21

Je suis retournée dans ma chambre, me suis assise sur mon lit puis ai contemplé l’enveloppe pleine d’argent. Je l’ai portée à mon nez. Elle avait une odeur amère, comme si les billets avaient été souillés par tous les doigts sales qui s’en étaient saisis. Combien y en avait-il ? J’ai essayé de faire l’addition de tête et me suis trompée à plusieurs reprises, avant d’y parvenir enfin : quatre cents billets de cinquante livres formant une pile rebondie, flexible, effrayante. J’ai balayé la pièce du regard. Où pouvais-je la mettre ? Dans un tiroir, derrière les livres, dans la boîte de mouchoirs en papier, sous mon matelas ? Toutes ces cachettes me semblaient nulles, et là j’ai pensé à Dario, passant sa chambre à l’eau de Javel dans l’attente des fouilles policières désormais imminentes. Si je cachais l’argent dans ma chambre, la police ne manquerait pas de le trouver, et alors quoi ? Était-ce un crime d’avoir autant d’espèces en sa possession ? Serais-je légalement tenue de m’en expliquer ? Ils pourraient croire que c’était le contenu du paquet disparu chez Ingrid de Soto. Bien sûr, Miles pourrait expliquer la raison d’être de cet argent, mais cela ne ferait néanmoins pas bon effet.

J’ai rangé l’argent dans la poche intérieure de mon blouson. C’était ridicule. Je ne pouvais pas me balader avec comme ça. Je le sentais presque chauffer contre ma poitrine. Il fallait que je règle ça le plus vite possible, avant que tout le monde ne s’éparpille. Je suis restée assise sur mon lit quelques instants, le visage dans les mains, essayant de ne pas voir les visages d’Ingrid de Soto et de Leah – deux beaux visages, tous deux mutilés, et dont les yeux m’avaient fixée d’un air accusateur. J’ai pensé à Kamsky (« Vous voulez un lien ? ») et au père d’Ingrid de Soto (« Que savez-vous, Miss Bell ? ») et me suis creusé la cervelle en vain. Si j’étais ce lien, alors comment, pourquoi ? Si je savais quelque chose sans le savoir, qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Tout cela était-il d’une manière ou d’une autre, au-delà des limites de ma compréhension, ma faute ?

Il fallait que je parle à quelqu’un. Inexact. Il fallait que je parle à Owen. Nul autre ne conviendrait. Je me suis levée du lit, me rendant soudain compte à quel point j’étais épuisée – vidée et tremblante de fatigue – et je suis sortie de ma chambre, manquant rentrer dans Dario qui manœuvrait un gros carton le long du couloir.

— Qu’est-ce que tu fais ? ai-je demandé.

— J’ai dit à Miles que je déménageais, a-t-il répondu, tout en jetant des regards nerveux autour de lui. Je ne peux plus rester ici. Mais il a dit qu’il fallait que je débarrasse mes affaires d’abord. Je lui ai proposé de les garder mais il n’en voulait pas. Ça va prendre des jours, et je ne les ai pas. Je n’ai même pas plusieurs heures devant moi. Il peut arriver n’importe quoi. Tout le monde en a après moi. Ils me chopent les uns après les autres.

— Je n’en ai pas après toi, ai-je rétorqué.

— Il était quelle heure ? a-t-il demandé.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Quand tu as trouvé le corps. Je veux dire, elle, Leah.

— Environ dix heures et demie.

J’ai vu une expression d’intense concentration se dessiner sur son visage.

— Je crois que j’ai vu Mick, a-t-il annoncé.

— Mick m’a dit qu’il dormait.

— Je fricotais dans la maison, a expliqué frénétiquement Dario. Tout le monde était parti travailler. J’ai croisé le facteur. Il m’a fait signer un truc.

— Je m’en fiche, Dario. Dis ça à la police, pas à moi, ai-je répliqué. Au fait, j’ai l’argent. Je te donnerai ta part avant que tu t’en ailles.

L’expression de Dario s’est radicalement transformée.

— C’est vrai ?

— Il faut que je calcule le montant exact. D’ailleurs, est-ce que tu as vu Owen ?

— Il vient de rentrer.

Il m’a fallu quelques secondes passées à hésiter avec nervosité devant la porte d’Owen pour me décider à frapper. Il n’y a pas eu de réponse, mais j’ai poussé la porte. Un sac de voyage gisait grand ouvert, débordant de vêtements. Les portes de la penderie étaient entrebâillées, laissant apparaître des rangées de cintres vides. Des photographies autrefois entassées le long des murs se trouvaient maintenant empilées sur le vaste bureau. Je me suis assise à côté, et en ai soulevé quelques-unes distraitement pendant que j’attendais. J’en avais déjà vu certaines, d’autres m’étaient inconnues. L’une d’elles, vers le bas de la pile, m’a coupé le souffle. J’ai porté la main sur mon cœur. J’ai senti une vive douleur dans ma poitrine, et pendant quelques secondes n’ai rien pu faire d’autre que respirer avec difficulté.

L’image représentait cette même femme déjà plusieurs fois photographiée par Owen : parfaitement chauve, avec un visage sérieux aux pommettes saillantes et des yeux rapprochés. Mais cette fois-ci les yeux étaient fermés. On l’avait fait poser comme un cadavre et son visage portait des marques. J’ai regardé fixement l’image qui s’est brouillée avant de redevenir nette. De profondes entailles incisées sur sa peau d’albâtre. Sans équivoque semblables aux entailles… De la bile m’est remontée à la gorge.

— Salut.

Je me suis retournée, laissant choir les photos sur la table où elles se sont étalées.

— Owen.

La peur m’assaillait par vagues et j’avais la bouche sèche.

— Tu as l’air crevée.

Il m’a adressé un sourire qui, à n’importe quel autre moment, m’aurait remplie de plaisir.

— Oui.

— Terrible, a-t-il dit. Je veux dire, pour toi.

— Tu veux dire pour elle.

— Pour toi. Tu veux m’en parler ?

— Non.

Je me sentais glacée jusqu’aux os. Glacée, fatiguée, effrayée, misérable et nauséeuse. Je me suis enveloppée de mes propres bras en serrant bien fort.

— Quelquefois, ça fait du bien de…

— Non.

— Très bien.

— Owen, j’aimerais te montrer quelque chose.

J’ai fouillé parmi les photos sur son bureau, remarquant que mes mains tremblaient, jusqu’à ce que je tombe sur celle du visage tailladé.

— Là.

— Et ?

Il m’a regardée, le visage soudain fermé.

— C’est tout ce que tu as à dire ?

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Je veux que tu me dises… que tu me dises…

Je me suis aperçue que j’avais du mal à former des mots ; ils semblaient pâteux et difficiles à manier dans ma bouche. J’ai serré mes mains l’une contre l’autre et repris :

—… que tu me dises pourquoi les marques sur le visage de cette femme correspondent à celles se trouvant sur les visages d’Ingrid de Soto et de Leah.

Silence absolu. Son expression est devenue sombre, comme si l’éclairage de la pièce avait baissé, et il m’a regardée fixement.

— Eh bien ? ai-je fini par demander.

Il a fait un pas en avant et, bien que je me sois rétractée, m’a saisie par les bras avec une telle brutalité que j’ai senti ses doigts s’enfoncer douloureusement dans ma chair.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Elles étaient mutilées comme ça, ai-je murmuré.

— Leah et l’autre ?

— Oui. Lâche-moi, tu me fais mal.

Il a laissé retomber ses mains mais ne s’est pas éloigné.

— Personne ne le sait. Je n’avais pas le droit de le dire. Comment étais-tu au courant ?

— Tais-toi une minute. Laisse-moi réfléchir.

— Tu devais le savoir. À moins que…

Je me suis interrompue.

— À moins que ce ne soit moi ?

— Oui.

Il a eu un sourire amer.

— Tu crois que j’ai pris les photos, puis que je suis allé tuer une femme – non, deux femmes, pour les faire ressembler à ça. Tu veux t’enfuir maintenant, avant que je t’agresse ?

— Arrête, Owen. Dis-moi.

— Quoi ?

Il a émis un rire bref, sans joie.

— Te dire que je ne les ai pas tuées ? Ça te suffirait, tu es sûre ? Un démenti ?

— Elles sont identiques.

— C’est à toi de décider si tu me fais confiance ou pas.

Sans savoir ce que j’allais faire, j’ai levé la main et lui ai administré une gifle cuisante : il a reculé en chancelant, levant le poing.

— Ce n’est pas de toi et moi qu’il s’agit, espèce d’idiot, ai-je dit. C’est de femmes qu’on assassine. Il faut que tu t’expliques.

Owen m’a regardée. Il a baissé son poing, l’a desserré, puis a fait un pas en arrière. Son visage a perdu son expression dure, qui s’est faite sombre et lasse.

— Oui, a-t-il approuvé. Tu as raison.

— Alors ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?

— La seule explication qui me vienne à l’esprit, c’est qu’il s’agit d’une désagréable coïncidence. Mais j’imagine que tu en as assez des coïncidences.

— Si j’étais inspecteur de police, je voudrais savoir quand tu as pris cette photo. Quel jour, et à quelle heure.

— Si tu étais inspecteur de police, je te répondrais que je n’en sais rien, a rétorqué Owen. Je pourrais te donner une date approximative.

— L’image n’est pas horodatée ?

— Je n’utilise pas le numérique pour ce genre de travail. On a tous les deux fait des dizaines et des dizaines de prises, jour après jour. Celle-ci date disons…

Owen a réfléchi un instant.

—… d’entre début mai, à peu près, et il y a une ou deux semaines.

— C’est trop vague. Est-ce que…

J’ai hésité et fait mine de chercher le nom de la femme que j’avais vue sur ses photos.

—… Andréa se souviendrait plus précisément ?

— J’en doute.

Il a traversé la pièce pour regarder par la fenêtre.

— Tu as dit exactement les mêmes ?

— À peu près.

Il a ramassé la photographie, l’a observée, puis a ajouté :

— J’imagine qu’il va falloir que je porte ceci à la police, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je sors, là, a-t-il annoncé. Je risque d’être absent un moment.

— Owen ?

— Hum ?

— Qui d’autre a vu ces photos, en dehors de moi ?

— Personne. Pas même mon agent. Ni même Andréa. Elles sont restées ici, dans les cartons à dessin.

— Je suppose que ça pourrait n’être qu’une coïncidence, ai-je dit sans conviction.

— Peut-être que c’est juste comme ça que les hommes voient les femmes, a répondu Owen. C’est ce que tu crois, de toute façon, non ?

J’ai froncé les sourcils.

— Tu trouves ça drôle ?

— Non, je ne trouve pas ça drôle. Pourquoi crois-tu que je m’en aille ?

Il a désigné d’un geste sa valise débordante.

— Tu devrais partir, toi aussi.

— Tu crois ?

— Cette maison est maudite.

J’ai frissonné.

— Parfois j’ai si peur que je n’arrive pas à respirer, ai-je confié. Et parfois j’ai l’impression que ce n’est pas réel et je me dis que je vais bientôt me réveiller et que rien de tout ça ne se sera jamais produit.

— Alors, à qui peux-tu faire confiance ? Astrid, en qui as-tu confiance ?

Je l’ai dévisagé un moment et il a fait de même. Quelque chose en lui semblait changé, plus sombre que ce que j’avais connu.

— Les coïncidences terribles, ça arrive, non ? ai-je demandé.

Owen a fait un pas vers moi pour me scruter. C’était comme s’il essayait de voir quelque chose dont j’ignorais jusqu’à l’existence.

— Je suis désolé, a-t-il dit.

— Mais…

— Pour Pippa.

— Ces histoires-là n’ont aucune signification pour Pippa, ai-je répondu. Mais elles en ont pour moi, et je pensais…

Je me suis interrompue, puis détournée de son regard brûlant.

— Tu pensais qu’elles en avaient pour moi aussi ?

— J’imagine.

— Si tu tiens à le savoir, a-t-il dit, c’était avant qu’il se soit passé quoi que ce soit entre nous. Je voulais que tu le saches. C’est important pour moi.

— Je le savais, ai-je répondu. Pour ce que ça vaut.

— Bon, je vais montrer ça à la police. Pourquoi tu ne commencerais pas à faire tes bagages ?