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- Espérons qu'il en sera de même pour moi », soupira Laurie. Il y avait des draps propres dans l'ar-moire à linge, mais ils étaient humides et froids. Le sommier et le matelas sentaient le moisi. « Ré-chauffe-moi, murmura Laurie, frissonnante, se pelotonnant sous les couvertures.
- Volontiers. »
Ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. A trois heures du matin, Laurie se mit à hurler, un cri perçant, désespéré, qui emplit la maison. « Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! »
Elle ne cessa de sangloter jusqu'au lever du jour.
« Ils se rapprochent, dit-elle à Mike. Ils se rapprochent de plus en plus. »
La pluie tomba sans discontinuer pendant toute la journée. Le thermomètre extérieur indiquait 2°.
Ils passèrent la matinée à lire, recroquevillés sur les divans recouverts de velours. Mike vit Laurie se détendre peu à peu. Lorsqu'elle s'endormit d'un sommeil lourd après le déjeuner, il alla dans la cuisine et téléphona au psychiatre.
« Le fait qu'elle les sente se rapprocher est probablement bon signe, lui dit le médecin. Peut-être est-elle à la veille de surmonter ses peurs. Je reste persuadé que ses cauchemars ont pour origine toutes ces histoires de bonne femme que lui débitait sa grand-mère. Si nous découvrons exactement celle qui a provoqué cette terreur, nous pourrons l'exor-ciser en même temps que les autres. Prenez soin d'elle, mais ne vous inquiétez pas. Elle est forte et elle a la volonté de s'en tirer. C'est la moitié de la bataille de gagnée. »
Lorsque Laurie se réveilla, ils décidèrent de faire l'inventaire de la maison. « Mon père m'a dit que nous pouvions prendre ce que nous désirions, lui rappela Mike. Deux tables sont des pièces d'anti-quité et la pendule sur la cheminée est une vraie merveille. » Il y avait un grand placard dans l'entrée. Ils commencèrent à en vider le contenu dans le séjour. Les cheveux rassemblés en un chignon lâche, Laurie avait l'air d'avoir dix-huit ans dans son sweater et son Jean. Elle s'anima à la vue de leurs trouvailles. « Les artistes du coin ne sont pas très doués, dit-elle en riant, mais les cadres sont superbes. Est-ce que tu les imagines sur nos murs ? »
L'an dernier, la famille de Mike leur avait acheté un loft dans Greenwich Village en guise de cadeau de mariage. Il y a encore quatre mois, ils passaient leur temps dans les ventes publiques et privées à la recherche de bonnes affaires. Depuis le jour où ses cauchemars avaient commencé à la tourmenter, Laurie ne s'intéressait plus à l'ameublement de l'appartement. Mike croisa les doigts. Peut-être son état s'améliorait-il ?
Sur le dernier rayonnage du placard, caché derrière une pile de patchworks, il découvrit un vieux phonographe. « Oh, mon Dieu, je l'avais complètement oublié ! s'exclama-t-il. Une vraie trouvaille. Et il y a aussi quantité de vieux disques. »
Il ne remarqua pas le silence soudain de Laurie tandis qu'il frottait la poussière accumulée sur le phono et soulevait le couvercle. La marque Edison, le chien posté face au pavillon du gramophone, l'inscription La Voix de son Maître apparurent à l'intérieur du couvercle. « Il a même son aiguille », dit Mike. Rapidement, il mit un disque sur le plateau, tourna la manivelle, poussa le levier sur ON et le disque se mit à tourner. Il posa délicatement le bras armé de la fine aiguille sur le premier sillon.
Le disque était éraillé. Les voix étaient masculines mais haut perchées, avec un ton de fausset. La musique exécutée trop rapidement donnait l'impression d'être mal synchronisée. «Je ne comprends pas les paroles, dit Mike. Tu reconnais l'air ?
- C'est Chinatown, répondit Laurie. Écoute. » Et elle se mit à chanter en accompagnant l'enregistrement, sa jolie voix de soprano dominant le chœur.
Hearts that know no other worid, drifting to andjro. Les cœurs qui n'ont d'autre monde où aller vont et viennent... Sa voix se brisa. Haletante, elle s'écria :
« Arrête le disque, Mike, arrête-le ! »
Elle se couvrit les oreilles de ses mains et tomba à genoux, pâle comme une morte.
Mike ôta brusquement l'aiguille du disque.
« Chérie, qu'y a-t-il ?
- Je ne sais pas. Je ne sais pas. »
Cette nuit-là, le cauchemar de Laurie prit une forme différente. Les personnages qui s'appro-chaient d'elle chantaient Chinatown et de leurs voix de fausset lui demandaient de se joindre à eux.
Au petit matin, ils se retrouvèrent assis dans la cuisine devant un café. « Mike, je me souviens, lui dit Laurie. Quand j'étais petite, ma grand-mère avait un phono comme celui-là. Elle avait le même disque. Un jour, je lui ai demandé où se trouvaient les gens qui chantaient. Je croyais qu'ils étaient cachés quelque part dans la maison. Elle m'a emmenée dans la cave et m'a montré la réserve à charbon. Elle m'a dit que les voix venaient de là.
Elle jurait que les chanteurs étaient dans la réserve. »
Mike reposa sa tasse. « Grands dieux !
- Je ne suis plus jamais descendue à la cave par la suite. J'étais terrorisée. Puis nous avons déménagé dans un appartement et elle a donné le phono. C'est pour ça que j'avais oublié. » L'espoir brilla soudain dans les yeux de Laurie. « Mike, cette peur ancienne a réapparu pour une raison que j'ignore. J'étais épuisée lorsque les représentations ont pris fin. Et c'est immédiatement après que les cauchemars ont commencé. Mike, cet enregistrement date de très longtemps. Les chanteurs sont probablement morts aujourd'hui. Et depuis, j'ai appris comment l'on enregistre le son. Peut-être que tout ira bien désormais.
- Je te promets que tout ira bien. » Mike se leva et lui prit la main. « As-tu le courage de faire quelque chose ? Il y a une réserve à charbon à la cave.
Je voudrais que tu y descendes avec moi. »
Les yeux de Laurie s'emplirent de panique, puis elle se mordit les lèvres. « Allons-y », dit-elle.
Mike surveilla son visage pendant qu'elle parcourait la cave du regard. Voyant son expression, il réalisa à quel point la pièce était décrépite. Une seule ampoule nue pendait au plafond. Les murs de par-paings ruisselaient d'humidité. La poussière de ciment qui couvrait le sol collait à la semelle de leurs pantoufles. Des marches conduisaient à la porte métallique donnant sur l'arrière-cour. La serrure rouillée semblait fermée depuis des années.
La réserve à charbon était placée contre la chaudière du côté de la façade de la maison. Mike sentit les ongles de Laurie s'enfoncer dans ses paumes pendant qu'ils se dirigeaient vers elle.
« Nous allons être à court de charbon, lui dit-il.
Heureusement qu'ils viennent livrer aujourd'hui.
Dis-moi, chérie, que vois-tu là ?
- Une caisse. Une dizaine de pelletées de charbon au maximum. Une fenêtre. Lorsque le camion venait livrer, je me souviens qu'ils glissaient un toboggan par le soupirail et que le charbon descendait avec un grand fracas. Je me demandais s'il faisait mal aux chanteurs en tombant sur eux ! »
Laurie s'efforça de rire. « Pas le moindre signe de vie dans les parages. Plaise à Dieu que les cauchemars cessent. »
Ils remontèrent main dans la main au rez-de-chaussée. Laurie bâilla. «Je suis si fatiguée, Mike.
Et toi, pauvre chéri, à cause de moi, tu n'as pas eu de vraie nuit de repos depuis des mois. Pourquoi ne pas se remettre au lit et dormir toute lajournée ?
Parions qu'aucun rêve ne viendra me réveiller... »
Ils s'endormirent, Laurie blottie dans les bras de Mike, la tête sur sa poitrine, « Fais de beaux rêves, mon amour, murmura-t-il.
- Promis. Je t'aime, Mike. Merci pour tout. »
Le bruit du charbon dégringolant le long du toboggan réveilla Mike. Il cligna des yeux. À travers les stores, la lumière envahissait la pièce. Il regarda machinalement sa montre. Presque trois heures de l'après-midi. Seigneur, il fallait vraiment qu'il soit éreinté pour avoir dormi aussi longtemps. Laurie était déjà levée. Il enfila un pantalon kaki, des tennis, et prêta l'oreille, s'attendant à entendre des bruits dans la salle de bains. Aucun son ne lui parvint. La robe de chambre et les pantoufles de Laurie étaient posées sur la chaise. Elle était sans doute déjà habillée. Saisi d'une angoisse irraisonnée, Mike passa rapidement un sweat-shirt.
Le séjour. La salle à manger. La cuisine. Leurs tasses se trouvaient encore sur la table, les chaises repoussées, telles qu'ils les avaient laissées. Mike sentit sa gorge se contracter. Le bruit du charbon allait en diminuant. Le charbon. Qui sait. Il descendit quatre à quatre l'escalier de la cave. Un nuage de poussière de charbon remplissait le sous-sol. Les boulets brillants s'amoncelaient dans la caisse. Il entendit le claquement du soupirail qu'on refermait. Il contempla à ses pieds des traces de pas. Les empreintes de ses propres tennis. Et les doubles empreintes que Laurie et lui avaient laissées ce matin en descendant à la cave en pantoufles.
C'est alors qu'il aperçut les traces des pieds nus de Laurie, les empreintes exquises de son pied fin et cambré. Elles s'arrêtaient devant la réserve à charbon. Il n'y avait aucune trace retournant à l'escalier.
La sonnette retentit, avec le même tintement aigu et insistant qui avait toujours agacé Mike et amusait sa grand-mère. Mike s'élança en haut des escaliers.
Laurie. Faites que ce soit Laurie.
Le chauffeur du camion tenait une facture à la main. « Voulez-vous signer pour la livraison, monsieur ? »
La livraison. Mike saisit l'homme par le bras.
« Quand vous avez commencé à déverser le charbon, est-ce que vous avez regardé dans la réserve ? »
Deux yeux bleus étonnés dans un visage plaisant et tanné par le grand air le regardèrent avec franchise. « Ouais, bien sûr. J'ai jeté un coup d'œil pour vérifier la quantité qu'il vous fallait. Vous étiez quasiment arrivé au bout. Il n'en restait pas assez pour la journée. La pluie a cessé, mais il va continuer à faire froid. »
Mike s'efforça de paraître calme. «Auriez-vous remarqué quelqu'un dans la réserve à charbon ? Je veux dire, il fait sombre dans la cave. Auriez-vous remarqué une jeune femme, qui serait tombée évanouie ? » Il pouvait lire dans les pensées du livreur.
Il pense que je suis ivre ou drogué. « Bon Dieu, hurla-t-il soudain. Ma femme a disparu. Ma femme a disparu. »
Pendant des jours, ils cherchèrent Laurie. Fou d'angoisse, Mike participa fébrilement aux recherches, parcourant chaque mètre carré des bois épais qui entouraient la maison. Il demeura prostré sur la terrasse, frissonnant, les épaules courbées, pendant qu'on draguait le lac. Il regarda sans conviction des hommes vider le charbon nouvellement livré dont ils firent un nouveau tas sur le sol de la cave.
Entouré de policiers dont il n'enregistrait ni les noms ni les visages, il parla au téléphone avec le médecin de Laurie. D'un ton monotone, incrédule, il lui raconta les peurs de Laurie et les voix qui venaient de la réserve à charbon. Quand il eut terminé, l'inspecteur en chef s'entretint avec le médecin. Puis il raccrocha et prit Mike par l'épaule.
« Nous allons poursuivre les recherches. »
Quatre jours plus tard, un plongeur retrouva le corps de Laurie pris dans les herbes au fond du lac.
Morte par noyade. Elle portait sa chemise de nuit.
Des particules de charbon adhéraient encore à sa peau et à ses cheveux. L'inspecteur de police tenta en vain d'atténuer la sombre tragédie de sa mort.
« Voilà pourquoi ses traces de pas s'arrêtaient au tas de charbon. Elle a dû le gravir et sortir par le soupirail. Il est assez large, vous savez, et elle était très mince. Je me suis à nouveau entretenu avec son médecin. Elle se serait probablement suicidée avant ce jour si vous n'aviez pas été auprès d'elle. C'est terrible la façon dont les gens bousillent leurs enfants.
Son médecin m'a raconté que sa grand-mère la terro-risait avec des superstitions démentes avant même que la pauvre gosse ne soit en âge de marcher.
- Elle m'en avait parlé. Elle voulait guérir. »
Mike protesta machinalement, prit machinalement des dispositions pour que le corps de Laurie soit incinéré.
Le lendemain matin, tandis qu'il faisait ses valises, l'agent immobilier vint le voir : une femme élégante, aux cheveux blancs et au visage mince, dont la vivacité ne cachait pas la compassion de son regard. « Nous avons un acheteur pour la maison, dit-elle. Je peux vous faire expédier toutes les affaires que vous désirez garder. »
La pendule. Les tables anciennes. Les tableaux dont Laurie s'était moquée dans leurs superbes cadres. Mike essaya en vain de s'imaginer seul dans leur loft de Greenwich Village.
« Et le gramophone ? demanda la femme. C'est une rareté. »
Mike l'avait remis à sa place dans le débarras. Il l'en sortit, revoyant la terreur de Laurie, l'entendant chanter les premières mesures de Chinatown, se mêlant aux voix nasillardes du vieil enregistrement. «Je ne sais pas si je désire le garder », dit-il.
La femme de l'agence prit un air désapprobateur.
« C'est un objet de collection. Je dois vous quitter.
Faites-moi savoir ce que vous aurez décidé. »
Mike regarda sa voiture disparaître dans le tournant de l'allée. Laurie, reviens. Il souleva le couvercle du vieux phonographe comme il l'avait fait cinq jours plus tôt, des siècles auparavant. Il tourna la manivelle, trouva le disque de Chinatown, le posa sur le plateau, mit le levier sur la position ON. Il regarda le disque tourner, de plus en plus vite, puis souleva le bras et plaça l'aiguille sur le premier sillon.
« Chinatown, my chinatown... »
Un frisson glacé le parcourut. Non ! Non ! Incapable de bouger, incapable de respirer, il fixait le disque qui tournait.
« ... les cœurs qui n'ont d'autre monde où aller vont et viennent... »
Dominant les voix éraillées des chanteurs depuis longtemps disparus, le soprano exquis de Laurie emplissait la pièce de sa grâce plaintive et déchirante.
Le billet gagnant
Si Wilma Bean n'avait pas rendu visite à sa sœur Dorothy à Philadelphie, il ne serait rien arrivé. Sachant que sa femme aurait regardé les résultats du tirage à la télévision, Ernie serait rentré directement chez lui à minuit, en quittant son poste de gardien au centre commercial de Paramus dans le New Jersey, et ils auraient fêté l'événement ensemble. Deux millions de dollars ! C'était leur part de la tranche spéciale de Noël !
Au lieu de quoi, parce que Wilma était partie voir sa sœur avant les fêtes de Noël, Ernie s'était arrêté au Friendly Shamrock, le bar des Irlandais, pour écluser un ou deux verres, puis il avait terminé la soirée à l'Harmony Bar, situé à six rues de leur maison d'Elmwood Park. Là, avec un geste enjoué à l'adresse de Lou, propriétaire et barman de l'endroit, il avait commandé son troisième whisky-soda de la soirée, enroulé ses grosses jambes de sexagé-naire autour du tabouret, et s'était mis à imaginer comment Wilma et lui allaient dépenser leur nouvelle fortune.
C'est alors que ses yeux au regard bleu délavé avaient repéré Loretta Fleur d'Artichaut, perchée sur un tabouret à l'extrémité du bar contre le mur, une chope de bière dans une main, une Marlboro dans l'autre. Loretta était particulièrement attirante ce soir-là. Ses cheveux blond vénitien tombaient en cascade sur ses épaules, son rouge à lèvres fram-boise mettait en valeur ses grands yeux verts soulignés d'une ombre violette, et sa poitrine généreuse s'élevait et s'abaissait avec une régularité toute sen-suelle.
Ernie contempla Loretta avec une admiration presque distraite. Il était de notoriété publique que son mari, Jimbo Potters, un camionneur du genre malabar, se montrait très fier du passé de danseuse de sa femme et qu'il était d'une jalousie féroce. On racontait même qu'il lui arrivait de la frapper si elle se montrait trop aimable envers les autres hommes.
Mais Lou, le barman, était son cousin et Jimbo acceptait exceptionnellement que Loretta vienne passer un moment au bar les soirs où il était obligé de s'absenter pour une destination éloignée. Après tout, c'était un endroit respectable, fréquenté par les gens du voisinage. Beaucoup de femmes y venaient avec leur mari, et comme Loretta le souli-gnait volontiers : «Jimbo ne s'imagine quand même pas que je vais me planter toute seule devant la télé ou assister à des réunions Tupperware chaque fois qu'il transporte ses têtes d'ail ou ses régimes de bananes sur la nationale 1. Je suis une enfant de la balle, née dans une famille d'artistes, et j'ai besoin de compagnie. »
Sa carrière dans le show-business était le sujet de conversation préféré de Loretta, et elle avait tendance à en rajouter au cours des années. C'est aussi pourquoi elle se faisait appeler Fleur d'Artichaut, de son nom de scène, bien que son nom légal fût Mme Jimbo Potters.
Dans le halo de lumière que diffusait la suspension, imitation Tiffany, au-dessus du comptoir éraflé du bar, Ernie admirait donc en silence Loretta, dont il trouvait la silhouette drôlement sexy malgré ses cinquante-cinq ans. Mais ce n'était pas elle qui emplissait ses pensées ce soir. Le billet de loterie qu'il avait épinglé à son maillot de corps lui tenait chaud au cœur. Comme un feu intérieur. Deux millions de dollars. Ce qui signifiait deux cent mille dollars par an moins les impôts pendant vingt ans.
Ils verraient arriver le xxie siècle sans se faire de bile.
Et à ce moment-là, peut-être même pourraient-ils s'offrir un voyage sur la lune.
Ernie tenta de se représenter l'expression de Wilma lorsqu'elle apprendrait la bonne nouvelle.
La sœur de Wilma, Dorothy, n'avait pas la télévision et écoutait rarement la radio, si bien que Wilma, à Philadelphie, ignorait sûrement en ce moment précis qu'elle était riche. Dès l'instant où il avait appris la nouvelle sur sa radio portative, Ernie avait été tenté de se précipiter au téléphone pour prévenir Wilma, mais il s'était ravisé. Ce serait plus excitant de le lui annoncer de vive voix.
À présent, son visage rond plissé comme une crêpe de la Chandeleur, Ernie souriait aux anges en imaginant le retour de Wilma le lendemain. Il irait la chercher à la gare de Newark. Elle lui demanderait si leur numéro approchait du numéro gagnant. « Est-ce qu'on a deux bons numéros ?
Trois ? » Il lui répondrait qu'ils n'en avaient pas un seul dans la combinaison gagnante. Puis, une fois à la maison, elle trouverait ses collants suspendus à la cheminée, comme à l'époque où ils étaient jeunes mariés. Wilma portait des bas et des jarretelles, alors. Aujourd'hui, elle mettait des collants de la taille 48 et il lui faudrait fouiller jusqu'au bout du pied pour en retirer le billet. Il lui dirait : « Continue de chercher, attends d'avoir trouvé la surprise. » Il imaginait la scène, le cri qu'elle pousserait en jetant ses bras autour de son cou.
Wilma était un beau brin de fille lorsqu'ils s'étaient mariés quarante ans auparavant. Elle avait conservé son joli visage et ses cheveux d'un blond platine ondulaient naturellement. Pas le genre danseuse comme Loretta, mais Ernie la trouvait à son goût. Elle se mettait quelquefois en rogne parce qu'il levait un peu trop souvent le coude avec ses copains, mais dans l'ensemble c'était une chic fille.
Et, bon sang, ils allaient passer un sacré Noël cette année ! Peut-être l'emmènerait-il chez Fred le Four-reur pour lui acheter un manteau en mouton doré ou un truc de ce genre.
Anticipant le plaisir qu'il éprouverait bientôt à faire des largesses, Ernie commanda son quatrième whisky-soda. C'est alors que son attention fut attirée par l'étrange manège de Loretta. Toutes les deux ou trois minutes, elle posait sa cigarette dans un cendrier, sa chope de bière sur le bar, et elle se grattait vigoureusement la paume, les doigts et le dos de la main droite avec sa main gauche aux ongles effilés. Ernie remarqua que sa main droite était enflammée, gonflée et couverte de marques rouges à l'aspect inquiétant.
Il se faisait tard et les clients quittaient peu à peu le bar. Le couple assis à côté d'Ernie et à la droite de Loretta se leva. Voyant qu'Ernie l'observait, Loretta haussa les épaules. « Sumac vénéneux, expliqua-t-elle. Qui pourrait imaginer qu'on trouve cette saloperie en décembre ? Mon imbécile de belle-sœur, la sœur de Jimbo, a décrété qu'elle avait les doigts verts et demandé à son abruti de mari de lui construire une serre près de la cuisine. Et qu'est-ce qu'elle y fait pousser ? Du sumac vénéneux et des mauvaises herbes. Il faut le faire ! » Loretta haussa les épaules et reprit sa chope et sa cigarette. « Et toi, Ernie, comment va ? Quoi de neuf dans ton existence ? »
Ernie resta prudent. « Pas grand-chose. »
Loretta soupira. « Dans la mienne non plus.
Jimbo et moi on fait des économies pour se tirer d'ici l'an prochain, quand il prendra sa retraite.
Tout le monde me dit que Fort Lauderdale est un endroit super. Ça fait des années que Jimbo se crève à amasser du fric au volant de son bahut. Je passe mon temps à lui dire que je pourrais mettre du beurre dans les épinards en travaillant comme serveuse, mais il devient fou à l'idée qu'un type pourrait me faire du gringue. » Loretta se frotta vigoureusement la main contre son bras et secoua la tête. « Tu te rends compte, après vingt-cinq ans, Jimbo est persuadé que tout le monde me court après ! C'est plutôt flatteur, mais ça pose aussi de foutus problèmes. » Elle soupira, comme si tout le poids de l'univers pesait sur ses épaules. «Jimbo est le mec le plus passionné que j'aie jamais rencontré et ça en dit long. Mais comme le disait ma mère, une nuit au lit est encore plus agréable avec un portefeuille bien garni sous le matelas.
- Ta mère parlait comme ça ?» Cette expression frappée au bon sens de la sagesse populaire amusa Ernie. Il entama lentement son quatrième whisky-soda.
Loretta hocha la tête. « Elle prenait la vie du bon côté, mais elle avait son franc-parler. Peu importe.
Peut-être qu'un jour je gagnerai à la loterie. »
La tentation fut trop forte. Ernie se glissa par-dessus les deux tabourets vides aussi agilement que son corps alourdi le lui permettait. « Dommage que t'aies pas ma chance », chuchota-t-il.
Tandis que Lou s'écriait : « Dernière tournée, les enfants », Ernie se tapota la poitrine à l'endroit du cœur.
« Comme on dit, Loretta, j'ai touché le gros lot.
Y avait seize billets gagnants pour la tranche spéciale de Noël et j'en ai un accroché sous ma chemise. » Ernie se rendit compte qu'il avait la bouche passablement pâteuse. D'une voix étouffée, il murmura : « Deux millions de dollars ! Qu'est-ce que t'en dis ?» Il mit un doigt sur ses lèvres, accompagnant son geste d'un clin d'œil.
Loretta laissa tomber sa cigarette et la laissa brûler sur le comptoir du bar déjà sérieusement abîmé.
« Tu te fiches de moi.
- Pas du tout. » Il avait du mal à articuler à présent. « Wilma et moi on joue toujours le même numéro. 1-9-4-7-5-2.1947 parce que c'est l'année où j'ai eu mon bac. 52, parce que c'est l'année de la naissance de la petite Willie. » Son sourire triomphant témoignait de sa sincérité. « Le plus marrant, c'est que Wilma le sait même pas. Elle est partie chez sa frangine Dorothy et ne reviendra que demain. »
Cherchant son portefeuille, Ernie demanda l'ad-dition. Lou s'approcha et regarda Ernie se lever et vaciller sur le sol qui semblait soudain tanguer sous ses pieds. « Ernie, attends un peu, dit-il. T'es complètement beurré. Je te reconduirai chez toi après la fermeture. T'auras qu'à laisser ta voiture ici. »
L'air offensé, Ernie se dirigea vers ce qu'il prenait pour la sortie. Lou insinuait qu'il était bourré. Quel culot. Il ouvrit la porte des toilettes pour dames et s'installa sur le siège avant d'avoir réalisé son erreur.
Sautant à bas de son tabouret, Loretta dit précipitamment : « Lou, je vais le reconduire. Il habite à deux rues de chez moi. »
Le front décharné de Lou se plissa. «Jimbo verrait pas ça d'un bon œil.
- T'as qu'à pas lui dire. » Ils observèrent Ernie qui sortait en titubant des toilettes. « Bon Dieu, tu ne crois tout de même pas qu'il va essayer de me draguer ! »
Lou finit par accepter. «Tu me rends service, Loretta. Mais pas un mot à Jimbo, hein ? »
Loretta laissa échapper un rire rauque. «J'ai pas l'intention de perdre mes nouvelles dents. J'en ai encore pour un an à les payer. »
Quelque part derrière lui, Ernie entendit vaguement un bruit de voix et de rires. Tout à coup il se sentit vraiment patraque. Les motifs géométriques du sol se mirent à danser, comme un tourbillon de taches qui valsaient devant ses yeux, lui donnant la nausée. «Je vais te déposer, Ernie. » Au milieu du tumulte qui emplissait ses oreilles, Ernie reconnut la voix de Loretta.
« Drôlement sympa de ta part, bafouilla-t-il. J'ai dû un peu trop fêter l'événement. » Il entendit confusément Lou l'inviter à boire un verre quand il reviendrait chercher sa voiture.
Dans la vieille Pontiac de Loretta, Ernie renversa sa tête contre le dossier et ferma les yeux. C'est seulement en sentant Loretta le secouer pour le réveiller qu'il se rendit compte qu'ils étaient arrivés devant chez lui. « File-moi ta clé, Ernie. Je vais t'ai-der à entrer. »
Passant le bras d'Ernie autour de ses épaules, elle le soutint pendant qu'ils longeaient l'allée. Ernie entendit le bruit de la clé dans la serrure, se rendit vaguement compte qu'il traversait le séjour après avoir franchi l'entrée.
« C'est laquelle ?
- Quelle quoi ?» Il avait du mal à remuer les lèvres.
« Quelle chambre ? » La voix de Loretta avait un ton impatient. « Allons, Ernie, t'es pas particulièrement léger. Oh, laisse tomber. C'est sûrement l'autre pièce. Celle-ci est remplie des statues d'oiseaux que fabrique ta fille. Même un asile de fous n'en voudrait pas pour sa tombola. Personne est assez cinglé. »
Ernie en voulut instinctivement à Loretta de dénigrer sa fille, Wilma junior, la petite Willie, comme il l'appelait. Elle avait un véritable talent.
Un jour elle deviendrait un sculpteur célèbre. Elle s'était installée au Nouveau-Mexique depuis qu'elle avait abandonné ses études, en 1968, et elle gagnait sa vie en travaillant le soir comme serveuse dans un McDonald's. Durant la journée, elle faisait de la poterie et sculptait des oiseaux.
Ernie sentit qu'il pivotait sur lui-même, qu'une main le poussait. Ses genoux fléchirent et il entendit le grincement familier des ressorts du sommier.
Avec un soupir de gratitude, il s'allongea de tout son long et perdit conscience.
Wilma Bean et Dorothy avaient passé une journée agréable. Wilma appréciait la compagnie de sa sœur aînée à petites doses. Âgée de soixante-trois ans, Dorothy avait cinq ans de plus qu'elle. Le seul ennui, c'était qu'elle avait des idées très arrêtées et critiquait ouvertement Ernie et Willie, ce qui aga-
çait prodigieusement Wilma. Mais elle avait pitié de sa sœur. Son mari l'avait plaquée dix ans plus tôt, et il vivait aujourd'hui comme un pacha avec sa deuxième femme, un professeur de karaté. En outre, Dorothy et sa belle-fille s'entendaient mal.
Dorothy travaillait encore à mi-temps dans le service des sinistres d'une compagnie d'assurances et elle déclarait souvent à Wilma : «Je suis la reine pour dépister les fausses déclarations. »
On les prenait rarement pour deux sœurs.
Comme le faisait remarquer Ernie, Dorothy était longue comme un haricot et plate comme une planche à pain, avec des cheveux gris qu'elle portait serrés en chignon sur la nuque. Ernie disait toujours qu'elle aurait fait une parfaite Carrie Nation, la championne de la ligue antialcoolique ; il l'imaginait très bien avec une hachette à la main. Wilma savait que Dorothy avait toujours été jalouse d'elle parce qu'elle était la plus jolie des deux sœurs, et qu'elle avait peu changé en dépit de son embon-point, gardant un visage sans rides. Mais les liens du sang comptaient pour Wilma et un week-end à Philadelphie tous les trois ou quatre mois, surtout à l'époque des vacances, était toujours agréable.
L'après-midi du tirage de la loterie, donc, Dorothy alla chercher Wilma à la gare. Elles déjeunèrent tard dans un Burger King puis visitèrent en voiture le quartier qu'avait habité Grâce Kelly. Toutes les deux avaient été des fans de l'actrice. Après avoir décrété que le prince Albert devrait se marier, que la princesse Caroline s'était assagie et qu'on devrait boucler la princesse Stéphanie dans un couvent pour lui apprendre les bonnes manières, elles allèrent au cinéma avant de rentrer. Dorothy avait fait cuire un poulet et elles bavardèrent pendant le dîner jusque tard dans la soirée.
Dorothy se plaignit auprès de Wilma que sa belle-fille n'eût aucune idée de la façon dont il faut édu-quer les enfants et n'acceptât pas le moindre conseil.
«Au moins as-tu des petits-enfants, soupira Wilma. Pas de bouquet de la mariée en vue pour notre petite Willie. Elle a donné son cœur à sa carrière de sculpteur.
- Quelle carrière de sculpteur? demanda sèchement Dorothy.
- Si seulement nous avions les moyens de lui payer un bon professeur, continua Wilma, préfé-rant ignorer l'insinuation.
- Ernie ne devrait pas encourager Willie dans cette voie, décréta Dorothy. Tu devrais lui dire de ne pas faire un tel plat de cette camelote qu'elle vous envoie. Votre maison ressemble à une volière d'asile de fous. À propos, comment va Ernie ? J'espère que tu l'empêches d'aller au bistrot. Retiens ce que je te dis. Il a tous les symptômes du futur alcoolique. Avec cette couperose sur le nez. »
Wilma songea aux cartons que leur avait envoyés Willie quelques jours auparavant. Ils portaient l'inscription : « Ne pas ouvrir avant Noël », et étaient accompagnés d'une lettre. « Maman, attends un peu d'avoir vu ça. Je me suis attaquée aux perro-quets et aux paons. » Wilma se souvint aussi de la fête de fin d'année donnée pour le personnel du centre commercial, l'autre soir, quand Ernie avait trop bu et pincé les fesses d'une serveuse.
Même si sa sœur avait raison au sujet du penchant d'Ernie pour la bouteille, elle n'en fut pas moins furieuse d'être mise en face de la réalité.
« Peut-être qu'Ernie perd un peu les pédales quand il a un verre de trop dans le nez, mais tu as tort en ce qui concerne notre petite Willie. Elle a un réel talent et le jour où j'aurai fait fortune, je l'aiderai à le prouver. »
Dorothy se servit une autre tasse de thé. «Je suppose que tu gaspilles toujours autant d'argent en billets de loterie.
- Et comment ! s'exclama Wilma avec entrain, décidée à garder sa bonne humeur. Ce soir c'est la tranche spéciale de Noël. Si j'étais à la maison, je serais rivée devant la télévision, les doigts croisés.
- Je trouve ridicule cette manie de toujours jouer les mêmes numéros. 1-9-4-7-5-2. Je comprends qu'on prenne la date de naissance d'un enfant, mais choisir l'année où Ernie a eu son bac... c'est ridicule. »
Wilma n'avait jamais avoué à Dorothy qu'Ernie avait mis six ans à terminer ses études secondaires et que sa famille avait invité tout le quartier à célébrer son diplôme. « La plus belle fête à laquelle j'aie jamais assisté, disait-elle souvent à Dorothy, le visage rayonnant à ce souvenir. Même le maire est venu. »
Quoi qu'il en soit, Wilma aimait cette combinaison de chiffres et elle était convaincue qu'elle leur rapporterait une grosse somme d'argent un jour ou l'autre. Après avoir souhaité le bonsoir à Dorothy, essoufflée par l'effort qu'elle avait fourni pour préparer le canapé transformable où elle dormait, Wilma se dit que sa sœur devenait de plus en plus acariâtre en vieillissant. Elle ne cessait de récrimi-ner, et il n'était pas étonnant que sa belle-fille la traitât de vieille emmerdeuse.
Le lendemain à midi, Wilma descendit du train à Newark. Ernie devait venir la chercher. En se dirigeant vers leur point de rendez-vous habituel, près de l'entrée principale, elle s'inquiéta de trouver à sa place Ben Gump, leur voisin.
Elle se précipita vers lui, son ample silhouette tendue par l'inquiétude. « Que se passe-t-il ? Où est Ernie ? »
Le mince visage de Ben s'éclaira d'un sourire ras-surant. « Tout va bien, Wilma. Ernie s'est réveillé un peu grippé ou je ne sais quoi. Il m'a demandé d'aller vous chercher. Ça me dérangeait pas, parce que j'avais rien à faire qu'à regarder l'herbe pousser. » Ben s'esclaffa en énonçant cette plaisanterie dont il avait fait son slogan depuis qu'il était à la retraite.
« Grippé, fit Wilma. Tu parles ! »
Ernie était un homme plutôt calme et il tardait à Wilma de se retrouver tranquillement chez elle. Au petit déjeuner, sachant qu'elle allait perdre son auditoire, Dorothy n'avait cessé de parler, débitant un torrent de remarques acerbes à vous donner la migraine.
Excédée par l'allure d'escargot de Ben et ses histoires interminables, Wilma trompa son ennui en songeant au plaisir qu'elle prendrait à chercher dans le journal les résultats de la loterie. 1-9-4-7-5-2, 1-9-4-7-5-2, se répétait-elle en son for intérieur.
C'était stupide. Le tirage avait déjà eu lieu et elle n'en continuait pas moins à avoir une sorte d'heu-reux pressentiment. Ernie lui aurait téléphoné, bien sûr, s'ils avaient gagné, ou s'ils avaient frôlé le numéro gagnant, avec trois ou quatre bons numéros signifiant que la chance était en train de tourner en leur faveur.
Elle remarqua que la voiture n'était pas dans l'allée du garage et en devina la raison. Elle était probablement restée devant l'Harmony Bar. Wilma parvint à se débarrasser de Ben Gump à la porte, le remerciant chaleureusement d'être venu la chercher mais ignorant ses allusions sur les bienfaits d'une bonne tasse de café. Puis elle alla directement à leur chambre. Comme elle s'y attendait, Bernie était au lit, les couvertures remontées jusqu'au menton. Un seul coup d'œil lui suffit pour se rendre compte qu'il avait une gueule de bois carabi-née. « Quand le chat est parti, les souris dansent, soupira-t-elle. J'espère que tu as la tête comme un ballon ! »
Dans son irritation, elle renversa le pélican d'un mètre de haut que Willie leur avait envoyé pour Thanksgiving et qui était perché sur la table près de la porte de la chambre. En tombant bruyamment sur le plancher, l'oiseau entraîna avec lui le poinset-tia en pot que Wilma avait acheté pour Noël.
À bout de patience, elle ramassa les morceaux du pot, arrangea la plante tant bien que mal et remit en place le pélican auquel manquait désormais une aile.
Mais sa bonne humeur naturelle reprit le dessus à la pensée du moment magique où elle apprendrait peut-être que leur combinaison approchait du numéro gagnant, qu'ils avaient été à deux doigts de gagner. Elle se prépara une tasse de café et un toast avant de s'installer à la table de la cuisine et d'ouvrir le journal.
Seize heureux gagnants se partagent un montant total de trente-deux millions de dollars, titrait le quotidien.
Seize heureux gagnants. Oh, être l'un d'eux!
Wilma posa la paume de sa main sur la combinaison gagnante et la fit glisser lentement. Elle lirait les numéros un chiffre après l'autre. C'était plus amusant.
1-9-4-7-5...
Wilma retint son souffle. Le sang battait à ses tempes. Était-ce possible ? Dans un dernier geste, presque douloureux, elle retira sa main et découvrit le dernier chiffre : 2.
Son hurlement et le fracas de la chaise renversée firent se dresser Ernie dans son lit. Le jour du Jugement dernier était arrivé.
Wilma se rua dans la chambre, le visage pétrifié.
« Ernie, pourquoi n'as-tu rien dit ? Donne-moi le billet. »
La tête d'Ernie s'affaissa sur sa poitrine. Sa voix ne fut plus qu'un murmure étouffé. «Je l'ai perdu. »
Loretta savait que c'était inévitable. Pourtant, la vue de Wilma Bean remontant l'allée poudrée de neige et suivie par un Ernie réticent, à l'air accablé, déclencha chez elle un moment de pure panique.
Du calme, se dit-elle. Ils n'ont aucun argument. Elle avait complètement brouillé les pistes, se rassura-t-elle en les voyant gravir les marches entre les deux ifs qu'elle avait ornés de décorations de Noël. Son scénario était en béton. Elle avait raccompagné Ernie jusqu'à la porte de sa maison. Tout le monde connaissait la jalousie du grand Jimbo à son égard et savait que jamais Loretta n'aurait franchi le seuil de la maison d'un autre homme hors de la présence de sa femme.
Lorsque Wilma l'interrogerait à propos du billet, Loretta répondrait : « Quel billet ? » Ernie n'avait jamais fait allusion au moindre billet devant elle. Il n'était pas en état d'articuler deux mots de suite. Il n'y avait qu'à demander à Lou, Ernie était complètement pété après deux verres. Il s'était probablement arrêté dans un autre bar auparavant.
Loretta avait-elle acheté un billet pour la tranche spéciale de Noël ? Bien sûr. Plusieurs même. Wilma désirait-elle les voir ? Chaque semaine, quand elle y pensait, elle en achetait un ou deux. Jamais au même endroit. Soit chez le marchand de spiritueux, soit à la papeterie. Pour tenter la chance. Toujours des numéros qui lui venaient à l'esprit par hasard.
Loretta se gratta méchamment la main droite.
Saloperie de sumac. Elle avait soigneusement caché le billet numéroté 1-9-4-7-5-2 dans le sucrier de son beau service en porcelaine. On avait un délai d'un an pour réclamer son gain. Ce laps de temps écoulé, elle le retrouverait « par hasard ». Wilma et Ernie pourraient toujours clamer qu'il leur appar-tenait.
La sonnerie retentit. Loretta tapota ses cheveux blonds bouclés, arrangea les épaulettes rembourrées de son cardigan rehaussé de sequins et se hâta vers la petite entrée. En ouvrant la porte, elle pla-qua un sourire sur ses lèvres, oubliant qu'elle s'efforçait de sourire le moins possible depuis quelque temps. Quelques rides apparaissaient déjà sur son visage. Un problème héréditaire. À soixante ans sa mère ressemblait à une vieille pomme ratatinée.
« Wilma, Ernie, quelle bonne surprise ! s'exclama-t-elle. Entrez, entrez donc. »
Loretta décida d'ignorer que ni l'un ni l'autre ne la saluèrent, qu'ils ne se soucièrent pas d'essuyer la neige de leurs chaussures sur le paillasson de l'entrée qui portait une inscription à cet effet, qu'ils restèrent de marbre face à son accueil.
Wilma déclina son invitation à s'asseoir, refusa thé et bloody mary. Elle exposa clairement les faits.
Ernie avait été en possession d'un billet d'une valeur de deux millions de dollars. Il l'avait raconté à Loretta à l'Harmony Bar. Loretta l'avait raccompagné en voiture, l'avait aidé à monter dans sa chambre. Ernie avait perdu conscience et le billet s'était volatilisé.
En 1945, avant de devenir danseuse profession-nelle, Loretta avait suivi des cours de comédie à la Sonny Tufts School. Se fondant sur cette expérience lointaine, elle joua avec application et sincérité le scénario qu'elle avait mis au point à l'intention de Wilma et d'Ernie. Ernie ne lui avait jamais soufflé mot du billet. Elle l'avait simplement raccompagné chez lui pour lui rendre service ainsi qu'à Lou. Lou ne pouvait pas quitter son bar, et de toute manière c'était un minable même pas foutu de demander à Ernie les clés de sa voiture. « En tout cas, t'as pas dit non quand j'ai proposé de te reconduire, dit Loretta à Ernie d'un ton indigné. Je risquais ma vie à te ramener chez toi pendant que tu ronflais dans ma bagnole ! » Elle se tourna vers Wilma et de femme à femme lui rappela : « Tu connais la jalousie de Jimbo, cet imbécile. On dirait que j'ai seize ans pour lui. Pas question que je mette les pieds chez toi quand t'es pas là, Wilma. Quant à toi, Ernie, t'as pas mis longtemps à t'écrouler au bar. Demande à Lou. Peut-être que tu t'es arrêté dans un autre bistrot avant, et peut-être que tu as parlé du billet à quelqu'un d'autre. »
Loretta se félicita secrètement en voyant le doute et la confusion se répandre sur leur visage. Ils parti-rent quelques minutes plus tard. «J'espère que vous le retrouverez. Je vais dire une prière », promit-elle pieusement. Elle s'excusa de ne pas leur serrer la main, leur racontant l'histoire du sumac vénéneux qui poussait dans la serre de son andouille de bellesœur. « Venez prendre un verre avec nous pour les fêtes, ajouta-t-elle avec empressement. Jimbo rentrera à quatre heures de l'après-midi, la veille de Noël. »
De retour chez eux, assise l'air abattu devant une tasse de thé, Wilma déclara : « Elle ment. Je sais qu'elle ment mais comment le prouver? Quinze gagnants se sont déjà présentés. Il en reste un et il a un an pour réclamer son dû. » Des larmes de rage roulaient sur ses joues sans qu'elle s'en aperçoive.
« Elle s'arrangera pour faire savoir à la terre entière qu'elle achète un billet de temps en temps, ici ou là. Et ça pendant cinquante et une semaines, et ensuite, bingo, elle retrouvera ce billet qu'elle avait soi-disant complètement oublié. »
Ernie contemplait sa femme d'un air piteux. Voir Wilma en larmes était un spectacle inhabituel. Son visage était boursouflé, son nez coulait. Il voulut lui tendre un mouchoir et heurta maladroitement l'oiseau de paradis en céramique qui était posé sur la commode derrière lui. Le bec de l'oiseau se brisa en mille morceaux sur les carreaux en faux marbre de la cuisine, redoublant les pleurs de Wilma.
«J'espérais tellement que Willie cesse de travailler la nuit dans ce McDo, qu'elle puisse faire des études d'art et devenir un grand sculpteur, sanglota-t-elle. Et mon rêve est à l'eau. »
Pour plus de certitude, ils allèrent au Friendly Shamrock, près du centre commercial de Paramus.
Le barman qui travaillait dans la soirée leur confirma qu'Ernie était passé hier soir un peu avant minuit, avait bu deux ou peut-être trois verres, mais sans parler à personne. « Il est resté assis au bar avec un sourire béat, comme le chat qui vient d'avaler un canari. »
Après le dîner auquel ils ne touchèrent ni l'un ni l'autre, Wilma examina soigneusement le maillot de corps d'Ernie sur lequel l'épingle était encore accrochée. « Elle n'a même pas pris la peine de la défaire, dit Wilma avec amertume. Elle ajuste arraché le billet.
- Nous pourrions peut-être lui faire un procès », suggéra Ernie. L'énormité de sa bêtise lui apparaissait à chaque minute plus grande.
Comment avait-il pu se soûler à ce point, se confier à Loretta ?
Trop fatiguée pour lui répondre, Wilma ouvrit la valise qu'elle n'avait pas encore défaite et y chercha sa chemise de nuit en pilou. « Bien sûr qu'on pourrait la poursuivre en justice, dit-elle d'un ton sarcas-tique. Pour l'accuser d'avoir le cerveau qui fonctionne en face d'un pochard comme toi. Maintenant éteins la lumière, dors et cesse de te gratter.
Tu me rends folle ! »
Ernie se grattait la poitrine dans la région autour du cœur. « Ça me démange », se plaignit-il.
Ces mots rappelèrent vaguement quelque chose à Wilma au moment où elle fermait les yeux. Mais elle était tellement épuisée qu'elle s'endormit presque sur-le-champ, d'un sommeil peuplé de billets de loterie qui flottaient dans l'air comme des flocons de neige. Les mouvements désordonnés d'Ernie la réveillèrent par intermittence. Il dormait comme un sonneur, d'habitude.
Vint la veille de Noël, grise et sans joie. Wilma se traînait dans la maison, disposant machinalement les cadeaux sous l'arbre, les deux cartons envoyés par Willie. S'ils n'avaient pas perdu ce billet, ils auraient pu lui téléphoner de venir les rejoindre.
Sans doute ne serait-elle pas venue. Willlie n'aimait pas le côté petit-bourgeois des banlieues résidentiel-les. Dans ce cas, Ernie aurait pu quitter son job et c'est eux qui seraient allés la retrouver en Arizona.
Et Wilma aurait pu acheter le poste de télévision à écran géant qu'elle avait contemplé avec envie au Trader Horn, la semaine précédente. Pensez donc : JR en un mètre de haut !
Bon. C'était l'histoire de Perrette et du pot au lait. Ou plutôt du pot d'alcool. Ernie lui avait raconté qu'il avait eu l'intention de placer le billet dans son collant suspendu à la fausse cheminée s'il ne l'avait pas perdu. Wilma ne voulut pas imaginer la joie qu'elle aurait éprouvée en le trouvant caché là.
Elle se montra désagréable avec Ernie qui avait encore la gueule de bois et s'était fait porter malade pour le deuxième jour consécutif. Elle lui dit sèchement où il pouvait mettre son mal de tête.
Au milieu de l'après-midi, Ernie alla s'enfermer dans sa chambre. Inquiète, Wilma finit par aller l'y retrouver. Ernie était assis au bord du lit, torse nu, et il se grattait la poitrine en gémissant. « Ne t'inquiète pas, je vais bien, dit-il avec cette expression abattue qui semblait ne plus devoir le quitter. C'est juste que ça me démange horriblement. »
À peine soulagée qu'il n'ait pas tenté de se suicider, Wilma demanda d'un ton irrité : « Qu'est-ce qui te gratte comme ça ? C'est pas le moment de recommencer avec tes allergies. J'en entends assez parler pendant tout l'été. »
Elle examina de plus près sa peau irritée. « Bon sang, on dirait une allergie au sumac vénéneux !
Comment as-tu fait pour attraper ça ? »
Du sumac.
Ils se regardèrent, médusés. Wilma s'empara du maillot de corps d'Emie posé sur le dessus de la commode. Elle l'avait laissé là, l'épingle de sûreté encore attachée, témoin silencieux et hostile de la stupidité d'Emie. « Enfile-le, ordonna-t-elle.
- Mais...
- Je te dis de l'enfiler ! »
Il apparut tout de suite que l'inflammation était localisée à l'endroit précis où Ernie avait caché le billet.
« La garce ! » Wilma serra les mâchoires, redressa les épaules. « Elle a dit que le grand Jimbo serait chez lui vers quatre heures, hein ?
- Je crois, oui.
- Bon. Rien ne vaut un bon comité d'accueil. »
À trois heures trente, ils arrêtèrent la voiture devant la maison de Loretta. Comme ils s'y attendaient, le semi-remorque de Jimbo n'était pas encore arrivé. « Nous allons patienter ici pendant quelques minutes avant d'aller fiche les jetons à cette voleuse », décréta Wilma.
Ils virent bouger les stores qui masquaient les fenêtres de la maison de Loretta. À quatre heures moins trois, Ernie pointa un doigt nerveux. « Là, au feu rouge. Voilà le camion de Jimbo.
- Allons-y », lui dit Wilma.
Loretta leur ouvrit la porte, un sourire crispé sur le visage. Avec une satisfaction perfide, Wilma nota qu'un tremblement nerveux agitait ses lèvres.
« Ernie, Wilma. Quel plaisir ! Entrez prendre un verre pour fêter Noël.
- Nous prendrons un verre plus tard. Et ce sera pour la restitution du billet de loterie à ses vrais propriétaires. Comment vont tes piqûres de sumac, Loretta ?
- Oh, ça commence à passer. Wilma, je n'aime pas beaucoup le ton de ta voix.
- Tant pis pour toi. » Wilma passa devant le canapé recouvert d'un tissu à carreaux noirs et rouges, s'approcha de la fenêtre et écarta le store.
« Tiens, tiens. Quelle surprise ! Voilà le grand Jimbo en personne. J'imagine que deux tourtereaux comme vous vont avoir envie de se peloter tranquillement. Il va être furieux quand je vais lui dire que je t'attaque en justice parce que tu tournes autour de mon mari.
- Parce que quoi ? » Le rouge à lèvres violet de Loretta parut virer au brun tandis que son visage devenait d'une blancheur livide.
« Tu m'as très bien entendue. Et j'en ai la preuve.
Ernie, ôte ta chemise. Montre tes boutons à cette voleuse de maris !
- Des boutons ? gémit Loretta.
- Des piqûres de sumac, exactement comme les tiennes. L'inflammation est contagieuse et tu la lui as refilée en glissant ta main sous sa chemise pour prendre le billet. Vas-y. Nie. Essaie de raconter à Jimbo que tu étais seulement en train de flirter avec Ernie.
- Tu mens. Sors d'ici. Ernie, n'enlève pas ta chemise. » Affolée, Loretta saisit la main d'Ernie.
« Bon Dieu, Jimbo est sacrement baraqué », dit Wilma avec admiration en le regardant descendre de son camion. Elle lui fit un signe de la main.
« Une vraie armoire à glace. » Elle se retourna.
« Enlève aussi ton pantalon, Ernie. » Wilma lâcha le store et alla vers Loretta. « Il en a aussi plus bas, murmura-t-elle.
- Oh, mon Dieu. Attends. Je vais te le rendre.
Je vais te le rendre. N'enlève pas ton pantalon ! »
Loretta se précipita vers la petite salle à manger et ouvrit rapidement le buffet qui contenait les dernières pièces du service en porcelaine de sa mère. Les doigts tremblants, elle saisit le sucrier. Il lui échappa des mains et se brisa sur le sol au moment où elle s'emparait du billet de loterie. La clé de Jimbo tournait dans la serrure. Loretta eut juste le temps de glisser le billet dans la main de Wilma.
« Va-t'en maintenant. Et pas un mot. »
Wilma s'assit sur le canapé rouge et noir. « Ça ferait bizarre de se sauver comme ça. Ernie et moi on va prendre un verre avec vous deux pour fêter Noël. »
Il y avait des pères Noël sur les toits des maisons, des anges sur les pelouses, des guirlandes et des lampions autour des façades et des fenêtres. À l'ap-proche de chez eux, Wilma fit remarquer avec un sourire radieux que leur quartier était vraiment chouette ainsi décoré. Lorsqu'ils eurent franchi le seuil de la porte, elle tendit le billet à Ernie. « Va le mettre dans mon collant, exactement comme tu avais l'intention de le faire. »
Ernie se rendit docilement dans leur chambre et choisit les collants préférés de Wilma, les blancs ornés d'une baguette en strass. Wilma ouvrit son tiroir et en sortit une paire de chaussettes de laine écossaise grossièrement tricotées. Pendant qu'ils attachaient collants et chaussettes à la fausse cheminée, Ernie avoua : « Wilma, je n'ai pas de boutons. »
Il baissa la voix. « Plus bas.
- Je sais, mais ça a marché. Et maintenant fourre le billet dans mes collants et je mettrai ton cadeau dans tes chaussettes.
- Tu m'as acheté un cadeau? Après tous les ennuis que je t'ai causés ? Oh, Wilma !
- Je ne l'ai pas acheté. Je l'ai trouvé dans l'ar-moire à pharmacie et j'y ai noué un ruban. »
D'un air ravi, Wilma laissa tomber une bouteille de lotion calmante dans la chaussette écossaise d'Ernie.
Comment rafler la mise
LE téléphone sonna, mais Alvirah fit la sourde oreille. Willy et elle avaient à peine eu le temps de défaire leurs valises depuis leur retour, et le répondeur avait déjà enregistré six messages. Il serait largement temps de reprendre contact avec le monde extérieur le lendemain, décidèrent-ils.
« Qu'on est bien chez soi... », soupira Alvirah avec bonheur en sortant sur la terrasse de leur appartement de Central Park South pour contempler le parc. On était fin octobre et les feuillages prenaient les tons flamboyants de l'automne, de l'orange au pourpre en passant par le jaune et le mordoré.
Elle rentra à l'intérieur de l'appartement et s'installa confortablement dans le canapé. Willy lui tendit son cocktail préféré, un manhattan, en l'honneur de leur retour en ville, et emporta le sien jusqu'à son grand fauteuil. Il leva son verre vers elle.
« À nous deux, mon chou. »
Alvirah lui sourit avec tendresse. «Je dois dire que ces voyages m'épuisent littéralement. Je compte rester à fainéanter pendant au moins deux semaines, dit-elle.
- Excellente idée ! » approuva Willy en hochant la tête, puis il ajouta d'un air un peu penaud :
« Chérie, je pense que nous en avons trop fait avec cette promenade à dos de mulet en Grèce. Je suis fourbu comme un vieux Lucky Luke.
- Pourtant tu ressemblais à un vrai cow-boy », lui assura Alvirah. Elle resta silencieuse un moment, regardant son mari avec tendresse. «Willy, nous avons eu des moments formidables. Sans ce billet de loterie, je serais toujours en train de faire des ménages, et toi de réparer des tuyaux percés. »
Ils restèrent assis sans rien dire, se rappelant avec le même émerveillement l'incroyable chance qui avait transformé leur existence. Ils avaient toujours joué les numéros correspondant à leurs dates de naissance et de mariage, un dollar par semaine pendant dix ans, jusqu'au jour béni où c'était leur combinaison qui était sortie et où ils s'étaient retrouvés seuls gagnants du gros lot de quarante millions de dollars.
Comme le disait Alvirah : « Willy, pour nous la vie a commencé à soixante ans, enfin, pas tout à fait soixante. » Au cours de leurs nombreux voyages, ils étaient allés trois fois en Europe, une fois en Amérique du Sud, et ils avaient pris le Transsibérien depuis la Chine jusqu'en Russie. Aujourd'hui, ils rentraient d'une croisière dans les îles grecques.
Le téléphone sonna. Alvirah jeta un coup d'œil en direction de l'appareil. « Ne te laisse pas tenter, supplia Willy. Nous avons besoin de souffler un peu.
C'est sans doute Cornelia, et elle va me demander un coup de main, réparer la plomberie du couvent ou une corvée de cet ordre. Cela peut attendre un jo'ur de plus. »
Ils écoutèrent la voix qui sortait du répondeur.
C'était Rhonda Alvirez, la secrétaire de l'Association de soutien aux anciens gagnants de la loterie.
Rhonda, un des membres fondateurs de l'association, avait gagné six millions de dollars à la loterie, et s'était laissé persuader par un cousin d'investir son premier gros chèque dans une machine censée nettoyer rapidement les canalisations, une invention dudit cousin. En définitive, la seule chose que la machine avait nettoyé illico était l'argent de Rhonda.
C'est alors que Rhonda avait créé son association, et en apprenant la façon dont Alvirah et Willy avaient parfaitement géré leurs gains, elle leur avait demandé de devenir membres honoraires de l'association et de donner régulièrement des conférences.
Rhonda avait déjà laissé un message. Elle abrégea les préliminaires. « Alvirah, je sais que vous êtes rentrée. La limousine vous a déposée il y a une heure.
J'ai vérifié auprès de votre portier. Soyez gentille, décrochez. C'est important. »
« Et tu te plains de Cordelia », murmura Alvirah en tendant docilement la main vers le combiné.
Willy vit son expression changer, l'incrédulité et l'inquiétude se peindre sur son visage, puis il l'entendit dire : « Nous lui parlerons, bien sûr. Demain matin à dix heures. Ici. Très bien. »
Quand elle eut raccroché, elle expliqua : « Willy, nous allons rencontrer Nelly Monahan. D'après Rhonda, c'est une personne charmante, mais c'est surtout une pauvre femme qui a gagné à la loterie et s'est fait escroquer par son ex-mari. C'est inad-missible. »
Le lendemain à neuf heures, Nelly Monahan se préparait à quitter son trois pièces de Stuyvesant Town, un quartier de HLM dans l'East Side où elle s'était installée plus de quarante ans auparavant, lorsqu'elle était une jeune mariée de vingt-deux ans. Bien que le loyer fût aujourd'hui au moins dix fois plus élevé que les cinquante-neuf dollars qu'elle payait alors, l'appartement était encore à un prix raisonnable, à condition toutefois de pouvoir dépenser six cents dollars par mois pour se loger.
Mais maintenant qu'elle avait pris sa retraite et vivait d'une maigre pension et de son chèque mensuel de la Sécurité sociale, il était devenu malheureusement évident pour Nelly qu'elle devrait sans doute renoncer à l'appartement pour aller s'installer chez sa cousine Margaret à New Brunswick, dans le New Jersey.
Pour Nelly, new-yorkaise dans l'âme, la perspective de passer ses dernières années loin de la Grosse Pomme était épouvantable. Elle avait déjà mal supporté le départ brutal de son mari, Tim, mais abandonner l'appartement lui brisait carrément le cœur.
Et apprendre en plus que la nouvelle femme de Tim s'était présentée au bureau de la loterie avec le billet gagnant ! Non, c'était trop ! C'est alors qu'une voisine lui avait suggéré de contacter l'association. Et maintenant elle avait rendez-vous avec Alvirah Meehan, qui, dixit Rhonda, n'avait pas sa pareille pour débrouiller les situations difficiles.
Nelly était de petite taille, boulotte, sans rien de remarquable, avec des traits plutôt agréables et quelques mèches brunes dans ses cheveux gris dont les ondulations naturelles adoucissaient les rides que le temps et le travail avaient creusées autour de ses yeux et de sa bouche.
Avec sa voix hésitante et son sourire timide, elle avait l'air d'une femme fragile et influençable, mais rien n'était plus éloigné de la vérité. Ceux qui tentaient de la rouler apprenaient vite que Nelly ne s'en laissait pas conter et avait un sens implacable de la justice.
Jusqu'à ce qu'elle prenne sa retraite, à l'âge de soixante ans, elle avait été comptable dans une petite entreprise qui fabriquait des stores d'intérieur. Quelques années plus tôt, elle s'était aper-
çue que le neveu du propriétaire détournait les fonds de l'entreprise. Elle avait alors persuadé son patron de forcer le neveu à vendre sa maison et à rembourser jusqu'au dernier cent ce qu'il avait volé, à défaut de devenir pensionnaire de l'administration pénitentiaire de l'État de New York.
Et une autre fois, alors qu'un adolescent avait tenté de lui arracher son sac en passant près d'elle en bicyclette, elle avait glissé son parapluie entre les rayons de la roue avant, l'envoyant valdinguer sur la chaussée avec une entorse. Elle avait ensuite alterné appels au secours et leçons de morale à l'adresse de son apprenti agresseur jusqu'à l'arrivée de la police.
Mais ces incidents n'étaient rien comparés au fait de se voir escroquer de presque deux millions de dollars, sa part d'un gain à loterie, par l'homme qui avait été son mari pendant quarante ans et par la femme qu'il avait épousée après elle, Roxie, la nouvelle Mme Tim Monahan.
Sachant qu'Alvirah Meehan et son mari Willy habitaient un de ces luxueux immeubles de Central Park South, Nelly s'était habillée avec soin pour se rendre chez eux, choisissant un tailleur de tweed marron qu'elle avait acheté en solde chez A&S. Elle avait même fait la dépense d'aller chez le coiffeur.
À dix heures tapantes le portier l'annonça.
À dix heures trente, Alvirah servait un deuxième café à son invitée. Pendant une demi-heure elle était délibérément restée au stade des généralités, parlant de leurs expériences communes et des changements intervenus dans la ville. Son activité d'éditorialiste au New York Globe avait appris à Alvirah qu'un témoin détendu en disait dix fois plus.
« Passons aux choses sérieuses, se décida-t-elle enfin, branchant le micro de sa broche en forme de soleil au revers de sa veste. Je vais être franche avec vous. J'ai l'intention d'enregistrer notre conversation car il se peut qu'en l'écoutant à nouveau par la suite je remarque quelque chose qui m'avait échappé. »
Les yeux de Nelly Monahan étincelèrent.
« Rhonda Alvirez m'a raconté que vous utilisiez ce micro lors de vos enquêtes criminelles. Eh bien, je peux vous annoncer que j'ai une affaire criminelle pour vous, et que le nom du criminel est Tim Monahan. »
Elle poursuivit : « Pendant les quarante ans qu'a duré notre mariage, il n'a jamais pu conserver un seul job, il trouvait toujours le moyen d'intenter un procès à son employeur du moment. Je ne connais personne qui soit passé autant de fois devant les prud'hommes. »
Nelly énuméra alors la longue liste des victimes de l'esprit procédurier de Tim, y compris le teinturier qu'il avait accusé d'avoir brûlé un vieux pantalon, la compagnie des autobus dont un des conducteurs avait failli lui briser les vertèbres cervi-cales en freinant trop brusquement, le vendeur de voitures d'occasion qui avait refusé de réparer son véhicule après l'expiration de la garantie, sans compter le magasin Macy's, poursuivi à cause d'un ressort cassé qu'il avait découvert dans une chaise longue offerte par Nelly des années auparavant.
De sa voix douce, elle continua à expliquer que Tim s'était toujours considéré comme un séducteur irrésistible, et qu'il se précipitait pour ouvrir les portes aux jolies filles tandis qu'elle, Nelly, marchait derrière lui comme la femme invisible. La situation était devenue franchement insupportable quand il s'était mis à chanter les louanges de Roxie Marsh, la propriétaire du traiteur pour lequel il travaillait occasionnellement. Nelly l'avait rencontrée une seule fois et elle avait immédiatement vu que c'était le genre de personne à flatter ses employés tout en leur payant des salaires de misère.
Elle ajouta que Tim buvait trop, bien sûr, qu'il avait un caractère de chien et l'air ridicule quand il jouait les hommes du monde, néanmoins il lui tenait compagnie et elle s'était habituée à lui au bout de quarante ans. En outre elle adorait faire la cuisine et appréciait le robuste appétit de Tim. Bref, ce n'était pas le rêve, mais ils avaient tenu le coup.
Jusqu'à ce qu'ils gagnent à la loterie.
« Racontez-moi, dit Alvirah.
- Nous jouions à la loterie chaque semaine, et je me suis réveillée un matin avec l'impression que les auspices m'étaient favorables, expliqua Nelly d'un ton animé. C'était la dernière chance de participer à un tirage dont la cagnotte atteignait dix-huit millions de dollars. Tim était au chômage, et je lui ai donné un dollar en lui recommandant de ne pas oublier de prendre un billet quand il irait acheter le journal.
- Et il l'a fait ? demanda Alvirah.
- Bien sûr ! Je l'ai interrogé à son retour et il m'a répondu : Oui, j'ai pris un billet.
- Avez-vous vu ce fameux billet ? » demanda vivement Willy.
Alvirah sourit à son mari. Willy fronçait les sourcils. Il perdait rarement son sang-froid, mais quand cela arrivait, il ressemblait étonnamment à sa sœur Cordelia. Willy ne supportait pas qu'un homme puisse escroquer sa femme.
«Je n'ai pas demandé à le voir, dit Nelly en buvant la dernière goutte de son café. Il conservait toujours les billets dans son portefeuille. Et ce n'était pas nécessaire. Nous jouions invariablement le même numéro.
- Comme nous, dit Alvirah. Nos dates de naissance et de mariage.
- Tim et moi avions choisi les adresses des maisons où nous avions grandi - 1802 et 1913 Ten-broeck Avenue dans le Bronx, et 405 14e Rue Est, notre adresse pendant toute cette période. Cela donnait 18-2-19-13-4-5.
« Tim n'avait pas parlé d'une autre combinaison.
C'était un samedi. Le mercredi suivant je regardais la télévision et vous n'imaginerez jamais le choc que j'ai éprouvé quand notre numéro est sorti.
- Je peux très bien l'imaginer, dit Alvirah. Je venais de faire le ménage chez Mme O'Keefe le jour où nous avons gagné, et je peux vous dire qu'elle avait reçu tous ses petits-enfants la veille et que l'appartement était dans une pagaille incroyable. J'étais vannée et en train de prendre un bain de pieds quand notre numéro est sorti.
- Elle en a renversé la cuvette, raconta Willy.
Nous avons passé les dix premières minutes de notre existence de millionnaires à éponger le séjour.
- Vous pouvez me comprendre dans ce cas », soupira Nelly. Elle raconta ensuite que Tim était sorti ce soir-là, il travaillait alors comme barman chez Roxie. Nelly était restée à l'attendre et pour célébrer l'occasion avait préparé le dessert favori de son mari, une crème brûlée.
Mais lorsqu'il était rentré à la maison, c'est un Tim larmoyant qui lui avait tendu son billet. Aucun des chiffres qu'ils jouaient habituellement n'y était inscrit. Ils étaient tous différents. «J'ai voulu forcer la chance, lui avait-il avoué.
- J'ai cru avoir une crise cardiaque, dit Nelly. Il avait l'air si bouleversé, cependant, que j'ai fini par lui dire que c'était sans importance, qu'il était écrit que nous ne devions pas gagner.
- Et je parie qu'il a mangé la crème brûlée, dit Alvirah.
- Jusqu'à la dernière cuillerée. Il a dit que tous les hommes devraient avoir une femme telle que moi. Et quelques semaines plus tard, il m'a plaquée pour aller vivre avec Roxie. Il m'a annoncé qu'il était tombé amoureux d'elle. C'était il y a un an. Le divorce a été prononcé le mois dernier et il a épousé Roxie il y a trois semaines.
« On avait annoncé qu'il y avait quatre gagnants de la cagnotte de dix-huit millions de dollars, et je n'avais pas réalisé que l'un d'eux n'était pas venu toucher sa part. Puis la semaine dernière, la veille de la date limite de validité des billets, Roxie, la seconde Mme Tim Monahan, s'est présentée au guichet en prétendant s'être aperçue quelques minutes auparavant qu'elle détenait le quatrième billet, celui qui comportait le numéro que Tim et moi avions toujours joué.
- Tim travaillait pour Roxie la nuit du tirage et il avait le billet dans son portefeuille, n'est-ce pas ?
demanda Alvirah, afin de confirmer ses soupçons.
- Oui, c'est là toute l'histoire. Il lui faisait les yeux doux depuis longtemps et lui avait sans doute montré le billet.
- Et l'allumeuse a flairé le gros coup, dit Willy.
C'est dégoûtant.
- Si vous voulez savoir ce qui est vraiment dégoûtant, je vais vous montrer la photo où ils posent ensemble dans le Post en déclarant qu'ils ont eu une chance extraordinaire que Roxie retrouve le billet. » La voix de Nelly se brisa presque dans un sanglot. Puis son regard se durcit. « C'est injuste, dit-elle. Il y a un avocat à la retraite, Dennis O'Shea, qui habite au fond du couloir à mon étage, et je lui ai raconté toute l'histoire. Il a fait des recherches et découvert une ou deux affaires similaires où l'un des époux s'était rendu coupable de la même escro-querie et où le tribunal avait conclu en faveur du détenteur du billet. Il a ajouté que c'était scanda-leux, dégoûtant, une véritable honte, mais que je n'avais pas la moindre chance sur le plan juridique.
- Qu'est-ce qui vous a amenée à assister à une réunion de l'Association de soutien aux anciens gagnants de la loterie ? demanda Alvirah.
- C'est Dennis qui me l'a conseillé. Il avait lu des articles concernant tous ces pauvres gens qui avaient investi leurs gains à la loterie en placements malheureux et il a pensé que ça m'aiderait de les rencontrer, de sentir que je n'étais pas seule dans l'adversité. »
La voix empreinte d'une juste indignation, un pli obstiné marquant ses lèvres, Nelly conclut son récit.
« Tim a déménagé illico presto. Et aujourd'hui ils vont tous les deux mener une existence de rêve tandis que je serai forcée d'aller vivre chez ma cousine parce que je n'ai pas les moyens de payer mon loyer. C'est uniquement pour mes talents de cuisinière que Margaret m'a invitée chez elle. Elle est si bavarde que je serai probablement sourde comme un pot dans un an.
- Il y a sûrement une solution, déclara Alvira.
Laissez-moi réfléchir un peu. Je vous appellerai demain. »
Le lendemain à neuf heures, Nelly était assise à la table du coin-cuisine de son appartement de Stuyvesant Town, devant une tasse de café accompagnée d'un beignet à la confiture. Ce n'est pas Central Park South, pensa-t-elle, mais je me plais ici. Depuis le départ de Tim, elle avait fait quelques petits changements dans l'appartement. Il avait tenu à emporter son horrible fauteuil à dossier inclinable La-Z-Boy qui encombrait la fenêtre, et elle avait disposé le reste des meubles selon son goût, confectionné de nouvelles housses aux couleurs vives pour le canapé et le fauteuil et acheté un joli tapis au crochet pour un prix dérisoire à des voisins qui démé-nageaient.
En voyant la lumière d'automne entrer à flots dans la pièce devenue aujourd'hui si gaie et attrayante, Nelly se rendit compte qu'elle avait traîné Tim comme un boulet pendant toute sa vie et qu'elle était en réalité bien plus heureuse sans lui.
Mais ses maigres revenus ne lui permettaient pas de joindre les deux bouts et, quels que soient ses efforts, elle n'arrivait pas à décrocher le moindre boulot. Qui accepterait d'engager une femme de soixante-deux ans ne sachant pas utiliser un ordina-teur ? Réponse : personne.
Margaret avait déjà appelé tôt dans la matinée.
« Tu ne devrais pas attendre plus longtemps pour quitter ton appartement. Je suis en train de faire repeindre la chambre du fond pour toi. »
Et la cuisine, pensa Nelly. Je parie que c'est là que tu espères me cantonner le plus souvent.
C'était sans espoir. Nelly but une gorgée de son excellent café et poussa un long soupir.
Alvirah téléphona un instant plus tard.
« Nous avons un plan, dit-elle. Je voudrais que vous alliez trouver Tim et Roxie et leur fassiez avouer qu'ils vous ont escroquée.
- Pourquoi l'admettraient-ils ?
- Débrouillez-vous pour les pousser à bout jusqu'à ce que l'un des deux se vante de vous avoir roulée. Croyez-vous en être capable ?
- Oh, je peux faire sortir Roxie de ses gonds, répondit Nelly. Lorsqu'ils se sont mariés le mois dernier, j'ai déniché une photo de Tim à Jones Beach où il ressemble à une baleine échouée sur la plage et je l'ai fait encadrer à l'intention de Roxie.
Je la lui ai postée avec la mention : "Félicitations et bon débarras." »
Alvirah éclata de rire. « Bravo, Nelly. Vous êtes une femme comme je les aime. Voilà le plan que nous avons concocté, Willy et moi. Vous allez vous arranger pour prendre rendez-vous avec eux, et vous porterez une copie exacte de ma broche soleil.
Mon éditeur m'en a fait fabriquer un double.
- Alvirah, votre broche a beaucoup trop de valeur.
- Elle a de la valeur à cause du micro qu'elle renferme. Vous le mettrez en marche dès votre arrivée, les forcerez à reconnaître qu'ils vous ont trompée, et ensuite nous irons trouver votre copain avocat, Dennis O'Shea, afin de déposer une plainte auprès du tribunal des affaires matrimoniales pour privation d'une partie du capital familial. »
Un faible espoir frémit dans l'ample poitrine de Nelly. « Alvirah, pensez-vous vraiment que j'aie une chance ?
- C'est à peu près la seule », répondit Alvirah d'une voix calme.
Nelly raccrocha et resta plongée dans ses réflexions pendant plusieurs minutes. Un souvenir lui revint en mémoire : deux ans auparavant, alors qu'elle était mourante, la mère de Tim lui avait demandé d'avouer la vérité : était-ce lui qui avait mis le feu au garage quand il avait huit ans? Il l'avait toujours nié, mais ce jour-là, la voyant près de rendre son dernier soupir, il s'était effondré et confessé. Je sais comment je vais l'avoir, décida Nelly en décrochant le téléphone.
Tim répondit. En entendant la voix de Nelly, il parut contrarié. « Écoute, Nelly, nous sommes en train de faire nos bagages. Nous partons nous installer en Floride. Qu'est-ce que tu veux ? »
Nelly croisa les doigts pour conjurer le sort.
« Tim, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre. Je n'en ai plus que pour un mois. » C'est la pure vérité, pensa-t-elle. Concernant ma vie à Stuyvesant Town en tout cas.
L'inquiétude perça dans la voix de Tim. « Nelly, c'est terrible. En es-tu certaine ?
- Certaine.
- Je prierai pour toi.
- C'est justement pour cette raison que je te téléphone. Je t'avoue que je vous ai souvent maudits tous les deux ces derniers temps, depuis que Roxie a encaissé le billet de loterie.
- C'était son billet.
- Je sais.
- Je lui avais raconté que nous choisissions toujours ces mêmes numéros, et elle s'est amusée à les jouer cette semaine-là tandis que j'essayais une autre combinaison.
- Sa combinaison à elle ?
- J'ai oublié, fit Tim. Écoute, Nelly, je suis désolé mais nous partons demain, et les déménageurs viennent à l'aube. J'ai une foule de choses à régler.
- Tim, il faut que je te voie. Je voudrais soulager ma conscience, je vous ai tellement détestés, toi et Roxie, que je dois vous parler. Je ne pourrai pas mourir en paix, sinon. » La pure vérité à nouveau, pensa Nelly.
Elle entendit une voix stridente crier : « Tim, qui est cet emmerdeur qui téléphone ? »
Tim baissa la voix et dit rapidement : « Notre avion part à midi demain. Viens ici à dix heures.
Mais, Nelly, que ce soit clair. Je n'aurai qu'un quart d'heure à te consacrer.
- Je n'ai pas besoin de plus, Tim », dit Nelly d'une voix étouffée. Elle raccrocha et composa le numéro d'Alvirah. « Il m'accorde un quart d'heure demain, annonça-t-elle. Alvirah, je pourrais le tuer.
- Ça ne vous avancerait à rien, dit Alvirah. Passez nous voir cet après-midi et je vous montrerai comment fonctionne la broche. »
Le lendemain à neuf heures, Nelly était sur le point d'enfiler son manteau quand la sonnette de l'entrée retentit. C'était Dennis O'Shea. Il était venu s'installer dans l'immeuble six mois auparavant et habitait l'appartement F8, un plus loin dans le couloir. Nelly et lui s'étaient rencontrés à plusieurs reprises devant l'ascenseur. Il était de taille moyenne, un mètre soixante-dix environ, robuste d'apparence, avec des yeux bienveillants derrière des lunettes sans monture et un visage agréable et intelligent.
Il lui avait raconté que sa femme était décédée deux années plus tôt, et qu'après avoir pris sa retraite du Bureau de l'aide judiciaire à l'âge de soixante-cinq ans, il avait décidé de vendre sa maison de Syosset et de revenir habiter en ville. Il parta-geait désormais son temps entre son appartement et sa maison de Cape Cod.
Nelly comprit que, comme elle, Dennis avait un sens aigu de la justice et n'aimait pas que l'on profite des faibles. C'est pourquoi elle s'était résolue à lui demander conseil le jour où Roxie s'était présentée avec le billet gagnant.
Ce matin, Dennis avait l'air soucieux. « Nelly, dit-il, êtes-vous certaine de savoir mettre en marche cet enregistreur ?
- Oh, bien sûr, il suffit de passer sa main sur le faux diamant qui est au centre.
- Montrez-moi. »
Elle s'exécuta.
« Dites quelque chose.
- Va te faire foutre, Tim.
- À la bonne heure ! Maintenant, écoutez l'enregistrement. »
Elle éjecta la cassette et la plaça dans le magnétophone qu'Alvirah lui avait confié en même temps que la broche. Elle poussa le bouton de lecture.
Sans résultat.
«Je crois que vous avez parlé de moi à votre amie Alvirah, dit Dennis. Elle m'a appelé il y a quelques minutes. Elle m'a dit que vous sembliez avoir du mal à vous débrouiller avec le micro. »
Nelly sentit sa main trembler. Elle n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. Sa part des gains était peut-
être à sa portée. Mais si l'appareil ne fonctionnait pas, tout espoir était perdu. Elle ne s'était pas permis de verser une seule larme durant cette année.
Mais soudain, à la vue de l'inquiétude sur le visage de Dennis O'Shea, elle crut qu'elle allait éclater en sanglots. « Montrez-moi comment m'y prendre », dit-elle.
Ils passèrent les dix minutes suivantes à s'exercer.
Brancher et éteindre le micro, prononcer quelques mots, écouter, recommencer. Il suffisait de manier d'un geste ferme le petit interrupteur. Nelly finit par déclarer : «J'ai compris. Merci, Dennis.
- Il n'y a pas de quoi. Nelly, si vous arrivez à leur faire dire qu'ils vous ont roulée et à les enregistrer, je les ferai citer devant le tribunal des affaires matrimoniales avant même qu'ils aient compris ce qui leur arrive.
- Mais ils vont partir s'installer en Floride.
- Les billets sont émis à New York. Laissez-moi m'occuper de cette question. »
Il attendit avec elle devant l'ascenseur. «Vous savez quel bus prendre ?
- Ce n'est pas très loin de Christopher Street.
Je peux y aller à pied. »
Alvirah eut une matinée chargée. À huit heures, elle avait entrepris de faire le ménage dans l'appartement, bien qu'il fût impeccable. À neuf heures moins le quart, elle s'était interrompue pour chercher le numéro de téléphone de Dennis O'Shea et le prévenir que Nelly semblait ne pas maîtriser complètement le fonctionnement de l'enregistreur.
Sa mission accomplie, elle se remit à astiquer ce qui l'était déjà. Pour Willy, c'était le signe manifeste qu'elle était préoccupée.
« Qu'est-ce qui te tracasse, ma chérie ? finit-il par demander.
- J'ai un mauvais pressentiment, avoua-t-elle.
- Tu as peur que Nelly ne sache pas faire fonctionner l'enregistreur ?
- Ça m'inquiète en effet, et aussi qu'elle ne parvienne pas à leur tirer un mot ; mais surtout je crains qu'ils lui disent tout et qu'elle ne parvienne pas à les enregistrer. »
Nelly devait rencontrer son ex-mari et Roxie à dix heures. À dix heures trente, Alvirah s'assit et resta le regard rivé sur le téléphone. À dix heures trente-cinq il sonna. C'était Cordelia qui cherchait à joindre Willy. « Une de nos vieilles pensionnaires a une fuite dans le plafond de sa cuisine, dit-elle. Tout l'appartement sent le moisi. Est-ce que tu peux m'envoyer Willy ?
- Plus tard, Cordelia. Nous attendons un coup de fil important. » Alvirah savait qu'elle ne se débar-rasserait pas de sa belle-sœur sans plus ample explication.
« Tu aurais pu me le dire plus tôt, dit sèchement Cordelia. Il ne me reste plus qu'à prier le Seigneur. »
À midi, Alvirah était morte d'inquiétude. Elle rappela Dennis O'Shea. « Des nouvelles de Nelly ?
- Aucune. Nelly m'a pourtant dit que Tim Monahan ne pouvait lui accorder qu'un quart d'heure.
- Je sais. »
Enfin, à midi un quart, le téléphone sonna. Alvirah saisit le récepteur. « Allô.
- Alvirah. »
C'était Nelly. Alvirah s'efforça d'analyser le ton de sa voix. Tendue ? Non. Bouleversée. Oui, c'était ça. Bouleversée. Nelly semblait en proie à une vio-lente émotion.
« Qu'est-il arrivé ? demanda Alvirah. Ont-ils avoué ?
- Oui.
- Les avez-vous enregistrés ?
- Non.
- Oh, c'est catastrophique. Je suis vraiment navrée.
- Ce n'est pas le plus grave.
- Que voulez vous dire, Nelly ? »
Un long silence suivit, puis Nelly soupira : « Alvirah, Tim est mort. Je l'ai tué. »
Cinq heures plus tard, Alvirah et Willy payaient la caution requise après que Dennis O'Shea eut plaidé non coupable des charges d'homicide involontaire, d'assassinat et de port d'arme prohibé. Nelly sortit de sa léthargie pour dire d'une voix étonnée :
«Mais je l'ai tué. »
Ils l'emmenèrent chez elle. La moitié d'une char-lotte au chocolat soigneusement enveloppée de plastique trônait sur le comptoir de la cuisine.
« Tim adorait ce gâteau, dit Nelly d'un air abattu. Il avait une mine affreuse aujourd'hui, même avant de mourir. Je ne pense pas que Roxie lui ait jamais préparé de bons petits plats. »
Alvirah était effondrée. Tout ça à cause de sa bril-lante idée ! Maintenant Nelly risquait de passer des années en prison. À son âge cela pouvait signifier le reste de sa vie. Hier, elle avait avoué son envie de tuer Tim. Et j'ai pris ses paroles à la légère, se souvint Alvirah. Je lui ai dit que cela ne servirait à rien.
Comment aurais-je pu imaginer qu'elle parlait sérieusement ? Et comment s'était-elle procuré une arme?
Elle brancha la bouilloire. «Je crois que nous devrions avoir une petite conversation, dit-elle. Mais laissez-moi vous préparer une bonne tasse de thé auparavant, Nelly. »
Nelly débita son récit d'un ton monocorde, dépourvu d'émotion. «J'avais décidé de me rendre à pied jusqu'à Christopher Street, pour m'éclaircir les idées, voyez-vous. J'ai ôté la broche que vous m'aviez confiée et l'ai rangée dans mon sac. Elle est si jolie que j'avais peur que quelqu'un ne m'agresse pour la voler. Puis, au coin de la 10e Rue et de l'Avenue B, j'ai vu deux gosses. Ils n'avaient pas plus de dix ou onze ans. Vous me croirez si vous le voulez, mais l'un des deux était en train de montrer un pistolet à son copain. »
Elle regardait fixement devant elle. « Mon sang n'a fait qu'un tour. Non seulement ces gamins faisaient l'école buissonnière mais ils s'amusaient avec cette arme comme avec un pistolet à amorces. Je me suis approchée d'eux et je leur ai ordonné de me le remettre.
- Vous leur avez ordonné quoi ? demanda Dennis O'Shea en écarquillant les yeux.
- Celui qui tenait le pistolet a dit : "Descends-la." Mais son copain a sans doute cru que j'étais un flic en civil ou quelque chose de ce genre, continua Nelly. Quoi qu'il en soit, il s'est affolé et m'a tendu son arme. Je leur ai dit qu'à leur âge ils feraient mieux d'être à l'école et de jouer au base-ball, comme le faisaient les garçons de mon temps. »
Alvirah hocha la tête. « Vous aviez donc ce pistolet sur vous quand vous êtes allée chez Tim et Roxie?
- Je n'avais pas le temps d'aller le déposer dans un commissariat de police. Tim avait dit qu'il ne m'accorderait que quinze minutes. Il se trouve que dix m'ont suffi. »
Alvirah vit que Willy était sur le point de poser une question. Elle l'arrêta d'un signe. Il était manifeste que Nelly revivait la scène dans son esprit.
« Bien, Nelly, dit-elle doucement. Que s'est-il passé une fois que vous vous êtes retrouvée chez eux ?
- J'avais deux minutes de retard. On tournait un film dans Christopher Street, et j'avais dû me frayer un chemin à travers les badauds qui regardaient les acteurs. Les déménageurs étaient en train de partir lorsque je suis arrivée. Roxie m'a fait entrer. Tim ne l'avait probablement pas avertie de ma visite. Elle est restée bouche bée à ma vue. Le séjour était vide à l'exception du vieux fauteuil de Tim, et il était affalé dessus, comme à l'accoutumée.
Il ne s'est même pas levé comme toute personne bien élevée. C'est alors que sa culottée de bonne femme m'a dit : "Foutez le camp."
«J'étais tellement nerveuse que j'ai regardé Tim droit dans les yeux et lui ai déversé tout ce que j'avais soigneusement répété, que je n'en avais plus que pour un mois à vivre et que je voulais qu'il me pardonne mes accès de colère contre lui, que l'histoire du billet n'avait plus d'importance et que j'étais contente qu'il ait quelqu'un pour s'occuper de lui. Mais avant de mourir, comme sa mère, je voulais connaître la vérité.
- Vous lui avez dit ça ! s'exclama Willy.
- C'était drôlement malin de votre part, souffla Alvirah.
- Quoi qu'il en soit, Tim faisait une drôle de tête, comme s'il se retenait de rire, et il a dit que toute cette histoire l'avait tracassé depuis le début.
Oui, il avait acheté le billet gagnant et l'avait échangé contre celui de Roxie. Puis il l'avait gardé dans un coffre à la banque de la 4e Rue Ouest, jusqu'au moment où il l'avait retiré et donné à Roxie pour qu'elle aille l'encaisser le dernier jour. Il était désolé d'apprendre ce qui m'arrivait, il avait toujours su que j'étais une femme épatante et généreuse.
- Il a tout reconnu comme ça ! s'étonna Alvirah.
- Si vite que j'en suis presque tombée à la ren-verse. Il riait carrément à la fin. Quand j'y repense, je suis certaine qu'il se moquait de moi. je me suis alors aperçue que je n'avais pas la broche et j'ai ouvert mon sac et me suis mise à fouiller à l'intérieur. Roxie a crié quelque chose à propos du pistolet et je l'ai sorti pour expliquer pourquoi je l'avais sur moi. Le coup est parti tout seul. Tim s'est écroulé comme un gros tas. Tout est vague ensuite.
Roxie a voulu s'emparer du pistolet et je me souviens seulement de m'être retrouvée au commissariat de police. »
Elle tendit la main vers sa tasse. « Dans ces conditions je n'ai plus à me soucier de garder l'appartement ou d'aller habiter chez ma cousine à New Brunswick. Croyez-vous qu'ils vont me mettre dans cette prison où ils ont envoyé cette femme qui avait tué son mari parce qu'il voulait garder le chien après leur divorce ? »
Elle reposa la tasse et se leva lentement. Alvirah, Willy et Dennis O'Shea virent son visage pâlir, ses traits se décomposer. «Oh, mon Dieu, dit-elle, comment ai-je pu tirer sur Tim ? »
Et elle s'évanouit.
Le lendemain matin, Alvirah revint de la visite qu'elle avait faite à Nelly à l'hôpital. « Ils vont la garder quelques jours, dit-elle à Willy. C'est aussi bien. Les journaux s'en donnent à cœur joie. Regarde. » Elle lui tendit le Post. Sur la première page figurait Roxie en pleurs devant le corps de Tim qu'on emportait hors de l'appartement.
« D'après l'article, Roxie prétend que Nelly est arrivée sans prévenir et a tiré immédiatement.
- Nous pouvons témoigner qu'elle avait pris rendez-vous avec lui, dit Willy. Mais Nelly a effectivement dit que Roxie ne paraissait pas l'attendre. »
Son front se plissa sous l'effet de la réflexion. « Dennis O'Shea a téléphoné pendant que tu étais sortie.
Il aimerait négocier une réduction de peine en plai-dant coupable. »
Alvirah chassa d'une chiquenaude un fil égaré sur la manche de son tailleur-pantalon. Un ensemble d'une élégance discrète qu'elle portait toujours avec plaisir. Il l'amincissait et elle pouvait boutonner le pantalon sans effort. Mais aujourd'hui rien ne pouvait la réconforter. Nelly a peut-être été escroquée de son billet de loterie, mais c'est moi qui lui ai fourni un billet d'entrée pour la prison, se répétait-elle.
« Si j'arrivais à retrouver les deux garçons aux-quels Nelly a retiré le pistolet, cela prouverait au moins qu'elle n'avait pas au départ l'intention de se rendre chez son ex-mari avec une arme. Je lui ai demandé de me les décrire. »
La perspective de passer à l'action lui remonta le moral. « Mieux vaut m'habiller autrement pour traîner par là-bas. Ce n'est pas un quartier très chic. »
Une heure plus tard, vêtue d'un vieux Jean et d'un T-shirt Mickey qui avait connu des jours meilleurs, sa broche soleil dans sa poche, Alvirah se pos-tait à l'angle de l'Avenue B et de la 10e Rue. Les garçons décrits par Nelly avaient dix ou onze ans.
L'un était de petite taille, mince, avec des cheveux frisés et des yeux bruns, l'autre était plus grand et plus costaud. Tous deux étaient coiffés en banane et portaient des chaînes en or et un anneau à l'oreille.
Les chances de tomber sur eux par hasard étaient minces, et au bout d'une demi-heure Alvirah commença à visiter systématiquement tous les magasins du quartier. Elle acheta un journal dans l'un, deux pommes dans l'autre, de l'aspirine dans un drugstore. À chaque fois, elle entama la conversation. Ce fut avec le cordonnier que la chance lui sourit.
« Sûr que je les connais ces deux-là. Le petit a de sérieux ennuis. L'autre n'est pas un mauvais bou-gre. Ils traînent généralement dans le coin. » Il fit un geste en direction de l'extérieur. « Ce matin les flics ont ramassé tous les gosses qui faisaient l'école buissonnière pour les ramener dans leur établissement, dans ces conditions je ne pense pas qu'on les revoie avant trois heures de l'après-midi. »
Ravie de cette information, Alvirah remercia le cordonnier en lui achetant un assortiment de cira-ges, dont elle n'avait nul besoin. Comme il lui rendait lentement la monnaie, il expliqua qu'il avait bousillé ses lunettes de lecture en marchant, mais que de loin il pouvait voir une mouche éternuer.
Puis, regardant par-dessus l'épaule d'Alvirah, il s'exclama : « Tenez, les voilà, les loustics que vous cherchez. » Il pointa du doigt l'autre côté de la rue. « Ils ont dû s'échapper de l'école une fois de plus. »
Alvirah pivota sur ses talons. « Gardez la monnaie », lui lança-t-elle en s'élançant hors de la boutique.
Une heure plus tard, c'est une Alvirah découragée qui racontait à Willy et Dennis O'Shea ce qui était arrivé. « Quand je les ai abordés, ils venaient de voir la photo de Nelly dans le Post et l'avaient reconnue. Les filous étaient en route pour le commissariat de police avec l'intention de déclarer que Nelly leur avait demandé où elle pouvait acqué-rir un pistolet le plus rapidement possible et qu'elle leur avait offert cent dollars. Bien sûr, ils ont pré-tendu ne pas avoir la moindre idée de l'endroit où ça s'achetait, mais plus tard un autre gosse s'est vanté d'en avoir vendu un à Nelly.
- C'est un mensonge éhonté, dit Dennis d'un ton sec. Avant de quitter son appartement hier, Nelly a vérifié le contenu de son portefeuille, et je n'ai pu m'empêcher de remarquer qu'elle n'avait pas plus de trois ou quatre dollars. Pour quelle raison ces gosses mentent-ils ainsi ?
- Parce que Nelly a pris leur pistolet, lui dit Alvirah, et c'est pour eux l'occasion de se venger. » Puis elle se rendit compte qu'elle ignorait pourquoi Dennis était en conversation avec Willy dans le séjour quand elle était rentrée.
Lorsque Dennis lui apprit la raison de sa présence, elle eût préféré ne pas la connaître. Une balle avait éraflé le front de Tim. Les deux autres l'avaient atteint en plein cœur, et l'angle de pénétration indiquait clairement qu'elles avaient été tirées alors qu'il était étendu sur le sol. Le procureur avait téléphoné à Dennis pour lui annoncer que si Nelly plaidait coupable pour obtenir une réduction de peine, elle serait inculpée de meurtre avec préméditation, avec un minimum de quinze ans de prison. À prendre ou à laisser. « Et quand je lui ai parlé, il n'avait pas entendu parler de ces gosses, conclut Dennis.
- Nelly est-elle déjà au courant? demanda Alvirah.
- Je l'ai vue ce matin après votre départ. Elle a l'intention de quitter l'hôpital dès demain et de mettre ses affaires en ordre. Elle dit qu'elle doit payer pour son crime.
- J'hésite à soulever cette question, avança Willy, mais est-il possible que Nelly ait effectivement acheté le pistolet et que la colère l'ait poussée à tuer Tim ?
- Et elle l'aurait visé au cœur quand il était étendu par terre! s'exclama Alvirah. Allons donc !
- Je ne crois pas qu'elle l'ait fait délibérément, admit Dennis. Mais elle l'a bel et bien tué. L'arme porte ses empreintes. » Il se leva. «Je ferais mieux de lancer sans tarder la procédure de négociation.
Je vais voir si on peut lui laisser un peu de temps avant qu'elle ne commence à purger sa peine. »
« Il semble attaché à Nelly, fit remarquer Willy après avoir raccompagné l'avocat à la porte.
- C'est avec un homme comme lui qu'elle aurait dû vivre », ajouta Alvirah. Elle se sentait vieille et épuisée soudain. Je ne suis qu'une idiote qui fourre son nez partout, pensa-t-elle. Elle se revit à nouveau en train de conseiller à Nelly d'aller trouver Tim. Et entendit Nelly lui disant : «Je pourrais le tuer. »
Willy lui tapota la main. Elle leva vers lui un regard affectueux. Il était son meilleur ami et le meilleur mari qui soit au monde. La pauvre Nelly avait supporté un homme incapable de conserver un boulot quelconque, qui se querellait avec la terre entière, buvait trop, et était gros comme une baleine. Pourquoi donc Roxie l'avait-elle épousé ?
Pour le billet, naturellement.
Alvirah ne put fermer l'œil, cette nuit-là. Elle avait beau revenir sans cesse sur le moindre détail, la conclusion était toujours la même : quinze ans de prison pour Nelly Monahan. Finalement, à deux heures du matin, elle sortit du lit, le plus doucement possible pour ne pas réveiller Willy qui était visiblement dans la deuxième phase de son sommeil. Quelques minutes plus tard, munie d'une théière fumante, elle s'assit à la table de la salle à manger et repassa l'enregistrement de sa première entrevue avec Nelly et celui de sa confession après que Willy et elle eurent payé sa caution.
Quelque chose lui échappait. Quoi ? Elle se leva, alla à son bureau, prit un cahier à spirale et un stylo, et retourna à la table. Elle rembobina la bande et nota soigneusement ses observations pendant qu'elle écoutait à nouveau les deux enregistrements.
Lorsqu'il se leva à sept heures, Willy la trouva plongée dans ses notes. Il n'eut pas besoin de l'interroger pour savoir ce qu'elle faisait. Il brancha la bouilloire et s'installa en face d'elle. «Je ne comprends pas ce qui te turlupine exactement, dit-il. Laisse-moi jeter un coup d'œil. »
Une demi-heure s'écoula. Puis Willy conclut : «Je ne vois rien. Mais ce vieux fauteuil La-Z-Boy me fait penser au vétéran Buster Kelly. Souviens-toi, il avait un fauteuil de ce genre, lui aussi. Il avait même insisté pour l'emporter avec lui dans la maison de retraite.
- Willy, peux-tu répéter ce que tu viens de dire ?
- Buster Kelly avait insisté pour l'emporter...
- Willy, c'est ça. Tim était installé dans son fauteuil quand Nelly est entrée dans l'appartement. »
Alvirah tendit le bras et s'empara de son carnet.
« Écoute. Selon Nelly, les déménageurs étaient en train de quitter l'appartement quand elle est arrivée. Pourquoi n'avaient-ils pas emporté le fauteuil ? » Elle se leva d'un bond. « Willy, tu ne comprends donc pas ? Tim avait une raison pour avouer à Nelly que Roxie l'avait roulée. Je te parie que Roxie venait de lui dire d'aller se faire pendre ailleurs. Elle était restée avec lui jusqu'à ce qu'il lui remette le billet de loterie et qu'elle l'ait encaissé.
Ensuite elle n'avait plus besoin de lui. »
Plus elle parlait, plus Alvirah était convaincue d'avoir trouvé la clé du problème. Sa voix monta d'un cran sous l'effet de l'excitation. « Tim voulait empêcher Nelly de toucher sa part mais il n'avait jamais pensé que Roxie s'apprêtait à le doubler. Le fait qu'elle ait dit aux déménageurs de laisser le fauteuil en place fut sans doute pour Tim la preuve que Roxie s'apprêtait à le virer.
- Et en avouant à Nelly qu'il l'avait escroquée, Tim pensait pouvoir reprendre le billet et toucher la moitié de l'argent. Le raisonnement se tient, admit Willy.
- Nelly n'a pas tué Tim. La première balle lui a seulement effleuré le front. Roxie n'a pas saisi la main de Nelly pour lui ôter le pistolet, mais pour le pointer vers Tim. »
Ils échangèrent un regard. Les yeux de Willy brillaient d'admiration. « La rousse la plus intelligente du monde, dit-il. Reste un hic, chérie : comment vas-tu le prouver ? »
Comment allait-elle le prouver ? Alvirah fît une liste des points par lesquels commencer. Elle voulait parler aux déménageurs qui avaient vidé l'appartement de Roxie. Tim avait dit à Nelly qu'il avait conservé le billet de loterie dans le coffre d'une banque au coin de Christopher Street. Elle voulait la retrouver et vérifier la date à laquelle il avait loué le coffre et sous quel nom. Et enfin, elle voulait s'entretenir avec le concierge de l'immeuble où Roxie et Tim avaient installé leur petit nid d'amour.
Mais ses cellules grises avaient beau travailler, Alvirah avait l'impression déprimante que son cerveau tournait dans le vide. Le fait demeurait qu'il lui serait pratiquement impossible de prouver que Roxie avait guidé la main de Nelly.
À neuf heures elle téléphona à Charley Evans au Globe et lui décrivit les informations qu'elle recherchait. Il la rappela à dix heures. C'était l'entreprise Stalwart Van qui avait effectué le déménagement de Roxie et Tim. Les trois hommes qui en avaient été chargés travaillaient aujourd'hui dans la 50e Rue Est. La Greenwich Savings Bank dans la 4e Rue Ouest avait bien un coffre au nom de Timothy Monahan. Il l'avait loué l'année précédente et rendu voilà trois semaines. « Ils ne voient pas d'inconvénient à vous rencontrer. »
Alvirah avait tout noté. « Charley, vous êtes un amour », dit-elle. Elle raccrocha et se tourna vers Willy. « Allons-y, chéri. »
Ils s'arrêtèrent d'abord dans la 50e Rue Est, où les déménageurs de chez Stalwart Van étaient en train de vider un appartement. Ils attendirent près du camion de voir réapparaître les trois hommes chancelant sous le poids d'une bibliothèque à trois corps de deux mètres cinquante de long.
Alvirah les laissa charger le meuble au fond du camion avant de se présenter. «Je ne vous retiendrai qu'une minute, dit-elle, mais je dois absolument vous poser quelques questions. » Willy ouvrit son portefeuille et exhiba trois billets de vingt dollars.
Ils ne se firent pas prier pour raconter que Tim n'était pas dans l'appartement à leur arrivée. À dire vrai, quand il était apparu un peu avant dix heures, ils s'étaient vite rendu compte que Roxie ne l'attendait pas si tôt. Elle avait hurlé : «Je t'ai dit d'aller te faire couper les cheveux. Tu as l'air d'un plouc. »
Le plus costaud des déménageurs ricana. « Ensuite il a dit qu'il avait un rendez-vous à dix heures, un rendez-vous qui risquait de lui déplaire. Et elle a répliqué : "Un rendez-vous avec qui, avec un verre de scotch ?"
- Comme on se dirigeait vers la porte, le type nous a crié de revenir chercher son La-Z-Boy, mais la femme nous a dit de laisser tomber » raconta le plus petit des déménageurs, celui qui portait la partie la plus lourde du meuble à trois corps.
«Et devant un tribunal, tout ça ne prouvera rien », conclut Willy une heure plus tard tandis qu'ils quittaient la Greenwich Savings Bank, avec la confirmation que Tim Monahan avait effectivement loué un coffre un an auparavant, le matin qui avait suivi le tirage du billet gagnant, et qu'il l'avait fait ouvrir une seule fois, le jour où il l'avait rendu trois semaines plus tôt. Ce jour-là il était accompagné d'une femme très tape-à-l'œil. L'employé reconnut Roxie sur la photo : « C'est elle. »
«Il est descendu dans la chambre forte et a annulé la location une demi-heure avant de se rendre au bureau de la loterie pour y présenter le billet, dit Alvirah, frémissante de rage et de frustration.
- Je sais, marmonna Willy, mais...
- Mais juridiquement cela ne prouve rien. Oh, Willy, nous n'en tirererons peut-être rien, mais allons quand même jeter un œil à leur appartement. »
Ils tournèrent le coin de la rue et se trouvèrent pris au milieu d'une foule compacte qui se bouscu-lait derrière des barrières pour regarder Tom Cruise en train de rattraper Demi Moore par le bras et de la faire pivoter sur ses talons.
« D'après Nelly, ils étaient déjà en train de filmer cette scène l'autre jour, fit remarquer Alvirah. Bon, nous avons mieux à faire que de jouer les badauds. »
Ils étaient à la porte du 101 Christopher Street quand une voix familière appela : « Tante Alvirah. »
Willy et elle se retournèrent d'un seul mouvement. Un jeune homme se dirigeait vers eux, svelte, le nez chaussé de lunettes demi-lune.
« Brian, qu'est-ce que tu fabriques ici ? »
Brian était le fils de la sœur décédée de Willy, Madaline. Devenu auteur dramatique de renom, il était pour Willy et Alvirah le fils qu'ils n'avaient pas eu.
«Je te croyais à Londres, dit Alvirah en le serrant contre elle.
- Et je pensais que vous étiez en Grèce. Je viens de rentrer, ils avaient besoin d'un complément de dialogue. C'est moi qui ai écrit le scénario de ce truc-là. » Il désigna d'un geste les caméras plus loin dans la rue. « Bon, il faut que j'y retourne. À plus tard. »
Quelques mètres plus loin, des machinistes instal-laient une caméra suspendue sur un camion. Alvirah nota inconsciemment la scène tout en sonnant à la porte du concierge du 101.
Dix minutes plus tard, ils visitaient l'appartement avec ses trois chambres à coucher et son grand séjour où le regretté Tim Monahan avait rendu le dernier soupir. «Vous avez de la chance, les informa le concierge. Roxie a téléphoné hier pour prévenir qu'elle ne voulait plus de l'appartement, personne ne sait encore qu'il est disponible. Et vous êtes le genre de locataires qui intéressent la direction, ajouta-t-il d'un air hypocrite en songeant au chèque de mille dollars d'Alvirah serré au fond de sa poche.
- Vous voulez dire qu'elle n'avait pas l'intention de le libérer lorsqu'elle est partie s'installer en Floride?
- Non. Elle a dit qu'elle en aurait peut-être besoin, mais elle l'avait mis au nom de Tim. »
Le vieux fauteuil prenait le soleil du matin. Le reste de la pièce était vide. On voyait encore les marques de craie tracées sur le sol par la police pour indiquer l'emplacement du corps de Tim.
Une ombre joua sur le fauteuil. Surprise, Alvirah se retourna et vit passer devant la fenêtre la caméra montée sur le camion de Mirage Films. «J'ai trouvé », dit-elle.
Le lendemain matin, assise sur une chaise dans sa chambre du Lennox Hill Hospital, Nelly attendait sa sortie. Sur ses genoux était ouvert un bloc ligné sur lequel elle inscrivait tout ce qu'elle devait faire avant son incarcération. Dennis O'Hara lui avait tristement annoncé que le procureur ne négo-cierait qu'à la seule condition qu'elle accepte une condamnation de quinze ans sans possibilité de remise de peine.
« C'est pure justice, lui avait-elle dit d'une voix calme. Je dois expier mon crime. » Puis elle avait tressailli quand il lui avait pris la main. Son poignet était douloureux, probablement parce que Rosie l'avait serré trop fort en tentant de lui arracher le pistolet. Et elle avait une écorchure à l'index, à l'endroit où elle s'était égratignée en essayant de mettre en marche le micro de la broche.
Dennis lui avait conseillé d'accepter de comparaî-tre devant le tribunal, lui proposant de s'occuper de sa défense. Mais elle avait répondu qu'elle ne méritait pas d'être acquittée. Elle avait supprimé une vie.
« Abandonner l'appartement, nota-t-elle. Résilier l'abonnement du téléphone. »
Elle leva les yeux. Plus élégante que jamais, Alvirah se tenait sur le seuil de la porte. «Vous êtes superbe, Alvirah, dit-elle d'un ton admiratif. Savez-vous de quelle couleur sont les uniformes de la prison ? C'est drôle. La nuit dernière, je suis restée éveillée à penser à ce genre de détails.
- Ne pensez pas aux uniformes de la prison, lui dit Alvirah. Rien n'est perdu tant qu'il reste un espoir. Je vais maintenant vous emmener chez nous en taxi. J'ai appelé Dennis, je lui ai dit qu'il n'était pas question, absolument pas question, que vous alliez chez le procureur ou signiez quoi que ce soit tant que je n'aurai pas mis mon plan à exécution, à commencer par une entrevue avec la veuve éplo-rée de feu Tim Monahan. »
Roxie Marsh Monahan hésitait depuis plus d'une heure à choisir quoi porter pour sa rencontre avec Alvirah Meehan. Elle était folle d'excitation à la pensée qu'on allait écrire un article entier à son sujet dans le Globe. Elle avait adoré celui du Post, mais elle se désolait d'avoir dû annuler son rendez-vous du lundi chez le coiffeur. Elle était complètement échevelée sur la photo qu'ils avaient prise d'elle pendant qu'on emportait le corps de Tim.
Mais à la réflexion, elle avait tellement pleuré qu'il valait mieux avoir l'air ébouriffé. Ça faisait plus d'effet.
Elle regarda autour d'elle. La suite de l'hôtel Omni Park était très élégante. Elle l'avait retenue le jour du meurtre. Le bureau du procureur lui avait demandé de rester à New York pendant quelques jours, en attendant que toutes les circonstances soient établies. Ils lui avaient dit que Nelly allait sans aucun doute plaider coupable pour obtenir une réduction de peine et qu'il n'y aurait pas de procès.
New York lui manquerait sans doute, songea-t-elle, mais le golf était son sport favori et elle pourrait y jouer tous les jours en Floride sans avoir à s'occuper de compter la vaisselle pour des réceptions sans intérêt. La restauration était un enfer.
Dieu merci, elle ne ferait plus cuire un seul haricot vert de toute sa vie.
Elle sourit. Elle avait vécu sur son petit nuage depuis que ce débile de Tim lui avait remis le billet au moment où ils entraient dans le bureau de la loterie. En réalité, Tim n'était pas aussi débile que ça. Le soir où il lui avait montré le billet gagnant, elle avait proposé de le garder en lieu sûr pour lui.
Pas question, avait-il rétorqué. Auparavant, il voulait s'assurer qu'ils étaient faits pour s'entendre.
Elle avait dû regarder ce visage d'abruti tous les matins, entendre ses ronflements la nuit, le voir affalé dans son foutu fauteuil avec une bière à la main, feindre d'être au septième ciel quand il la couvrait de baisers. Oui, elle avait bien mérité chaque cent des deux cent mille dollars, moins les taxes, qu'elle toucherait tous les ans pendant les deux décennies à venir.
Elle plaça devant elle les deux tailleurs noirs qu'elle avait achetés la veille chez Annie Sez. L'un avait des boutons dorés, l'autre des revers pailletés.
L'ensemble à boutons dorés l'emporta. Les paillettes étaient trop voyantes. Roxie s'habilla, enfila ses bracelets habituels et ses bagues en turquoise. Elle savait qu'elle ne paraissait pas ses cinquante-trois ans. Avec ses cheveux blonds et sa silhouette de rêve, elle était toujours très séduisante. Et désormais elle pourrait se permettre de le rester un bon bout de temps.
Suffit de mettre le grappin sur un type intéressant.
Merci, Tim Monahan. Merci, Nelly Monahan.
Incroyable, la façon dont j'ai arraché la victoire au dernier moment ! Sa seule erreur avait été de dire la vérité à Tim quand il avait vu les déménageurs partir sans son bien-aimé fauteuil, encore planté au milieu du séjour. Elle aurait dû lui raconter n'importe quoi. Elle se serait tue si elle avait su que Nelly Monahan allait sonner à la porte une minute après qu'elle eut dit à Tim d'aller se faire voir ailleurs, qu'elle partait sans lui. Roxie passait son bâton de rouge sur ses lèvres lorsque l'interphone sonna.
Alvirah Meehan était à la réception.
« Notre intention est d'expliquer comment ce billet a provoqué une telle tragédie dans votre vie », dit Alvirah d'un ton compatissant en s'asseyant en face de Roxie.
Roxie se tamponna les yeux. «Je regretterai toujours de l'avoir trouvé par hasard dans le tiroir où je range mes produits de maquillage. Il était caché sous une boîte de Q-tips. Je venais de lire un article expliquant que quantité de gens ignorent détenir un billet gagnant et ne sauront jamais qu'ils auraient pu être millionnaires. Le journal indiquait un numéro d'appel. J'ai dit à Tom en riant : "Ce serait génial si c'était un billet gagnant, non ?" »
Alvirah se tourna légèrement afin que le micro de sa broche soleil ne manque pas un seul mot. « Et qu'a-t-il répondu ?
- Oh, le pauvre chéri a dit : "Ne perds pas ton temps ni ton fric à téléphoner." » Roxie ravala les larmes qui lui montaient aux yeux. «Je regrette tellement de lui avoir désobéi.
- Vous préféreriez sans doute travailler comme avant dans la restauration, n'est-ce pas ?
- Oui, sanglota Roxie. Oh oui. »
Alvirah n'utilisait jamais de langage trivial, mais elle faillit laisser échapper un gros mot. Se contenant, elle parvint à dire calmement : «J'ai encore une ou deux questions à vous poser avant que notre photographe ne prenne quelques photos. »
Les sanglots de Roxie cessèrent comme par miracle. « Permettez-moi de rectifier mon maquillage. »
Mel Levine, le photographe-vedette du Globe, avait reçu des instructions : « Prenez des gros plans de ses mains. »
La plus âgée des sœurs de Willy, sœur Cordelia, n'aimait pas être tenue à l'écart des événements.
Sachant qu'Alvirah était en contact avec Nelly Monahan, la femme qui avait assassiné son ex-mari en présence de sa deuxième épouse, Cordelia décida de faire une visite à l'improviste à Central Park South.
En compagnie de sœur Maeve Marie, une jeune policière devenue novice, Cordelia était donc confortablement installée dans la salle de séjour lorsque Alvirah rentra chez elle. En la voyant assise dans le fauteuil recouvert d'un superbe velours rouge, avec son habit de religieuse et son voile court, Alvirah eut l'impression que si une femme pape devait un jour être élue, elle ressemblerait à Cordelia.
« Cordelia nous a fait une petite visite, expliqua Willy en haussant le sourcil droit, signalant ainsi qu'il n'avait pas entretenu Cordelia de leurs plans.
- J'espère que nous ne vous dérangeons pas, Alvirah, s'excusa sœur Maeve Marie. La sœur supé-rieure a pensé que vous pourriez avoir besoin de nous. » Maeve avait la silhouette élancée et le corps discipliné d'une athlète. Son visage dominé par deux grands yeux gris était d'une réelle beauté.
Comme Willy, elle semblait dire : « Désolée, Alvirah, mais vous connaissez Cordelia. »
« Alors, que se passe-t-il ? » demanda Cordelia, sans s'embarrasser de préliminaires.
Alvirah n'avait pas d'autre choix que de lui dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Elle se laissa tomber sur le canapé avec un soupir. Elle aurait aimé avoir le temps de prendre tranquillement une tasse de thé avec Willy avant cette visite.
« Nous devons trouver un moyen d'innocenter Nelly. C'est moi qui lui ai conseillé d'aller voir Tim, je ne peux pas la laisser passer le reste de sa vie en prison. »
Cordelia hocha la tête. « Et que comptes-tu faire ?
- Quelque chose que tu risques de ne pas approuver. Brian a écrit un scénario pour les films Mirage.
- Je sais. J'espère qu'il les empêchera d'y mettre trop d'obscénités. Quel rapport avec Nelly Monahan, la pauvre âme ?
- Le jour du meurtre, Mirage filmait une scène juste devant l'immeuble où habitaient Tim et Roxie.
Nous allons tenter de faire croire à Roxie que la caméra l'a prise en train de tordre le poignet de Nelly et de pointer l'arme vers Tim.
- Vous allez truquer la scène ? s'indigna Cordelia.
- Exactement. Brian a obtenu l'accord du producteur. Mel, le photographe du Globe, a pris un bon nombre de photos de Roxie aujourd'hui. Nous avons également des photos d'elle au moment où on est venu enlever le corps de Tim. Reste à trouver une figurante qui, prise de loin, ressemble à Roxie.
Nous l'habillerons d'un tailleur-pantalon à rayures similaire à celui qu'elle portait et nous ferons un gros plan d'elle en train de saisir la main de Nelly.
Il me faudra convaincre Nelly d'accepter, mais j'y arriverai. »
Willy acquiesça d'un signe de tête encourageant et poursuivit à sa place : « Cordelia, nous avons déjà versé un acompte pour l'appartement. Le seul meuble restant était le fauteuil de Tim, et il s'y trouve encore. Les marques de craie indiquant l'emplacement du corps sont visibles. Je jouerai le rôle de Tim. Je m'allongerai sur le sol près du fauteuil.
D'après Nelly, Tim portait un survêtement gris et des mocassins. »
Les yeux de sœur Maeve Marie brillaient d'excitation. « Quand j'étais flic, on appelait ça "maquiller le témoin". C'est génial. »
Willy regarda Cordelia. Il savait qu'Alvirah était déterminée à passer à l'exécution de son plan.
Néanmoins il serait utile que Cordelia ne leur mette pas de bâtons dans les roues. Alvirah était déjà assez bouleversée d'avoir entraîné Nelly dans ce drame.
Lorsque Cordelia n'approuvait pas une décision, elle avait une manière diabolique de vous convaincre que vous couriez à l'échec.
Cordelia se rembrunit un instant, puis son front s'éclaira. « Dieu prend parfois des voies détournées, dit-elle. Quand commencez-vous à filmer ? »
Une vague de soulagement submergea Alvirah.
« Dès que possible. Il nous faut trouver quelqu'un capable de jouer le rôle de Roxie. » Tout en parlant elle regardait sœur Maeve Marie. Comme Roxie, Maeve était grande et avait une silhouette parfaite.
Comme Roxie, elle possédait de jolies mains avec de longs doigts.
«Je suis contente que vous soyez venues toutes les deux », dit-elle avec chaleur.
Deux jours plus tard ils étaient prêts à refermer le piège. Dans l'appartement de Christopher Street où Tim Monahan avait rejoint son Créateur, Brian dirigeait la prise de vues.
« Oncle Willy, allonge-toi simplement par terre.
Nous avons été obligés d'effacer les marques de craie, mais nous avons relevé les contours. »
Willy s'étendit docilement au pied du fauteuil.
Brian et l'opérateur sortirent, et Brian regarda dans le viseur de la caméra, puis consulta la photo du corps de Tim dont l'éditeur du Globe avait obtenu une copie en soudoyant un fonctionnaire du bureau du médecin légiste.
« Tu n'es pas assez gros, décréta Brian.
- Bonne nouvelle », marmonna Willy.
Brian résolut le problème en retirant son pull qu'il glissa sous le survêtement de Willy.
Nelly se tenait dans un angle de la pièce. Elle portait le tailleur bleu et la blouse imprimée dont elle était vêtue le jour de sa visite à Tim et Roxie.
Elle avait un pistolet dans son sac, semblable à celui dont elle avait délesté les deux garçons quelques jours auparavant.
Il y a seulement quatre jours, songea-t-elle. Cela paraît impossible. Elle jeta un regard furtif à Dennis O'Shea qui lui adressa un sourire encourageant.
Puis elle se tourna vers sœur Maeve. La jeune religieuse offrait une ressemblance déconcertante avec Roxie. Elle était coiffée d'une perruque blonde et vêtue du même tailleur à rayures que portait Roxie le jour où elle était devenue la veuve Monahan. Une énorme turquoise ornait la bague qui couvrait la dernière phalange de son index. De faux ongles rouge sang accentuaient la longueur de ses doigts, et des taches de vieillesse avaient été peintes sur le dos de ses mains. Semblables à celles de Roxie, pensa Nelly avec un brin de satisfaction en abaissant les yeux sur sa peau claire.
Les bras croisés, sœur Cordelia surveillait la scène. Elle rappela à Nelly les sœurs de l'école paroissiale.
Brian lui demanda si elle était prête, attendit de la voir acquiescer d'un signe de tête et ordonna :
« Bien, dirigez-vous vers la porte, Nelly. Essayez de vous comporter exactement comme vous l'avez fait l'autre jour. »
Elle regarda Willy. « Dans ce cas, vous n'êtes pas encore mort. »
Comme il se remettait péniblement debout, elle se dirigea vers la porte. « Roxie m'a fait entrer, expliqua-t-elle. Tim était affalé dans son fauteuil.
J'ai tout de suite vu qu'il était bouleversé, mais j'ai cru que c'était à cause de moi, parce que je lui avais dit qu'il me restait peu de temps à vivre. Quoi qu'il en soit, je suis passée devant Roxie et me suis dirigée vers lui, et je lui ai dit de but en blanc que je devais connaître la vérité avant de mourir...
- Jouez la scène, ordonna Brian. Maeve, allez vous poster à la porte. »
Nelly avait tellement répété la tirade qu'elle avait débitée à Tim qu'elle n'eut aucun mal à se pencher sur le fauteuil et à la réciter. Superposer le visage de Tim à celui de Willy n'était pas difficile. Mais Willy paraissait soucieux.
« Vous devriez commencer à sourire », suggéra Nelly qui continua : « C'était très cruel de ta part, tu n'aurais pas dû sourire quand je t'ai dit que j'allais bientôt mourir. »
Mon Dieu, s'inquiéta Alvirah. Peut-être suis-je complètement à côté de la plaque.
« Mais je t'ai pardonné parce que tu as tout de suite avoué avoir fait l'échange des billets. » Nelly ouvrit son sac. «Puis j'ai failli perdre tous mes moyens en m'apercevant que je ne portais pas la broche et j'ai ouvert mon sac et fouillé à l'intérieur pour la chercher. C'est alors que Roxie a vu le pistolet. » Elle s'interrompit. « Attendez. Roxie criait à Tim de se taire, mais au moment où elle m'a ouvert la porte, elle venait de lui dire autre chose.
- Peu importe, dit rapidement Brian. Nous n'avons pas de prise de son. »
Nelly eut soudain l'impression de regarder une cassette qu'elle avait déjà vue. Tout lui revenait brusquement en mémoire. Elle s'empara de la broche au fond de son sac, et comme un écho, entendit Roxie hurler à la vue du pistolet.
«J'ai lâché la broche et sorti le pistolet du sac pour le lui montrer. Tim s'est levé d'un bond. Le coup est parti. Tim a crié... Qu'a-t-il crié... "Nelly, arrête. Ne fais pas l'andouille. Nous partagerons l'argent." Puis il a plongé vers le sol. »
Il a plongé vers le sol, réfléchit Alvirah. Il n'est pas tombé. Il a plongé.
Tout s'éclaira pour Nelly. Pensant l'avoir tué, elle avait eu un éblouissement, puis avant de tourner de l'œil elle avait senti une main s'approcher de la sienne, lui tordre le poignet. Voilà pourquoi j'avais mal. C'est ainsi que la scène s'est déroulée. J'en suis certaine maintenant.
Mais Tim avait dit autre chose. Quoi ?... Roxie, il avait dit quelque chose à Roxie.
Elle sentit sœur Maeve lui tordre la main et pointer le pistolet vers Willy qui jouait son rôle d'homme mort. C'est à ce moment précis que je me suis évanouie.
Elle plia les genoux et tomba sur le sol.
« Excellent, Nelly, conclut Brian. C'est incroyable mais je pense que nous avons réussi notre coup dès la première prise. Nous allons la repasser pour plus de sûreté, et il ne restera plus qu'à espérer que Roxie n'y verra que du feu. »
Nelly se redressa. Elle prit son sac et y chercha la broche qu'elle n'avait pas rendue à Alvirah. «Je me demande... », commença-t-elle.
Alvirah eut soudain cette impression merveilleuse qu'elle connaissait bien, l'intuition que quelque chose d'important allait se produire. « Oui, Nelly ?
- En fouillant dans mon sac j'ai cru entendre Dennis m'expliquer comment mettre en marche le micro de la broche. Il m'a dit qu'il fallait lui donner un coup sec avec ce doigt-là. » Elle montra l'index de sa main droite. « Or, ce doigt me fait souffrir depuis que je suis venue ici l'autre jour. Croyez-vous que j'aie pu actionner le micro juste avant de montrer le pistolet à Roxie ? Je n'ai jamais vérifié. Pensez-vous qu'il aurait pu enregistrer la voix de Tim suppliant qu'on l'épargne ?
- Que les saints du ciel soient avec nous », murmura Cordelia.
Le micro de la broche qu'Alvirah avait confiée à Nelly était encore sur la position « Marche ». La batterie était morte, naturellement, mais Alvirah sortit habilement la minuscule cassette, la plaça dans son magnétophone de poche, la rembobina et poussa le bouton de lecture.
Les lèvres de Cordelia remuaient en silence. Le son leur parvint immédiatement. Un coup de feu, la voix de Tim disant à Nelly de ne pas faire l'andouille. Nelly s'écriant : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! » Puis une voix dure, la voix de Roxie :
« Tim, espèce de salaud ! »
Et pour finir, Tim qui implorait : « Roxie, non.
Roxie, pitié, ne tire pas ! »
Alvirah sentit le bras de Willy lui entourer les épaules. « Une fois de plus, tu as réussi, chérie. »
Le surlendemain, Nelly les invita tous les six à dîner pour fêter l'événement : Alvirah et Willy, les sœurs Cordelia et Maeve Marie, Dennis et elle.
Se souvenant de son passage dans la police, Maeve les avait convaincus de mettre le procureur au courant de la supercherie, et l'un des meilleurs inspecteurs de sa brigade avait alors contacté Roxie en prétendant être l'opérateur qui avait filmé la scène du meurtre.
Lorsqu'elle vit la vidéo et entendit la voix de Tim la suppliant de ne pas tirer, Roxie offrit immédiatement à l'inspecteur de lui acheter la bande à n'importe quel prix. Lorsqu'il la questionna, elle confessa tout. Aujourd'hui Roxie était inculpée de meurtre et Nelly innocentée et propriétaire légi-time du billet de loterie.
Dennis avait apporté du Champagne. Les yeux humides, Nelly les remercia tous et leva sa coupe.
« À vous tous et à Brian. Je suis désolée qu'il ait dû partir pour Hollywood ce soir. »
«Toute cette histoire est incroyable», dit-elle quelques minutes plus tard en regardant Dennis découper la succulente selle d'agneau qu'elle avait préparée suivant une de ses fameuses recettes. Suivirent une salade de tomates et d'oignons, une purée de pommes de terre, des haricots verts, un feuilleté au fromage, de la gelée de menthe, une tarte aux pommes tiède et du café.
Elle accueillit leurs compliments avec un sourire ravi.
À neuf heures, Cordelia et Maeve donnèrent le signal du départ. « Willy, je compte sur toi demain matin à l'aube, ordonna Cordelia. N'oublie pas ta boîte à outils. J'ai deux ou trois trucs à te faire réparer.
- Nous allons partir nous aussi. Veux-tu que nous vous déposions ? proposa Willy.
- Je ne mettrai pas un pied hors de cette pièce avant d'avoir aidé Nelly à ranger », déclara Alvirah avant de sentir Willy lui donner un coup de pied discret sous la table.
Elle suivit son regard. Nelly et Dennis se souriaient d'un air béat.
«Je crois qu'il est temps de rentrer à la maison, ma chérie », dit fermement Willy en posant ses mains sur le dossier de la chaise d'Alvirah.
Les bijoux volés
«ALVIRAH. Venez tout de suite. J'ai besoin de vous. »
Alvirah ouvrit brusquement les yeux. En l'espace d'une seconde elle passa d'un rêve agréable où elle assistait à un dîner officiel à la Maison-Blanche à la réalité de la sonnerie du téléphone qui la réveillait à trois heures du matin, suivie par la voix affolée de la baronne Min von Schreiber.
« Qu'y a-t-il, Min ? »
Réveillé à son tour, Willy grommela. « Chérie, que se passe-t-il ? »
Alvirah posa doucement un doigt sur les lèvres de son mari. « Chuuut ! » Puis elle répéta : « Qu'y a-t-il, Min ? »
Le gémissement tragique de Min franchit le continent depuis Cypress Point, à Pebble Beach, en Californie, jusqu'au luxueux appartement de Central Park South à Manhattan. « Nous allons tous être ruinés. Un voleur de bijoux sévit parmi nos hôtes.
Les diamants de Mme Hayward ont disparu du coffre-fort de son bungalow.
- Que tous les saints nous viennent en aide !
s'exclama Alvirah. Scott a-t-il pris des dispositions ? » Scott Alshorne était le shérif de Monterey County, qui s'était lié d'amitié avec Alvirah quelques années auparavant, à l'époque où elle l'avait aidé à résoudre une affaire de meurtre à l'institut de remise en forme de Cypress Point.
« Oh là là ! tout est tellement compliqué. Nous ne pouvons pas prévenir Scott, dit Min d'un ton hésitant. Nadine Hayward est hystérique. Elle n'ose pas avouer à son mari que les diamants n'étaient plus assurés. Elle l'a persuadé de confier la gestion de leurs polices d'assurance personnelles au fils qu'elle a eu d'un premier mariage, afin qu'il touche les commissions, et il a perdu le montant des primes au jeu. Étant donné qu'il travaillait pour elle, la compagnie d'assurances devrait normalement être tenue pour responsable, mais il risque alors d'être poursuivi, et Nadine ne peut se résoudre à porter plainte et à l'envoyer en prison. Aussi s'est-elle mis dans la tête de faire copier les diamants pour tromper son mari. »
Alvirah était à présent complètement réveillée.
« Des copies, c'est la solution employée dans "La parure", de Maupassant. Je me demande si elle l'a lu.
- Maupassant, pas Môpassant », la corrigea Min.
Puis elle poussa un profond soupir. «Alvirah, il serait ridicule de laisser quelqu'un subtiliser impu-nément quatre millions de dollars de bijoux. Nous ne pouvons pas rester sans rien faire. Un autre vol pourrait être commis. Venez au plus vite. J'ai besoin de vous. Vous vous chargerez d'identifier le coupable. Vous serez notre invitée, naturellement. Et faites-vous accompagner par Willy. Il pourra profiter des séances de remise en forme. Je le confierai à un moniteur personnel. »
Quinze heures plus tard la limousine qui trans-portait Willy et Alvirah passa devant le Pebble Beach Club et les somptueuses propriétés en bordure de Shore Drive. Elle ralentit à un tournant, dépassa l'arbre qui avait donné son nom à Cypress Point.
Franchissant les grilles en fer forgé ouvragé de l'institut, la voiture s'engagea alors dans la grande allée sinueuse qui menait à la résidence principale, une longue demeure de deux étages aux murs recouverts de stuc couleur ivoire et aux volets bleu pâle.
«J'adore cet endroit, dit Alvirah à Willy. J'espère que Min nous a réservé le pavillon Tranquillité.
C'est mon favori. Je me souviens de notre premier séjour ici. Nous venions de gagner à la loterie, et à la pensée de passer une semaine à côtoyer toutes ces célébrités j'avais l'impression d'être au paradis.
- Je sais, chérie, dit Willy.
- C'est ainsi que j'ai commencé à comprendre comment vit l'autre moitié de l'humanité. Quelle leçon ! Mais... » Alvirah s'interrompit brusquement.
Elle préférait ne pas rappeler à Willy qu'elle avait failli être assassinée en essayant d'élucider une affaire de meurtre.
Willy, lui, ne l'avait pas oublié. Il posa sa main sur la sienne. « Chérie, dit-il, je ne veux pas que tu t'atti-res encore des ennuis à t'occuper des bijoux disparus d'une inconnue.
- Je serai prudente. Mais ce sera amusant de leur donner un coup de main. Tout a été trop calme récemment. Oh, regarde, voilà Min. »
La voiture s'était arrêtée devant la porte d'entrée.
Min se précipita en bas de l'escalier pour les accueillir, bras grands ouverts. Elle portait une robe de lin bleu qui moulait sa silhouette parfaite malgré quelques rondeurs. Ses cheveux, dont la teinte n'avait pas varié en vingt ans, étaient ramassés en un chignon torsadé. Elle portait des pendants d'oreilles en or et perles, et un collier assorti ; comme toujours, elle avait l'air de sortir d'une page de Vogue.
« Et dire qu'elle a cinq ans de plus que moi », murmura Alvirah, admirative. Derrière Min, le baron von Schreiber descendait dignement les marches du perron, son port martial rehaussant son petit mètre soixante-cinq. Sa barbiche impeccablement taillée ondulait légèrement au vent tandis que son sourire de bienvenue dévoilait des dents éblouissantes. Seules les rides au coin de ses yeux bleu-gris témoignaient qu'il avait dépassé la cinquantaine.
Le chauffeur se précipita hors de son siège pour leur ouvrir la porte, mais Min l'avait devancé.
« Vous êtes des amours », s'écria-t-elle, s'apprêtant à les serrer dans ses bras. Mais elle s'arrêta brusquement, les yeux écarquillés. « Alvirah, où avez-vous acheté ce tailleur ? La coupe est irréprochable, mais le beige ne vous va pas. Il vous donne l'air fade. »
Elle s'interrompit à nouveau, secoua la tête. « Oh, tout ça peut attendre. »
Le chauffeur reçut pour instructions d'emmener les bagages au bungalow Tranquillité. « Une femme de chambre va défaire vos valises, les informa Min.
Auparavant, il faut que nous parlions. »
Ils la suivirent docilement jusqu'à son somptueux bureau du premier étage de la résidence. Helmut referma la porte et se dirigea vers le meuble d'ap-pui. « Thé glacé, bière, quelque chose de plus fort ? » demanda-t-il.
Alvirah s'amusait toujours du fait qu'aucune boisson alcoolisée n'était autorisée à l'institut de remise en forme, excepté dans les appartements privés de Min et de Helmut. Elle choisit le thé glacé. Willy eut l'air éperdument reconnaissant à la pensée de boire une bière. Alvirah savait qu'il n'avait pas apprécié d'être tiré du lit au milieu de la nuit, mais c'était le seul moyen d'attraper le vol de neuf heures.
Par-dessus le marché, il n'y avait plus de place en première classe, et ils s'étaient retrouvés séparés, coincés au milieu d'autres voyageurs. En sortant de l'avion, Willy s'était écrié : «Je n'aurais jamais cru m'être à ce point habitué à une vie de luxe. »
Savourant son thé glacé, Alvirah coupa court aux préliminaires. « Min, que s'est-il passé exactement ?
Quand le vol a-t-il été découvert ?
- Hier, tard dans la soirée. Nadine Hayward est arrivée samedi, elle est ici depuis trois jours. Son mari habite leur appartement du Pebble Beach Club. Il participe à un tournoi de golf. Ils doivent ensuite aller à San Francisco pour un bal de bienfaisance, c'est pourquoi Nadine a apporté quelques-uns de ses plus beaux bijoux qu'elle a rangés dans le coffre de leur bungalow.
- Est-elle déjà venue ici ?
- Elle vient régulièrement. Depuis qu'elle est mariée à Cotter Hayward, elle fait un séjour à Cypress Point chaque fois qu'il participe à un tournoi. C'est un joueur amateur de haut niveau. »
Alvirah fronça les sourcils. « Quelque chose me tracasse. Il y avait une autre femme du nom de Hayward lors d'un de mes séjours ici - voilà deux ans.
Elle s'appelait aussi Mme Cotter Hayward.
- C'était sa première femme, Elyse. Elle vient toujours à l'institut, mais en général pas aux mêmes dates que Nadine. Bien qu'elle ait le plus grand mépris pour Cotter, elle n'a pas apprécié d'être remplacée, surtout si l'on songe que c'est elle qui lui a présenté sa nouvelle épouse.
- Ils sont tombés amoureux sous ce toit, ajouta Helmut avec un soupir. Ce sont des choses qui arri-vent. Mais pour compliquer la situation, Elyse est également notre hôte cette semaine.
- Attendez, fit Alvirah. Vous voulez dire qu'Elyse et Nadine se trouvent toutes les deux ici ?
- Exactement. Bien entendu, nous les avons placées à des tables éloignées l'une de l'autre dans la salle à manger, et nous avons organisé leur emploi du temps de manière qu'elles ne participent pas aux mêmes cours de gymnastique.
- Alvirah, mon chou, je crois que tu t'éloignes du sujet, l'interrompit Willy. Mieux vaut se concentrer sur cette affaire de vol et ensuite nous pourrons peut-être aller nous reposer dans notre bungalow.
- Oh, Willy, excuse-moi. » Alvirah secoua la tête. «Je ne suis qu'une égoïste. Willy a besoin de plus de sommeil que moi, et il n'a pas fermé l'œil dans l'avion. Il était assis entre deux gamins qui jouaient aux échecs sur sa tablette. Les parents n'avaient pas voulu les placer côte à côte sous prétexte qu'ils se disputaient trop.
- Pourquoi les parents n'étaient-ils pas assis près d'eux ? demanda Min.
- Ils avaient deux jumeaux de trois ans à surveiller, et vous connaissez la gentillesse de Willy.
- Venons-en au vol, les pressa Willy.
- Voilà ce qui s'est passé, commença Min. À
cinq heures de l'après-midi, Nadine avait rendez-vous chez le coiffeur pour un brushing. Elle a regagné le bungalow Sérénité à six heures moins dix et l'a trouvé sens dessus dessous. Les tiroirs renversés, les valises vidées. Un individu, voire plusieurs, avaient fouillé chaque centimètre carré du bungalow.
- Que cherchaient-ils ? demanda Alvirah.
- Les bijoux, naturellement. Les dîners sont très habillés à Cypress Point, comme vous le savez. Les femmes aiment exhiber leurs bijoux. Nadine portait la veille un collier et un bracelet de diamants. Quelqu'un a sans doute voulu les lui dérober mais il ne pouvait pas savoir qu'elle avait aussi emporté le dia-dème Hayward, quelques bagues, et deux autres bracelets. » Min soupira avant de s'écrier : « Pourquoi fallait-il que cette idiote trimbale avec elle la collection complète ? Elle n'avait quand même pas l'intention de tous les mettre au bal de bienfaisance ! »
Helmut lui tapota la main. « Minna, Minna, ne te rends pas malade. Calme-toi. » Il reprit lui-même le récit. « Le plus bizarre dans cette histoire, c'est que l'intrus n'a découvert le coffre qu'après avoir tout mis à sac. Il est caché derrière un portrait de Minna et de moi dans le petit salon du bungalow.
- Un instant, l'interrompit Alvirah. D'après vous, il s'agirait de quelqu'un ayant vu Nadine porter ses bijoux la veille. A-t-elle quitté l'institut ce soir-là ?
- Non. Elle était là à l'heure du cocktail, je veux dire à l'heure où nous servons des boissons non alcoolisées, puis elle a dîné et assisté au récital Mozart dans le salon de musique.
- Par conséquent, les seules personnes qui ont pu la voir sont les autres clients et le personnel, qui auraient tous immédiatement trouvé le coffre. Tous les bungalows en possèdent un. » Alvirah aspira une bouffée d'air et lissa la jupe de son tailleur beige qui n'avait pas l'heur de plaire à Min. J'ai oublié que le beige ne m'allait pas, pensa-t-elle, penaude.
Oh, et puis zut !
Elle reprit le fil de ses réflexions. « Autre chose.
Le coffre a-t-il été forcé ?
- Non. L'intrus connaissait la combinaison choisie par Nadine elle-même.
- À moins qu'il ne s'agisse d'un professionnel capable de la trouver, dit Willy. Qu'est-ce qui vous fait penser que le voleur n'est pas à des milliers de kilomètres en ce moment ? »
Min soupira. « Notre seul espoir est que le vol ait été commis par quelqu'un d'ici et qu'Alvirah retrouve le coupable afin que nous puissions le forcer à rendre les bijoux. Nous connaissons tous les hôtes séjournant à l'institut en ce moment. Des personnes parfaitement honorables. Il n'y a que trois nouveaux employés, et nous savons exactement quel a été leur emploi du temps. » Min paraissait soudain vieillie de dix ans. « Alvirah, c'est le genre d'affaire qui peut nous ruiner. Cotter Hayward n'est pas un homme facile. Non seulement il va poursuivre le fils de Nadine, mais je ne serais pas surprise qu'il cherche à nous faire endosser la responsabilité de ce vol.
- Quand Nadine est-elle censée partir pour San Francisco et son bal de bienfaisance ? demanda Alvirah.
- Samedi. Vous avez trois jours pour accomplir un miracle. »
Un somme de deux heures et une douche parfumée remirent Alvirah sur pied. Désireuse d'avoir l'approbation de Min, elle s'installa devant sa coiffeuse et se maquilla avec le plus grand soin. Un fond de teint léger, sans dépasser le contour des lèvres, un soupçon d'eye-liner, un nuage de poudre foncée pour atténuer le nez et la mâchoire. Elle se réjouit d'entendre Willy chanter sous sa douche.
Preuve qu'il se sentait revivre, lui aussi.
Elle avait disposé sur le lit un luxueux cafetan conseillé par Min lors de sa dernière visite au centre. Après l'avoir enfilé elle y fixa sa broche soleil et sortit son calepin. Pendant que Willy s'habillait, elle nota les informations que Min lui avait fournies, les classant en plusieurs catégories.
Intéressant, murmura-t-elle en elle-même.
Les trois nouveaux employés travaillaient aux thermes romains, la dernière attraction du centre.
Leur construction avait nécessité deux ans de travaux, mais ils étaient superbes, une réplique exacte de ceux de Baden-Baden. Deux des employés étaient des masseuses, le troisième un préposé au vestiaire. Mais Min avait déclaré que leur emploi du temps avait été vérifié. Je vais quand même aller faire un tour aux thermes, décréta Alvirah. Voir à quoi ressemblent ces trois-là.
Willy apparut à la porte du petit salon. « Le jury d'inspection me juge-t-il digne de me joindre aux gens de la haute ? »
Son épaisse crinière ondulée couronnait des traits agréables éclairés par de beaux yeux bleus.
Un impeccable blazer bleu marine dissimulait un ventre qui avait tendance à pointer chaque fois qu'ils profitaient de bons dîners durant une croisière. «Tu es magnifique, dit Alvirah avec un sourire.
- Toi aussi. Dépêche-toi, chérie. Je suis impatient de déguster un des fameux cocktails de Min. »
Les hôtes de Cypress Point se pressaient déjà dans la véranda. Le son de violons leur parvenait de l'intérieur de la résidence par les fenêtres ouvertes.
Tandis qu'ils remontaient l'allée, Alvirah dit :
« N'oublie pas, Min va nous présenter à Nadine Hayward. Nadine sait que nous sommes là pour leur apporter notre aide et que nous lui rendrons visite ensuite dans son bungalow afin d'avoir une conversation sérieuse avec elle. »
Depuis qu'ils avaient gagné à la loterie, Alvirah séjournait une semaine par an à Cypress Point.
Willy passait parfois la chercher à la fin de son séjour et ils partaient en voyage. Il n'avait jamais passé la nuit à l'institut.
« Chérie, qu'aurai-je à raconter à ces gens ?
s'était-il inquiété lorsqu'elle l'avait pressé de l'accompagner. Ces types ne parlent que de leur handi-cap au golf, de leur réputation de boute-en-train dans leurs universités prestigieuses, ou des investis-sements de leurs sociétés en Asie. Vais-je leur raconter que je suis né à Brooklyn, que je suis allé à l'école publique et que j'ai ensuite été plombier jusqu'au jour où nous avons touché le gros lot à la loterie ? Crois-tu qu'ils se soucient de savoir que mon passe-temps favori est de courir le monde en ta compagnie et, lorsque nous sommes à New York, de réparer la plomberie de gens qui sont dans le besoin ?
- Il n'y en a pas un qui ne serait heureux de gagner deux millions de dollars par an avant impôt», fut la réponse d'Alvirah. Elle s'avouait cependant qu'elle était un peu soucieuse à la pensée de voir Willy désarçonné par une de ces remarques acérées qui vous pénètrent comme une lame.
Le premier qui s'y risquerait avec elle s'en mordrait les doigts sur-le-champ, mais Willy était trop gentil pour dézinguer qui que ce fût.
Cinq minutes plus tard, elle se rendit compte qu'elle s'était inquiétée à tort. Willy était plongé dans une conversation avec le P-DG d'American Plumbing, et lui expliquait pourquoi le nouveau modèle de chasse d'eau automatique de son concurrent le plus sérieux était mal adapté à un foyer moyen. Son interlocuteur semblait boire du petit-lait.
Hâlés, teints, vêtus avec élégance, hommes et femmes étaient rassemblés par petits groupes. Alvirah pouffa en entendant une femme susurrer à sa voisine : « Chérie, vous ne me connaissez pas encore assez bien pour me détester. »
Min la tira par la manche. « Alvirah, j'aimerais vous présenter Nadine Hayward. »
Alvirah pivota sur ses talons. Elle ne s'attendait certes pas à voir cette ravissante blonde au teint de pêche. Nadine Hayward paraissait à peine trente ans, bien qu'elle approchât probablement de la quarantaine, calcula Alvirah. Mais, bon sang, qu'elle était nerveuse ! Elle a l'air de s'être habillée pendant une alerte. Elle portait un ensemble de shantung vert citron à pantalon large et veste courte. Il avait visiblement coûté une fortune, mais tout clochait. Le bouton du milieu de la veste n'était pas boutonné. Les escarpins noirs juraient avec le vert brillant du tailleur. Les cheveux blond foncé étaient ramassés en chignon à la va-vite. Un unique rang de perles disparaissait sous l'encolure de son corsage vert pâle.
Alvirah la vit soudain se décomposer. « Oh, mon Dieu, voilà mon mari ! murmura-t-elle.
- Vous aviez dit qu'il dînait ce soir au club de golf, dit sèchement Min.
- C'était ce qu'il avait prévu, mais... » La voix de Nadine s'étrangla, et elle saisit le bras de Min.
Alvirah tourna la tête. Un homme de haute taille s'avançait le long de l'allée sinueuse en direction de la véranda. « Quand il a appris la présence d'Elyse, il m'a prévenue que je ne le verrais pas avant samedi », souffla Nadine, les lèvres exsangues.
Les gens bavardaient et riaient autour d'elles.
Mais Alvirah remarqua plusieurs paires d'yeux fixées sur leur petit groupe. La tension qui émanait de Nadine Hayward était palpable.
« Souriez, lui intima-t-elle. Boutonnez votre veste... arrangez vos perles... Voilà qui est mieux.
- Mais il ignore que les bijoux ont disparu. Il va s'étonner que je ne les porte pas », gémit Nadine.
Cotter Hayward était au bas des marches. À voix basse, Alvirah la pressa : « Pour l'amour de votre fils, vous devez jouer la comédie jusqu'à ce que je trouve le moyen de vous tirer d'affaire. »
À la mention de son fils, une expression de douleur traversa fugitivement le regard de Nadine.
«J'ai fait un peu de théâtre autrefois », dit-elle. Elle sourit avec naturel, et lorsque son mari gravit les marches et lui effleura le bras, son visage affecta la joie et l'étonnement.
Ce type ne me plaît pas, se dit Alvirah au moment où Hayward lui était présenté et lui adressait un bref signe de tête, avant de se tourner vers sa femme. «J'espère qu'on m'acceptera à dîner, dit-il.
Je dois retourner au club pour les discours, mais j'avais envie de te voir.
- Vous êtes le bienvenu, dit Min. Désirez-vous une petite table à l'écart avec Nadine ou préférez-vous lui tenir compagnie parmi son groupe ?
- Pas de groupe, s'il vous plaît », dit sèchement Hayward.
Il se teint les cheveux, décréta Alvirah en son for intérieur. Du travail bien fait, mais ça ne trompe personne. Passé la cinquantaine, personne n'est aussi blond. Mais Cotter Hayward était un bel homme, c'était indiscutable.
Min et Helmut avaient pour règle que leurs hôtes partagent des tables de huit. Excepté lorsque l'un d'eux avait un invité avec lequel il désirait s'entretenir en privé. Dans ce cas, et jamais plus d'une fois par semaine, il était possible d'avoir une table pour deux.
Ce soir-là, Alvirah se félicita que Min les ait placés à la table du groupe dont faisait partie Elyse, la première Mme Cotter Hayward. La quarantaine passée, c'était une véritable gravure de mode avec ses cheveux auburn, sa silhouette mince et son air froid. Il y avait avec eux un couple élégant et plus âgé origi-naire de Chicago, les Jennings ; une ravissante jeune femme, Barra Snow, un mannequin qu'Alvirah reconnut immédiatement pour l'avoir vue sur les annonces d'Adrian Cosmetics ; Michael Fields, un ancien parlementaire new-yorkais ; et Herbert Green, le P-DG de l'entreprise de plomberie. Ils composaient l'assistance de cette table de huit.
Alvirah s'arrangea pour qu'un seul siège la séparât d'Elyse Cotter. Il lui apparut rapidement qu'Elyse ne demandait qu'à parler de son ex-mari et de son ancienne amie. « Nadine n'a pas l'air de tenir la grande forme ce soir, fit-elle observer d'un ton caustique. Je me demande si c'est un choix délibéré ou si Cotter a repris sa vieille habitude de mettre les bijoux au coffre, de peur d'un cambriolage.
Dans ce dernier cas, c'est la preuve qu'il a rencontré quelqu'un d'autre et que les jours de Nadine sont comptés. » Elle eut un sourire ironique. «J'en sais quelque chose.
- Nadine portait une partie des bijoux Hayward l'autre soir, fit remarquer Barra Snow. Vous avez préféré dîner dans votre bungalow ce jour-là, Elyse. »
Alvirah dressa l'oreille et mit en marche le micro de sa broche soleil. La première femme de Cotter Hayward avait-elle parlé de cambriolage par hasard ? Elle allait appeler Charley Evans, le rédacteur du Globe, et lui demander d'aller fouiller dans les archives du journal pour y trouver des renseignements sur la famille Hayward.
Réfléchissons, pensa-t-elle en choisissant une minuscule côtelette d'agneau dans le plat d'argent que lui présentait la serveuse. Lorsque je me trouvais ici il y a quatre ans, Elyse était encore mariée à Cotter ; Nadine n'occupe donc la scène que depuis peu. Il est clair qu'Elyse est née avec une cuillère d'argent dans la bouche ; en revanche, l'accent de Nadine prouve qu'elle n'a pas fréquenté les institutions de jeunes filles du monde. Comment se fait-il qu'elle soit devenue si proche des Hayward ?
« Chérie, tu as conservé la fourchette du plat », lui rappela Willy.
À une table placée près de la grande baie vitrée qui donnait sur l'étang et le parc, Nadine et Cotter Hayward mangeaient dans un silence quasi total.
Lorsque Cotter ouvrait la bouche c'était surtout pour se plaindre.
Vint la question que Nadine redoutait tant.
« Comment se fait-il que tu ne portes aucun bijou convenable ? Toutes les autres femmes exhibent leurs trophées ; les tiens sont sans conteste parmi les plus beaux. »
Nadine parvint à répondre d'une voix naturelle :
«J'ai pensé qu'il n'était pas du meilleur goût de les exposer sous les yeux d'Elyse. Après tout, c'est elle qui les portait quand elle venait ici voilà quelques années. »
Les mains moites de transpiration, elle guetta la réaction de son mari et faillit défaillir quand il fit un signe d'approbation. «Je présume que tu as raison. Je dois retourner au club à présent. Les discours vont commencer. »
En se levant, il se pencha et lui effleura la joue d'un baiser rapide. Comme il aurait embrassé Elyse vers la fin de leur mariage, songea Nadine. Oh, mon Dieu, que vais-je devenir ?
Elle le regarda traverser la vaste salle et vit avec stupéfaction Elyse s'élancer vers lui. Même vue de dos, l'attitude de Cotter était sans équivoque. Il s'arrêta brusquement, se raidit, attendit qu'Elyse eût fini de parler et la repoussa, se hâtant vers la sortie.
Nadine paria qu'Elyse lui avait rappelé que le dernier versement des indemnités de divorce lui était dû la semaine suivante. Trois millions de dollars.
Cotter était hors de lui à la pensée de payer cette somme. Et j'en suis victime moi aussi, se rappela Nadine. Après tout ce que lui a coûté Elyse, le contrat prénuptial que j'ai signé me laissera sans le sou si la disparition des bijoux l'amène à se séparer de moi...
Qu'est-ce qu'Elyse avait à dire à son ex? se demanda Alvirah en grignotant le minuscule biscuit qui accompagnait son sorbet arc-en-ciel. De sa place elle voyait l'expression de farouche satisfaction peinte sur le visage de la divorcée et la fureur qui colorait les traits de Cotter Hayward.
« Ça alors, murmura Barra Snow avec un petit sourire. J'ignorais qu'il y avait un feu d'artifice au programme.
- Connaissez-vous les Hayward intimement?
demanda négligemment Alvirah.
- Nous avons des amis communs et nous nous retrouvons parfois aux mêmes endroits. »
Willy se leva pour tenir la chaise d'Elyse au moment où elle regagnait sa place à table, un sourire méchant aux lèvres. « Bon, je lui ai gâché sa journée, fit-elle, manifestement enchantée. Cotter ne déteste rien tant que de se séparer de son argent. » Elle s'esclaffa. « Ses avocats ont tenté de négocier un arrangement. Au lieu du versement final des trois millions de dollars la semaine prochaîne, ils voulaient que j'accepte des paiements échelonnés sur vingt ans. Je leur ai répondu que je n'avais pas gagné à la loterie, mais que j'avais divorcé d'un homme riche. »
Et vlan pour Willy et moi, pensa Alvirah. « Tout dépend du montant annuel », murmura-t-elle.
Herbert Green gloussa. « Votre femme me plaît beaucoup, dit-il à Willy.