Chapitre 12
Le début de l'hiver "1946"

- Je ne comprends toujours pas le vrai but de cette conférence que le Président Fellow appelle "au sommet", dit Meerxel. Politiquement je n'ai pas confiance, Iakhio. Sommet de quoi, de qui ? Il y a quelque chose de trouble, j'allais dire de malsain ici.

- Même en particulier, la délégation américaine, et elle est vraiment importante ; au point qu'on a un peu l'air de novices à côté d'elle ; n'évoque pas autre chose que les problèmes liés aux prêts et à nos contrats de matières premières, répondit Lagorski.

- Je sais, je sais, je me suis demandé s'ils n'avaient pas l'intention d'augmenter sérieusement les prix ou les conditions mais pourquoi une conférence ici, à Djakarta ? L'Indonésie n'est mêlée en rien à ce conflit, même indirectement. Elle a affiché sa neutralité et représente le genre de sous-races, comme ils disent, que les Chinois méprisent.

- Elle est tout de même un peu mêlée aux opérations navales puisque tous nos bâtiments, de ce côté ci de l'Océan Indien se ravitaillent dans l'enclave qu'elle nous loue pour ça. On peut même dire qu'elle en tire des bénéfices substantiels. D'un autre côté c'est un magnifique piège pour les sous-marins ennemis qui se bornent à attendre que nos navires arrivent et nous obligent à laisser en permanence des Frégates de détection sous-marines qui nous seraient utiles pour protéger les convois. Mais on n'a pas le choix, n'est-ce pas ?

Meerxel eut un geste agacé de la main.

- Je ne pensais pas à ça. Iakhio, les délégations sont venues par mer. Ce simple détail signifie qu'elles ont eu le temps de préparer ce voyage, de regrouper des bâtiments de leurs marines et il leur en fallait ! Elles ont eu le temps, tu comprends ? Et pas nous. Voilà le détail anormal. C'est une très longue préparation, tu le sais bien. Nous avons reçu cette invitation pressante avec trop peu de délai. Je n'y ai pas suffisamment prêté attention, auparavant. Il y a une manœuvre politique là dessous. Si je suis venu en avion, en prenant des risques avec les ravitaillements en carburant de huit avions, en Arabie et en Inde, c'est que nous n'avions pas le temps de faire revenir en Europe un Groupe naval pour me prendre, en Italie ou en Grèce, même en traversant le canal de Suez… Et je ne comprends toujours pas l'urgence qu'il y avait à réunir cette conférence. A laquelle il était hors de question de ne pas assister. Elle aurait très bien pu se dérouler dans les Pays Scandinaves, neutres. J'ai l'impression de m'être fait piéger ! En vérité, je vais t'avouer qu'au début j'ai pensé qu'il s'agissait des retombées de notre opération rumeurs sur la "solution définitive". Le drame de l'extermination de nos prisonniers me ronge… Chaque jour cela me hante ! Le temps passe et nous sommes toujours impuissants. Van Damen me dit que la rumeur commence à se répandre mais qu'on ne la prend pas au sérieux. Au sérieux ! Et nous n'avons malheureusement rien de plus à fournir. Aucune preuve. C'est pour cela que je suis malade de colère, de haine et que je ne suis pas patient, ici. Pourquoi seulement les Etats-Unis, le Brésil, l'Argentine et nous ?

- Eh bien, ce sont les autres Etats qui sont, à un degré ou un autre, engagés avec nous dans le conflit. Economiquement, du moins.

Meerxel porta à sa bouche le mince cigarillo qu'il fumait. Les deux hommes, en habits de soirée à vestes blanches, légères, pantalon noirs, étaient debout sur la large véranda abritée par un toit des pluies tropicales, au premier étage du grand bâtiment de l'Ambassade européenne de Djakarta, à l'ouest de l'île de Java, la plus grande ville de cette région du sud-est asiatique. En dessous les jardins à la végétation, colorée et dense, faisaient une masse sombre à cette heure de fin de soirée, et cachaient totalement la rue, tranquille dans ce quartier résidentiel. Depuis qu'il avait appris le projet chinois Meerxel avait changé. Son regard avait, en permanence, une dureté qu'on n'y voyait pas auparavant. Il avait encore maigri et cela se voyait sur son visage où la peau semblait directement collée sur les os du visage. Ses rides s'étaient creusées et lui faisaient, par moment, une sorte de masque.

- Ca ne va pas, Iakhio, ça ne va pas… je le sens de tout mon être, répéta Meerxel nerveusement.

- Le voyage nous a fatigués, Edouard, fit Lagorski, en passant la main à plusieurs reprises sur son crâne chauve. Ce petit avion n'a rien de ce que peut attendre le chef d'un si grand Etat que le nôtre !

Il y avait un peu d'humour dans sa réflexion et Meerxel sourit vaguement.

- Ah ça il faut dire que ces heures passées allongés dans une couchette, le plafond à quarante centimètres des yeux, un masque à oxygène sur le visage… ça manque d'allure, de prestige ! Mais je ne regrette pas, commenta le Président de la Fédération. Ce Mosquito m'a l'air d'être un sacré bon appareil, malgré sa construction en bois.

- En tout cas depuis que nous l'avons les reconnaissances sont efficaces, il vole si haut et si vite que personne ne peut l'abattre ! Nous ne perdons plus d'appareils et avec son rayon d'action nous sommes mieux informés que jamais. Il paraît que sa version en chasse de nuit est excellente et que l'évolution qu'on lui prépare avec un radar embarqué nous donnera un avantage décisif, la nuit. Quand je pense qu'il a été acheté aux anglais et accepté dans la hâte, au début de la guerre, surtout parce qu'il était construit en bois, précisément, dont nous ne manquions pas, si l'acier faisait défaut. Il fallait trois fois moins de temps pour le sortir des chaînes. Tout comme le Spitfire, dans sa première version, construite assez rapidement. Les tacticiens avaient beau dire que ces constructions étaient rétrogrades, et rappelaient les appareils de la Première Guerre continentale, tu as bien fait de faire confiance à ces ingénieurs de Fokker-Hollande qui avaient acheté les plans initiaux, en 1939. Il fallait laisser le temps à nos bureaux d'études de passer du stade des plans sous le coude, aux prototypes de la vraie production européenne, qui débouche maintenant en unité. Ca, tu vois j'ai hâte de le voir. Les plans du Spit nous ont permis de faire la jonction en fournissant très vite un chasseur capable de lutter contre l'AM6 Zéro Sen Chinois. Pas de le surclasser mais l'égaler, dans quelques domaines du moins, comme la puissance de feu. Mais en qualité de transport c'est un peu du bricolage, le Mosquito manque singulièrement de confort, je te l'accorde. N'empêche que c'était une bonne idée que d'ajouter une version à deux couchettes dans le fuselage pour emmener des passagers, dans certains cas. Tu as voyagé en sécurité, non ?

Meerxel approuva de la tête, distraitement. Il allait avouer quelque chose quand un homme, bizarrement vêtu, par cette chaleur, d'un habit sombre à queue de pie, approcha.

- Monsieur le Président, pardon de vous déranger.

- Qu'y a-t-il, Monsieur l'Ambassadeur ? Nos hôtes indonésiens sont partis ?

- Non, Monsieur, pas encore. Ici ces soirées se poursuivent assez tard. Notre ambassade a la réputation de bien recevoir… Non il s'agit d'autre chose. Je suis… honteux, de venir vous dire cela mais le membre de votre mission, qui fait la liaison avec les hommes de renseignement de l'ambassade, vient de me faire porter un message vous concernant.

Le visage de Meerxel se figea.

- Vous voulez parler de nos réseaux d'espionnage ? Autant appeler les choses par leur nom : Poletti.

- Oui Monsieur… Ils affirment que l'Ambassade n'est pas sûre.

- Hein ? gronda Lagorski, et c'est maintenant que vous vous en apercevez ?

- De quel genre de sécurité parlez-vous, Poletti ?

- Et bien ils disent… qu'une conversation confidentielle ne peut être tenue dans le bâtiment de l'Ambassade. D'après eux il serait truffé de micros, acheva-t-il comme s'il se jetait à l'eau. Je n'ai aucune preuve que cette affirmation soit vraie et…

- Inutile, le coupa sèchement Meerxel. Le doute suffit. Par ailleurs nos spécialistes du renseignement sont de qualité, aujourd'hui ; même si la diplomatie déplore leur existence. Nous vivons dans un monde qui a changé, Monsieur l'Ambassadeur, il faut se faire aux nouvelles habitudes ou disparaître. La courtoisie et le bon ton sont derrière nous, ouvrons les yeux. Le message s'arrête là ?

- Pas exactement, Monsieur, ils disent, mais sans certitude, cette fois, qu'une action violente n'est pas exclue… Mais ils n'ont aucune certitude…

- Iakhio ? murmura Meerxel en se tournant vers son Directeur de cabinet qui paraissait réfléchir.

- Les micros, à eux seuls, exigent une décision. Il est impératif que tu aies la certitude que nos conversations ne sont pas écoutées ! A ce stade de la conférence c'est vital. Pour le reste la sécurité va être renforcée mais je ne pense pas… enfin il faut quand même se méfier. Monsieur Poletti, connaissez-vous un endroit où le Président pourrait résider, un endroit allant avec le rang du Chef d'un Etat aussi important que le nôtre, et dont le choix serait plausible ?

- Je m'en occupe immédiatement.

Il allait s'éloigner quand Lagorski le rappela.

- Il faut aussi une protection rapprochée, immédiatement. Laissez faire le chef de la sécurité du Président, qui est venu dans l'un des autres avions de la mission, et donnez-lui toute latitude d'agir. Je pense qu'il voudra se concerter avec votre responsable du renseignement, ne vous occupez pas d'eux, laissez-les faire, je vous prie. Le Président va rester ici un moment encore.

- Ici ? Je veux dire… dehors ?

- Des hommes vont certainement arriver très vite, Monsieur Poletti, et nous sommes sans doute à l'abri des écoutes, soyez tranquille.

Il avait raison, quelques minutes plus tard trois hommes arrivaient rapidement et se postaient aux angles de la véranda. L'un d'eux s'approcha et Meerxel le reconnut, Berthold, numéro 1 de la sécurité au Palais de l'Europe, à Kiev. Un homme silencieux, grand et bien bâti, aux cheveux sombres et aux yeux perpétuellement en mouvement. Il venait du Renseignement. Commandant au service actions.

- Monsieur le Président, voulez-vous vous asseoir dans un fauteuil, et plus en retrait, s'il vous plaît ? Des hommes sont postés dans les jardins que l'on fouille en ce moment même.

Meerxel sourit malgré lui.

- Je ferai une plus petite cible, assis ?

Berthold inclina la tête avec un demi-sourire, content que le Président prenne aussi bien sa recommandation.

- Une dernière chose, également, Monsieur le Président, je voudrais l'autorisation de prélever un détachement d'Infanterie de marine à bord des bâtiments qui stationnent dans notre base de Lanoué, de l'autre côté de l'île pour assurer la protection de votre résidence. Je vais avoir besoin de tous les hommes de la sécurité pour inspecter l'ambassade entièrement. Cela risque de prendre plusieurs jours. De même je suggère que l'Ambassadeur et le personnel n'aient plus aucune conversation professionnelle dans l'enceinte de l'ambassade, Monsieur.

- Vous paraît-il habile de montrer de la frayeur, à nos hôtes et à leurs autres invités, Monsieur Berthold, avec un détachement en armes ? Moi je ne pense pas, répondit plus sèchement Meerxel.

- Ce n'est pas ainsi que je le voyais, Monsieur. Plutôt un détachement en grande tenue, pour honorer votre présence. Une garde d'apparat, si vous voulez. Dans les jardins, vus de l'extérieur. Ce serait bien vu, à Djakarta.

Meerxel songea que ce type n'était pas idiot. En tout cas son raisonnement se tenait.

- Les hommes trouveront-ils des tenues assez présentables pour cela ?

- D'une manière ou d'une autre ils auront de l'allure, Monsieur, je m'y engage.

Il avait l'air sûr de lui et Meerxel donna son accord d'un mouvement de tête bref. L'autre disparut aussitôt pendant qu'il allait s'installer avec son Directeur de cabinet dans deux fauteuils poussés dans l'ombre de la véranda dont les lumières furent éteintes. Les deux hommes parlèrent un long moment de cette nouvelle situation, puis se firent apporter des boissons. Par ici les soirées étaient chaudes et ils n'étaient pas encore habitués à la moiteur de l'air.

- Tu as parlé de tous tes doutes sur la Conférence avec Cunho ? interrogea plus tard Lagorski. Le Ministère de la guerre doit bien avoir des idées, non ?

- J'aurais bien voulu mais ce type est un incroyable dormeur, il a passé le voyage les yeux fermés. En outre il fallait se tortiller pour regarder l'autre couchette latérale.

Meerxel rit lui-même de son mouvement d'humeur.

- Tu sais je n'ai jamais bien compris le choix de Colombiani à son sujet. Il a beaucoup insisté pour l'avoir au gouvernement.

- Cunho n'a pas le profil du politicien, il est toujours très discret, c'est vrai, mais je crois que c'est un bon coordinateur et que c'est ce que voulait ton Premier Ministre.

- Tout de même prendre un ex-banquier pour le placer à la Guerre, c'était insolite, je trouve.

- Pas plus qu'un ancien modeste consul, plus tout jeune, pour en faire un Ministre des Affaires Etrangères, comme Wildeck.

- Oui, c'est vrai, là tu as raison. Mais Colombiani le connaissait personnellement, Wildeck a été son prof, je crois, et les faits ont montré qu'il avait vu juste. Un sacré bonhomme que Wildeck. Il sait ce qu'il veut et il connaît le monde des ambassades de l'intérieur. Il sait comment manœuvrer les diplomates. Il a des relations dans tous les pays. Non, vraiment ce type là m'a étonné par sa compétence. Il a été très vite dans le coup.

Il y eut un long silence puis un officier de marine, en grande tenue blanche, casquette, vareuse au col officier lui imposant de lever haut la tête, le pantalon souligné du haut en bas de la jambe, par une bande noire latérale, survint, se raidissant dans un garde-à-vous de mannequin.

- Monsieur le Président, je suis chargé de vous escorter à votre résidence.

- Pourrais-je au moins savoir où nous allons, Lieutenant ?

- Dans le palais d'été d'une grande famille indonésienne, Monsieur le Président. Il aura été en grande partie vidé de son personnel et des résidents lorsque nous arriverons.

- Mais il n'est pas question que l'on chasse des gens de chez eux ! C'est hors de question.

Le jeune officier parut désemparé, d'un seul coup et perdit sa raideur.

- Monsieur… je crois savoir qu'elle n'était occupée que par une partie de la famille en question. Et, Monsieur le Président, ici c'est un honneur immense que de recevoir sous son toit un haut dignitaire étranger. Un honneur qui rejaillit sur toute la famille. Enfin la propriété est vaste mais elle est facile à garder, sur une petite hauteur qui domine légèrement la ville. Le drapeau européen y sera hissé et se verra de loin. On… on est en train d'assembler vos bagages, Monsieur. Le personnel de l'Ambassade s'y regroupera à partir de demain, pour une semaine.

Meerxel allait protester qu'il se moquait de la position de ce palais quand il se ravisa, d'autres considérations étaient en jeu. Il voyait là la patte de Wildeck. Les deux ministres Cunho et Wildeck avaient insisté pour faire partie de la mission, disant qu'ils auraient des conversations intéressantes avec les hauts fonctionnaires des autres délégations. Ils ne devaient rester que deux jours. Avec ce changement de résidence, la délégation européenne serait donc placée plus "haut" que les autres…

Enfantin mais la diplomatie utilisait souvent ce genre d'argument puéril ! Il inclina la tête en signe d'assentiment. En outre il avait envie de se reposer. Ils avaient atterri la veille au soir et le changement d'heure, quatre fuseaux horaires, l'avait laissé fatigué, ce soir encore. Même si la journée avait été consacrée à l'accueil des délégations, sans conversations officielles où il fallait être très attentif, très concentré. Il acquiesça de la tête et se leva. Ce fut un convoi de huit voitures, escortées de quatre véhicules de la marine qui les emmena. Le trajet ne fut d'ailleurs pas très long. Ils furent accueillis par un petit indonésien rondouillard, aux vêtements dorés accompagné d'un interprète. Visiblement le petit homme était aux anges de recevoir des hôtes aussi importants. Il assura Meerxel qu'il se tenait à sa disposition et que sa famille avait libéré les lieux pour laisser toute la place voulue à la délégation européenne. Il montrait une telle apparente sincérité que le Président européen décida qu'il pouvait en profiter sans états d'âme. Il se promit néanmoins de lui renvoyer l'ascenseur un jour. Dans le monde des affaires internationales l'occasion se présenterait forcément.

***

Le lendemain, vers 08:00, Meerxel, était bien reposé malgré le décor qui lui avait fait faire des rêves très étranges. Sa chambre représentait, à elle seule, la surface d'un bel appartement du Bruxelles de son enfance ! Après sa toilette il passa sur le balcon, admirant la vue, la masse de verdure, et constatant que des rondes de soldats, fusil à l'épaule, l'air martial, la tête pivotant sans cesse de droite à gauche, parcouraient sans cesse les pelouses, devant la grande maison. Berthold n'avait pas menti les soldats avaient de la gueule, même si la tenue qu'ils portaient n'avait rien de réglementaire ! Des dorures partout, sur leurs uniformes blancs… Meerxel en rit doucement, ça avait un petit côté opérette ! Cela ne faisait de mal à personne et leur nombre découragerait peut être un espionnage trop proche. Il ne croyait pas à une tentative d'attentat. Même si, pour les Chinois, un changement de président, en Europe, provoquerait une sacrée pagaille. Ils n'étaient pas idiots au point de se mettre toutes les bonnes consciences du monde à dos. Au milieu de la pelouse le mât le plus haut qu'il n'ait jamais vu laissait flotter un drapeau européen !

Un sergent de l'infanterie de marine montait la garde devant sa porte et il lui demanda de faire savoir à son Directeur de cabinet, et aux deux Ministres, qu'il les attendait pour prendre le petit déjeuner dans sa chambre. Les trois hommes devaient attendre cette invitation parce qu'ils se présentèrent dix minutes plus tard, précédés de plusieurs domestiques indonésiens en costume local, le crâne enturbanné, poussant des tables roulantes et des sièges au bois couvert de dorures. Ils installèrent une table au milieu de la chambre et tirèrent un long paravent devant le lit défait.

Iakhio remit à Meerxel plusieurs dossiers concernant la Fédération, arrivés d'Europe pendant la nuit. Même ici le Président devait se tenir au courant des évènements. Pour la situation locale, la Conférence, il n'y avait rien de nouveau, hormis le déplacement, momentané, du personnel de l'ambassade, qui avait d'énormes difficultés à travailler sans ses dossiers, assurèrent ses visiteurs. Ils avaient l'habitude de parler en présence du Directeur de cabinet. Wildeck avait contacté plusieurs personnes et attendaient des informations.

- Résumons-nous, fit Meerxel. Le mois dernier les EtatsUnis nous demandent de façon ultra pressante de participer à une conférence concernant les emprunts, les contrats de fournitures, les relations que nous comptons avoir avec nos partenaires commerciaux, présents et dans le futur, après la guerre. C'est la raison officielle, n'est-ce pas Wildeck ?

- Oui, Monsieur, "nos partenaires commerciaux, et le reste du monde".

- Alors je répète que ça ne me semble pas convaincant. Il manque les pays Scandinaves, les pays Arabes par exemple ! Quel besoin de se réunir ici, pour ça ? Et quelles questions urgentes y a-t-il à régler ? Nous avons des relations régulières, organisées, avec nos partenaires pour ça. Qu'y a-t-il de nouveau pour que l'on se réunisse ?

- La présence d'une délégation Britannique, et d'une autre, Australienne, peut être ? lâcha Wildeck. J'ai appris cela ce matin seulement.

- Pardon ?

Meerxel sentait la colère monter en lui.

- Il n'a jamais été question des Anglais à la table des négociations, jusqu'ici. Et à quel titre seraient-ils là ? Oh… les autorisations de passage de nos navires en formation de combat, à proximité de leurs eaux, ce détail ridicule ?

- Cela en fait un partenaire incontestable, techniquement parlant, dit Cunho, de sa voix douce.

Meerxel se mit à réfléchir. Un simple détail mais qui éveillait une méfiance en lui. Pas exactement de la même manière d'ailleurs. Les Britanniques marchaient du même pas que les Américains. Mais pas les Australiens. La Grande Bretagne avait utilisé, pendant des années, l'Australie comme un dépotoir. Elle y conduisait ses prisonniers de droit commun, des forçats, pour peupler ce pays immense. Au début du XIXème siècle, dans les années 1820-25, l'Europe avait connu un certain engouement pour l'Australie. Pas vraiment des royalistes mais plutôt des familles dont le passé les faisait pencher du côté d'une famille de sang noble, comme certains vendéens, par exemple, des Hongrois, des Serbes, des Bulgares, aussi. Il y avait donc eu une vague d'émigrants. Sur place, les conditions de vie, d'insécurité, leur avait fait appeler au secours leur ancienne patrie. Et le gouvernement européen avait réagi avec intelligence. Les émigrants avaient été armés, gracieusement, des architectes étaient venus sur place pour fortifier les villages et du bétail leur avait été fourni ; par l'intermédiaire d'une association, pour ménager la susceptibilité anglaise ; afin de remplacer celui que des forçats évadés leur avaient volé. L'attitude du gouvernement européen avait fait tache d'huile et les Australiens, même d'origine britannique, avaient sollicité des aides que Kiev avait fournies. Depuis l'Australie avait obtenu son indépendance politique, vis à vis de la Grande Bretagne, et son économie assez florissante dans le sud-est asiatique, en faisait un pays avec lequel il fallait de plus en plus compter. Mais, dans cette partie du monde, elle se heurtait souvent à l'expansionnisme américain et ne portait pas les USA dans son cœur. En tout cas l'Australie avait son autonomie et ne roulait pas pour la Grande Bretagne ! Ce qui expliquait que sa présence autour de la table de négociation ne contrariait pas Meerxel.

- Wildeck, avez-vous établi des contacts avec les délégations brésiliennes, argentines et australiennes ?

Le ministre des Affaires Etrangères, Wildeck un petit homme à la silhouette désuète avec son habit queue de pie, lui aussi, et ses cheveux châtain, encore assez fournis coiffés avec une raie centrale, prit le temps de réfléchir.

- Je crois que je comprends vos raisons, Monsieur, je sens des réticences chez nos partenaires. Je n'arrive pas à joindre personnellement des gens que je connais pourtant assez bien. Tantôt le téléphone, tantôt une absence, bref une excuse. Cela ressemble à une fuite ou une situation peu confortable. Mais je suis incapable de prévoir sérieusement ce qui se prépare.

- Ce matin, après l'ouverture officielle, il est prévu une entrevue en tête à tête avec Fellow, je vais mettre tout de suite les pieds dans le plat. Si les autres pays n'avaient pas été invités aussi je pense que nous ne serions pas venus. Je déteste que Fellow prenne des initiatives comme ça, comme s'il était le patron de la planète, qu'il convoquait des conférences avec ses vassaux qui accourent. Je sais combien les Etats-Unis sont puissants, économiquement. Mais l'Europe est trois fois plus grande que l'Amérique du nord, moins développée, d'accord, mais ses réserves naturelles sont prodigieuses, tout n'est qu'une simple question de temps !

Wildeck lui jeta un coup d'œil inquiet. Il connaissait assez bien son président, maintenant, pour savoir que dans ces cas là il avait de grands pieds pour le plat en question.

En attendant l'heure de partir Meerxel étudia les dossiers qu'il avait reçus. L'un d'eux avait trait à la grande campagne qu'il avait lancée, à l'ouest, pour faire comprendre, montrer, visuellement, aux populations ce qui se déroulait à l'est. Afin de les motiver davantage. Il s'agissait essentiellement de films reportages qui étaient diffusés dans les petites villes, dans des villages même ; projetés sur des écrans déployés sur une place, quand il n'y avait pas de bâtiment assez grand ; pour montrer comment vivaient, fuyaient les populations de Russie et des Républiques de Sibérie, du Tadjikistan, quand on pouvait y tourner quelque chose. Entre les séquences, les principaux discours du Chancelier chinois exposant ses intentions devant des foules en délire, étaient retransmis, tantôt sous-titrés, tantôt traduits. Meerxel voulait, de cette façon mobiliser tous les peuples de la Fédération, amener une prise de conscience, inciter à la solidarité, surtout, que les Européens se sentent tous concernés par ce qui se déroulait. Il savait que les premiers réfugiés que l'on avait acheminés dans l'ouest, fin 1945, avaient provoqué un véritable électrochoc chez les Européens en faisant le récit de leur fuite, de l'exode, et contribué pour beaucoup à souder le pays. Il voulait entretenir ce mouvement.

Quelqu'un avait eu l'idée d'organiser des spectacles pour les troupes au repos, loin des lignes, grâce au concours de plusieurs artistes, chanteurs ou danseurs célèbres. Là encore le résultat avait été étonnant. Au point qu'un collaborateur de Colombiani avait suggéré d'instituer ce genre de manifestation. Et les "Spectacles aux Armées" étaient nés, dépendant du Ministère de la guerre, un nouveau Département de l'Armée de Terre. On avait recruté des artistes, ou simplement déplacé quand ils étaient mobilisés, pour constituer des troupes. De véritables soirées, souvent sous forme de revues permettant d'introduire des numéros solos pour les vedettes, étaient apparues. Des nouveaux artistes s'y étaient d'ailleurs révélés, qui n'avaient jamais percé en temps de paix et connaissaient maintenant un vrai succès. Des humoristes, souvent. Etrangement, dans cette période dramatique, les humoristes faisaient de gros succès.

***

La conférence se déroulait dans un immense palais, au cœur de Djakarta. Une foule bordait les avenues proches du Palais et agitait des petits drapeaux. Quelqu'un avait du se remplir les poches, avec ça ! Curieusement il sembla à Meerxel que la foule s'agitait davantage que la veille, sur le passage du convoi européen, semblait plus accueillante. Qui aurait pu passer un mot d'ordre de ce genre ? Il ne se faisait pas d'illusion sur les mouvements de foule "spontanés", où que ce soit dans le monde, sauf circonstances exceptionnelles.

Les cérémonies, longues, orchestrées à l'orientale par les hôtes indonésiens, prirent toute la matinée et Meerxel en avait assez quand un vieux haut-fonctionnaire indonésien vint le prévenir ; dans un français correcte mais difficile à comprendre tant son élocution était difficile à déchiffrer, il attachait tous les mots et il avait un accent épouvantable : "Monsieur-le-pr'sident-Merzel-me-suivra-tout-de-suite…"; que le Président Fellow l'attendait dans un salon retiré. Une convocation, maintenant ?

Cette fois il eut le coup de sang. Il décida de faire sa tête de mule, faisant mine de ne pas comprendre et se déplaçant à grands pas dans l'immense hall du Palais, suivi par une garde indonésienne qui n'avançait plus de son pas mesuré et solennel mais se hâtait pour rester derrière lui. Puis il avisa une petite pièce dont les portes étaient ouvertes. L'émissaire indonésien s'empressait auprès de lui, le visage affolé, au bord de la panique. Meerxel pénétra dans la pièce, repéra un canapé et deux fauteuils, en choisit un, et leva le visage vers le vieil homme.

- Voilà, j'attendrai le Président Fellow ici. Voulez-vous le lui faire savoir, je vous prie. Je préfère cet endroit, plus intime.

Le petit homme bredouilla que ce n'était pas ce qui était prévu, que cette pièce était indigne de deux si prestigieux Chefs d'Etat. Meerxel ne répondit pas, le visage figé. L'homme finit par s'éloigner et le laissa la tête levée vers une tapisserie immense, couverte du dessin d'un monstre très coloré, qui couvrait le mur opposé. Cette petite pièce "indigne", un petit salon, apparemment, faisait facilement le double de sa chambre, elle même si vaste…

Wildeck survint peu après, dissimulant un sourire.

- Monsieur le Président, la délégation américaine proteste vigoureusement. Elle dit que tout a été préparé dans une autre salle et que votre… "caprice", excusez-moi c'est leur terme, est malvenu.

- Et vous, Monsieur le Ministre, qu'en dites-vous ?

- Je dis bien joué, Monsieur ! On nous manipule, depuis notre arrivée, c'est évident, maintenant. Je suis habitué à ces petites comédies des conférences internationales, à un niveau moindre, certes, mais je reconnais l'atmosphère. Et là, vous avez bloqué les rouages d'une manière imprévisible et pour une peccadille qui ne peut pas avoir de conséquences sérieuses, sur les sujets abordés. Bien joué, je le répète ! Vous avez la réputation d'un homme très digne, qui ne fait pas de caprices, justement, et qui que soient les vrais instigateurs de cette manipulation, ils ont été pris par surprise. Depuis notre arrivée tout est prêt, on ne nous demande notre avis pour rien. Il fallait remettre des distances et introduire à l'ordre du jour un minimum de respect à notre égard.

- Wildeck je viens de penser à quelque chose. Cette nuit plutôt. C'est cette histoire de micro qui m'y a fait songer. Croyezvous que nos techniciens pourraient m'équiper d'un micro ? Je sais qu'ils sont volumineux mais est-ce possible ? Mon but serait de le commander afin que vous soyez dans une autre pièce, avec Cunho et Lagorski et entendiez notre conversation. Ceci afin que vous m'apportiez des documents pour répondre à ce que mon interlocuteur me dit ?

Wildeck secoua la tête, l'air triste.

- Désolé, Monsieur le Président. Ceci est tout à fait impossible. C'est une idée que nous avions étudiée, lorsque j'étais en poste à Pékin, et nos spécialistes ont été formels : irréalisable, techniquement, pour des questions de taille, d'encombrement… au-delà du stratagème indigne d'un Chef d'Etat.

- Parce que vous pensez que nos partenaires anglo-saxons se gêneraient ? Enfin bon, je le redoutais un peu… Alors nous allons faire autre chose. Faites-moi porter, à plusieurs reprises, pendant notre conversation, disons deux fois, un dossier soigneusement fermé, contenant seulement quelques notes écrites à la main, en caractères cyrilliques. Et envoyez-moi tout de suite un interprète.

Wildeck rit doucement, à sa manière, feutrée.

- Comme des documents rédigés à la hâte ? Monsieur je regrette que vous n'ayez pas participé à des négociations lorsque j'étais plus jeune. Je me serais beaucoup amusé à vous voir manœuvrer !

- Si ce n'est qu'aujourd'hui les enjeux sont d'une importance qui nous dépassent tous, Wildeck.

Le Ministre se rembrunit, hocha la tête et sortit pendant que Meerxel s'étonnait du sens de l'humour de son ministre…

***

Si un fonctionnaire européen se présenta très vite, s'installant derrière lui il dut attendre un quart d'heure avant qu'un brouhaha, dans le hall, ne l'alerta. Il se composa un visage fermé mais se leva courtoisement. Le Président Fellow entra de ce grand pas de sportif qui avait fait sa réputation de battant pendant sa seconde campagne électorale, suivi d'un homme assez jeune, attaché d'ambassade, probablement. Meerxel enfonça un peu plus le couteau dans la plaie en montrant un fauteuil qu'il avait légèrement poussé pour qu'ils se fassent face. Comme s'il était chez lui et recevait un visiteur. Fellow eut une petite crispation du visage et fit un effort pour se maintenir. Il y réussit et souriait quand il s'assit enfin.

- Je ne comprends pas pourquoi vous avez exigé ce changement, Monsieur le Président, dit-il en Anglais, tout était préparé avec vos collaborateurs.

Meerxel, qui savait que cette affirmation était fausse, prit une expression embarrassée puis s'exprima en français, sans répondre à la question qui l'aurait mis sur la défensive :

- Pardonnez-moi, Monsieur le Président, vous n'avez pas prévu d'interprète ? Peut être n'en avez-vous pas amené ? Dans ce cas je ferai venir le secrétaire de notre ambassade, ici présent, traduira, je ne maîtrise pas très bien votre langue. Vous savez que dans notre Europe nous parlons tous plusieurs langues, parfois quatre à cinq, mais pas l'Anglais, bien entendu, tout à fait inutile dans notre grand pays…

Cette fois Fellow marqua le coup. Il était en colère et c'est bien ce que Meerxel voulait. Ce n'était pas très élégant mais dans le duel courtois qui allait se dérouler des coups de ce genre étaient fréquents. Les Anglo-saxons n'avaient pas bonne presse, en Europe, et très peu d'Européens, effectivement, parlaient un Anglais dont ils n'avaient que faire. Il faut dire qu'entre le Français, l'Allemand, le Russe, l'Italien, l'Espagnol et les langues d'Europe Centrale et du grand Est les amateurs avaient un choix de qualité. Pendant la Première Guerre, Meerxel avait eu un ami, officier d'Etat-Major, engagé étranger, d'origine Australienne ; il y en avait d'ailleurs toujours, cette fois-ci encore. Il avait ainsi appris quelques rudiments d'Anglais, qui lui permettaient de comprendre tant bien que mal, mais guère de s'exprimer correctement. Bien que, paradoxalement, il eut un assez bon accent, ce qui l'avait beaucoup gêné, au cours du seul voyage qu'il avait fait aux USA, quinze ans auparavant. Il pouvait demander son chemin, en Anglais, dans la rue. On le comprenait très bien. Mais lui ne déchiffrait jamais la réponse faite sur le ton de la conversation !

- Je vous propose de m'exprimer dans ma langue et vous me répondrez dans la vôtre, Monsieur Meerxel, fit l'américain, je possède suffisamment le Français, moi. Est-ce que cela vous convient ?

Meerxel hocha la tête cachant sa satisfaction, Fellow avait répondu et s'était arrêté, sa phrase terminée, c'était donc à lui, maintenant, de poursuivre. Ce début de conversation lui permettait, d'enchaîner directement, de ne pas laisser l'initiative au Président américain. D'après la conversation c'était à lui de parler ! Et il attaqua immédiatement, en français, articulant avec soin et s'attachant à parler assez lentement ; comme s'il s'adressait à un garçonnet ; pour entretenir la colère de son vis à vis…

- Quelle est la vraie raison de cette conférence, Monsieur le Président ?

L'autre se raidit immédiatement, montrant ainsi qu'il possédait suffisamment le français, en effet, et qu'il accusait le coup à cette attaque directe.

- Mais vous le savez bien, dit-il en anglais, articulé avec autant de soin, ce qui arrangeait bien Edouard. Nous devons harmoniser nos actions respectives. Toutes les délégations présentes sont, en quelque sorte, vos fournisseurs, ou liées à vous d'une manière ou d'une autre. Nos pays prennent des risques, diplomatiquement, en vous venant en aide. Il est juste que nous y trouvions une compensation. Il est temps, également, que nous sachions où nous allons. La guerre qui vous oppose à la Chine s'achèvera bien un jour. Nous devons prévoir quel sera l'état du monde, comment se feront les échanges commerciaux.

Il avait oublié et parlé assez vite, sur la fin, mais Meerxel l'avait compris. Et le traducteur lui murmurait à l'oreille. Néanmoins il demanda à son interlocuteur de s'exprimer plus lentement et termina ainsi :

- … Vous, Etats-Unis ; comme tous nos interlocuteurs commerciaux, d'ailleurs ; l'avez, cette compensation, vous êtes payés, largement payés, n'est-ce pas ? Il faut voir tout ceci comme des opérations strictement commerciales, à grande échelle. Je crois savoir que c'est ce que les Etats-Unis souhaitaient, et non pas entrer directement dans la guerre ?

L'Américain passa la main sur sa joue avant de répondre. Comme s'il se laissait le temps de réfléchir, ou comme s'il faisait mine de réfléchir… Dans ces circonstances tout est comédie, les deux hommes le savaient l'un et l'autre.

- Vous le dites vous même il s'agit d'opérations purement commerciales. Mais il y a un autre aspect à cette affaire. Après tout aucun de vos partenaires n'a de responsabilité dans ce conflit. C'est un heurt entre la Chine et la Fédération des Républiques d'Europe, n'est-ce pas, nous n'y sommes pour rien. 

Où voulait-il en venir ? Meerxel savait que derrière ces mots se jouaient une autre partie. Il allait répondre quand on frappa à la porte et un secrétaire de l'ambassade européenne entra, s'excusa platement et tendit un dossier à Meerxel en murmurant seulement :

- Urgent, Monsieur le Président.

Puis il se retira pendant que Meerxel, réfléchissant à la réponse qu'il allait faire, sans se soucier d'excuser cette interruption ouvrait le dossier attaché par une courroie de toile difficile à manipuler. Cela prit du temps et il finit par ouvrir la couverture pour tomber sur la liste, en russe, des manifestations diplomatiques du mois où les membres de l'ambassade étaient autorisés à se rendre. Il eut toutes les peines du monde à prendre un air grave et pincer les lèvres, pour donner l'impression qu'il était préoccupé.

- Pas de problèmes graves, j'espère, ne put s'empêcher de demander Fellow ?

Il lui tendait la perche ! Meerxel le regarda longuement, en silence, puis commença :

- Si je me souviens bien, Monsieur le Président, les EtatsUnis n'ont pas connu de guerres depuis celles du Mexique et de Cuba ?… Des adversaires, disons assez modestes. Hormis votre guerre d'Indépendance, et celle de Sécession, bien sûr, mais il y a maintenant des décennies, n'est-ce pas ? Vous n'avez aucune expérience d'un conflit, sur votre sol, qui cause chaque jour des centaines de morts, civils et militaires ? Vous n'avez pas connu les bombardements… Je crains que vous ne puissiez imaginer, comprendre, ce qui agite tous les Européens. Toutes les nouvelles de la guerre sont préoccupantes, Monsieur Fellow. Même lorsqu'il s'agit de bonnes nouvelles, parce qu'elles nécessitent de ne pas se tromper sur les décisions à prendre pour exploiter au mieux un succès, même local.

- D'autant qu'un succès peut être très relatif, appuya le Président américain. Mais ne croyez pas que les Etats-Unis soient indifférents au sort de l'Europe. Après tout nos états sont peuplés d'anciens Européens, à une génération ou une autre, n'est-ce pas ?

- Je ne voulais pas le dire aussi nettement, avec un partenaire commercial, Monsieur Fellow, mais j'aurais pensé, en effet, que certains Américains pourraient se sentir proches de leurs pays d'origine, dans ces circonstances. Même s'ils ne sont pas si nombreux étant donné que les USA sont peuplés à une grande majorité d'Irlandais qui fuyaient la domination Britannique, comme les premiers colons, finalement. Ce qui, à l'époque, a amputé l'Irlande de la moitié de sa population, en l'occurrence. S'ils étaient restés plus longtemps ils auraient pu vivre dans un pays devenu neutre, comme la Suisse. Mais cela est de l'Histoire.

Il refermait le dossier et le tendit derrière lui sans se retourner.

- Bien entendu. Vous savez cependant que nous avons d'importantes représentations britanniques et Scandinaves. Les populations d'origine italienne, allemande ou espagnole en sont à la troisième génération, aujourd'hui. Ils sont totalement et définitivement Américains.

Il se payait ouvertement la tête de Meerxel qui réagit tout de suite :

- Je ne savais pas que l'intégration était si rapide, aux Etats-Unis. Les noirs sont donc eux aussi totalement et définitivement Américains, ont oublié leur ancienne condition d'esclaves ? Je croyais qu'ils avaient un statut assez spécial. Je veux dire… dans vos Etats du sud, essentiellement… mais pas absolument non plus, je crois savoir ! Mais nous sommes loin de ce dont nous parlions. Du conflit qui nous oppose aux Chinois et dont vous savez, je le pense bien, qu'il a été provoqué unilatéralement par l'entrée des armées chinoises sur notre territoire. N'importe quelle nation se serait défendue, vous ne pensez pas ? Je n'imagine pas qu'un seul Etat au monde ose nous blâmer de nous défendre ?

- Certes, certes. En revanche vous devez aussi comprendre que vous venir en aide, commercialement, à l'heure actuelle, nous compromet terriblement à l'égard d'un grand pays comme la Chine et ses nombreux alliés. Et qu'après ce conflit il faudra bien entretenir des relations avec elles…

Alors c'était ça ? Il voulait se dédouaner devant la Chine ?

Elle faisait peur aux Etats-Unis ? Non, peu vraisemblable. Le Pacifique mettait à l'abri le continent américain d'une attaque aussi inattendue. Et un débarquement chinois en Alaska représenterait une préparation telle que l'armée américaine, sa Marine, aurait le temps de prendre ses précautions. Alors ?

- … A notre époque, à l'échelle de la planète, une guerre représente un épiphénomène ponctuel qui ne peut jamais influer définitivement sur le développement du monde, de la société humaine, poursuivit Fellow en se penchant en arrière, les jambes croisées.

Un "épiphénomène" ? Meerxel se retint de bondir pour expliquer à ce type satisfait de lui-même, combien l'épiphénomène faisait couler de sang, coûtait de souffrances ! Il devait absolument garder l'esprit clair. Et au moment où il pensa cela il se rendit compte que Fellow avait réussi à le désarçonner. Cela l'aida à se reprendre.

- Lorsque vous parlez du développement de la société humaine, vous pensez au commerce international, au développement "mercantile", bien sûr ?

Ces mots, directs, presque crus, dans ce contexte, stoppèrent net le Président américain.

- Pas seulement, pas seulement, mon cher Meerxel. Cependant il faut être réaliste, voir les choses de plus haut. Après tout, le monde continuera de tourner lorsque cette guerre sera terminée, vous en convenez ?

Terminée quel que soit le nombre de morts. Exact ! Plus de courtoisie, maintenant. Gros sous ! On avançait.

- Ne vous y trompez pas, Monsieur Fellow, le monde ne sera jamais plus pareil, une fois cette guerre finie. De quelque façon qu'elle s'achève. Jamais plus pareil. La cruauté dont font preuve les troupes chinoises qui massacrent les populations des villages qu'ils traversent restera dans les mémoires. Mais plus encore l'idée de racisme total, l'extermination d'une race, quelle qu'en soit la justification proposée, est terrible de conséquences. C'est un précédent, comprenez-vous ? C'est pour cela qu'il faut impérativement que la Chine soit vaincue. L'idée raciste est trop dangereuse, Monsieur Fellow, c'est le plus grand danger qu'ait connu le monde civilisé. Parce que ce n'est pas le fait d'un petit groupe d'excités le samedi soir, dans un café. C'est un pays tout entier, énorme, qui le proclame, qui en convient et veut lui donner une légitimité ! Ce n'est pas seulement contre la Chine que l'Europe se bat, c'est surtout contre cette idée : le racisme. Le "droit" d'exterminer une race que l'on estime inférieure, pour occuper son territoire. L'"espace vital" de Xian Lo Chu. L'idée d'une hiérarchie entre les races humaines. Si nous convenions d'un armistice avec la Chine, puissante comme elle l'est actuellement, elle se retournerait contre ce qu'elle appelle les sous-races, d'Asie, de l'Afghanistan au Japon, ou même la race blanche des Etats-Unis… et les ferait disparaître. Mais qui peut dire si elle en resterait là ? En outre avec qui commercialiseriez-vous ensuite…

Il fut interrompu par de nouveaux coups frappés à la porte. Le même secrétaire d'ambassade, l'air confus apportait une nouvelle chemise. Le petit cérémonial s'effectua de nouveau et Fellow parut s'impatienter, cette fois. Mais Meerxel ouvrit le dossier tranquillement. Cette fois la note, manuscrite, était de Wildeck, il reconnut la belle écriture du diplomate.

" La Délégation Brésilienne est très mal à l'aise. J'ai l'impression qu'elle se trouve dans une situation inconfortable, et qui ne lui plaît pas. Qui lui est peut être imposée ?…"

Cette fois Meerxel s'efforça de laisser apparaître un contentement fugitif. Puis il ramena son regard vers Fellow qui ne l'avait pas quitté des yeux.

- Pardonnez-moi, dit-il. C'est cela une guerre. Un souci de chaque instant.

- Des informations inattendues, peut être ?

- Pas inattendues, non… pas vraiment inattendues. Revenons-en à notre conversation, voulez-vous ?

Fellow avait l'air intrigué. Non, plus que cela. Mais Meerxel ne savait pas comment traduire ce qu'il ressentait.

- Je voudrais vous poser une question, Monsieur le Président, dit l'Américain, maîtrisez-vous la guerre ? Je veux dire la situation sur les fronts ? Je sais que cela est assez confidentiel mais nous sommes, comment dire ? Dans une certaine mesure nous sommes alliés.

Une sonnette d'alarme résonna dans la tête du Président européen et il choisit soigneusement ses mots pour répondre.

- Alliés est peut être un grand mot concernant la présence Britannique ici. Nos relations avec un aussi petit pays ; par la taille, bien entendu ; ne sont pas mauvaises, mais son "aide" ne dépasse pas le passage de nos navires dans ses eaux territoriales, qui sont aussi les nôtres, comme vous ne l'ignorez forcément pas. Ce que nous ne pouvons d'ailleurs pas éviter compte tenu de l'étroitesse de la Manche. Et comme vous le savez certainement aussi j'ai été général pendant la dernière guerre, laissa-t-il tomber. Les choses de la guerre ne me sont pas étrangères, dans une certaine mesure… Personne, dans une guerre, ne peut être certain de dominer les évènements. Même lorsque vos troupes progressent. Beaucoup de choses peuvent survenir. Tout le monde le sait, les armées chinoises avancent… pour l'instant. Si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit. Vous, et nos autres "alliés", vous inquiétez de l'après-guerre. J'en ai pris bonne note et verrai, en séance, comment nos autres alliés l'explicitent, et notamment les Britanniques, dont je cherche en vain l'explication du mot "allié" que vous avez employé, à leur propos.

Ce rappel de la présence anglaise à Djakarta déplut visiblement au Président américain dont les ancêtres étaient venus du Pays de Galles. Mais il avait dit l'essentiel et la conversation en resta là. Les salutations furent assez brèves et les deux hommes quittèrent le salon.

***

Dehors Meerxel retrouva sa propre délégation et interrogea tout de suite Wildeck qui lui demanda néanmoins d'abord de résumer son impression après l'entrevue, puis répondit :

- J'ai besoin de temps, Monsieur le Président, nous analysons la situation et ce que vous dites là va dans le même sens que ce que nous pressentions. Vous aviez raison, il y a certainement quelque chose qui se trame, ici. S'il vous plaît faites durer la conférence le plus possible. J'ai interrogé toutes nos ambassades et j'attends des réponses. Mais elles doivent, également, prendre des contacts discrets, procéder à des analyses politiques et c'est très long, dans notre monde. Je les houspille mais je sais comment les choses se passent, elles ont réellement besoin de temps.

- Vous savez, Wildeck, si l'idée n'était pas aussi absurde, je penserais que le Président américain est ici pour procéder à un partage du monde ! Je me demande s'il n'a invité les Délégations sud-américaines et australiennes qu'en qualité d'alibi, pour détourner notre attention. Seulement, la guerre étant loin d'être finie, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il devrait, dans ce cas, faire la même chose avec les Chinois, de manière à couvrir toutes les possibilités. Mais ça… disons que ça ne me paraît pas vraiment "Chinois" que de s'engager sur l'avenir. Alors je ne sais plus très bien ce que je dois penser.

***

Toute la matinée et l'après-midi les seconds couteaux des délégations discutèrent des dossiers économiques. La Fédération avait envoyé par avions de transports à Djakarta tout un groupe de hauts fonctionnaires des Affaires Etrangères et du Ministère des Finances, dès la réception de l'invitation, ainsi que des fonctionnaires du chiffre, des spécialistes des communications et un gros matériel. C'est un Escadron de Bombardiers lourds, B 17, à long rayon d'action, bourrés de carburant au lieu de bombes, qui en avait été chargé, malgré le confort inexistant à bord, pendant le très long vol avec plusieurs escales, en Iran et dans le sud des Indes. Les membres de la délégation diplomatique avaient reçu, par radio, à l'ambassade les dossiers codés puis décodés dont ils pourraient avoir besoin au fur et à mesure des débats. Et, à ce propos, la Délégation européenne innovait. Le ministère de la guerre avait amené des spécialistes des transmissions d'un nouveau genre : des basques, des bretons et des corses ! A Kiev des hommes de la même origine étaient de garde, 24 heures sur 24, aux Ministères de la guerre et des Affaires Etrangères ! De telle manière que les délégués, à Djakarta, puissent converser, par radio, en direct avec Kiev en toute tranquillité, par le biais de ces hommes, si nécessaire. Il était peu probable que la Chine possédât des interprètes de breton, de basque ou de corse… Si bien que la Délégation européenne s'était étoffée, depuis la veille et était, maintenant, presque aussi nombreuse que les autres. Et, comme toujours, c'étaient eux, les seconds couteaux, qui faisaient la plus grosse part de travail matériel, en dépit de leur fatigue.

***

La séance plénière qui eut lieu l'après-midi ; chaque délégation comportant l'assistance des hauts fonctionnaires spécialistes des échanges commerciaux ; n'apporta rien de nouveau. Une chose gênait Meerxel. Pourquoi des Chefs d'Etat étaient-ils ici pour une conférence qui n’aurait dû rassembler que des Chefs de gouvernement à propos de sujets d'ordres commerciaux ? Pourquoi des Présidents et pas des Premiers Ministres ?

Peter Cross-Footlight, le Premier Ministre britannique ; qui représentait un cas particulier avec seulement la Reine au-dessus de lui ; fut particulièrement discret. Mais il faut dire qu'il était aux ordres de Fellow qui avait dû lui demander de se faire oublier. Ou alors son intervention se produirait plus tard ? Les Chefs d'Etat brésilien et argentin furent amicaux avec Meerxel mais l'inverse eut été surprenant. Cela ne prouvait rien non plus. Seul le Président australien Alex Greene paraissait assez gêné et ne le cachait pas. Sa présence pouvait, à la rigueur, s'expliquer par la zone d'influence économique de son pays dans les eaux asiatiques mais cela sous-entendait des conversations commerciales concernant l'après-guerre… Néanmoins Fellow renouvela, avec insistance, sa demande concernant la conduite de la guerre, utilisant à nouveau le mot "alliés". Si bien que Meerxel proposa une séance entre les Chef d'Etat, seuls, sans leurs collaborateurs. Ce qui fut accepté.

Une heure plus tard les six hommes se retrouvaient dans un nouveau salon. Mais celui-là avait visiblement été préparé à cet effet. Fellow avait anticipé la réaction de Meerxel !

D'immenses draperies descendaient jusqu'au sol et des grands ventilateurs de plafond soufflaient un air presque agréable sur les personnages assis autour d'une large table ronde. Le symbole était évident. Ostensiblement on voulait montrer que Fellow était un participant comme un autre. Ce qui était tellement faux, puisqu'il était à l'origine de cette conférence, qu'il ne restait de la mise en scène que son côté hypocrite.

Là encore la conversation commença courtoisement, en français et en anglais. Meerxel nota que les Présidents Da Flora, le Brésilien et Palacios, l'Argentin, n'intervenaient pratiquement pas. En revanche Peter Cross-Footlight, le Britannique, avait repris du poil de la bête. Plus souriant que jamais, ce qui ne voulait rien dire. C'était un homme à part dans le monde des gouvernants. Incroyablement arrogant, suffisant même, avec son côté jeune premier, il usait en permanence d'un sourire stéréotypé du vieil étudiant Oxfordien qu'il s'efforçait toujours de paraître, à 44 ans. On disait, en Grande Bretagne, que les femmes se pâmaient devant lui, alors qu'il irritait beaucoup d'hommes…

Lorsqu'il était en public et pouvait se le permettre, il ne gravissait jamais les marches d'un escalier que quatre à quatre, histoire de bien montrer que sa jeunesse était toujours là. Sauf s'il était accompagné d'un ministre ou d'un hôte étranger où il prenait ostensiblement tout son temps, comme pour bien montrer qu'il ménageait l'âge de son visiteur... Il était le plus jeune Premier Ministre que la Grande Bretagne eut élu.

Fellow rongeait son frein. C'est lui qui lança les dés.

- Alors, mon cher Meerxel, pouvez-vous nous rassurer sur cette guerre ?

Le Président européen y avait beaucoup réfléchi, avec ses conseillers et il commença.

- Nous reculons, messieurs…

Il marqua un temps, après cette phrase surprenante. Le temps, justement, de regarder les autres participants avant de continuer. Da Flora et Palacios l'observaient avec attention. Peut être plus que cela, même. Un véritable intérêt. Comme s'ils étaient partie prenante et s'inquiétaient sincèrement. Greene gardait résolument le silence et regardait la table. Après tout peut être n'avait-il pas eu le choix et sa participation lui avait-elle été imposée ? Fugitivement Meerxel songea que les sud-américains étaient les seuls, ici, pour qui l'Europe était, en effet, plus qu'un partenaire commercial. Après tout l'accession de ces pays au peloton de tête des nations modernes, leur prodigieux bond en avant, reposait en partie sur l'aide que la Fédération leur avait apportée après la Première Guerre continentale. Et par ailleurs Colombiani avait signé des contrats avec eux, pour la durée de la guerre, dès sa nomination

-… Nous reculons, mais de moins en moins. Il est vrai que les Chinois sont, eux, de plus en plus loin de leurs bases, mais ils avaient planifié, organisé, cette guerre si bien qu'on est en droit de penser qu'ils avaient également prévu cette distance et pris les mesures nécessaires pour ne pas laisser fléchir leur avance. Donc s'ils ralentissent c'est qu'un élément inconnu est intervenu. Cet élément est la valeur de l'armée européenne d'aujourd'hui. Les stratèges chinois l'avaient estimée, avaient mesuré son matériel, son potentiel à se battre, avant-guerre. Mais ils ne pouvaient pas deviner l'avenir. Et c'est là qu'ils se sont trompés dans leurs prévisions, Messieurs. Nous avons réagi. Peut être d'autant plus fort quand les massacres des Chinois ont été connus. Au Kazakhstan ils ont exterminé ou déporté les populations des villes conquises. Vieillards, femmes, enfants, tous. Ils pensaient peut être terroriser ainsi nos soldats. Ils les ont seulement rendu fous furieux ! Notre matériel de guerre était obsolète, c'est exact. Les avions de chasse Curtiss 75, par exemple, que nous venions d'acheter aux Etats-Unis se sont avérés totalement déclassés… Il manque, aux ingénieurs américains, l'expérience de la guerre, pour fabriquer des armements vraiment compétitifs et pas seulement technologiques. C'est pourquoi nous avons lancé la fabrication d'un nouveau chasseur sur des plans achetés à l'étranger, qui est arrivé au front en six mois, le Spitfire. Il ne surclasse pas encore son homologue chinois, le Zéro, c'est vrai, mais il fait jeu égal dans plusieurs domaines, ce qui est déjà beaucoup plus que le Curtiss 75 ! Et nous avons d'autres appareils, purement européens, en construction qui, eux, seront supérieurs, nous le savons déjà, à ce que nous oppose la Chine. Il en va de même des blindés, des armes des troupes au sol. De l'aviation lourde, de la Marine. Nous ne nous croisons pas les bras, Messieurs. Vous connaissez le tempérament européen. Vous l'avez vu à l'œuvre pendant la Première Guerre continentale. Nous savons imaginer de nouvelles armes quand la situation l'exige. Ce n'est pas un mot, nous l'avons déjà prouvé.

Il s'interrompit le temps de voir si cette pique ; il avait insisté sur le mot continental ; avait bien fait mouche chez Peter Cross-Footlight. Petite satisfaction qui compensait un peu la présence de son pays, imposée par les Etats Unis, à cette table. Si les Britanniques n'avaient jamais oublié Napoléon les Européens avaient toujours en mémoire l'arrogance et la mauvaise foi des gouvernements britanniques, qui avaient survécu à la disparition de leur empire colonial et se nourrissaient, maintenant, de la sujétion aux Etats-Unis, leurs anciens vainqueurs de la guerre d'Indépendance !

- Mais la conduite de la guerre, Monsieur le Président ? insista Fellow.

- Les armées chinoises vont encore un peu progresser, sur notre sol. Puis les fronts se stabiliseront pendant un temps impossible à évaluer. Nous achèverons notre préparation et, alors, nous reconduirons les Chinois en Chine. Mais la guerre ne s'achèvera pas comme la précédente, je peux vous le garantir, Messieurs. Nous ne serons pas aussi… disons compréhensifs qu'en 1920.

- Tout cela est intéressant, Monsieur le Président, mais ce sont des suppositions, lâcha Fellow. Pour l'instant permettez-moi de vous rappeler que les armées chinoises sont aujourd'hui en Ukraine. Qu'elles ne sont pas très loin de Moscou, de Kiev, votre capitale Fédérale, que votre dette de guerre s'alourdit, auprès de nous ; il faut bien l'évoquer ; que vos convois subissent des dommages terribles en venant d'Amérique du sud, nous le savons aussi, et que l'Europe ne peut pas produire davantage qu'elle ne le fait désormais. Elle en est à son effort maximum, vous ne pouvez pas lui demander plus.

- Je crains que vous ne soyez mal informé, Président Fellow, riposta Meerxel en se dominant. Il n'est pas nécessaire de demander quelque chose à l'Europe d'aujourd'hui… elle donne d'elle même. C'est la différence avec la situation dans d'autres pays où le but suprême est l'argent. En Europe, en ce moment, le but est de produire : du meilleur matériel, un meilleur armement, un meilleur ravitaillement pour nos hommes, de produire, produire sans cesse, en oubliant l'argent. Et l'immense différence avec le reste du monde vient de ce que ce n'est pas le gouvernement qui fixe les cadences, dans les usines, mais les ouvriers qui les augmentent sans cesse. Saviez-vous, Messieurs, que dans certaines usines stratégiques les ouvriers ont demandé à travailler le dimanche, par roulement ? Comprenez-vous ce que cela signifie, Messieurs ? C'est le peuple d'Europe, lui-même, qui travaille plus, toujours plus. Au maximum, avez-vous dit, Président Fellow ? Alors vous en savez plus que moi même. Les Européens m'étonnent, mois après mois ! Ils travaillent parce que ce n'est pas leur salaire qui les pousse, mais leur survie, ils ont compris cela !

Il n'avait pas pu s'en empêcher et Fellow changea de couleur ! Meerxel enfonça bien le clou :

- Et, travaillant beaucoup, les Européens s'enrichissent, ajouta-t-il. Economiquement, le pays va de mieux en mieux, malgré l'effort de guerre et les dépenses qui en découlent. Si bien que vous n'avez rien à craindre de notre dette, Monsieur Fellow, elle sera payée rubis sur l'ongle. Contrairement à ce que pensent nos détracteurs, en ce moment le pays se développe de manière considérable, dans tous les domaines, Messieurs. Nos alliés s'en apercevront après la guerre.

Il laissa sa phrase en suspens pour la faire bien pénétrer les cerveaux. Il n'y avait mis aucune menace, aucun avertissement, laissant chacun y apporter son appréciation.

- Dans ce cas, l'après-guerre est d'autant plus important, lâcha Peter Cross-Footlight, prenant la parole pour la première fois. D'où l'intérêt de cette conférence au sommet.

- A dire vrai riposta Meerxel je n'aime pas beaucoup cette expression, qui a déjà été utilisée pour l'invitation que l'Europe a reçue. "Sommet", cela évoque pour moi une hiérarchie, et cela me fait inévitablement penser à la doctrine raciste. J'aimerais entendre de votre bouche que je me trompe, Monsieur le Premier Ministre.

L'anglais rougit violemment.

- Oui, bien sûr que oui, voyons !

- Parfait, j'ai bien enregistré votre réponse. Alors que disiez-vous de l'après-guerre, Messieurs ?

Fellow toussota.

- Hum, nous sommes plusieurs à penser qu'il serait sage d'évoquer l'après-guerre, l'organisation du commerce international et des zones d'influence respectives.

Dieu ! Ils étaient bien venus ici pour… se partager le monde !

Meerxel en eut l'absolue conviction. De même qu'il découvrit instantanément que n'importe quel politicien avisé serait de leur avis… Pourtant son regard dériva fugitivement vers les deux Présidents sud-américains. Da Flora était gêné et Palacios regardait une tenture. Voilà pourquoi il était impossible de les joindre depuis l'arrivée. Qu'ils soient partie prenante ou non ils n'étaient pas fiers, devant lui au moins, de participer à ce partage d'une dépouille. Théoriquement celle du commerce international de la Chine ! Mais était-ce bien elle dont il était question ? Arrivé à ce point de sa réflexion il sentit quelque chose lui échapper. Une hypothèse qui s'était brusquement présentée à son cerveau et qui avait fui… Il reprit le cours de son raisonnement. D'autant que tout ça ne leur coûtait pas cher. C'était les Européens qui se battaient… Meerxel éprouva un soudain dégoût. Mais lui aussi était un Président. Il devait défendre son pays, lui ménager le meilleur avenir possible. Il FALLAIT qu'il accepte d'en discuter, qu'il participe à ce partage, qu'il se salisse. C'était son devoir. Il le comprit aussitôt. De même que sa résolution fut brusquement claire, en lui. D'accord, il allait plonger dans ce bourbier moral, mais il allait le leur faire payer le prix fort.

- Cette fois j'ai compris le but véritable de cette conférence, Messieurs. La réponse à la question que j'ai posée au Président Fellow, ce matin, et dont il semblait ignorer la réponse. Apparemment il l'a découverte depuis. Messieurs si vous avez déjà fait un partage entre vous, sans en avoir parlé avec l'Europe, convenez qu'elle a le droit, indiscutable, de réfléchir 24 heures à tout ceci. Je vous donne donc rendez-vous à demain soir. Sachez que l'Europe sortira forte de cette guerre, plus forte que jamais, plus qu'elle ne l'a jamais été. Je vous laisse entre vous. Mais croyez-moi, ne prenez pas de décision à la hâte.

Puis il se leva et sortit sans saluer personne. Lagorski l'attendait et, voyant son visage crispé de colère, se borna à marcher à côté de lui dans l'immense galerie, sans dire un mot. Arrivé dans le grand hall du Palais, cependant, il lui glissa :

- Cunho voudrait te voir d'urgence.

- Où se trouve-t-il ?

- Dans le petit palais que tu occupes.

Une foule se tenait sur la place, devant le Palais. Meerxel eut envie de dire qu'il préférait s'en aller discrètement puis il songea qu'il ne pouvait pas. La population indonésienne avait envie de voir son comptant de personnalités. Pendant le trajet de retour, en voiture, ils n'échangèrent pas plus de deux phrases. Mais une fois dans la pièce qui avait été aménagée en bureau pour lui, à l'étage, il explosa.

- Des bêtes sauvages ! Des rapaces…

Il fut interrompu par un officier d'Infanterie de marine qui déclara que les Ministres Cunho et Wildeck demandaient à le voir. Meerxel respira profondément et hocha la tête. Puis il ajouta :

- Faites-nous apporter quelque chose à boire, Lieutenant. Les deux Ministres pénétrèrent dans la pièce, une expression tendue sur le visage. Meerxel leur montra des sièges et tout le monde s'assit à l'exception du Président. Quand deux serviteurs indonésiens firent rouler une table couverte de bouteilles, de pots de jus de fruits, d'un seau à glace et de verres, il alla directement se servir remerciant de la tête les deux hommes qui se retirèrent. Il but longuement et se tourna vers ses collaborateurs.

- Ne jamais confondre les alliés et les amis, Messieurs. Cette vieille règle se confirme. La vraie raison de cette conférence est très simple : ils veulent se partager, dans le détail, le monde de l'après-guerre, "cette région est à moi, tu vas jouer ailleurs, tu n'y mets pas les pieds".

- Je vous demande pardon, Monsieur, commença le ministre de la guerre. J'ai reçu des informations troublantes. En réalité il s'agit plutôt des conclusions d'une analyse de faits procédant de domaines très différents, venant de sources totalement étrangères les unes aux autres. Bien sûr c'est une analyse mais elle me paraît convaincante. Peut être nos alliés sont-ils plus retords que vous ne le pensez. Il apparaît probable que les Etats-Unis ont des relations régulières avec la Chine. C'est relativement normal, bien entendu, mais il semblerait que par ce biais, ou tout autre moyen, ils aient eu connaissance d'une information d'ordre militaire…

- S'il vous plait, Monsieur Cunho allez directement au but, j'ai ma dose de circonlocutions, aujourd'hui.

- Je ne pense pas que les Chinois aient donné formellement l'information, au cours d'une entrevue, ce n'est pas leur genre. Je suppose que les Américains, et leurs alliés, l'ont appris autrement. Quoi qu'il en soit il semble bien que la Chine soit probablement sur le point de lancer une opération stratégique qui pourrait faire basculer la suite de la guerre. C'est la conclusion de notre analyse, Monsieur. Qui nous conduit directement à envisager le pire, c'est à dire la prise de Kiev. Que décideriezvous, dans ce cas, Monsieur le Président ? Il faut l'envisager, j'insiste.

Ce fut le silence. Meerxel s'était arrêté de marcher. Debout il regardait par la fenêtre. Puis il fit demi-tour et vint lentement vers les membres de la délégation.

- La prise de Kiev serait, moralement, terrible pour le pays, mais voyons les choses de manière lucide… Jamais nous ne baisserions les bras, en tout cas, pas moi, sûrement pas moi !

Il dévisagea les hommes présents d'un regard si intense qu'ils détournèrent le regard. Il fit un pas en arrière, comme si, pour lui, le sujet était clos, et reprit :

- Donc les Américains jouent bien sur les deux tableaux. Ce qui est logique, d'ailleurs, c'est cela, la politique internationale ! Voilà pourquoi ils voulaient en savoir davantage sur notre conduite de la guerre ! Ils ont une décision à prendre. Pour s'engager plus à fond, d'un côté ou de l'autre, peut être ? Mais quel culot ! Voilà ce qui m'avait troublé, ce matin. Cette conférence est certainement le pendant d'une autre, qu'ils ont eue. Un face à face entre la Chine, les Etats-Unis et l'Angleterre, probablement, je ne vois pas l'Amérique du Sud accepter cela… et les Chinois non plus ! Ils prennent leurs précautions… Parce que je devine que la Chine a dû être gourmande ! Donc un accord avec chaque partie ! Pour tout prévoir. Un accord avec la Chine, un partage du Monde, également ; mais beaucoup moins intéressant pour les Etats-Unis, j'en suis convaincu ; pour le cas où elle gagnerait cette guerre. Donc un autre accord, avec nous, pour parer à toutes les possibilités. Pardon Wildeck la diplomatie est vraiment un panier de crabes… Mais j'y crois à vos conclusions, Cunho. Elles collent avec les impressions que j'ai gardées des entrevues d'aujourd'hui. Bien, je vais vous raconter, Messieurs…

Il s'assit et, concentré, entreprit de faire un récit où il mêlait à la fois les déclarations de ses interlocuteurs et les impressions qu'il avait ressenties, au fur et à mesure. Quand il eut terminé Lagorski alla se servir un verre de jus de fruits et roula la table près des fauteuils où tout le monde se servit. Chacun avait besoin d'une pause pour assimiler, comparer, tirer ses propres conclusions.

- Le Président Fellow n'a rien voulu dire, ce matin, du partage qu'il nous propose, commenta Wildeck ? Deux explications possibles : soit il voulait vous priver de temps pour réfléchir à cette situation, cela correspond au secret des préparatifs de cette conférence. Nos alliés ; même si, à mes yeux, ce mot n'englobe que le Brésil et l'Argentine ; ont pris leur temps pour envisager le meilleur, le plus juteux partage. Soit Fellow attendait des informations… peut être sur les opérations de guerre, ou même sur la possibilité que nous soyons au courant de la manœuvre Chinoise. Mais on ne peut en tirer aucune autre conclusion. Même s'il a appris que les Chinois avaient toutes les chances de remporter la victoire, cette conférence avait sa raison d'être, ne serait-ce que pour se mettre en bonnes positions devant la Chine. Vous savez, Monsieur, que les Chinois n'ont pas l'habitude de beaucoup négocier quand ils se sentent en position forte. Et, pour l'instant, je dirais qu'ils se voient près de gagner la guerre. Dans ces conditions ils doivent placer la barre très haut devant les USA et la Grande Bretagne ! Leurs exigences doivent être telles que Fellow cherche une meilleure approche.

- Cela confirme néanmoins que les échanges entre les Etats-Unis et la Chine marchent dans les deux sens, lâcha Cunha, de sa petite voix policée. Ils ont peut être réellement eu une "Conférence au sommet" avec Xian Lo Chu ! Et j'aurais tendance à penser que cela confirme l'analyse dont je vous ai donné les conclusions, Monsieur le Président.

- Je suis aussi de cet avis, répondit Meerxel, dans les deux sens. Bien, nous nous trouvons devant deux problèmes majeurs. Nous ne pouvons pas privilégier l'un aux dépens de l'autre. Ils sont tous les deux cruciaux. Cunho, je vais vous charger de la partie militaire. Mettez-vous dans une pièce avec vos collaborateurs du Ministère de la guerre et appelez Van Damen par radio. Je pense que c'est le moment d'utiliser notre petite ruse de nos nouveaux chiffreurs, basques et autres ! Il faut que vous trouviez ce qui se trame. Pendant ce temps Wildeck vous allez convoquer les experts politiques, commerciaux, financiers, de la délégation et de l'ambassade, tous ceux qui réfléchissent bien, ici même et nous allons examiner ce partage du monde. Cela me répugne mais nous devons nous préoccuper du futur de l'Europe, cela fait partie de notre travail, de notre fonction.

***

A trois heures du matin les quatre hommes se retrouvèrent. Seuls, cette fois, dans la même pièce. Ils avaient tous le visage marqué par la fatigue. La pièce était dans un désordre insolite. Des assiettes, des restes de collations, des verres, vides ou pleins.

- Messieurs c'est le dernier round, dit Meerxel en redressant les épaules pour se détendre le dos. Allons-y. Cunho, avez-vous avancé ?

Le Ministre de la guerre se leva et vint se poster devant une immense carte de l'Europe, posée sur une table. Les autres participants à la réunion approchèrent. Cunho tendit le doigt vers la carte et commença :

- Il y a plusieurs possibilités, Monsieur. La jonction des armées chinoises issues du Kazakhstan et de Sibérie s'enfonçant droit vers l'ouest, comme un coin, pour couper la Russie en deux. Moscou, au nord, d'un côté, Kiev, au sud, de l'autre. Nous y avions pensé, bien entendu, mais la surveillance aérienne n'a pas confirmé une manœuvre qui nécessiterait une préparation visible. Ou bien, seconde hypothèse, une attaque, assez folle : l'armée chinoise du Turkménistan traversant la mer Caspienne et filant vers Kiev par le nord de la mer Noire, aidée par les deux armées, celle de Sibérie et celle venue du Kazakhstan, qui piétine devant Saratov, loin à l'est de Kiev. Cette traversée avec des chalands par exemple, est moins absurde qu'il n'y paraît. On peut très bien imaginer un corps expéditionnaire important composé d'infanterie et d'artillerie moyenne dont la présence sur l'autre rive de la mer nous obligerait à y opposer des troupes prélevées plus au nord et y dégarnir dangereusement nos fronts. Ce serait pourtant inévitable. Pendant ce temps leurs blindés et l'artillerie lourde, mobile, feraient le tour de la Caspienne par le nord. Il y eut un silence.

- Dans les deux cas c'est Kiev qui est visée, dit Meerxel d'une voix lente.

- C'est exact, mais ceci nous le savions depuis le début. La prise de Kiev aurait un impact fatal sur nos soldats et sur la population. A l'heure actuelle le rideau de nos troupes, devant Saratov, est assez solide pour ne pas craindre une percée.

- Oui… dans l'état actuel des choses, répondit Meerxel en réfléchissant. Voyons, que savons-nous ?… Que la Chine prépare une opération nouvelle dont elle attend la victoire. Or nous savons aussi que la victoire leur impose de prendre Kiev, la capitale de la Fédération. Donc l'objectif de cette offensive est bien Kiev. Reste à deviner comment ? Mon passé de militaire, aussi modeste qu'il soit, m'incite à penser que nous n'avons pas deviné le processus mais que le but est évident… Mais que faire ? Nous nous trouvons dans une situation angoissante. Nous devinons l'intention de l'ennemi, nous savons qu'il a trouvé la solution pour y arriver, mais nous ne savons pas comment il va s'y prendre. Et tout est dans ce dernier point. Cunho, en attendant que les Chinois se dévoilent nous ne pouvons que multiplier les précautions pour comprendre leurs intentions. Je vous suggère de faire venir des renforts d'aviation de reconnaissance… et peut être d'attaque au sol, dans la région de Kiev. Il n'y a que l'ennemi, par ses mouvements, qui peut nous indiquer ses projets. Impossible de dégarnir en troupes les Corps d'Armées du nord sans savoir où et comment se déroulera l'attaque.

Des coups frappés à la porte l'interrompirent. Poletti, visiblement agité, accompagné d'un membre de son ambassade, entra rapidement.

- Monsieur le Président, Monsieur Gutierrez que voici est attaché commercial à l'ambassade. Il a un message à vous communiquer. Parlez, Gutierrez, allez…

Mal l'aise l'attaché, une trentaine d'années, moustache épaisse et une allure de jeune premier, commença tout de suite d'un ton haché qui trahissait son trouble.

- Monsieur le Président… je suis d'origine espagnole et je me suis lié d'amitié avec le premier attaché commercial de l'ambassade d'Argentine, Miguel Romero. J'ai reçu tout à l'heure un appel téléphonique de lui, il me demandait de le rejoindre chez des amis communs, toute affaire cessante. Il insistait tellement que j'y suis allé. Il m'a pris à part et m'a chargé d'un message à votre intention…

Meerxel fut immédiatement attentif.

- … Le Président argentin, Monsieur Palacios, souhaiterait vous rencontrer secrètement, cette nuit même. Je suis chargé de vous conduire. Le lieu choisi est proche de Djakarta, dans une maison appartenant à des amis de Romero. Lui et moi y sommes allés à plusieurs reprises. Il s'agit d'une vieille maison de famille, inoccupée en cette saison. Le cadre est très beau, c'est la raison pour laquelle nous y sommes allés à plusieurs rep…

- Au fait, Gutierrez, au fait, le coupa l'ambassadeur. Meerxel leva une main.

- Non, laissez-le donner ces détails, ils ont leur importance. Continuez, comme vous le sentez jeune homme.

- Le chemin pour aller là-bas est un peu compliqué et on n'y voit que peu de monde. Et c'est pourquoi le rendez-vous a été fixé à cet endroit. Il faut moins de quarante-cinq minutes pour s'y rendre, depuis ici, à cette heure de la nuit.

Un rendez-vous secret. Hormis le côté roman de capes et d'épées, la signification de ce rendez-vous était grave. Manifestement Palacios tenait à la discrétion, ce qui indiquait à la fois que ce qu'il avait à dire était important et qu'il avait des raisons de se croire surveillé ! Meerxel tourna la tête vers son Directeur de cabinet.

- Organise-moi une sortie très discrète. Le grand jeu. Et arrange l'entrevue avec Berthold. A quelle heure, jeune homme ?

- C'est vous qui devez fixer l'heure, Monsieur le Président, selon le temps qu'il vous faut. Nous avons convenu que j'appellerai Romero et lui donnerait l'heure en prétextant parler du prix d'un bijou.

Meerxel faillit sourire.

- Ne postulez pas pour les services secrets Monsieur Gutierrez. Si jamais votre téléphone est surveillé un appel à cette heure de la nuit pour parler du prix d'un bijou paraîtra passablement suspect ! Mais je ne pense pas que les téléphones de tous les membres de l'ambassade soient surveillés. Voyons, il est trois heures et demi, appelez donc votre ami et dites-lui que j'y serai à, disons quatre heures et demi du matin.

Lagorski hocha la tête et sortit rapidement du bureau. Un quart d'heure plus tard Berthold y pénétrait.

- Une voiture officielle va faire diversion en quittant le bâtiment dans quelques minutes, Monsieur le Président. Vous utiliserez un autre véhicule dans lequel vous entrerez, avec Gutierrez, sur la façade arrière, d'ici à dix minutes. Si vous le voulez bien vous y serez dissimulé et trois hommes de la sécurité vous accompagneront. Je serai sur place au rendez-vous, un peu avant vous. J'ai regardé le chemin sur une carte et m'en arrangerai. Monsieur Lagorski m'a demandé de venir également mais cela me pose un problème technique. Votre véhicule sera déjà chargé et si, pour une raison quelconque, il devait rouler vite le chauffeur serait en difficulté, avec une personne de plus.

- Je comprends cela, Berthold, et je vous fais entièrement confiance. A priori je ne vois aucun piège dans cette entrevue. La personne que je dois rencontrer n'a aucune raison d'en vouloir à ma vie. Quant aux Chinois… Bon, venez me dire quand il sera l'heure de partir.

Quand ils furent seuls Merxel, Lagorski et les deux ministres s'assirent, à la fois fatigués et tendus.

- Demain matin, Messieurs, nous enverrons les spécialistes financiers et commerciaux de la délégation discuter avec leurs homologues de la conférence de questions secondaires. Aucun de nous, je pense, ne devrait mettre les pieds au palais de la journée. Cela inquiétera peut être nos amis anglo-saxons. En fin d'après-midi je m'y rendrai, reposé, et nous entamerons, eux et moi, un marathon de négociations, où je n'ai pas l'intention de leur faciliter les choses.

A quatre heures moins le quart un homme de la sécurité vint chercher Meerxel, qui rejoignit Gutierriez devant une porte de service, derrière le bâtiment. Deux autres membres de la sécurité les escortèrent pour les faire entrer rapidement dans une grosse voiture anonyme. De lui-même Meerxel se mit à genoux à l'arrière, entre les dossiers de l'avant et les sièges arrière. Il trouvait ces précautions agaçantes mais s'y soumettait, pensant davantage aux conséquences d'un attentat contre lui, à l'étranger, qu'à sa propre sécurité. La voiture se mit en marche, prit plusieurs virages avant de se retrouver dans la rue. Au bout de cinq minutes une voix s'éleva, venant de l'avant :

- Vous pouvez vous asseoir, Monsieur le Président. Personne ne nous suit.

Il se releva et un homme prit sa place, pour que le même nombre de silhouettes se détachent, dans la voiture, comprit-il. Gutierrez, assis devant, guidait le chauffeur en faisant un geste à chaque fois que le véhicule devait tourner. Bientôt la route devint un chemin de terre sinueux. Ils devaient traverser une forêt car la lumière de la lune était souvent masquée par de grandes masses obscures. Ils roulèrent ainsi plus de vingt minutes puis stoppèrent et deux hommes de la sécurité descendirent rapidement, rejoignant une silhouette qui venait de se détacher de l'ombre. Il y eut des chuchotements et le groupe se sépara. Berthold ouvrit la portière arrière, parlant à voix assez basse.

- Monsieur, votre interlocuteur est dans la maison que nous avons fouillée. Elle se trouve à une trentaine de mètres sur la gauche. J'ai pris contact avec sa garde rapprochée, tout est en ordre, des sentinelles sont en place.

- Devrons-nous parler aussi discrètement que vous le faites, Berthold ? demanda Meerxel.

- Non, Monsieur, excusez-moi. Je dois vous paraître ridicule mais je préfère cela à un incident.

- Ne vous excusez pas Berthold, j'apprécie ce que vous faites. Maintenant accompagnez-moi, je vous prie.

A cet endroit la lune brillait davantage et ils marchaient sans trop de difficultés. Meerxel n'aperçut de la maison, sur pilotis, que sa forme typiquement indonésienne avec une galerie circulaire. Un escalier de bois permettait d'y accéder. On ne voyait pas de lumière, dans la maison. Sur la galerie il aperçut un groupe de trois hommes debout. Il reconnut le Président José Abad Palacios, un homme de petite taille, mince, aux cheveux noirs coiffés en arrière, qui venait vers lui.

- Bonjour Monsieur le président, dit celui-ci, en français. Pardonnez cette mise en scène. Il ne m'a pas paru judicieux que nos amis anglo-saxons soient au courant de cette entrevue. J'en arrive parfois à penser que nous avons de meilleurs contacts avec les latins.

- N'oubliez pas que la plus grande partie de l'Europe est latine, slave ou asiatique et qu'elle se trouve bien de ses relations avec l'Amérique du sud. Néanmoins j'ai parfaitement compris votre propos, Président Palacios. Vous étiez seul juge de la situation.

Machinalement ils se mirent en marche sur la galerie, et descendirent un autre escalier, derrière, qui débouchait sur un jardin, assez dégagé et bien éclairé par la lune. Meerxel sentait que les membres de la sécurité, la sienne ou celle de l'Argentin progressaient parallèlement, ou devant eux, guidant leur allure sur la leur.

- Je n'ai appris que récemment que les Etats-Unis vous avaient invité aussi tardivement à cette conférence, commença le Président argentin. Je dois être naïf car j'ai été assez surpris lorsque j'ai compris ce qui avait motivé leur décision.

- Un partage du monde avantageux, murmura Meerxel.

- Oui, je le crains.

- Votre présence ici me montre que l'Europe compte un ami parmi ses alliés.

- Je dirais même deux. Le Président Da Flora est au courant de notre entrevue.

- Ici ? demanda Meerxel soudain sur ses gardes.

- Non, il n'en connaît pas les circonstances mais seulement le fait que je vais vous tenir au courant de ce qui s'est passé. Lui aussi trouve que le procédé est, pour ne pas dire grossier, disons… inélégant. Il m'a d'ailleurs semblé qu'il avait deviné avant moi. Et, bien que le Président Greene ne m'ait rien dit de tel, j'ai l'impression qu'il aimerait se désolidariser des Anglo-saxons. Ces Australiens sont des hommes assez rudes mais ils sont droits et ont un sens de l'honneur plus développé que les Britanniques… et les Américains, je le crains.

Da Flora était un vieux roublard de la politique…

- Les Etats-Unis font un pseudo distinguo entre des zones dites d'influence commerciales ou d'influence politiques poursuivait l'Argentin d'une voix sourde. C'est un pseudo distingo dans la mesure une zone d'influence politique devient très vite commerciale et vice versa… Ils nous accordent donc une zone d’influence commerciale assez modeste, dans l'état actuel du monde : le Pacifique sud, avec l'Australie et l'Amérique du sud dans son entier. Notre propre continent, nous n'avons que faire de leur permission, nous n'avons que faire de leur autorisation pour cela ! Il… il semblerait que leurs projets, enfin ceux dont il est question ici, leur réservent le sud-est asiatique et le MoyenOrient, lâcha-t-il. Pour les zones d'influence politique ils exigent le Moyen-Orient et l'Afrique.

Meerxel secoua la tête, incrédule. Réfléchissant vite il se dit que l'influence politique se traduirait en effet très rapidement en zone politique ET commerciale. Tout le monde était blousé !

Et une colère froide l'envahit.

- Comment peuvent-ils penser que… Et l'Europe ?

Palacios ne répondit pas immédiatement. Ils arrivaient devant des buissons épais et ils firent demi-tour, ralentissant encore le pas.

- Leur position n'était pas très claire à ce sujet. J'ai pensé qu'ils avaient déjà passé un accord avec vous… Ce n'est qu'en arrivant ici, à Djakarta, que nous avons compris que vous ne connaissiez pas le détail de nos conversations et de ces préaccords. Et nous avons été très surpris, Monsieur Da Flora et moi, de la situation dans laquelle ils vous mettaient. Et c'est là que le Président Fellow a joué ses cartes…

Il se tut encore une fois et Meerxel pensa, fugitivement, que le lendemain, à la conférence, sa seule issue serait de se montrer si gourmand que, soit les Etats-Unis claqueraient la porte et la conférence capoterait ; ce qui n'était peut être pas plus mal ; soit les USA se coucheraient et ce serait un précédent ! Palacios ne disait plus rien et il le laissa prendre son temps. Ce qu'il avait à dire ne semblait pas agréable à faire connaître.

- Le Brésil, comme l'Argentine, a franchi une marche, avant votre entrée en guerre. En Amérique du sud nous voulions investir dans des industries très diverses. La solution, pour trouver des capitaux immédiatement disponibles, était le marché privé américain. Pour ne pas faire preuve d'ingérence, nos gouvernements ont laissé des groupes économiques brésiliens et argentins passer des accords directs avec des intérêts nord-américains. La conséquence est qu'aujourd'hui, l'Argentine ; comme le Brésil ; est étroitement liée aux Etats-Unis dans les domaines industriels et alimentaires. Le secteur privé est surendetté et si nous exigions de sa part de clarifier la situation il devrait emprunter plus que l'Etat ne peut fournir ! Le retrait des capitaux américains provoquerait, dans nos deux pays, d'une manière ou d'une autre, une énorme crise économique que nous sommes encore trop jeunes, trop fragiles dans le monde moderne, pour supporter… Enfin voilà, nous avons voulu jouer au jeu des grandes nations et nous nous trouvons piégés, économiquement. Nous avons donc compris le message américain et nous plions devant eux. Il n'y a pas d'autres choix pour le Brésil et l'Argentine.

- Vous n'avez aucun plan pour redresser la situation, retrouver votre indépendance financière ?

- Nous y travaillons mais…

Ce n'était pas nouveau, seul le niveau changeait. Le vieux principe de l'usurier ; à l'échelon international ; qui réclame le paiement de sa dette dans des délais impossible à tenir, et compte alors des intérêts de retard qui s'accumulent !

- Et l'Europe, dans ce… partage ? répéta-t-il.

- C'est ce qui m'a troublé, ici. Tout était flou à votre sujet. Et j'en suis venu à me demander ce qui pouvait l'expliquer. Et je n'ai trouvé qu'une réponse à cette apparente insouciance…

- …Les Etats-Unis ont des raisons de penser que nous allons être vaincus, termina pour lui Meerxel… peut être même ont-ils déjà négocié ; j'y pense de plus en plus ; un partage du même genre avec la Chine ! Mais en vous oubliant, cette fois !

- Cette idée m'est venue aussi ! Il y aurait alors deux super-puissances qui dirigeraient le Monde, La Chine et les USA… Ce qui laisserait augurer une terrible guerre entre les deux puissances, tôt ou tard

Oui, l'hypothèse de la victoire chinoise correspondait à l'analyse diplomatique de Wildeck. On en revenait toujours à ce qui se tramait là bas, sur les fronts. Mais ils avaient commis une petite erreur psychologique les géants américains : les demandes pressantes de Fellow sur la situation sur les fronts européens. Il avait envie de se voir confirmer que l'Europe ne se doutait de rien. Qu'elle allait bel et bien être vaincue ! Lui savait quelque chose, en revanche. Les Chinois avaient probablement laissé, inconsciemment, entrevoir un détail, une information, recoupée peut être par les espions américains, concernant leur projet. D'une manière ou d'une autre ils savaient quelque chose. Un détail, en tout cas. Certainement pas une révélation, ce n'était pas le genre des Chinois de commettre ce genre d'erreur. Encore que pour négocier avec les Etats-Unis le partage du monde, ils avaient bien dû avancer quelques cartes, sinon Fellow n'aurait jamais marché !

Meerxel ne s'était pas rendu compte que Palacios avait repris la parole et il le coupa.

- Pardonnez-moi, Président Palacios, je réfléchissais et ne vous ai pas écouté.

- Oh… Je disais que nous ne savons rien des projets chinois. Si ce n'est une impression, assez floue, sur l'origine de laquelle vous comprendrez que je préfère ne pas vous donner de détails. Le projet chinois a quelque chose à voir avec soit une attaque massive, soit l'aviation.

L'aviation ? En quoi pourrait-elle changer le cours de la guerre ? Il fallait en savoir plus.

- L'aviation ? répéta-t-il.

- Oui, je sais que ce n'est pas une véritable information. Quelque chose qui concernerait des appareils assez volumineux. Oh tout cela est flou, je le comprends bien, et ne vous aide pas beaucoup, Président Meerxel.

- Peut être que si, fit celui-ci en essayant de prolonger, mentalement, la notion d'aviation lourde…

Il fallait qu'il parle de tout cela avec Cunho. En fait il aurait fallu que Van Damen soit là. Il fallait aussi qu'il réponde quelque chose au président Argentin.

- Les guerres qui engagent autant de millions de personnes, une telle masse de matériels et des zones de combat si immenses, imposent de perpétuels mouvements stratégiques. Nos généraux sont habitués à remuer beaucoup d'idées, à envisager des manœuvres longtemps à l'avance et un renseignement comme celui que vous venez de me livrer a son importance, croyez-moi. Mais je ne saurai, personnellement, deviner laquelle. En revanche vos révélations sur la mainmise économique que votre pays et le Brésil subissez, et les ambitions de l'Amérique du nord, tout cela représente l'immédiat de cette conférence et je serai plus à l'aise, et sur mes gardes, aussi, demain, pour entamer les négociations. Il est entendu que je m'adresserai à l'ensemble de la conférence, sans faire de cas particulier. Sachez que mes propos, pas toujours aimables, ne s'adresseront pas à vous, ni à Monsieur Da Flora, vous m'obligeriez en le lui faisant savoir. A dire vrai ils ne s'adresseront pas non plus à l'Australie mais je n'ai pas le loisir de les en prévenir. Le secret diplomatique d'autrefois a laissé la place à une hypocrisie peu estimable. Mais il faut jouer les cartes que l'on a avec les partenaires que le sort vous adresse. Tantôt ils vous plaisent, tantôt ce n'est pas le cas. Nous sommes là pour agir au mieux des intérêts de nos pays… Je n'oublierai pas notre entrevue de ce soir, Monsieur le Président, dans ces circonstances, je veux dire. Je sais que vous me croyez.

Ils se serrèrent la main et se séparèrent. Pendant le chemin du retour Meerxel réfléchit aux mots qu'avait employés Palacios. Le problème militaire était le plus urgent, il devait parler avec Cunho et envoyer d'urgence une note codée à Van Damen.

A la résidence d'été indonésienne, les Ministres attendaient dans le bureau provisoire de Poletti, nettoyé, maintenant. Meerxel entreprit de leur faire le récit de son entrevue, en commençant par cette histoire d'aviation. Cunho était dans le vague, lui aussi. Ils se penchèrent tous sur la carte sans trouver d'éclaircissement.

- Pourrait-il s'agir d'un raid, s'interrogea Cunha à mi-voix.

- Comment un raid pourrait-il changer le cours de la guerre ? répondit Lagorski

- Oui, tu as raison de dire cela, remarqua Meerxel parce que c'est le fond du problème. Un quelque chose d'aérien qui pourrait hâter la victoire ennemie… Tout à l'heure nous disions que tout tournait autour de Kiev… Un raid sur Kiev ? Une attaque de chars, si massive que rien ne pourrait l'arrêter ? Mais d'où viendraient ces chars ? Et en quoi un raid, même terrible hâterait-il la victoire chinoise ? J'ai aussi pensé à un raid sur le bassin pétrolier de Ploesti, à travers la mer Noire, pour anéantir notre principale source de ravitaillement en carburant. Ce serait dramatique, pour nous, c'est exact. Messieurs nous ne sommes pas stratèges. Faisons confiance aux nôtres en leur donnant les résultats de nos réflexions. Je vais faire immédiatement une note pour Van Damen et nous entamerons ensuite une discussion sur les révélations concernant cette conférence. Est-ce que vous résisterez encore une heure à la fatigue pour attendre que j'en aie fini ?

- Et vous, Monsieur le Président ? demanda Lagorski vous êtes sur la brèche depuis ce matin.

Souvent, devant de hauts personnages, Iakhio vouvoyait Meerxel.

- Ca va, ça va.

Il prit beaucoup de soins à rapporter par écrit à Van Damen tout ce qu'il avait appris concernant la révélation "attaque massive" et "aviation" et reprit les déductions des deux manœuvres possibles terminant sa note ainsi :

"Dans tous les cas de figure il me semble que nous sommes tous d'accord sur le fait que seule la prise de Kiev pourrait hâter énormément la fin de cette guerre, aux yeux des Chinois, en tout cas. Qu'elle en est la clé ? Même si l'on peut imaginer que l'Europe continuerait à se battre : un cas de figure que nous devrions envisager sérieusement, peut être y préparer la nation ? Devrait-on envisager le repli du gouvernement plus à l'ouest ? Mais alors les peuples seraient probablement démoralisés, les soldats ne se battraient peut être plus avec autant d'acharnement ? S'agirait-il d'un raid aérien si important qu'il anéantirait totalement la ville, la raserait, multipliant ainsi le choc psychologique par la capture ou la destruction du Sénat ? Je ne sais que penser, mais j'imagine que la Fédération ne résisterait pas mieux à la capture de Kiev et du Sénat qu'à la destruction de celui-ci sous les bombes. Dans les deux cas le pays se retrouverait sans direction. A ce propos, je veux faire parvenir une note au Vice Président Pilnussen lui demandant de quitter Kiev lorsque nous y reviendrons. Evitons que le Président et le Vice Président soit dans le même lieu géographique. Nous parlerons par l'intermédiaire de ce réseau de télévision qu'on a récemment installé à Kiev et dans les grandes capitales plus à l'ouest… J'ai envie de vous dire, Van Damen, d'envoyer autour de la ville toutes les forces anti-char et de défense aérienne que vous pourrez prélever ailleurs y compris toutes les réserves utilisables. Si les Chinois sont sûrs de leur coup c'est qu'il s'agit d'une frappe puissante. Et le comportement de la délégation américaine me laisse à penser que les Chinois leur ont fait grosse impression. Vous le savez comme moi lorsque les Chinois ont l'air aussi sûrs d'eux, c'est qu'ils sont sur le point de réussir un coup."

Le lendemain après-midi, au moment où Meerxel se préparaît à se rendre à la salle de conférence il reçut un message de Conrad Adenauer. Le Président allemand lui disait que l'analyse de ses diplomates concluait qu'un piège était tendu à la Fédération des Républiques Européennes. Que le traité qui allait être proposé était dangereux ! Il sourit. Méfiant, lui aussi Conrad !

Quand il arriva sur place il était, apparemment, si tranquille, si calme, que Fellow et Cross-Footlight le dévisagèrent longuement.

Ils furent d'autant plus cueillis à froid, un peu plus tard, quand Meerxel énonça ses prétentions.

L'Europe exigeait le contrôle politique et l'exclusivité du marché commercial sur la totalité du sud-est asiatique et de l'Afrique ! Seul Green, le Président Australien ne put s'empêcher de rire franchement. Mais ce rire n'était pas destiné à Meerxel, celui-ci s'en rendit compte tout de suite. C'était celui du spectateur assistant à un combat où il voit son lutteur préféré échapper à une prise apparemment fatale. Les deux Présidents sud-américains furent soudain pris d'une furieuse envie de se gratter la moustache et de se moucher… Fellow, lui, avait les yeux exorbités !

Au bout de quatre jours, où Meerxel ne voulut rien lâcher de sa position, la conférence capota !

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