— Comment êtes-vous arrivée ici, Astrid ?
Kamsky me regardait dans les yeux. Le mouvement de ses lèvres ne semblait pas synchronisé avec ce qu’il disait. Et bien qu’il fut si proche de moi que je sentais l’odeur de café de son haleine, il me semblait par ailleurs distant, séparé de moi, comme par une vitre. J’avais l’impression d’être un poisson dans un aquarium, et qu’il m’observait de l’autre côté du verre. Je ne voyais pas de raison pressante de lui répondre. Et même si cela ressemblait à un rêve, ce n’en était pas un. C’était la réalité, et il allait falloir que je me fasse à cette idée.
— Tout va bien, a-t-il dit. Prenez votre temps, Astrid. Nous allons trouver quelqu’un pour vous parler. Aimeriez-vous une tasse de thé ? Un bon thé chaud et sucré ?
Il est sorti de mon champ de vision. J’ai balayé la pièce du regard. Il y avait un mug rempli de café sur la cheminée, une porte de placard ouverte. C’était comme si elle venait de sortir à l’instant, mais pour quelques secondes seulement, parce qu’elle allait revenir finir son café avant qu’il ne soit froid et refermer le placard, parce qu’elle n’était pas du genre à tolérer une porte ouverte. Par l’embrasure, j’apercevais un manteau noir et une veste en laine, une botte, un sac de toile. Peu de vêtements, puisque la plupart circulaient en ce moment dans le quartier de Hackney, portés par d’autres qu’elle. Sur le canapé, une robe de chambre en soie à fleurs et un livre de poche ouvert. Par terre, un carton et plusieurs sacs en plastique. Le carton contenait des assiettes, des carafes et une cafetière. Les sacs étaient remplis de draps, de serviettes, d’oreillers. Je distinguais sur les murs des rectangles plus clairs et des crochets, là où l’on avait ôté des tableaux. Ils reposaient maintenant contre un mur. Je ne voyais que celui à l’avant de la pile, une photographie encadrée d’un homme en costume et d’une femme en robe longue, fixant l’objectif avec raideur. Ses grands-parents. Peut-être ses arrière-grands-parents. Je ne connais pas le nom des miens. Ils avaient vécu, s’étaient mariés, avaient eu des enfants puis s’étaient éteints, et cinquante ans plus tard leur arrière-petite-fille ne connaissait même pas leurs noms. L’un d’entre eux s’appelait-il William ?
L’appartement était bondé à présent.
— Savez-vous qui je suis ? a demandé un homme.
— Oui, ai-je répondu. Vous êtes le docteur Bradshaw. Le docteur Hal Bradshaw. Vous êtes le psychiatre.
— Très bien, Astrid.
— Vous êtes venu vite, ai-je commenté. Vous êtes comme les pompiers ?
— Hein ?
— Vous êtes arrivé vite, ai-je expliqué. Comme un pompier. Sur les lieux d’un incendie, je veux dire.
— Il y a une femme avec moi, a-t-il dit. Elle voudrait faire un prélèvement sur vos mains. Vous êtes d’accord ?
Une femme s’est penchée devant moi. Elle portait un pull fauve. Un minuscule crucifix a glissé de son cou au bout de sa chaîne quand elle s’est inclinée en avant. Elle portait des gants en plastique. Elle s’est saisie de ma main gauche pour en exposer la paume. J’ai baissé les yeux.
— Oh Seigneur ! me suis-je exclamée. Oh, je suis désolée. Oh mon Dieu !
La main était éclaboussée de sang. J’ai senti quelque chose de froid dessus quand la femme l’a essuyée avec un tissu. Elle a mis le tissu dans un sachet transparent. Elle a pris un coton-tige et l’a passé sur le bout de mes doigts, me chatouillant presque.
— Vous permettez ? a-t-elle demandé et, avant que j’aie pu répondre, elle a examiné mes ongles. Ne bougez pas, s’il vous plaît.
Elle s’est emparée d’un petit instrument de métal brillant, semblable à une moitié de pince à épiler, avec lequel elle a gratté le dessous des ongles, un à un. J’avais l’impression qu’après m’avoir nettoyée, on me récurait. Puis elle a fait la même chose avec l’autre main. Comme par magie, l’inspecteur principal Kamsky avait réapparu.
— Astrid, a-t-il demandé, est-ce qu’il y avait une arme ?
— Quoi ?
— Un couteau. Près du corps. Ou sur la table.
J’ai secoué la tête.
— Astrid, a-t-il dit, un peu trop fort, comme si j’étais tout au fond d’une grotte ou perchée, sur la saillie d’une paroi. Une femme policier est arrivée. L’agent Lynch. Nous allons vous laisser avec elle et vous allez vous dévêtir. Entièrement. Et vous enlèverez aussi tous vos bijoux et accessoires. Nous avons d’autres vêtements à vous passer. Vous comprenez ?
J’ai tressailli. L’idée me paraissait obscène.
— Pas ici, ai-je protesté. Je ne peux pas.
— Je suis désolé, a-t-il dit. C’est important.
Les hommes sont sortis, l’air gêné. L’agent Lynch a souri.
— Appelez-moi Gina, a-t-elle proposé. C’est la procédure. Ôtez-moi donc ça et enfilez ceux-là, après quoi vous aurez droit à une tasse de thé en récompense.
J’ai regardé autour de moi.
— Vous pouvez fermer les rideaux ? ai-je demandé.
— Je n’ai le droit de toucher à rien, a-t-elle répondu. Ne vous en faites pas. Personne ne peut voir de l’extérieur.
L’agent Gina Lynch a déplié ce qui ressemblait à un sac à linge en polyéthylène. J’ai balancé mes chaussures, roulé et ôté mes chaussettes, passé mon tee-shirt jaune vif au-dessus de ma tête.
— Il est un peu trempé de sueur, ai-je remarqué. Ça fait des heures que je pédale.
Elle a enfilé des gants chirurgicaux en les faisant claquer, avant de ramasser mes affaires. Comme si j’étais porteuse d’un virus quelconque. C’était peut-être le cas.
— On vous les rendra, a-t-elle promis.
J’ai fait glisser mon short de vélo noir le long de mes jambes et par-dessus mes pieds, avant de le lui remettre. Après quoi j’ai tendu la main vers le bas de survêtement.
— Je suis désolée, a-t-elle dit.
— Oh, pour l’amour du ciel, ai-je protesté. Vous n’êtes pas sérieuse ?
J’ai dégrafé mon soutien-gorge et l’ai fait glisser de mes bras. Puis j’ai descendu ma petite culotte et l’ai enlevée. Elle les a mis dans un sac plus petit, et je me suis retrouvée nue dans cet endroit sinistre. Si elle me voyait maintenant… L’agent Lynch a commencé à fouiller dans une sacoche pareille à celles des facteurs, en a sorti une culotte gris-bleu qu’elle m’a tendue.
— Je préfère ne pas savoir à qui elle appartient, ai-je dit.
— Elle est parfaitement propre, a assuré Lynch.
Je l’ai enfilée.
— Pas de soutien-gorge, j’en ai peur, a-t-elle déclaré, avant de me tendre un tee-shirt blanc.
Je l’ai enfilé, ainsi qu’un sweat-shirt bleu et un bas de survêtement rouge.
Elle a fouillé dans un autre sac. Elle m’a tendu une paire de chaussettes roulée en boule et des baskets noires.
— Je commence à me faire une sacrée collec, ai-je remarqué.
— Quoi ?
— Aucune importance.
— On ne savait pas trop pour votre pointure, mais elles vous permettront de rentrer chez vous. Je suis désolée, Astrid, mais je vais avoir besoin de vos boucles d’oreilles, de votre collier et de cette bague.
J’ai vite défait les boucles d’oreilles et ôté le petit collier de perles bleues que j’avais acheté près de l’écluse de Camden l’été précédent.
— Je ne suis pas sûre, pour la bague, ai-je dit. Un petit ami me l’a offerte quand j’avais dix-neuf ans. Je ne l’ai jamais enlevée depuis.
— Si ça pose un problème, on peut demander à quelqu’un de la couper.
— C’est bon, c’est bon, ai-je répliqué.
J’ai tiré dessus. Je n’ai pas réussi à lui faire passer la jointure, mais j’ai léché mon doigt, puis tiré jusqu’à ce que les larmes me montent aux yeux et que mon articulation cède, délivrant l’anneau. Où était Tom aujourd’hui ? me suis-je demandé. En lui remettant la bague, j’ai eu le sentiment d’avoir été dépouillée de tout ce qui faisait de moi la personne que j’étais. J’ai enfilé les baskets. Elles ne m’allaient pas trop mal.
— On vous donnera un reçu pour le tout, a expliqué Lynch, et on vous rendra ça en temps voulu.
Quand Kamsky et Bradshaw sont revenus dans la pièce, je m’attendais à ce qu’ils fassent un commentaire taquin au sujet des vêtements ridicules dont j’étais affublée, mais l’un et l’autre avaient l’air sérieux. Kamsky a fait un signe de tête à Bradshaw, suggérant un arrangement préalable entre eux. Kamsky m’a tendu un mug rempli de thé. Je me suis demandé où ils se l’étaient procuré. L’avaient-ils préparé dans sa cuisine ? J’en ai bu une gorgée avant de faire la grimace.
— Buvez, a ordonné Kamsky, penché sur moi comme un parent encourageant un petit enfant. J’ai vu des gens comme vous s’évanouir. Ça va vous faire du bien.
Quelque chose en moi s’est révolté à ces mots. La scène avait quelque chose d’horriblement anglais. Peu importait ce que c’était – une catastrophe naturelle, une scène de crime, le Blitz –, une bonne tasse de thé bien chaude arrangerait tout. Mais il était vrai que je me sentais faible et désorientée, et j’ai siroté la boisson bien trop sucrée pour me donner le temps de réfléchir et de me ressaisir. Chaque fois que je m’arrêtais de boire, Kamsky m’encourageait à continuer d’un geste, et j’avalais une autre gorgée, jusqu’à ce que le mug soit enfin vide et que je le lui rende comme une brave fille obéissante. Il a opiné du chef à l’adresse de Bradshaw, qui a acquiescé à son tour.
— Comment vous sentez-vous, Astrid ? a-t-il demandé.
— Mieux, ai-je répondu. J’étais un peu secouée. Enfin, vous savez…
— Oui, a-t-il approuvé. Nous savons. Avez-vous la tête qui tourne, mal au cœur, ou quoi que ce soit de cet ordre ?
— Je vais bien.
— Savez-vous où vous êtes ? a-t-il demandé.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Bien sûr que je le sais.
— Je suis désolé, a-t-il continué, mais je dois vous poser des questions qui ont l’air stupides. Je dois déterminer si vous êtes en état d’être interrogée. Donc, vous savez de façon certaine qui nous sommes ?
— J’en ai une vague idée, ai-je répondu.
— Non, vraiment. Savez-vous qui nous sommes ?
— Oui, je le sais.
Il a lancé un regard à Kamsky.
— Qu’en pensez-vous ? a demandé ce dernier, comme si je n’étais pas là.
— Ça devrait aller, a répondu Bradshaw. Mais il vaudrait mieux que je sois présent.
— D’accord.
Il a regardé un policier debout près de la porte.
— Vous pouvez faire entrer Frank maintenant.
L’agent sorti, Kamsky et Bradshaw ont patienté en silence jusqu’à ce qu’un homme fasse son entrée. Vêtu d’un costume gris, il était plus âgé que Kamsky de quelques années, le sommet du crâne dégarni avec des cheveux gris argenté coupés très court sur les côtés. Il a posé sur Kamsky puis sur moi-même un regard dénué de toute expression.
— Astrid, a annoncé Kamsky, voici l’inspecteur principal Frank McBride.
— Bonjour, ai-je dit.
McBride n’a pas répondu. Il s’est contenté de me toiser.
— La situation presse, a affirmé Kamsky. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
— Oui, je comprends.
— Mais je dois vous rappeler que vous avez droit à la présence d’un avocat, si vous le souhaitez.
— Pour quoi faire ?
— Et je dois aussi vous prévenir que, bien entendu, tout ce que vous pourrez dire pourra être utilisé en tant que preuve ainsi qu’au tribunal.
— Je m’en doute, ai-je répliqué. Pour quelles autres raisons le dirais-je ?
— Exactement, a répondu Kamsky, avec un sourire.
Il a jeté un coup d’œil à McBride avant de poser de nouveau les yeux sur moi.
— J’ai bien peur qu’il ne vous faille faire de nouvelles dépositions. Nous allons vous ramener au commissariat, où il y aura des magnétophones, des avocats et beaucoup de paperasserie.
— Je commence à en avoir l’habitude, ai-je remarqué.
Nouveaux échanges de regards. En reprenant la parole, Kamsky avait l’air gêné.
— Ce que nous voulions en fait dire, Astrid, c’est que, si vous aviez quoi que ce soit à nous révéler, ce serait le bon moment.
— Je ne comprends pas, ai-je répondu. Qu’est-ce que vous insinuez ?
— Je vais essayer de dire les choses de la manière la plus simple possible, a continué Kamsky. Des experts examinent chaque centimètre carré de cette scène de crime. Nous allons découvrir la vérité sur ce qui s’est passé ici. Le corps de Leah Peterson se trouve toujours à une dizaine de mètres de l’endroit où nous sommes en train de discuter. Ne serait-ce pas une bonne chose de mettre fin à tout ça ?
J’étais persuadée d’être incapable de ressentir quoi que ce soit d’autre, mais je commençais à distinguer ce qu’on me disait. C’était comme si l’on frappait à coups de poing, sans discontinuer, un bleu nouvellement formé.
— Je ne comprends pas la question, ai-je répondu d’un air hébété. Je crois que vous devriez dire ce à quoi vous pensez.
— Ne tournons pas autour du pot, a dit Kamsky. Il va y avoir une enquête très importante et très minutieuse. Ce n’est que le début. Mais si vous avez quelque chose de concret à nous offrir, ça serait sans doute une bonne idée de le faire maintenant. Si vous êtes impliquée d’une quelconque façon dans ce qui s’est passé, si vous savez quoi que ce soit, si vous avez des soupçons sur quelque chose, je vous promets, Astrid, qu’il serait préférable, pour mille raisons, que vous nous le disiez tout de suite.
— Vous êtes fou ? me suis-je exclamée. C’est moi qui vous ai appelé. Croyez-vous que j’aie quelque chose à voir avec ce cauchemar ?
Kamsky a regardé McBride et haussé les épaules dans un geste d’impuissance, comme pour demander de l’aide. McBride a saisi l’une des chaises de salle à manger, l’a tirée et s’est assis face à moi.
— Eh bien, oui, nous le croyons, a-t-il dit.
Il avait un léger accent écossais.
— Vous avez vu le corps ?
— C’est moi qui ai appelé la police.
— Mais vous l’avez bien vu ?
— Regardez, ai-je répondu en levant les mains.
McBride a fait la grimace.
— Pour l’amour du ciel, a-t-il dit, pourquoi est-ce que personne ne s’est occupé de ça ?
— Ils ont fait des prélèvements.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Enfin bref, l’état du corps de Leah Peterson vous a-t-il rappelé quelque chose ?
— Il était exactement comme le corps d’Ingrid de Soto. C’est évident. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
McBride a tiré un petit carnet de sa poche pour le consulter.
— Alors pourquoi étiez-vous ici ?
— Pour récupérer un paquet.
— Les gens vont arrêter de vous demander de venir chercher leurs paquets, Miss Bell. Ils vont commencer à se dire que vous portez la poisse.
Je n’ai pas répondu.
— Avez-vous été surprise d’être appelée chez quelqu’un que vous connaissiez ?
— Je ne savais pas qu’elle habitait ici.
— C’est le domicile de la fiancée de votre ex-petit ami ?
— Oui.
— L’inspecteur Kamsky a appelé vos bureaux. Une fois de plus. Ils commencent à avoir l’habitude d’avoir de ses nouvelles. Il a demandé une preuve écrite de la transaction. Ça tombe mal mais ils n’en ont pas.
— Parfois nous faisons des courses pour du liquide, ai-je expliqué. Au noir. Ça arrange tout le monde.
— Pas forcément, a répliqué McBride. Et pourquoi vous ?
— Ils ont insisté pour que ce soit moi.
— C’est inhabituel ?
— Oui. Mais je crois que Campbell m’a vaguement expliqué que la femme avait peur que des hommes viennent chez elle. Il faudra voir ça avec lui.
— Vous pouvez être certaine que nous le ferons, a affirmé Kamsky d’un air sombre.
Puis il y a eu un long silence.
— Miss Bell, a fini par dire McBride, avez-vous quelque chose à nous signaler ? Quelque chose qui pourrait nous épargner à tous tout un tas d’ennuis.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
McBride a lancé un regard à Kamsky, puis s’est retourné vers moi.
— Très bien, a-t-il dit. Je vais reformuler ma question. Comment décririez-vous vos rapports avec Leah Peterson ?