve des rois antérieurs, dont les Égyptiens eux-mêmes avaient perdu la mémoire. Nous sommes mieux renseignés sur leurs origines qu'ils ne le furent jamais, et nous savons aujourd'hui que, loin de placer des souverains fictifs au début je leurs annales, comme on les en accusait, ils méconnaissaient, au contraire, l'extrême antiquité de leurs monarchies.

Et voici maintenant, que les fouilles de Crète nous entraînent définitivement dans des siècles chimériques. Le palais de Minos et de Pasiphaë, le labyrinthe construit par Dédale, la terrasse d'Icare, l'appartement de Phèdre, l'antre monumental du Minotaure viennent d'être déblayés, mesurés et parcourus: toute la mythologie redescend dans l'histoire.

Quelle légende, en effet, quelle vieille fable humaine était plus que celle-ci fantastique et surnaturelle? Minos est fils de Zeus et d'Europe; il est le demi-frère de Pallas, d'Hercule, d'Hélène et de Persée. Il s'entretient avec les dieux, il ressuscite les morts, il est juge aux enfers. Qu'il aime l'étonnante Procris, qu'il fasse la guerre à Nisos ou qu'il soit trompé par sa femme, c'est toujours au milieu de circonstances magiques dont la variété est immense. Les Mille et une Nuits, ne nous rapportent rien qui témoigne d'une imagination mythique aussi riche que celle d'où est née la légende crétoise. Et désormais, le roi Minos est dépouillé de sa légende mieux encore que Charlemagne. Nous respirons où il a vécu, nos pas sonnent sur les dalles où fut son trône royal, nous possédons quatre-vingts inscriptions relatives à son époque: c'est la lumière. Bientôt, nous pourrons reconstituer sa figure, son règne et son temps. Nous verrons Minos tel qu'il fut: roi de Cnosse, ennemi d'Athènes et grand constructeur de palais. Sans doute, la découverte intéresse d'abord l'historien; mais le peintre et le poète pourront imaginer, d'autre part, qu'elle fait tout aussi bien revivre le vieux conte si cher à leurs maîtres anciens.


Ainsi, les demi-dieux et les héros grecs sortent l'un après l'autre de leurs linceuls de songe pour nous apparaître au delà des âges, au delà des temps explorés.

Cependant, la plupart demeurent mystérieux. Même parmi les héros d'Homère, si Hélène, Pâris et Agamemnon sont faciles à entrevoir sur leurs murs délivrés de la terre, on ne saurait en dire autant de celui qui est sans doute le principal personnage des épopées archaïques, celui qui, dans l'Iliade, joue le rôle le plus fin, celui qui remplit l'Odyssée de son intelligente figure: le roi d'Ithaque, Ulysse le Prudent.

Plus la lumière se répand sur les premiers âges de la Grèce, plus le vieil Ulysse se dérobe aux chasseurs de tombes. Il nous cache son palais comme il cachait aux siens le fond de sa pensée; il reste impénétrable; il sera peut-être le dernier à livrer le secret dont nous sommes si curieux. On le poursuit depuis plus d'un an. On ne trouve rien. Et bien des esprits commencent à se passionner autour de cette lutte engagée.

A l'heure actuelle, on cherche non seulement le roi lui-même, sa tombe, son palais, sa ville capitale, mais la petite île d'Ithaque qui a, paraît-il, disparu.

Nous avons appris en classe qu'Ithaque était un modeste îlot entre Céphalonie et Sainte-Maure, un rocher portant quelques herbes, quelques maisons, quelques pêcheurs. Je l'ai longé, il y a six mois, d'un bout à l'autre, à bord d'un paquebot qui revenait d'Égypte, et j'imaginerais difficilement un plus petit royaume sous le ciel. Or, nous nous trompions tous; Ithaque n'est pas Ithaque. On n'y a pas retrouvé le palais d'Ulysse pour la raison bien naturelle qu'il n'y fut jamais construit; c'est du moins ce que soutient M. Dœrpfeld, le directeur de l'Institut allemand d'Athènes, et sa théorie suscite des discussions de plus en plus animées.

Sans développer ici dans tous leurs détails les arguments de M. Dœrpfeld, disons simplement que plusieurs vers de l'Odyssée paraissent incompréhensibles si l'île d'Ulysse n'était pas toute proche du continent et réunie a lui par un gué praticable. Ainsi, Télémaque demande à Mentor s'il est venu à pied ou sur un bateau. Une partie des troupeaux d'Ulysse paît sur la rive de l'île et l'autre sur un promontoire du continent. On ne comprendrait guère un berger breton qui garderait ses bêtes à Dinard et enverrait vingt-cinq brebis brouter de l'herbe à Guernesey...

De ces remarques et de plusieurs autres que je n'exposerai pas ici, M. Dœrpfeld a conclu que la seule des îles Ioniennes qui répondît aux descriptions d'Homère était la grande île de Leucade, aujourd'hui Santa-Maura. Et non content d'affirmer son opinion, il a voulu en avoir le cœur net: il a commencé des fouilles.

C'était là qu'on l'attendait. Du côté de l'École française, on ne croyait guère à sa réussite. M. Reinach n'affirmait rien. M. Victor Bérard niait absolument. M. Migeon exprimait son scepticisme d'une façon presque irrévérencieuse. Jusqu'ici, les résultats des travaux semblent leur donner raison, car on n'a rien trouvé du tout, pas plus à Leucade qu'à Ithaque, et M. Dœrpfeld revient les mains vides, de sa première tentative.

Aussitôt, chacun l'abandonne, même ses collaborateurs et ses partisans du début, et, lorsqu'il émet l'hypothèse que le palais du roi Ulysse pouvait bien être construit en bois et n'avoir laissé aucune trace, on pense généralement que c'est là une façon spirituelle de se tirer d'affaire. Néanmoins, la question a intéressé quelques riches amateurs qui font les frais des travaux. M. Dœrpfeld à Leucade et M. Preuner à Ithaque vont reprendre cet hiver des recherches concurrentes, et nous saurons peut-être bientôt dans quelle île encore mystérieuse, Pénélope espéra dix ans, fidèle et seule, le retour de celui que retenait Calypso[1].


Que ces nouvelles directions de la curiosité humaine sont donc significatives! Pendant des siècles, les voyageurs ont parcouru la terre, à la recherche des Eldorados, des vallées paradisiaques et des îles fortunées. Maintenant, la terre habitable est connue; la carte en est faite. On a résolu tous les grands problèmes. Le dernier grand fleuve, le dernier grand lac ont été découverts, et gravés à leur place sur nos atlas désormais suffisants. Mais l'activité de l'homme a besoin d'un prétexte, et voici que les explorateurs s'avancent dans les glaces polaires avec l'ardeur et l'émotion de leurs pères devant les merveilles équatoriales.

De même, pendant quatre cents ans, nous avons parcouru l'histoire. Comme l'espace terrestre, le temps passé est sorti de l'inconnu, pierre à pierre, année par année. Sauf peut-être celle de l'Inde antique, il n'y a plus de grande civilisation morte que nous ne puissions reconstituer sur des données historiques et certaines. Presque partout, le détail est encore livré au zèle des chercheurs; mais les grands siècles ne nous réservent plus de surprises extraordinaires. Et alors, comme les voyageurs vers les pôles, les historiens se rejettent sur les origines.

C'est là, dans cette nuit des temps où leurs prédécesseurs ne s'aventuraient point, c'est là que les historiens nouveaux attaquent les derniers mystères. Ils sont entrés jusque dans la fable. Ils ont été même au delà: une petite plaque de schiste trouvée en Égypte et quelques tombes au bord du Nil les ont transportés par-dessus les traditions les plus lointaines. Il n'est pas interdit de penser qu'ils atteindront un jour le pôle de leur domaine, l'origine exacte de l'histoire, c'est-à-dire l'endroit du monde où jadis, pour la première fois, un homme dessina son nom sur la pierre.

Octobre 1901.

LES

CHERCHEURS DE TRÉSORS

————

A deux lieues de Séville, une vaste colline verte recouvre de sa terre et de ses prairies les ruines d'Italica, ville considérable. C'est de là que partirent jadis Trajan, puis Hadrien, tous deux nés dans ces murs d'une province lointaine, et qui devaient posséder le monde.

Il y a quelque temps, comme j'étais là-bas, un laboureur de la colline verte ébrécha le soc de sa petite charrue contre une pierre trop lourde pour être soulevée. Le soir il revint avec deux amis, bêcha tout autour de l'obstacle, déterra la pierre pesante, qui se trouva être taillée de main d'homme, parfaitement rectangulaire et propre à servir de table. Il la fit transporter chez lui.

En la nettoyant, il découvrit que sa face la plus lisse portait une inscription: il allait donc être obligé de la faire polir par un maçon avant de la monter sur pattes: et cela n'irait pas sans frais. Aussi accepta-t-il gaîment de céder sa trouvaille pour cinq pesetas à l'instituteur du village, qui savait quelque peu de latin.

Peu de jours après, un voyageur, moitié touriste, moitié marchand, vit l'inscription, la déchiffra, et, après des pourparlers qui durèrent pendant plusieurs heures, il en devint propriétaire, en échange d'une bonne somme: cent francs.

Je vous laisse à penser si le maître d'école se vanta de son bénéfice et plus encore de sa science. Pendant une semaine, il fut l'homme le plus respecté du canton. Les journaux de la ville s'occupèrent de lui. Et puis, ce fut à son tour de porter l'oreille un peu basse lorsque le bruit courut que son acheteur avait vendu la fameuse table vingt-sept mille francs au musée de Madrid.

A cette nouvelle, une émotion générale s'empara des villageois. C'était donc une table magique? Une relique de la Sainte Vierge? Non: c'était tout simplement le premier document connu sur les courses de taureaux en terre espagnole, un décret romain organisant des tauromachies à Italica. Le musée de Madrid n'avait pas voulu abandonner aux collectionneurs une inscription désormais célèbre sur l'origine antique du jeu national.

Je ne jurerais pas que tous les paysans comprirent quel intérêt trouvait l'État à posséder un pareil trésor, ni que l'un d'eux eût donné vingt-sept mille francs de sa poche (à supposer qu'il les comptât) pour conserver cette table dans la maison de ses pères. Mais dès qu'ils surent qu'on trouvait, dans le pays, des pierres qui valaient leurs poids d'or, bon nombre d'entre eux renoncèrent brusquement à l'agriculture, bâtirent un petit mur autour de leur champ, et se mirent à fouiller le sol en mettant soigneusement tous les cailloux de côté.

Trouvèrent-ils quelque chose? Oui, sans doute: des colonnes, des bustes, des statues brisées, des fragments de poteries. Au moment où je quittai Séville, on venait de mettre à jour, et presque au ras du sol, une mosaïque à personnages, peut-être sans grande beauté, mais remarquable par ses dimensions et par son état de fraîcheur conservée.—Cependant on ne pourra pas dire que cette ville immense et mystérieuse, avec toutes ses merveilles que nous ne connaissons pas, soit vraiment sur le point de nous être révélée, tant que des archéologues intelligents n'auront pas pris en main le travail des fouilles.

Pour creuser une terre antique et en tirer ce qu'elle renferme, il faut un peu de science et beaucoup de flair. L'un sans l'autre ne sert de rien. C'est pourquoi l'on ne peut conseiller, ni d'une part à tous les propriétaires de retourner leur petit enclos, ni d'autre part à tous les professeurs d'appliquer sur le terrain leur expérience des bibliothèques. Il n'est pas donné, même aux plus savants, d'être un J. de Morgan ou un Flinders Petrie, et de ressusciter un monde en tombant sur la bonne cachette. On le verra curieusement par l'anecdote que voici; elle est tout à fait récente et je ne la crois connue que par les gens du métier:

Un petit champ inculte, dans la plaine de Pompéi, avait été choisi par la direction des fouilles pour recevoir l'amas des terres provenant des excavations; car il faut bien qu'on jette cela quelque part, et la mer est un peu trop loin pour qu'on puisse le lui porter. Certain jour, un savant italien, M. Sogliano, se promenant dans la campagne du Vésuve, vit ce petit champ, et ce qu'on en faisait. Il examina le site et les lieux, le tracé de la route antique, la conformation du terrain; puis il se rendit auprès de ses confrères qui dirigeaient les travaux, leur dit qu'ils agissaient au rebours du sens commun et qu'au lieu d'apporter des terres en cet endroit du paysage ils devraient fouiller précisément là.

On lui fit observer qu'on était en pleine campagne, qu'il n'y avait pas de raison pour supposer qu'un Pompéien eût bâti jadis une villa solitaire sur cet emplacement; que d'ailleurs le terrain n'appartenait pas à l'État et qu'il faudrait mille démarches pour en obtenir l'acquisition.

Les démarches, il les fit, ou les fit faire, je ne sais. Toujours est-il que le terrain fut acquis. On cessa de l'ensevelir. On le fouilla: M. Sogliano, outre son flair et sa science, possède encore sans doute le don de la persuasion.—Et si l'on eut raison de porter la pioche dans cette prairie, c'est ce dont personne ne douta plus des qu'on eut touché le sol ancien; il y avait là les murs, les salles et les fours d'une fonderie gréco-romaine, et dans les cendres une merveilleuse statue de bronze et d'argent: un éphèbe nu, intact jusqu'aux extrémités des doigts, ouvrant ses yeux d'émail au milieu d'un visage admirablement pur.

J'ai vu à Naples, le mois dernier, ce chef-d'œuvre inconnu qui allait être enfoui dans une tombe éternelle quand, par un instinct supérieur, un passant l'a senti vivant sous la terre et l'a sauvé pour notre joie. Athènes n'a rien enfanté de plus charmant que sa forme simple et calme. Est-ce un dieu? est-ce un portrait? nul n'ose encore se prononcer. Il est debout, si complètement nu qu'il a les mains vides. Pas un ornement. Pas un attribut. Il a quinze ans et il se montre, la bouche entr'ouverte et l'œil grave, comme s'il avait le sentiment que sa contemplation est sacrée.

Quels que soient les efforts, les sommes dépensées, les existences humaines usées à la tâche, jamais ou ne saura trop faire pour retrouver de pareils modèles. L'art de tous les pays du monde attend chacune de ces découvertes pour s'instruire à son enseignement, se purifier aux grands exemples et s'élever peu à peu jusqu'à cette perfection antique que nous atteindrons peut-être un jour.

Il semble qu'en Italie même, on commence à le comprendre depuis que M. Baccelli a été deux fois ministre. Les fouilles de Pompéi, qui depuis cent cinquante ans n'ont encore déblayé que la moitié de la ville, sont reprises avec une activité toute nouvelle. On explore cette année la cinquième région, dans la direction de la porte de Nola, et chaque pas en avant est une précieuse conquête. L'an dernier on mettait à jour la maison dite «du Gladiateur», suite de pièces entourant un grand jardin central où le parterre intérieur est bordé d'un petit mur peint à fresque représentant une chasse fantastique. Cette année même la maison de Marcus Lucretius Fronto était exhumée à son tour: celle-là tout à fait remarquable, et la plus belle qu'on ait ouverte depuis celle des Vettii. Outre un jardin où l'on admire, comme dans le domaine précédent, une vaste peinture de chasse, l'édifice nouveau possède de nombreuses chambres ornées de tableaux mythologiques et de paysages d'une conservation parfaite. Quatre vues représentent des villas romaines et des palais à vol d'oiseau, d'une exactitude architecturale minutieuse; elles seront, pour les archéologues, d'inestimables documents.

Ce n'est pas tout. A Rome même, un homme énergique et intelligent, M. Boni, a obtenu qu'on lui livrât le Forum avec les fonds nécessaires pour le fouiller méthodiquement. Et là, non seulement sous les maisons voisines, sous les vieilles églises en bordure, qu'on lui permettait de démolir, il a retrouvé des palais et des temples, des colonnes et des statues, mais au milieu même de la place, devant l'arc de triomphe de Septime Sévère, sous une poussière foulée par des millions de touristes, il a découvert la Pierre Noire elle-même, le dallage sacré que Rome vénérait comme la tombe de son fondateur.—Romulus fut-il vraiment mis en terre à cet endroit? La tradition seule le prétend. Et pourtant M. Boni a soulevé le marbre; il a regardé ce qu'il cachait. Un sépulcre de douze pieds carrés apparut, entouré de cendres, d'ex-voto et d'ossements de victimes. On en tira des vases très anciens, des statuettes archaïques, une tête de Gorgone. Et plus loin on déblaya une petite pyramide ornée d'une inscription que personne ne put comprendre. La seule chose que l'on sache sur elle, c'est qu'elle nous donne incontestablement le plus ancien texte connu de la langue latine; mais M. Maspero me disait récemment qu'on avait proposé déjà soixante-quatre lectures différentes de cette page écrite sur le tuf, et qu'il ne se hasardait pas à donner la clef du mystère.

Un peu plus loin, devant la maison des Vestales, M. Boni trouva encore, sous la pioche de ses ouvriers, la fontaine sainte de Juturne où l'on dit que les chevaux de Castor et Pollux, un jour, se sont abreuvés. La fontaine était demeurée là, dans sa cuve de marbre blanc, étouffée par la terre depuis plus de mille années, mais toujours ornée de ses charmants bas-reliefs, et si parfaitement revenue à la vie des sources, qu'à peine affranchie de la sépulture elle recommença de couler.

UNE FÊTE A ALEXANDRIE

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La fête au milieu de laquelle se déroulera dans quelques heures le triomphe d'un souverain oriental[2] est, dit-on, la plus somptueuse que Paris se soit donnée depuis quatre-vingt-dix ans. Celles même de 1867 et de 1889 n'avaient pas à ce point inondé ses rues de fleurs, d'étoffes, de clartés en guirlande et d'architectures éphémères, toutes choses qui enchantent le grand enfant populaire et déplaisent aux parcimonieux.

Il est clair que nous manquons de points de comparaison. De siècle en siècle, le sens des fêtes se perd chez les nations modernes. On suppute le prix d'une colonne, on marchande l'épaisseur des dorures, bientôt, il ne sera plus permis d'allumer une rampe au fronton de l'Élysée, sans entendre crier quelque part qu'un mètre de gaz coûte vingt centimes, et que vingt centimes donnés à un pauvre eussent été de meilleur emploi.

Jadis, on comprenait les besoins de la foule, sa soif de lumières, d'or, de rouge, et de clairons. On lui donnait moins chichement ce pain de joie et ce souvenir. Peut-être serait-il intéressant de comparer ici à la fête actuelle dont on blâme déjà l'éclat, la Fête telle qu'elle pourrait être si on lui accordait vraiment des «crédits illimités». Nous remonterons au delà de vingt et un siècles pour en trouver l'exemple, mais celui-là du moins mérite d'être conté.

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Voici quoi fut le cortège, qui traversa la ville d'Alexandrie, soixante ans après sa fondation, cortège si considérable que la Bannière de l'Étoile du Matin en ouvrit la marche au lever de cet astre et que la Bannière de l'Étoile du Soir la ferma au soleil couchant.

On observera qu'il ne s'agit pas là d'un conte, ni d'une rêverie, mais que nous possédons sur cette fête un document historique[3] qui a tous les caractères d'une relation officielle.

En outre, on notera qu'elle ne fut pas ordonnée par un prince de décadence, épris de faste et de débauches, mais par le plus sage, le plus pacifique et le plus éclairé des souverains de l'antiquité, par Ptolémée Philadelphe, celui-là même qui fit traduire la Bible par les Septante, et qui attira dans sa capitale tout ce que le monde comptait d'artistes, de philosophes, de poètes et de savants.

Le pavillon d'où partit le défilé triomphal, et où le banquet fut servi, était assez grand pour contenir cent trente lits de table rangés en cercle. Quatorze colonnes de bois, hautes de vingt-trois mètres, tendaient au-dessus de la salle un ciel d'étoffe écarlate; quatre de ces colonnes simulaient des palmiers; les autres étaient sculptées en thyrses. On avait suspendu, dans les intervalles, des peaux de monstrueux fauves; cent animaux de marbre soutenaient les piliers.—Au-dessus, des boucliers d'or, des tissus à sujets, des tableaux de grands peintres se succédaient ornementalement, parfois embrumés par les parfums qui brûlaient dans les trépieds d'or, tandis que la voûte semblait borner le vol de huit aigles d'or hauts de sept mètres. Les cent trente lits étaient d'or, couverts de tapis de Perse et d'étoffes de pourpre.

La vaisselle et les vases étaient d'or comme le reste, et, dit l'historien, enrichis de pierreries d'un travail admirable. Autour du pavillon qu'on avait entièrement jonché de fleurs rares, une forêt d'arbres plantés en une nuit rafraîchissait la terre d'une ombre continue.

Après la Bannière de l'Étoile, celles des Rois et celles des Dieux formaient la tête du cortège. La Pompe Dionysiaque suivait: c'étaient des Silènes ventrus, les uns couverts de pourpre sombre et les autres de pourpre claire; puis des Satyres élevant des torches ornées de feuilles de lierre d'or; des Victoires aux ailes dorées portant des lances de trois mètres, au bout desquelles s'arrondissaient des cassolettes de parfums; un autel d'or suivi de cent vingt enfants qui tenaient des plats d'or chargés de myrrhe, de crocos et d'encens en fumées.

Ensuite, un char long de sept mètres sur quatre, traîné par cent quatre-vingts hommes, supportait la statue de Dionysos faisant une libation avec un vase d'or. Cette statue était haute de cinq mètres. Devant elle, un autre vase d'or, colossal, contenait six cents litres de vin. Des pampres, du lierre, des couronnes, des guirlandes, des thyrses, des bandelettes, des masques, des tambourins, s'ordonnaient avec symétrie sur les quatre parois du char; et derrière, marchait en criant la troupe des Bacchantes aux cheveux défaits, couronnées de serpents et de branches verdoyantes.

Un autre char, traîné par soixante hommes, portait la statue de Nisa, ornée de raisins d'or et de pierres précieuses.

Un troisième char, roulé par trois cents hommes, long de neuf mètres et large de sept, représentait un pressoir élevé de onze mètres au-dessus de la plate-forme, et où soixante Satyres foulaient le raisin en chantant au son de la flûte la chanson du pressoir. Et le vin doux ruisselait sur toute la route.

Un quatrième char, tiré par soixante hommes et long de douze mètres, portait une outre faite de peaux de panthères cousues, qui contenait cent vingt mille litres de vin, et qu'on vidait peu à peu en fontaine.

Un cinquième char figurait un antre envahi par les lierres, d'où s'échappèrent, tout le jour, des tourterelles et des pigeons qui avaient de longs rubans aux pattes, pour que la foule pût les saisir au vol. Cinq cents hommes traînaient cette montagne.

J'en passe...

Seize cents enfants portaient des fruits d'or. Six cents esclaves traînaient un prodigieux kratêr d'argent, sculpté d'animaux en relief.

Puis, ce fut un char de Bakkhos, monté sur un éléphant harnaché d'or, suivi de cinq cents petites filles et de cent vingt Satyres. Puis, cinq troupes d'ânes aux frontaux d'or, vingt-quatre chars d'éléphants, soixante de boucs, d'autres de bœufs, d'autruches, de chameaux. Ceux-ci portaient l'encens, le safran, l'iris et le cinnamome. Puis, des Indiennes vêtues en captives, six cent défenses d'éléphants, deux mille troncs d'ébène, deux mille quatre cents chiens, cent cinquante hommes portant des arbres, d'où pendaient des perroquets, des paons, des pintades, des faisans dorés. Puis, quatre cent cinquante moutons exotiques, vingt-six bœufs blancs des Indes, vingt-quatre lions, un ours blanc, quatorze léopards, seize panthères, quatre lynx, trois petits ours, une girafe et un rhinocéros!

J'en passe encore; il faudrait un volume. Ce furent les statues de Priape, de la Vertu, de Héra, d'Alexandre, de Ptolémée et de la ville de Corinthe, toutes décorées d'or et de pourpre. Puis trois chariots, dont le premier traînait un thyrse d'or de quarante et un mètres; le second, une lance d'argent de vingt-sept mètres; le troisième (j'en demande pardon à mes lectrices), un phallos d'or, long de cinquante-cinq mètres, et qui portait un astre à son extrémité.

Six cents choristes suivaient, avec trois cents joueurs de cithare; puis deux mille taureaux aux cornes dorées et portant des frontaux d'or. Parmi les autres objets d'or, et pour ne citer que ceux-là, on vit une couronne colossale, trois mille deux cents couronnes plus petites, dix-huit trépieds, sept palmiers de quatre mètres, un caducée et une foudre l'un et l'autre de dix-huit mètres, des aigles, une égide, une cuirasse, vingt boucliers, soixante-quatre armures, douze bassins, douze urnes, cinquante corbeilles, cinq buffets, une corne d'Abondance haute de quatorze mètres; puis quatre cents chariots portant des plats d'or, et huit cents portant des parfums.

Le long de ce cortège, la haie fut faite par cinquante-sept mille six cents fantassins, et par vingt-trois mille deux cents cavaliers: en tout, plus de quatre-vingt mille hommes.

Telle fut donc cette fête antique. Si nous en connaissons les détails, nous savons aussi le prix qu'elle coûta. Bien que la plupart des richesses qui y furent montrées au peuple eussent été données par les pays tributaires ou par les nations alliées, le roi paya néanmoins pour l'organisation du cortège et la décoration générale, quatre-vingt-un mille kilogrammes d'argent, somme qui, en tenant compte de la dépréciation du métal[4], équivaut à quatre cents millions de notre monnaie.

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Je ne pense pas que la fête d'aujourd'hui grève le budget d'une pareille somme. A côté de cet amoncellement d'or, nos fleurs en papier, nos globes de gaz et nos treillages de bois vert sont d'un luxe moins véritable. Sans atteindre, même de loin, le faste des fêtes antiques, peut-être pourrait-on laisser à ceux qui dirigent les cérémonies nationales une liberté plus grande, et des ressources moins comptées.

On s'imagine que l'argent ainsi dépensé serait ravi aux besoins du peuple. Il y répondrait, au contraire. Le peuple, qui n'est pas seul à payer les fêtes, est seul à y prendre plaisir, et il le sait bien.

SPORTS ANTIQUES

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Les Grecs vivaient au grand air. Ils ne connaissaient ni le Salon ni le Cercle, et bien qu'ils eussent élevé au rang des déesses la personnification du Foyer, ils se trouvaient bien partout, excepté chez eux.

Leurs lieux de réunion, cela est assez connu, étaient des places publiques, généralement voisines de portiques ou colonnades où l'on se réfugiait en cas de pluie. Même dans les maisons particulières, il n'y avait pas de pièce destinée aux réceptions, à part la salle à manger. Ce qui est pour nous le fumoir, ou ce qui était pour nos pères la bibliothèque, n'a pas d'équivalent dans l'antiquité. On recevait ses amis dans l'atrium, ou plus souvent encore au jardin, entre les arbres et les statues.

Ainsi, pas de représentations privées, hors quelques danses ou pantomimes devant un festin; peu ou point de jeux dans l'appartement; aucun prétexte pour réunir les éléments de ce qu'on appelle aujourd'hui une «matinée» ou une «soirée».

Cependant, l'homme a besoin de distractions et les Grecs goûtaient comme nous ces plaisirs en commun qui sont une des nécessités de la vie; mais ils les prenaient au dehors, et comme les spectacles au grand soleil s'accommodent des proportions les plus variées, ils étaient quatre autour d'un flûtiste, cent mille autour d'un discobole. Telles étaient leurs «matinées».

Il est singulier que, dans notre langue où les inventions les plus modernes portent des noms grecs, nous ayons pris un mot anglais pour désigner ce qui est essentiellement hellénique: le Sport.

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L'Athlétique (ainsi le nommait-on) était jadis un des Beaux-Arts, et non le moindre. On élevait des statues aux athlètes vivants. Ils étaient comblés d'honneurs et de richesses, non par des entrepreneurs de spectacles, mais par l'État et la Cité. Si nous suivions scrupuleusement la tradition antique en matière de goût, on enseignerait la gymnastique à la Villa Médicis, et qui sait si les quatre arts ne trouveraient pas un réel profit à considérer ce nouveau venu?

L'athlète, en effet, et sans paradoxe, est un artiste. Il modèle son corps comme le chanteur forme sa voix. Il est sa propre statue.

Lui seul a reçu le don des attitudes souples et droites, des mouvements puissants et doux. Lui seul réalise ce tour de force qui est la légèreté dans l'énergie. Notre admiration pour l'artiste augmente devant l'aisance incompréhensible avec laquelle il résout des problèmes de beauté qui seraient, pour nous, extraordinaires; mais l'athlète a le même secret. Méditons la gloire que lui décernaient si respectueusement les Athéniens.

A vrai dire, ils comprenaient l'athlète dans un sens qui n'est pas tout à fait le nôtre. Détenir un record n'était nullement leur idéal sportif. Sans doute, le vainqueur au javelot était l'homme qui lançait son projectile le plus loin, et le vainqueur à la course était toujours le premier; mais tout au contraire de nous, les Grecs n'estimaient qu'à demi les spécialistes de la force. L'athlète, pour eux, était l'être invincible par quelque moyen que ce fût. Ils auraient hué un coureur, si les muscles de ses bras n'avaient été aussi robustes que ceux de ses jarrets, et si, au lendemain de sa victoire, le premier venu parmi les lutteurs eût pu lui faire toucher les épaules. Aussi, en disant que le Sport est essentiellement hellénique, je ne prétends pas que Périclès eût été saisi d'admiration à l'aspect d'un de nos jockeys. Les Grecs ne séparaient pas à ce point l'idée Force et l'idée Beauté. Ils pensaient que les peintres et les sculpteurs cherchent le Beau à leur manière, et que les athlètes le réalisent en eux-mêmes: leur Esthétique admettait donc parmi les arts l'exercice physique; mais ici, elle ne pouvait distinguer l'homme de l'œuvre, puisque le résultat du sport est le développement du sportsman: c'est pourquoi elle formait l'athlète selon les mêmes lois d'harmonie et de proportion que Phidias imposait à ses cavaliers nus.

Dans ce but, ils avaient institué le fameux concours du pentathle, qui n'était pas autre chose qu'un vaste championnat en cinq manches.

Tous les concurrents se mettaient d'abord en ligne pour le saut: épreuve éliminatoire pour laquelle l'espace à franchir était réglé d'avance. Ceux qui réussissaient prenaient part à un deuxième concours: le lancement du javelot, et cette fois les quatre meilleurs «lanciers» étaient seuls retenus pour les épreuves suivantes. La course éliminait le quatrième concurrent. Le disque éliminait le troisième...

Comme on le voit, les premières épreuves et les demi-finales se répétaient symétriquement: le saut et la course prouvant la vigueur des jambes, le javelot et le disque, celle des bras.

Les deux vainqueurs s'avançaient alors l'un vers l'autre et entraient en lutte, corps à corps.

Mais tandis que chez nous, et chez les Turcs (comme autrefois chez les japonais), les lutteurs sont des colosses obèses qui écrasent l'adversaire sous leur masse, jamais, chez les Grecs, un lutteur de foire n'eût été admis aux Jeux Olympiques. L'épreuve du saut l'eût écarté dès le début. Est-ce à dire que les plus agiles étaient seuls admis à lutter? Non pas. La course à pied ne départageait que les vainqueurs du saut et du javelot: épreuves de force par excellence. Les deux derniers concurrents étaient donc les plus agiles parmi les plus vigoureux: c'étaient des athlètes complets. On ne saurait trop admirer avec quelle intelligence étaient graduées les séries du «Grand Prix» antique. Le triomphateur de la finale était digne d'avoir sa statue dans le bois sacré d'Olympie, car on pouvait dire de lui à coup sûr qu'il était le premier guerrier de la Grèce.


Par la suite, ces jeux admirables dégénérèrent. Athènes avait tous les ans des courses de chars et de cavaliers à l'époque des Panathénées. Olympie à son tour eut un hippodrome célèbre. Quand Rome et Byzance recueillirent la succession d'Hellas à la tête des peuples, le Cirque finit par absorber en lui tous les jeux et toutes les fêtes. Les chars des cochers hurlants chassèrent les athlètes de l'arène.

Dès lors, il serait puéril de le nier, le sport antique devient moins intéressant pour nous, d'abord parce qu'il rappelle de loin les courses auxquelles nous sommes habitués, ensuite parce que, sur un pareil terrain, nous n'avons rien à lui envier. De nombreux documents figurés nous apprennent que la haute école était connue des anciens dans toutes ses subtilités: mais il n'est pas vrai qu'à Rome les courses, attelées ou non, aient jamais égalé la perfection des nôtres. Celles-là étaient des cohues galopantes, mal réglées, presque barbares,—dignes, en un mot, de cette longue décadence artistique où Rome fit sombrer l'héritage athénien. On y courait la charge, comme en guerre. Nulle discipline entre les conducteurs. Il fallait arriver à tout prix, fût-ce en crevant ses chevaux ou en versant le char du rival. Plaisirs de sauvages, que Longchamps ou Vincennes laissent loin derrière eux.

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Reposons-nous plutôt devant la magnifique image qui était l'idéal de l'athlétique grecque. Notre sport gagnerait à s'inspirer d'elle. Nos coureurs, attirés par l'appât des prix, s'entraînent constamment au même exercice. Ils deviennent semblables à des ténors qui donneraient sans cesse l'ut de poitrine et qui ne sauraient pas chanter «Au clair de la Lune» dans le médium.

Le sport ainsi compris est tout le contraire d'un art.

Puisque nous avons en France des sociétés puissantes qui règlent à leur gré l'ordre des fêtes et la nature des récompenses, pourquoi ne s'uniraient-elles pas pour offrir le plus grand prix de l'année au champion général des «cinq arts athlétiques»? Je sais qu'on a tenté l'expérience dans notre pays et que les premiers résultats n'ont pas été satisfaisants. Ils ne pouvaient l'être si tôt. On ne réforme pas ainsi l'entraînement de toute une génération. A une formule nouvelle, il faut des hommes nouveaux. Ceux-ci viendraient en foule s'ils étaient prévenus que leurs efforts dussent être récompensés plus que ceux de leurs rivaux spécialistes. Il semble bien que ce soit surtout une question d'argent. Créons l'émulation par la prime et nous aurons, peu à peu, un concours national annuel qui, sans éclipser les autres réunions sportives, tiendra néanmoins parmi elles le premier rang, et le plus digne.

C'est en formant des athlètes complets que nous servirons le mieux le développement de la vigueur adolescente et l'intérêt supérieur de la beauté française.

LESBOS D'AUJOURD'HUI

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La terre de Daphnis et de la petite Chloé, la vieille île éolienne devant laquelle l'amiral Caillard va mettre en batterie ses monstrueux canons, Lesbos est aussi mal connue qu'elle est célèbre.

Des paquebots européens la contournent sans y faire relâche. Les touristes visitent Chio, Smyrne et les grands souvenirs de la Troade. Très peu de voyageurs récents peuvent compter, parmi leurs excursions, un séjour à Mytilène. L'un d'eux est un Français, M. de Launay, chargé de mission par le gouvernement. Avant lui, deux Allemands, Conze[5] et Koldewey, ont reconnu les ruines antiques échappées aux ravages des Turcs et aux boulets des Vénitiens. Enfin, un habitant de l'île, M. Georgeakîs, a recueilli les traditions, les contes, les chansons populaires de son pays dans un intéressant travail auquel l'un de nos plus savants folk-loristes, M. Pineau, collabora[6]. Mais ces études n'ont pas dépassé le cercle restreint des hellénistes et nos curiosités d'aujourd'hui leur donnent inopinément un intérêt général qu'elles ne prétendaient pas éveiller.

L'heure est venue de leur demander une causerie familière sur la vie intime de ces paisibles gens auxquels nos cuirassés vont rendre visite avec le cérémonial de la guerre.


Lesbos, île séparée de l'Asie par la mer éclatante de l'Archipel bleu, est encore habitée par une peuplade grecque, de mœurs à demi orientales, comme au temps où les Lydiens lui envoyaient leurs étoffes de soie et passaient dans ses ports en faisant voile vers Athènes. La vie, de nos jours, y est peut-être plus modeste, plus secrète et plus retirée, mais elle a gardé ce caractère de paix tranquille, de bonheur naïf et doux, que Longus lui donnait il y a deux mille ans et que les voyageurs contemporains ont retrouvé intact dans l'âme de son peuple.

Une montagne de marbre blanc, un Olympe devenu Saint-Elie, que l'hiver couvre parfois d'une neige éblouissante; quelques collines rocheuses; des golfes d'azur sombre, unis comme des lacs; un paysage d'un vert très frais, analogue, dit M. de Launay, à celui des montagnes de France: des chênes, des peupliers longs, des noyers çà et là, des haies de mûriers sauvages, des forêts dont le sol est couvert par un tapis d'anémones rouges; puis, en descendant vers la mer, des fleurs de toutes les nuances, des épis, des pâturages et d'innombrables oliviers: tel est le pays de Sapho. Sur les plages, on trouve le murex, le coquillage de la pourpre.

Le costume des femmes est d'un éclat tout asiatique; il se compose d'une culotte bouffante, serrée à la cheville, d'une chemisette blanche à raies roses, et d'un boléro très ouvert qui laisse la poitrine libre dans la mince étoffe. Les cheveux sont ornés d'un mouchoir de couleur qui fait parfois le tour du visage; on y pique des aigrettes, des fleurs, des mousselines transparentes ou des rubans multicolores, selon les villages. Les jeunes filles sont très fières de leurs cheveux noirs, qu'elles portent en nattes tombantes. Plus les nattes sont longues, plus les filles se disent belles, et une vieille superstition veut que la veille du premier mai elles frappent leurs dos nus avec des orties pour faire pousser leur chevelure.

Chaque année, ce jour-là aussi, elles s'en vont, par groupes d'amies, le soir, en chantant, dans la campagne nocturne. Elles cueillent autant de fleurs qu'elles en peuvent rapporter, et celle qui la première entend le coucou est dite avoir reçu le plus heureux présage. Elles rentrent dans leurs maisons quand le village est endormi, et là elles tressent des couronnes, des guirlandes, des gerbes fleuries, qu'elles suspendent aux fenêtres et aux portes fermées. Le lendemain, quand le soleil se lève, tout le printemps de la terre est venu, entre leurs doigts, envahir les cités de ses corolles et de ses parfums.

C'est la première aube de mai; le village s'éveille avec elle, et chacun s'habille en hâte. Toutes les femmes ont des anémones dans les cheveux en signe de joie. Tous les hommes sont en habit de fête, portant le gilet noir boutonné en losange, la ceinture écarlate et le bonnet cassé neuf. Une vieille dame, dans chaque quartier, parcourt les rues, portant une coupe de miel où elle trempe son doigt, et elle touche de ce doigt les vierges au front pour les faire paraître douces comme le miel aux yeux de leurs fiancés.

A douze ans, les filles se marient, si toutefois elles ont un trousseau complet; autrement, les partis ne se présenteraient pas. Ce trousseau, il faut qu'elles le fassent elles-mêmes; la plus habile est la mieux ornée. Toutes les pièces du linge et des vêtements sont tissées au métier par la candidate: chemises, chemisettes, pantalons bouffants, draps, serviettes, nappes et torchons, étoffe à trame lâche ou serrée, unies ou rayée de couleurs pâles, sortent peu à peu de tous ces petits doigts si pressés de s'unir à ceux d'un mari. Après cela, il faut couper, ourler, broder, que sais-je? Les mois et mois passent dans ce long travail d'enfant, qui porte sa récompense au terme de sa tâche.

Les accordailles se font toujours entre le jeune homme et la jeune fille, les parents n'étant consultés que par la suite. S'ils ne refusent pas leur consentement, les deux familles se réunissent, et le prêtre a mission de rédiger le contrat, afin que la félicité matérielle des époux reçoive par là une sorte de bénédiction religieuse, comme leur bonheur intime et leur union chrétienne.

A la veille du mariage, toutes les amies de la fiancée se donnent rendez-vous dans sa chambre, et font elles-mêmes la toilette de noces. Le trousseau est déployé, exposé sur les murailles. La jeune fille est lavée par ses petites voisines, qui lui teignent les ongles en rouge.

C'est pour elle, en effet, que la fête se donne. C'est elle qui épouse et elle qui possède; le mari ne vient qu'au second plan. Une très ancienne coutume qui remonte au delà des Grecs, jusqu'aux premiers temps de la civilisation égéenne, veut qu'à Lesbos, la femme soit chef de la famille, la fille seule héritière au détriment des fils. Elle hérite même du vivant de ses parents, car, en dehors de la dot qu'elle reçoit, et du trousseau qu'elle s'est tissé, la fille aînée prend possession de la maison paternelle le jour de son mariage, et le père va porter son foyer autre part.

Après la cérémonie à l'église, les assistants se réunissent chez les nouveaux mariés. Une jeune fille se tient à la porte, et chaque fois qu'un invité se présente, elle lui met dans la bouche une cuillerée de confitures, en symbole des douces pensées qu'il lui faut apporter en passant le seuil nuptial.