22, rue Huyghens, 75014 Paris

www.albin-michel.fr

ISBN 2-226-13572-3

ISSN 0290-3326

Pour mes beaux-frères, belles-sœurs et amis Junes M. Clark et en mémoire d'Allan Clark Ken et Irène Clark

Agnes Partel et en mémoire de George Partel Chers compagnons de mes vertes années, n'avons-nous pas toujours vingt-deux ans ?

NOTE DE L'AUTEUR

Alvirah Meehan fit ses débuts - si vous vous rappe-lez - dans mon roman Ne pleure pas, ma belle. Femme de ménage frisant la soixantaine, elle et son plombier de mari, Willy, avaient gagné le billet gagnant de quarante millions de dollars à la loterie de l'État de New York. Alvirah avait avant tout voulu satisfaire un vieux rêve : aller à l'institut de remise en forme de Cypress Point et se mêler aux célébrités qui le fréquentaient.

Malheureusement pour Alvirah, elle était trop intelligente. Mise sur la piste d'un meurtrier, elle en devint elle-même la victime. Dans mes premières versions de Ne pleure pas, ma belle, Alvirah mourait à la dernière page.

C'est alors que ma fille Carol Higgins Clark lut le manuscrit et protesta. « Tu ne peux pas faire ça. Alvirah est trop drôle, beaucoup trop drôle. En outre, tu ne trouves pas que tu as envoyé assez de gens ad patres dans ton livre ?

- Elle doit mourir », dis-je fermement.

Mais Carol sut me persuader et je fis revenir Alvirah parmi les vivants.

Je suis heureuse de l'avoir fait. Je les considère, elle et Willy, comme de très chers amis. Ce sont les seuls de mes personnages qui reviennent souvent, et j'espère que vous prendrez à lire leurs aventures autant de plaisir que j'ai eu à les écrire.

Merci, Carol.

Meurtre à Cape Cod

C'EST dans l'après-midi, peu après leur arrivée dans le bungalow qu'ils avaient loué pour le mois d'août à Dennis, petit village de Cape Cod, qu'Alvirah Meehan remarqua quelque chose d'étrange dans l'attitude de leur voisine, une jeune femme d'une maigreur pitoyable qui paraissait à peine âgée d'une trentaine d'années.

Après avoir jeté un rapide coup d'œil à la maison, appréciant le lit à baldaquin en érable, les tapis au crochet, la cuisine aux couleurs vives et l'agréable brise chargée d'effluves marins, Alvirah et Willy ôtèrent de leurs bagages Vuitton les vêtements achetés pour l'occasion. Willy servit ensuite deux bières bien fraîches qu'ils allèrent savourer sur la terrasse de la maison qui dominait la baie de Cape Cod.

Sa silhouette rebondie confortablement calée sur les coussins rembourrés d'une chaise longue en osier, Willy fit remarquer qu'ils allaient avoir un superbe coucher de soleil et, Dieu merci, jouir d'un peu de tranquillité. Il y a deux ans, ils avaient gagné quarante millions de dollars à la loterie de l'État de New York. Depuis, disait Willy en plaisantant, Alvirah avait joué les paratonnerres ambulants. Pour commencer, elle avait fait un séjour dans le fameux institut de remise en forme de Cypress Point, en Californie, et avait failli y perdre la vie. Puis ils étaient partis en croisière et - croyez-le ou non -

l'homme qui était assis à côté d'eux à la table d'hôte de la salle à manger était tombé raide mort. Néanmoins, avec la sagesse accumulée au long de ses cinquante-neuf années, Willy était sûr qu'à Cape Cod, au moins, ils auraient la tranquillité dont il rêvait.

Si Alvirah écrivait un article pour le New York Globe concernant ces vacances, il aurait trait au temps et à la pêche.

Assise à la table de pique-nique, non loin de la forme béatement allongée de Willy, Alvirah l'écoutait parler. Elle se reprocha d'avoir oublié son chapeau de paille. La coloriste de Vidai Sassoon l'avait prévenue des méfaits du soleil sur ses cheveux. « Nous avons obtenu une si jolie teinte rousse, madame Meehan. Vous ne voudriez pas voir réapparaître ces vilains reflets jaunes, n'est-ce pas? »

À peine remise de la tentative d'assassinat qui avait failli l'envoyer ad patres pendant sa cure ther-male, Alvirah avait regagné tout le poids qu'elle avait perdu au prix de trois mille dollars et retrouvé sa taille confortable 44-46. Mais Willy ne manquait jamais de faire remarquer qu'il aimait avoir la sensation de tenir une vraie femme entre ses bras - et non un de ces zombies étiques qui hantent les magazines de mode qu'Alvirah se plaisait tant à lire et relire.

Quarante ans à écouter affectueusement les remarques de Willy avaient appris à Alvirah à ne lui prêter qu'une seule oreille. Aujourd'hui, contemplant les paisibles villas perchées sur la butte de sable et d'herbe qui servait de digue, le miroir bleu-vert de l'eau en contrebas, l'étendue de la plage parsemée de rochers, elle se demanda avec inquiétude si Willy n'avait pas raison. Si superbe que soit Cape Cod, même si c'était un endroit dont elle avait toujours rêvé, elle n'y trouverait peut-être rien de sensationnel à raconter à son rédacteur en chef, Charley Evans.

Deux ans auparavant, Charley Evans avait envoyé un journaliste interviewer les Meehan sur leurs impressions après qu'ils eurent gagné quarante millions de dollars. Qu'allaient-ils en faire ? Alvirah était femme de ménage, Willy plombier. Continue-raient-ils à travailler ? Alvirah avait sans hésitation répliqué au journaliste qu'elle n'était pas à ce point stupide. Que la prochaine fois qu'elle prendrait un balai, ce serait pour se déguiser en sorcière à une soirée des Chevaliers de Colomb. Puis elle avait dressé la liste de tout ce qu'elle avait envie de faire, et en premier lieu venait un séjour à l'institut de remise en forme de Cypress Point - où elle ferait la connaissance des célébrités dont elle lisait les faits et gestes avec passion.

Charley Evans, le rédacteur en chef du Globe, lui avait alors proposé d'écrire un article sur son séjour à Cypress Point. Il lui avait donné une broche en forme de soleil où était dissimulé un micro lui permettant d'enregistrer les personnes qu'elle côtoie-rait et d'écouter la bande sur un magnétophone pour rédiger son article.

Un sourire éclaira le visage d'Alvirah au souvenir de sa broche.

Comme le disait Willy, elle s'était fourrée dans un sacré pétrin à Cypress Point. Elle avait découvert le pot aux roses et failli se faire assassiner pour la peine. Mais l'expérience avait été terriblement exci-tante ; elle s'était liée avec tout le monde à l'institut et pouvait désormais y faire une cure gratuite chaque année. Et parce qu'elle avait aidé à résoudre l'énigme d'un meurtre sur le bateau l'an dernier, ils avaient une invitation pour une croisière en Alaska à la date de leur choix.

Cape Cod était magnifique, mais Alvirah craignait secrètement de passer des vacances banales qui ne susciteraient aucun article valable pour le Globe.

C'est à ce moment précis qu'elle jeta un coup d'œil par-dessus la haie qui délimitait le terrain de leur bungalow sur la droite, et remarqua une jeune femme dans la maison voisine, appuyée à la balustrade de la véranda, le regard fixé sur la baie.

C'est la façon dont ses mains agrippaient la rampe qui frappa Alvirah. Signe de tension, pensa-t-elle. Elle est tendue comme un arc. La frappa aussi la manière dont elle tourna la tête vers elle, comme si elle la fixait du regard. Elle ne m'a même pas vue, conclut Alvirah en elle-même. La distance qui les séparait ne l'empêcha pas de percevoir le chagrin et le désespoir qui se dégageaient de l'attitude de la jeune femme.

Alvirah sentit sa curiosité s'éveiller. «Je crois que je vais me présenter à notre voisine, dit-elle à Willy.

Il y a quelque chose qui m'inquiète chez elle. » Elle descendit les marches et se dirigea nonchalamment vers la haie. « Bonjour, dit-elle de son ton le plus amical. Je vous ai vue arriver en voiture. Nous sommes ici depuis deux heures, c'est donc à nous de vous faire bon accueil. Je me présente, Alvirah Meehan. »

La jeune femme se tourna vers elle et un sentiment de compassion envahit Alvirah. Elle semblait se relever d'une longue maladie. Pâle comme la mort, les muscles des bras et des jambes amaigris par l'inactivité. «Je suis venue ici pour être seule, non pour entretenir des rapports de voisinage, dit-elle doucement. Ne m'en veuillez pas, je vous prie. » Ces paroles auraient sans doute été définitives, comme le fit remarquer par la suite Alvirah, si en tournant les talons elle n'avait trébuché sur un tabouret et n'était tombée lourdement sur le sol de la véranda. Alvirah s'était précipitée pour l'aider à se relever, refusant de la laisser entrer seule dans sa maison et, se sentant en quelque sorte responsable de l'accident, elle avait enveloppé d'un sac de glace le poignet qui gonflait à vue d'œil. Après s'être assurée qu'il s'agissait d'une simple foulure, elle avait préparé du thé et appris que la jeune femme s'appelait Cynthia Rogers et qu'elle était professeur dans l'Illinois. Cette dernière information lui mit la puce à l'oreille car, comme elle le dit à Willy à son retour une heure plus tard, elle n'avait pas mis dix minutes à reconnaître leur voisine. « Elle peut toujours dire qu'elle se nomme Cynthia Rogers, son véritable nom est Cynthia Lathem. Elle a été condamnée pour le meurtre de son beau-père il y a douze ans. Il était bourré aux as. Je me souviens de l'affaire comme si c'était hier.

- Tu te souviens toujours de tout comme si c'était hier, fit remarquer Willy.

- C'est vrai. Et tu sais que je lis toujours ce qu'on raconte sur les meurtres. En tout cas, ça s'est passé ici, à Cape Cod. Cynthia a juré qu'elle était innocente, et elle a toujours dit qu'il existait un témoin capable de prouver qu'elle était absente de la maison à l'heure du crime. Mais le jury ne l'a pas crue. Pourquoi donc est-elle revenue ? Il faut que j'appelle le Globe et que je demande à Charley Evans de m'envoyer le dossier complet concernant le procès. Elle sort probablement à peine de prison. Elle a le teint gris. Peut-être... (le regard d'Alvirah pétilla soudain)... peut-être est-elle venue rechercher ce témoin qui lui a fait défaut pour sa défense. Mon Dieu, Willy, je crois que nous allons vivre des jours passionnants. »

Consterné, Willy regarda Alvirah ouvrir le premier tiroir de la commode, sortir sa broche munie du micro incorporé et composer le numéro de la ligne directe de son rédacteur en chef à New York.

Ce soir-là, Willy et Alvirah dînèrent à l'auberge du Faisan Rouge. Alvirah portait pour l'occasion une robe imprimée beige et bleue soigneusement choisie chez Bergdorf Goodman. Malgré tout, avait-elle avoué à Willy après l'avoir enfilée, elle lui paraissait peu différente de la robe achetée chez Alexander's quelques jours avant qu'ils ne gagnent à la loterie.

« C'est à cause de mes rondeurs, se lamenta-t-elle en étalant du beurre sur un muffin aux cassis juste sorti du four. Seigneur, ces muffins sont un régal ! À propos, Willy, je suis contente que tu aies acheté cette veste de lin jaune. Elle met en valeur tes yeux bleus, et tu as encore de si beaux cheveux.

- J'ai plutôt l'impression de ressembler à un canari de quatre-vingt-dix kilos, grommela Willy, mais du moment que tu es satisfaite. »

Après dîner, ils allèrent admirer Debbie Reynolds dans une nouvelle comédie qui passait au théâtre de Cape Cod avant d'être jouée à Broadway. À l'en-tracte, tout en buvant un ginger ale sur la pelouse devant le théâtre, Alvirah raconta à Willy qu'elle avait toujours eu un faible pour Debbie Reynolds depuis l'époque où elle jouait enfant dans des comédies musicales avec Mickey Rooney. C'était monstrueux de la part d'Eddie Fisher de l'avoir plaquée avec deux petits enfants. « Et qu'en a-t-il retiré ? conclut-elle d'un ton sentencieux tandis que la sonnerie les appelait à regagner leurs places pour le second acte. Il a été d'échec en échec par la suite.

On gagne rarement à mal se conduire. »

Cette pertinente réflexion amena Alvirah à se demander si son rédacteur en chef avait envoyé les renseignements concernant leur voisine. Elle avait hâte de les lire.

Pendant qu'Alvirah et Willy s'enthousiasmaient pour Debbie Reynolds, Cynthia commençait enfin à réaliser qu'elle était vraiment libre, que ses douze années de prison étaient derrière elle. Douze ans-Douze ans auparavant, elle s'apprêtait à entrer en troisième année à l'École des beaux-arts de Rhode Island quand son beau-père, Stuart Richards, avait été assassiné dans le bureau de sa résidence, une maison d'armateur du xviiie siècle située à Dennis.

En arrivant cet après-midi, Cynthia était passée en voiture devant la maison et s'était arrêtée sur la route pour l'examiner. Qui l'habitait maintenant ?

se demanda-t-elle. Sa demi-sœur, Lillian, l'avait-elle vendue ou conservée ? La propriété était dans la famille Richards depuis trois générations, mais Lillian n'était pas du genre sentimental. Puis Cynthia avait appuyé sur l'accélérateur, soudain glacée au souvenir de cette horrible nuit et des jours qui avaient suivi. L'accusation. L'arrestation. La compa-rution au tribunal, le procès. Sa confiance au début : «Je peux apporter la preuve absolue que j'ai quitté la maison à vingt heures et n'y suis pas revenue avant minuit passé. J'étais avec quelqu'un. »

Cynthia frissonna et serra autour de sa frêle silhouette la robe de chambre de lainage bleu clair.

Elle pesait soixante-deux kilos le jour où on l'avait mise en prison. Elle n'en pesait plus que cinquante-cinq aujourd'hui, trop peu pour son mètre soixante-douze. Ses cheveux d'un blond doré avaient foncé au fil du temps. Fadasses, se dit-elle en les brossant. Ses yeux couleur noisette, si semblables à ceux de sa mère, avaient aujourd'hui un regard amorphe et vide. Au déjeuner, le dernier jour, Stuart Richards avait dit : « Tu ressembles de plus en plus à ta mère. J'aurais dû avoir l'intelligence de la garder. »

Cynthia avait huit ans lorsque sa mère avait épousé Stuart et douze au moment de leur séparation. Le plus long des deux mariages de son beau-père. Lillian, sa fille naturelle, de dix ans l'aînée de Cynthia, avait vécu avec sa mère à New York et venait rarement à Cape Cod.

Cynthia reposa la brosse sur la commode. Pourquoi avoir cédé à l'impulsion qui l'avait poussée à venir ici ? Sortie de prison depuis deux semaines, elle avait à peine assez d'argent pour vivre pendant six mois, elle ignorait ce qu'elle pouvait ou voulait faire de sa vie. Avait-elle eu raison d'engager de telles dépenses pour louer le bungalow, louer une voiture ? Tout ça avait-il une utilité ? Qu'espérait-elle trouver ?

Une aiguille dans une meule de foin, pensa-t-elle.

En pénétrant dans le petit salon, elle se dit que cette maison était certes minuscule comparée à la demeure de Stuart, mais elle lui paraissait carrément seigneuriale après toutes ces années d'empri-sonnement. Dehors, la brise courait sur la mer, formant des moutons d'écume. Cynthia sortit sur la véranda, à peine consciente de la douleur qui lui élançait le poignet, serrant ses bras contre elle pour se protéger du froid. Seigneur, soupira-t-elle, pouvoir respirer l'air frais, savoir que si l'envie lui prenait de se lever à l'aube pour aller marcher sur la plage comme elle le faisait lorsqu'elle était enfant, personne ne l'en empêcherait. La lune aux trois quarts pleine, semblable à un disque dont on aurait soigneusement découpé un morceau, nappait l'eau d'un miroitement argenté. Au loin, la mer semblait noire et impénétrable.

Contemplant l'immensité de l'océan devant elle, Cynthia se remémora la nuit où Stuart avait été assassiné. Puis elle secoua la tête. Non, elle ne voulait pas y penser maintenant. Pas ce soir. Ce soir, elle désirait que la paix environnante lui emplisse l'âme. Elle allait se coucher, laissant la fenêtre grande ouverte pour que le vent frais de la nuit pénètre dans sa chambre, et blottie sous les couvertures, elle sombrerait dans un profond sommeil.

Elle se lèverait tôt demain matin et irait marcher sur la plage, sentir le sable humide sous ses pieds, chercher des coquillages comme elle le faisait lorsqu'elle était enfant. Demain. Oui, elle allait s'oc-troyer la matinée du lendemain pour tenter de reprendre goût à la vie, retrouver son équilibre.

Puis elle commencerait son enquête, une recherche probablement vaine, celle de la seule personne à savoir qu'elle avait dit la vérité.

Le lendemain, laissant Alvirah préparer le petit déjeuner, Willy prit la voiture pour aller chercher les journaux du matin. Il revint avec un paquet de muffins aux myrtilles bien dorés et tout chauds.

«J'ai demandé autour de moi, dit-il à Alvirah. Tout le monde m'a conseillé le Mercantile à côté du commissariat de police ; ils font les meilleurs muffins du Cape. »

Ils mangèrent sur la table de la terrasse. Tout en entamant son deuxième muffin, Alvirah observa les joggers matinaux sur la plage. « Regarde, c'est elle !

- Qui elle ?

- Cynthia Lathem. Ça fait au moins une heure et demie qu'elle est partie. Je parie qu'elle meurt de faim. »

Lorsque Cynthia gravit les marches qui menaient de la plage à sa terrasse, elle se trouva nez à nez avec une Alvirah souriante qui la prit fermement par le bras. «Je suis réputée pour mon café et j'ai fait du jus d'orange. Et vous allez goûter les muffins aux myrtilles.

- Non... vraiment... » Cynthia tenta de dégager son bras, mais elle se sentit entraînée malgré elle à travers la pelouse. Willy se leva promptement pour lui installer un siège.

« Comment va votre poignet ? demanda-t-il. Alvirah était vraiment navrée que vous vous soyiez fait mal lorsqu'elle est venue vous rendre visite. »

Cynthia sentit son irritation fondre face à la gentillesse sincère inscrite sur leurs deux visages. Avec ses joues rebondies, sa physionomie aimable et énergique et l'épaisse toison de ses cheveux blancs, Willy lui rappelait Tip O'Neill. Elle le lui dit.

Il eut un sourire ravi. « On vient de m'en faire la remarque à la boulangerie. La seule différence c'est qu'à l'époque où Tip était speaker à la Chambre des Représentants, j'étais le sauveur des chambres inondées. Je suis plombier à la retraite. »

Savourant sans se faire prier davantage jus d'orange, café et muffin, Cynthia écouta avec stupéfaction Alvirah lui raconter leur gain à la loterie, son séjour à Cypress Point et la façon dont elle avait aidé la police à retrouver la piste d'un meurtrier, leur croisière en Alaska où elle avait découvert l'auteur du meurtre de son voisin à la table d'hôte.

Elle accepta une seconde tasse de café. «Vous m'avez raconté tout ça dans un but précis, n'est-ce pas ? dit-elle alors. Vous m'avez reconnue hier ? »

Alvirah prit l'air grave. « Oui. »

Cynthia repoussa son siège. « Vous avez été très aimables tous les deux et je crois que vous désirez sincèrement m'aider, mais le mieux est de me laisser seule. J'ai une quantité de choses à examiner, mais je dois le faire seule. Merci pour le petit déjeuner. »

Alvirah regarda la mince silhouette franchir la distance qui séparait leurs deux bungalows. « Elle a pris un peu de soleil ce matin, fit-elle remarquer.

Bon début. Un peu plus remplie, elle serait ravissante.

- Tu pourrais aussi aller te reposer au soleil, suggéra Willy. Tu as entendu ce qu'elle a dit.

- Oh, ça ne compte pas. Dès que Charley aura envoyé les dossiers concernant son procès, je trouverai un moyen de l'aider.

- Oh, mon Dieu, gémit Willy. J'aurais dû m'en douter. C'est reparti. »

«Je ne sais pas comment Charley s'y est pris », soupira Alvirah quelques heures après. Le paquet express était arrivé au moment où ils finissaient leur petit déjeuner. « Il a tout envoyé sauf les minutes du procès et il ne les obtiendra pas avant deux jours. » Elle étouffa une exclamation. « Regarde cette photo de Cynthia au procès. Elle a l'air d'une enfant apeurée. »

Allongé sur la chaise longue qu'il s'était définitivement appropriée, Willy achevait la lecture de la section sports d'un des quatre journaux qu'il avait achetés ce matin. «Je vais finir par croire que les Mets vont perdre », commenta-t-il tristement. Il attendit d'être rassuré, mais il était clair qu'Alvirah ne l'avait pas entendu.

A une heure de l'après-midi, Willy ressortit pour revenir cette fois avec un litre de bisque de homard.

Pendant le déjeuner Alvirah le mit au courant de ce qu'elle avait appris. « En bref, voici les faits : la mère de Cynthia était veuve lorsqu'elle a épousé Stuart Richards. Cynthia avait huit ans à l'époque.

Ils ont divorcé quatre ans plus tard. Richards avait un enfant de son premier mariage, une fille appelée Lillian. Elle était de dix ans plus âgée que Cynthia et vivait avec sa mère à New York.

- Pourquoi la mère de Cynthia a-t-elle divorcé de Richards ? demanda Willy entre deux cuillerées de bisque.

- D'après ce que Cynthia a déclaré à la barre des témoins, Richards était un de ces hommes qui aimaient rabaisser les femmes. S'ils se rendaient à une réception, il critiquait la façon dont sa femme était habillée et la tournait en ridicule jusqu'à ce qu'elle fonde en larmes. Ce genre de chose. Il semble qu'elle ait fini par faire une dépression nerveuse. Etrangement, il s'est toujours montré affectueux envers Cynthia, l'invitant pour son anniversaire, la couvrant de cadeaux.

« Puis la mère de Cynthia est morte, et Richards a invité la jeune fille à venir lui rendre visite à Cape Cod. Cynthia n'était plus une enfant à l'époque.

Elle était étudiante à l'école des beaux arts de Rhode Island. Sa mère avait été longtemps malade, et il ne restait plus beaucoup d'argent ; Cynthia pro-jetait de renoncer à ses études et de travailler pendant un ou deux ans. Stuart ne lui avait jamais caché son intention de laisser la moitié de sa fortune à Lillian et l'autre moitié au collège de Dartmouth. Mais il s'est fichu en rogne en apprenant que l'université s'apprêtait à accueillir des pensionnaires de sexe féminin et il a modifié son testament. Il a alors annoncé à Cynthia que la part de Dartmouth lui reviendrait, environ dix millions de dollars. Poussée par le procureur, elle a admis que Richards avait ajouté qu'elle devrait attendre sa mort pour en prendre possession ; que c'était dommage pour ses études, mais que sa mère aurait dû penser à mettre de l'argent de côté à cette intention. »

Willy reposa sa cuiller. « Dans ce cas tu tiens ton mobile, non ?

- C'est ce qu'a dit le procureur, que Cynthia avait voulu profiter de la somme sans attendre.

Quoi qu'il en soit, un certain Ned Creighton est venu rendre visite à Richards ce jour-là et il a surpris leur conversation. C'était un ami de Lillian, plus ou moins du même âge, que Cynthia avait rencontré à l'époque où elle vivait avec sa mère et Stuart au Cape. Bref, Creighton a invité Cynthia à dîner et Stuart l'a poussée à accepter.

« D'après ce qu'elle a déclaré au procès, Creig-thon l'a emmenée dîner à la Table du Capitaine à Hyannis, avant de lui proposer de faire un tour dans son bateau qui était mouillé le long d'un ponton privé. Elle a dit qu'ils étaient au large du Nantucket Sound lorsque le bateau était tombé en panne ; plus rien ne marchait, pas même la radio. Il était près de onze heures lorsqu'il était enfin parvenu à faire repartir le moteur. Elle n'avait mangé qu'une salade au dîner et, une fois à terre, elle lui a demandé de s'arrêter pour acheter un hamburger.

«Dans son témoignage, elle a raconté que Creighton avait accepté à contrecœur de s'arrêter à un fast-food près de Cotuit. Cynthia a dit qu'elle n'était pas revenue au Cape depuis son enfance et qu'elle connaissait mal les parages. Elle n'était donc pas sûre de l'endroit où ils s'étaient arrêtés. Il lui a dit d'attendre dans la voiture pendant qu'il allait lui chercher un hamburger. Elle se souvenait seulement qu'il y avait une musique rock tonitruante et une foule d'adolescents. Puis une femme était arrivée en voiture et s'était garée à côté d'eux. En ouvrant sa portière, elle avait heurté l'aile de la voiture de Ned Creighton. » Alvirah tendit à Willy une coupure de journal. « Cette femme est le témoin que personne n'arrive à trouver. »

Pendant que Alvirah goûtait vaguement sa bisque, perdue dans ses réflexions, Willy parcourut l'article. La femme s'était abondamment excusée et avait examiné la voiture de Ned pour y relever d'éventuelles éraflures. Elle n'en avait découvert aucune et s'était dirigée vers le fast-food. D'après la description de Cynthia, c'était une petite femme robuste d'une cinquantaine d'années, avec des cheveux courts coupés à la diable et teints en rouge orangé, une blouse informe sur un pantalon en tissu synthétique retenu par un élastique à la taille.

L'article relatait la suite du témoignage de Cynthia selon lequel Creighton était revenu agacé par la longueur de l'attente et furieux contre les gamins infichus de passer leur commande. Il paraissait à cran, et Cynthia a dit qu'elle avait préféré ne pas lui raconter l'incident avec la femme.

Au banc des témoins, Cynthia avait déclaré que le trajet du retour à Dennis avait pris quarante-cinq minutes sur des routes qui lui étaient peu familières. Ned Creighton lui avait à peine adressé la parole. En arrivant devant la maison de Stuart Richards, il l'avait simplement déposée et était parti aussitôt. En pénétrant dans la maison, elle avait trouvé Stuart étendu de tout son long près de son bureau, le front et le visage ensanglantés, une large tache rouge sur le tapis près de lui.

Willy poursuivit sa lecture. « L'accusée a déclaré qu'elle avait d'abord pensé que Richards avait eu une attaque et était tombé, mais en repoussant ses cheveux, elle avait vu la blessure sur son front, puis le revolver à côté de lui. Elle avait alors téléphoné à la police.

- Elle a dit avoir d'abord pensé qu'il s'était suicidé, se souvint Alvirah. Elle a ramassé le revolver, sans se soucier d'y déposer ses empreintes. L'ar-moire était ouverte, et elle a admis qu'elle savait que Stuart y conservait une arme. Ensuite Creighton est venu contredire tous les points de sa déclaration à la police. En effet, il l'avait invitée à dîner, mais il l'avait ramenée à huit heures, heureux de se débarrasser d'elle car elle avait passé son temps à critiquer Richards, lui reprochant d'être responsable de la maladie et de la mort de sa mère, promettant d'avoir une bonne explication avec lui en rentrant. L'heure de la mort avait été fixée vers neuf heures, fait qui ne lui était guère favorable, étant donné le témoignage contradictoire de Creighton. Et lorsque ses avocats ont lancé des appels pour retrouver cette femme soi-disant rencontrée au fast-food, personne ne s'est présenté pour confirmer son histoire.

- Tu crois donc ce que raconte Cynthia?

demanda Willy. Tu sais qu'un grand nombre de meurtriers sont incapables d'affronter les actes qu'ils ont commis et finissent par croire en leurs propres mensonges, ou font tout ce qu'ils peuvent pour les soutenir. Peut-être continue-t-elle à rechercher cette inconnue dans le seul but de convaincre les gens de son innocence, bien qu'elle ait déjà servi sa peine. A la réflexion, pour quelle raison Ned Creighton mentirait-il dans toute cette affaire ?

- Je ne sais pas, répondit Alvirah en secouant la tête. Mais il est certain que quelqu'un ment, et je parie mon dernier dollar que ce n'est pas Cynthia.

Et si j'étais à sa place, je ferais tout pour découvrir ce qui a poussé Creighton à mentir, quel avantage il pouvait en tirer. »

Sur ce, Alvirah porta son attention sur la bisque de homard, ne reprenant la parole que lorsque son assiette fût vide. « Hmm, c'était délicieux. Willy, nous allons passer des vacances formidables. Et n'est-ce pas merveilleux d'avoir loué cette villa voisine de celle de Cynthia ? Nous allons pouvoir l'aider à rétablir la vérité. »

Pour toute réponse, Willy poussa un long soupir en reposant bruyamment sa cuiller.

La longue et paisible nuit de sommeil suivie par une marche matinale avait un peu atténué l'hébé-tude qui s'était emparée de Cynthia à l'instant où elle avait entendu le jury prononcer le verdict de culpabilité douze années auparavant.

Aujourd'hui, tandis qu'elle prenait sa douche et s'habillait, elle songea qu'elle avait survécu au cauchemar de ces longues années uniquement en apprenant à brider ses émotions. Elle s'était montrée une prisonnière exemplaire. Elle ne s'était liée avec personne, avait résisté aux avances des autres prisonnières. Elle avait suivi tous les cours proposés par la prison. Après avoir travaillé à la blanchisserie et à la cuisine, elle avait été affectée à la bibliothèque puis chargée d'assister le professeur du cours d'arts plastiques. Et au bout d'un certain temps, lorsque l'odieuse réalité des faits avait fini par s'éta-blir, elle s'était mise à dessiner. Le visage de la femme dans le parking. Le fast-food. Le bateau de Ned. Tous les détails qu'elle extirpait un à un de sa mémoire. À la fin, elle avait des croquis d'un fast-food comme on en trouvait partout aux États-Unis, d'un bateau qui ressemblait à tous les chriscrafts de cette époque. La femme était un peu plus distincte, mais pas beaucoup plus. Il faisait nuit. Leur rencontre n'avait duré que quelques secondes. Cette femme était pourtant son seul espoir.

L'exposé du procureur à la fin du procès : « Mes-dames et messieurs les jurés, Cynthia a regagné la maison de Stuart Richards entre vingt heures et vingt heures trente dans la soirée du 2 août 1981.

Elle est entrée dans le bureau de son beau-père.

Dans l'après-midi du même jour, Stuart Richards avait annoncé à Cynthia qu'il avait l'intention de modifier son testament. Ned Creighton a surpris leur conversation, il a entendu Cynthia et Stuart se quereller. Vera Smith, la serveuse de la Table du Capitaine, a entendu Cynthia dire à Ned qu'elle devrait renoncer à l'université si son beau-père cessait de payer ses études.

« Cynthia Lathem était inquiète et furieuse lorsqu'elle a regagné la luxueuse demeure des Richards, ce soir-là. Elle allée trouver Stuart dans son bureau. C'était un homme qui s'amusait à mettre hors d'eux les gens de son entourage. Il avait réellement modifié son testament. Il ne serait pas mort s'il avait dit à sa belle-fille qu'au lieu de quelques milliers de dollars, il lui léguait la moitié de sa fortune. Il a préféré la taquiner. Sans doute pendant trop longtemps. Et la colère qui couvait en elle à cause de son attitude détestable envers sa mère, la colère qui l'habitait à la pensée de devoir quitter l'université, de se retrouver sans un sou, l'a poussée vers le placard où elle savait qu'il conservait un revolver, à prendre l'arme et à tirer à trois reprises en plein dans le front de l'homme qui l'aimait assez pour faire d'elle son héritière.

« C'est d'une incroyable ironie. C'est une tragédie. C'est aussi un meurtre. Cynthia a supplié Ned Creighton de dire qu'elle avait passé la soirée avec lui sur son bateau. Personne ne les a vus sortir dans la baie. Elle parle d'un arrêt dans un fast-food. Mais elle ignore où il se trouve. Elle admet ne pas y être entrée elle-même. Elle parle d'une inconnue aux cheveux orange à qui elle aurait parlé sur le parking. Avec toute la publicité provoquée par cette affaire, pourquoi cette femme ne s'est-elle pas présentée ? Vous savez pourquoi. Parce qu'elle n'existe pas. Parce que, comme le fast-food, comme les heures passées dans un bateau au milieu de la baie de Cape Cod, c'est un pur produit de l'imagination de Cynthia Lathem. »

Cynthia avait lu si souvent les minutes du procès que l'exposé du procureur était resté imprimé dans sa mémoire. « Mais la femme existe, dit-elle à voix haute. Elle existe vraiment. » Pendant les six prochains mois, avec la petite assurance héritée de sa mère, elle allait s'efforcer de trouver cette femme.

Elle est peut-être morte à l'heure actuelle, ou partie en Californie, pensa-t-elle tout en brossant ses longs cheveux avant de les ramasser en chignon.

Sa chambre faisait face à la mer. Cynthia alla jusqu'à la baie vitrée coulissante et l'ouvrit. Sur la plage en contrebas, des couples se promenaient avec leurs enfants. Si elle voulait un jour avoir une vie normale, un mari, un enfant, elle devait être innocentée.

Jeff Knight. Elle l'avait connu l'an dernier quand il était venu faire pour la télévision une série d'in-terviews de femmes en prison. Il l'avait invitée à participer à l'émission, et elle avait sèchement refusé.

Il avait insisté, son visage énergique et intelligent exprimant une préoccupation sincère. «Ne comprenez-vous pas, Cynthia, que cette émission va être regardée par deux millions de spectateurs en Nouvelle-Angleterre ? La femme qui vous a vue cette nuit-là pourrait se trouver parmi eux. »

C'était la raison qui l'avait poussée à participer à l'émission ; elle avait répondu à ses questions, raconté la nuit où Stuart était mort, montré le vague croquis de la femme avec laquelle elle s'était brièvement entretenue, le dessin du fast-food. À

New York, Lillian avait fait paraître une déclaration disant que la vérité avait été établie au procès et qu'elle n'avait pas d'autre commentaire à faire. Ned Creighton, actuellement propriétaire du Mooncusser, un célèbre restaurant à Barnstable, avait répété qu'il était navré, absolument navré pour Cynthia.

Après l'émission, Jeff avait continué à venir la voir. Seules ses visites l'avaient empêchée de sombrer dans le désespoir total en constatant que l'émission ne donnait aucun résultat. Il arrivait toujours un peu fripé, ses larges épaules boudinées dans sa veste, ses cheveux bruns indisciplinés bouclant sur son front, ses yeux noirs au regard intense pleins de bienveillance, ne sachant où caser ses longues jambes dans l'espace réduit réservé aux visiteurs. Lorsqu'il lui avait demandé de l'épouser après sa sortie de prison, elle l'avait supplié de l'oublier. Les chaînes de télévision lui faisaient déjà des ponts d'or. Il n'avait pas besoin dans sa vie d'une femme condamnée pour meurtre.

Quelle aurait été ma réaction si je n'avais pas été condamnée pour meurtre ? se demanda Cynthia en se détournant de la fenêtre. Elle se dirigea vers la commode d'érable, prit son carnet et quitta la maison au volant de sa voiture de location.

Elle ne regagna Dennis qu'en début de soirée, frustrée d'avoir gaspillé son temps en vain, donnant libre cours aux larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle avait roulé jusqu'à Cotuit, parcouru à pied la rue principale, demandé au propriétaire de la librairie - qui semblait être de la région - s'il connaissait un fast-food qui serait le lieu de rencontre privilégié de la jeunesse. Où avait-elle le plus de chances d'en trouver un ? Il avait répondu avec un haussement d'épaules : « Ça va, ça vient. Un promo-teur acquiert les lieux, construit un centre commercial ou un immeuble d'habitation et le fast-food disparaît. » Elle était allée à la mairie, espérant y retrouver les registres des patentes de commerces d'alimentation délivrées ou renouvelées à cette époque. Il restait deux fast-foods en activité. Le troisième avait été transformé ou démoli. Aucun d'entre eux n'éveillait ses souvenirs. Par ailleurs, elle ne pouvait même pas affirmer qu'ils s'étaient vraiment rendus à Cotuit. Ned avait peut-être menti sur ce point-là aussi. Et comment demander au premier venu s'il connaissait une femme corpulente, d'âge moyen, aux cheveux orange, qui avait vécu ou passé l'été à Cape Cod pendant quarante ans et détestait la musique rock ?

En traversant Dennis, Cynthia négligea instinctivement l'embranchement qui menait à son bungalow et passa à nouveau devant la propriété des Richards. Une mince femme blonde descendait les marches de la maison. Même à cette distance, Cynthia reconnut Lillian. Elle roula au ralenti, mais accéléra rapidement lorsque Lillian regarda dans sa direction, et fit demi-tour vers les bungalows. Alors qu'elle tournait la clé dans la serrure, elle entendit la sonnerie du téléphone. Elle retentit dix fois avant de s'arrêter. Probablement Jeff, mais elle ne voulait pas lui parler. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna à nouveau. S'il avait son numéro, il était clair que Jeff ne renoncerait pas à la joindre.

Cynthia souleva le récepteur. « Allô.

- J'ai mal au doigt à force de composer votre numéro, dit Jeff. C'est malin de votre part de disparaître ainsi !

- Comment m'avez-vous retrouvée ?

- Pas sorcier. Je savais que vous iriez droit à Cape Cod comme un pigeon voyageur, et votre agent de probation me l'a confirmé. »

Elle l'imaginait, renversé dans son fauteuil, faisant tourner un crayon entre ses doigts, son regard grave démentant la légèreté du ton.

«Jeff, oubliez-moi, je vous en prie. Faites-le pour nous deux.

- Négatif. Cindy, je comprends. Mais à moins de retrouver cette femme à laquelle vous avez parlé, il n'existe aucun moyen de prouver votre innocence. Et croyez-moi, ma chérie, j'ai tout fait pour la retrouver. Lorsque j'ai réalisé cette émission, j'ai engagé des détectives privés sans vous en parler.

Eux ne sont pas parvenus à la dénicher, vous n'y parviendrez pas plus. Cindy, je vous aime. Vous savez que vous êtes innocente. Je sais que vous êtes innocente. Ned Creighton a menti, mais nous ne serons jamais en mesure de le prouver. »

Cynthia ferma les yeux, elle savait que Jeff disait vrai.

« Cindy, laissez tomber. Faites vos valises. Prenez le volant et revenez. Je viendrai vous prendre chez vous ce soir à vingt heures. »

Chez elle. La chambre meublée que l'agent de probation l'avait aidée à choisir. Je vous présente ma fiancée. Elle sort de prison. Que faisait ta mère avant de se marier ? Elle était en taule ?

« Au revoir, Jeff », dit Cynthia. Elle mit fin à la communication, débrancha le téléphone et tourna les talons.

Alvirah avait observé le retour de Cynthia mais elle ne tenta pas de la contacter. Dans l'après-midi, Willy avait participé à une sortie en mer et il était rentré triomphalement avec deux poissons, deux magnifiques bluefish. Durant son absence, Alvirah avait étudié les coupures de presse sur l'affaire Stuart Richards. À l'institut de remise en forme de Cypress Point, elle avait découvert qu'elle pouvait enregistrer ses pensées sur un magnétophone. Elle mit l'appareil en marche.

« Pourquoi Ned Creighton a-t-il menti ? C'est là le nœud central de toute l'affaire. Il connaissait à peine Cynthia. Pourquoi a-t-il tout mis en œuvre pour qu'elle soit accusée du meurtre de son beau-père ? Stuart Richards avait beaucoup d'ennemis.

Le père de Ned, à une époque, avait été en relations d'affaires avec Stuart et ils s'étaient brouillés, mais Ned n'était alors qu'un gamin. Ned était un ami de Lillian Richards. Lillian a juré qu'elle ignorait l'intention de son père de modifier son testament, qu'elle avait toujours su qu'elle hériterait de la moitié de sa fortune et que l'autre moitié irait au collège de Dartmouth. Elle savait, avait-elle dit, que Stuart s'était montré bouleversé en apprenant la décision de Dartmouth d'accepter des élèves de sexe féminin, mais elle ignorait que cela ait pu le conduire à changer son testament et laisser la part de Darmouth à Cynthia. »

Alvirah arrêta le magnétophone. Quelqu'un avait sûrement calculé que le jour où Cynthia serait inculpée du meurtre de son beau-père, elle perdrait ses droits à l'héritage et que Lillian bénéficierait de la totalité des biens de son père. Lillian avait épousé un New-Yorkais peu après la fin du procès. Elle avait divorcé à trois reprises depuis. Il ne semblait pas qu'elle ait eu la moindre idylle avec Ned. Restait le restaurant. Qui avait financé Ned ?

Willy rentra dans la maison avec les filets de bluefish qu'il avait préparés sur la terrasse. « Encore sur cette affaire ? demanda-t-il.

- Hm-mmm. » Alvirah souleva l'une des coupures de presse. « La cinquantaine, cheveux orange, genre pot à tabac. Cette description aurait pu me convenir il y a douze ans, non ?

- Tu sais très bien que je ne te traiterais jamais de pot à tabac, protesta Willy.

- Je n'ai pas dit ça. Je reviens dans une minute.

Je veux parler à Cynthia. Je l'ai vue rentrer chez elle il y a un instant. »

Dans l'après-midi du lendemain, après avoir expédié Willy à une autre partie de pêche, Alvirah fixa sa broche soleil à sa robe violette toute neuve et se rendit avec Cynthia au Mooncusser à Barnstable. En route, elle fit répéter son rôle à la jeune femme. « N'oubliez pas, s'il est là, montrez-le-moi tout de suite. Je ne cesserai pas de le fixer. Il vous reconnaîtra. Il est obligé de venir vers vous. Vous savez quoi dire, n'est-ce pas ?

- Oui. » Était-ce possible ? se demanda Cynthia.

Ned les croirait-il ?

Le restaurant, un majestueux édifice blanc dans le style colonial, se dressait au bout d'une longue allée sinueuse. Alvirah embrassa du regard le bâtiment, les jardins parfaitement dessinés qui s'éten-daient jusqu'au bord de l'eau. « Très, très coûteux, dit-elle à Cynthia. Il n'a pas démarré cet endroit avec trois sous. »

Des faïences Wedgwood bleu et blanc décoraient la salle à manger. Les tableaux aux murs étaient magnifiques. Pendant vingt ans - jusqu'à ce qu'elle et Willy gagnent à la loterie - Alvirah avait fait le ménage tous les mardis chez Mme Rawlings, dont la maison ressemblait à un musée. Mme Rawlings adorait raconter l'histoire de chaque tableau, précisant combien elle l'avait payé et, avec jubilation, combien il valait actuellement. Alvirah pensait souvent qu'avec un peu de pratique elle pourrait être guide dans un musée. « Observez l'utilisation de l'éclairage, les rayons du soleil sur la poussière de la table. » Il lui suffisait d'imiter le baratin de Rawlings.

Devinant la nervosité grandissante de Cynthia, Alvirah tenta de la distraire en lui parlant de Mme Rawlings après que le maître d'hôtel les eut accompagnées à une table près de la fenêtre. Cynthia sentit un sourire lui venir aux lèvres en écoutant Alvirah lui raconter qu'avec toute sa fortune, Mme Rawlings ne lui offrait jamais plus qu'une carte postale pour Noël. « La vieille bique la plus pingre, la plus désagréable de la planète, pourtant je la plains, ajouta-t-elle. Personne d'autre n'accep-tait de travailler chez elle. Mais quand mon temps viendra, j'ai l'intention de faire remarquer au Seigneur que j'ai beaucoup de points Rawlings à mon actif.

- Si votre plan marche, vous aurez aussi beaucoup de points Lathem à votre actif, dit Cynthia.

- J'espère bien. À présent, gardez ce sourire.

Vous avez l'air du chat qui a avalé le canari. Est-ce qu'il est là ?

- Je ne l'ai pas encore vu.

- Bon. Quand cet engoncé viendra nous apporter la carte, dites que vous désirez le voir. »

Le maître d'hôtel s'approchait d'elles, un sourire professionnel plaqué sur son visage flegmatique.

« Puis-je vous offrir un apéritif?

- Oui. Deux verres de vin blanc. M. Creighton est-il là ? demanda Cynthia.

- Je crois qu'il s'entretient avec le chef aux cuisines.

- Je suis une de ses amies, poursuivit Cynthia.

Voulez-vous lui demander de venir à ma table lorsqu'il sera libre ?

- Certainement.

- Vous avez un réel talent d'actrice, chuchota Alvirah, le visage abrité derrière la carte, sachant d'expérience qu'il fallait se montrer prudent au cas où quelqu'un lirait sur vos lèvres. Et je suis ravie de vous avoir poussée à acheter cet ensemble ce matin.

Le contenu de votre penderie était désespérant. »

Cynthia portait une veste de lin jaune citron sur une jupe noire, une écharpe de soie jaune, noire et blanche négligemment nouée sur une épaule. Alvirah l'avait également accompagnée chez le coiffeur et ses cheveux mi-longs ondulaient maintenant en vagues souples autour de son visage. Un léger fond de teint dissimulait sa pâleur anormale, avivant la couleur noisette de ses grands yeux. «Vous êtes ravissante », dit Alvirah.

Alvirah, à regret, avait subi une métamorphose différente. Elle avait troqué la teinte donnée par Vidai Sassoon à ses cheveux contre son ancienne crinière rousse. Elle avait aussi coupé ses ongles à ras, les laissant sans vernis. Après avoir aidé Cynthia à choisir son ensemble jaune et noir, elle s'était rendue au rayon des soldes où pour de bonnes raisons la robe violette qu'elle portait était bradée à dix dollars. Le fait qu'elle fût trop étroite d'une taille souli-gnait les bourrelets dont Willy se plaisait à expliquer qu'ils étaient le rembourrage prévu par la nature pour amortir la chute finale.

Lorsque Cynthia protesta à la vue du massacre opéré sur la coiffure et les ongles de sa nouvelle amie, Alvirah dit simplement : « Chaque fois que vous parliez de cette femme, le témoin disparu, vous disiez qu'elle était boulotte, teinte en roux et portait une tenue qui semblait sortie tout droit des puces. Je me suis efforcée d'être crédible.

- J'ai dit que ses vêtements paraissaient bon marché, corrigea Cynthia.

- Même chose. »

Alvirah vit soudain le sourire de Cynthia déserter son visage. « Le voilà, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle vivement.

Cynthia hocha la tête.

« Souriez-moi. Allons. Détendez-vous. Ne lui montrez pas que vous êtes nerveuse. »

Cynthia la gratifia d'un large sourire et appuya légèrement ses coudes sur la table.

Un homme se tenait devant elles. Des gouttes de transpiration se formaient sur son front. Il s'hu-mecta les lèvres. « Cynthia, comme je suis heureux de vous revoir. » Il lui tendit la main.

Alvirah l'étudia attentivement. Pas mal dans le genre mou. Des yeux étroits qui disparaissaient presque sous la chair bouffie. Il avait une bonne dizaine de kilos de plus que sur les photos du dossier. Le genre d'homme que l'âge n'arrange guère.

«Êtes-vous sincèrement heureux de me voir, Ned? demanda Cynthia, sans se départir de son sourire.

- C'est lui, prononça alors Alvirah d'un ton catégorique. J'en suis absolument certaine. Il était devant moi dans la queue au fast-food. Je l'ai remarqué parce qu'il pestait contre les gosses incapables de savoir ce qu'ils voulaient avec leurs hamburgers.

- Qu'est-ce que vous racontez ? demanda Ned Creighton.

- Pourquoi ne pas vous asseoir, Ned ? dit Cynthia. Je sais que ce restaurant vous appartient, mais j'ai l'impression que c'est à moi de vous divertir aujourd'hui. Après tout, vous m'avez offert à dîner un soir, il y a des années. »

Bravo, pensa Alvirah qui poursuivit : «Je suis bel et bien sûre que c'était vous ce soir-là, même si vous avez pris du poids, dit-elle d'un ton indigné. C'est une vraie honte qu'à cause de vos mensonges cette jeune femme ait passé douze années de sa vie en prison. »

Le sourire disparut du visage de Cynthia. « Douze ans, six mois et dix jours, corrigea-t-elle. Toutes les années de ma jeunesse, alors que j'aurais dû terminer mes études à l'université, avoir mon premier job, m'amuser. »

Le visage de Ned Creighton se durcit. «Vous bluffez. Votre histoire ne tient pas debout. »

Le serveur arriva avec deux verres de vin qu'il déposa devant Cynthia et Alvirah. « Monsieur Creighton ? »

Creighton lui lança un regard noir. « Rien. »

« C'est réellement un endroit magnifique, Ned, dit calmement Cynthia. Vous y avez sûrement investi beaucoup d'argent. D'où l'avez-vous sorti ?

De Lillian ? Ma part de l'héritage de Stuart Richards approchait les dix millions de dollars. Combien vous a-t-elle donné ? » Elle n'attendit pas la réponse. « Ned, cette femme est le témoin que j'ai désespérément cherché. Elle se rappelle m'avoir adressé la parole ce soir-là. Personne ne m'a crue lorsque j'ai parlé d'une personne qui avait cogné sa portière contre l'aile de votre voiture. Mais elle se rappelle parfaitement cet incident. Et elle se souvient de vous avoir vu. Elle tient un journal depuis toujours. Ce soir-là, elle y a inscrit ce qui s'était passé dans le parking. »

Sans cesser d'opiner du chef, Alvirah étudiait le visage de Ned. Il perd son sang-froid, pensa-t-elle, mais il n'est pas convaincu. Le moment était venu pour elle de prendre la relève. «J'ai quitté Cape Cod le lendemain même, dit-elle. Je vis en Arizona.

Mon mari était malade, très malade. C'est pourquoi nous ne sommes jamais revenus. Je l'ai perdu l'an dernier. » Navrée, Willy, pensa-t-elle, mais c'est pour la bonne cause. « Puis la semaine dernière, je regardais la télévision, et vous savez comme les programmes sont rasoir durant l'été. Bref, je suis restée baba quand j'ai vu une rediffusion de cette émission sur les femmes en prison et mon propre portrait sur l'écran. »

Cynthia prit l'enveloppe qu'elle avait posée près de sa chaise. «Voici le portrait que j'ai dessiné de la femme à qui j'avais parlé sur le parking. »

Ned Creighton tendit la main.

«Je préfère le garder », dit Cynthia.

Le croquis montrait un visage de femme encadré dans la fenêtre ouverte d'une voiture. Les traits étaient imprécis et le fond sombre, mais la ressemblance avec Alvirah était frappante.

Cynthia repoussa sa chaise. Alvirah se leva en même temps qu'elle. « Vous ne pouvez pas me rendre douze années. Je sais ce que vous pensez. Même avec cette preuve, un jury peut ne pas me croire. Il ne m'a pas crue il y a douze ans. Mais il peut aussi me croire. Peut-être. Et je ne pense pas que vous désiriez courir ce risque. Ned, il me semble que vous devriez parler de tout ça avec la personne qui vous a payé pour me tendre un piège et lui dire que je veux dix millions de dollars. C'est ma part légale de l'héritage de Smart.

- Vous êtes complètement folle. » La colère avait remplacé la peur sur le visage de Ned Creighton.

« Vraiment ? Je n'ai pas cette impression. » Cynthia fouilla dans sa poche. « Voici mon adresse et mon numéro de téléphone. Alvirah habite chez moi.

Téléphonez-moi ce soir vers sept heures. Si je n'ai pas de nouvelles de votre part, j'engagerai un avocat et ferai rouvrir mon procès. » Elle jeta un billet de dix dollars sur la table. « Pour le vin. Je n'en finis pas de payer le dîner que vous m'avez offert. »

Elle sortit rapidement du restaurant, Alvirah sur ses talons. Alvirah perçut les chuchotements aux autres tables. Les gens se rendent compte qu'il se passe quelque chose, pensa-t-elle. Parfait.

Elle et Cynthia ne dirent pas un mot avant d'avoir regagné la voiture. Puis Cynthia demanda d'une voix mal assurée : « Comment étais-je ?

- Formidable !

- Alvirah, ça ne peut pas marcher. S'ils retrouvent le croquis que Jeff a montré à l'émission, ils verront tous les détails que j'ai rajoutés pour que le portrait vous ressemble.

- Ils n'en auront pas le temps. Êtes-vous sûre d'avoir vu votre demi-sœur hier dans la maison des Richards ?

- Sûre et certaine.

- Alors, je parie que Ned Creighton est à cet instant même en train de lui téléphoner. »

Cynthia conduisait machinalement, insensible au soleil resplendissant de l'après-midi. « Stuart était détesté par beaucoup de gens. Pourquoi êtes-vous tellement sûre que Lillian est dans le coup ? »

Alvirah défit la fermeture à glissière de sa robe violette. « Cette robe est tellement serrée que je peux à peine respirer. » D'un air piteux, elle passa sa main dans ses cheveux mal coupés. « Il me faudra une armée de Vidai Sassoon pour remettre tout ça en place. Je suppose qu'il me faudra aussi retourner à Cypress Point. Que me demandiez-vous ? Oh, Lillian. Elle est certainement dans le coup. Réfléchis-sez. Beaucoup de gens détestaient peut-être votre père, mais aucun n'avait besoin d'un Ned Creighton pour monter un coup contre vous. Lillian a toujours su que son père laisserait la moitié de sa fortune à Dartmouth. Exact ?

- Oui. » Cynthia prit la route qui conduisait aux bungalows.

« Peu importe le nombre de personnes suscepti-bles d'avoir haï votre beau-père. Lillian était la seule à bénéficier de votre part si vous étiez accusée du meurtre de son père. Elle connaissait Ned. Ned avait besoin d'argent pour ouvrir un restaurant.

Stuart avait sûrement dit à Lillian qu'il vous laissait la moitié de sa fortune au lieu d'en faire don à Dartmouth. Elle vous a toujours détestée. C'est vous qui me l'avez dit. Elle s'est donc arrangée avec Ned.

Il vous emmenait sur son bateau et simulait la panne. Quelqu'un tuait Stuart Richards. Lillian avait un alibi. Elle se trouvait à New York. Elle a probablement engagé un tueur pour éliminer son père. Vous avez failli tout gâcher cette nuit-là en insistant pour manger un hamburger. Et Ned n'a pas su que vous aviez parlé à quelqu'un. Ils ont dû avoir une peur bleue à l'idée de voir ce témoin se présenter.

- Et si quelqu'un l'avait reconnu alors et était venu témoigner qu'il l'avait vu acheter un hamburger ?

- Dans ce cas, il aurait dit qu'il était sorti en bateau et s'était arrêté ensuite pour acheter un hamburger, et que vous cherchiez si désespérément un alibi que vous l'aviez supplié de dire que vous étiez avec lui. Mais personne ne s'est présenté.

- C'eût été risqué de sa part, protesta Cynthia.

- Pas risqué. Simple, corrigea Alvirah. Croyez-moi, j'ai beaucoup réfléchi à la question. Vous seriez étonnée de savoir le nombre de cas où le meurtrier est en tête du cortège aux funérailles.

C'est connu. » Elles avaient atteint l'arrière des bungalows. « Et maintenant ? demanda Cynthia.

- Maintenant nous allons chez vous attendre le coup de téléphone de votre demi-sœur. » Alvirah secoua la tête à l'adresse de Cynthia. « Vous ne me croyez toujours pas. Attendez et vous verrez. Je vais préparer une tasse de thé. Dommage que Creighton soit arrivé avant le début du déjeuner. La carte était alléchante. »

Elles mangeaient un sandwich thon-salade sur la terrasse du bungalow de Cynthia lorsque le téléphone sonna. « C'est Lillian », dit Alvirah. Elle suivit Cynthia dans la cuisine et la laissa répondre.

« Allô. » La voix de Cynthia était presque un murmure. Alvirah vit son visage se vider de ses couleurs.

« Bonjour, Lillian. »

Alvirah serra le bras de la jeune femme et hocha énergiquement la tête.

« Oui, Lillian, je viens de voir Ned. Non, je ne plaisante pas. Je ne trouve rien de drôle à ça. Oui.

Je viendrai ce soir. Ne t'inquiète pas pour le dîner.

Ta présence me coupe l'appétit. Et, Lillian, j'ai expliqué à Ned ce que j'exige. Je ne changerai pas d'avis. » Cynthia raccrocha et se laissa tomber sur une chaise. « Alvirah, Lillian a dit que mon accusation était grotesque, mais qu'elle connaissait son père et le savait capable de pousser n'importe qui hors de ses gonds. Elle est habile.

- Voilà qui va nous aider à vous innocenter. Je vais vous confier ma broche en forme de soleil. Il faut que vous ameniez Lillian à avouer que vous n'avez rien à voir avec le meurtre, qu'elle a poussé Ned à vous tendre un piège. À quelle heure lui avez-vous donné rendez-vous chez elle ?

- À vingt heures. Ned sera présent.

- Bon. Willy ira avec vous. Il restera dissimulé sur le plancher à l'arrière de la voiture. Pour un homme de sa taille, il est capable de se rouler en boule. Il veillera sur vous. Ils ne tenteront sûrement rien dans cette maison. Ce serait trop dangereux. »

Alvirah décrocha sa broche. «Après Willy, c'est mon bien le plus précieux, dit-elle. Laissez-moi vous expliquer comment l'utiliser. »

Durant l'après-midi, Alvirah répéta à Cynthia ce qu'elle devait dire à sa demi-sœur. « Elle est la seule à avoir pu mettre de l'argent dans le restaurant.

Probablement sous le couvert de financiers fictifs.

Prévenez-la que si elle ne vous restitue pas votre part, vous allez engager un expert-comptable de vos amis, qui travaille pour l'administration.

- Elle sait que je n'ai pas un sou.

- Elle ne sait pas qui pourrait prendre fait et cause pour vous. Le réalisateur de cette émission sur les femmes en prison s'intéresse à vous, n'est-ce pas?

- Oui, Jeff s'est en effet intéressé à mon cas. »

Alvirah plissa les yeux, puis une lueur brilla dans son regard. « Y a-t-il quelque chose entre vous et Jeff?

- Si je suis innocentée de la mort de Stuart Richards, oui. Sinon, il n'y aura jamais rien entre Jeff ou qui que ce soit et moi. »

À dix-huit heures, le téléphone sonna à nouveau.

«Je vais répondre, décida Alvirah. Qu'ils sachent que je suis avec vous. » Son « Allô » retentissant fut suivi par un chaleureux bonjour. «Jeff, nous étions justement en train de parler de vous. Cynthia est à côté de moi. Quelle jolie fille ! Vous devriez la voir dans son ensemble neuf. Elle m'a tout raconté sur vous. Attendez. Je vais vous la passer. »

Alvirah écouta Cynthia expliquer : « Alvirah loue le bungalow voisin du mien. Elle a décidé de m'aider. Non, je n'ai pas l'intention de revenir. Oui, j'ai une raison de rester ici. Ce soir peut-être, je serai à même d'obtenir la preuve que je n'étais pas coupable de la mort de Stuart. Non, ne venez pas. Je ne veux pas vous voir, Jeff, pas maintenant... Jeff, oui, oui, je vous aime. Oui, si on m'innocente, je vous épouserai. »

Lorsque Cynthia raccrocha, elle était au bord des larmes. « Alvirah, je voudrais tellement faire ma vie avec lui. Vous savez ce qu'il vient de me dire ? Il a cité le Highwayman, ce joli poème de Noyés. Il a dit :

"Je viendrai à vous à la nuit tombée, même si l'enfer me barre la route."

- Il me plaît, déclara sans détour Alvirah. Je peux imaginer quelqu'un d'après sa voix au téléphone. Compte-t-il venir ce soir ? Je ne voudrais pas vous savoir bouleversée ou distraite.

- Non. C'est lui qui présente le journal de vingt-deux heures. Mais je parie tout ce que vous voulez qu'il débarquera demain.

- Il faudra voir ça. Plus il y aura de gens autour de cette affaire, plus Lillian et Ned risquent d'avoir la puce à l'oreille. » Alvirah jeta un coup d'œil par la fenêtre. « Oh, tiens, voilà Willy. Dieu du ciel, il a pris encore davantage de ces damnés bluefish. Ils me donnent des brûlures d'estomac, mais je n'ose-rai jamais le lui dire. Dès qu'il part à la pêche, je fourre un paquet de bicarbonate dans ma poche.

Allons-y ! »

Elle ouvrit la porte à un Willy béat brandissant fièrement une ligne au bout de laquelle se balan-

çaient tristement deux malheureux poissons. Le sourire de Willy s'évanouit à la vue de la tignasse rouquine d'Alvirah et de la robe imprimée violette qui lui boudinait la taille.

« Allons bon, s'exclama-t-il. Est-ce qu'ils ont déjà repris le fric de la loterie ? »

À dix-neuf heures trente, après avoir consciencieusement avalé la dernière pêche de Willy, Alvirah posa une tasse de thé devant Cynthia. «Vous n'avez rien mangé, dit-elle. Il faut vous nourrir pour garder les idées claires. Vous avez tout compris ? »

Cynthia effleura la broche de ses doigts. «Je crois que oui. Ce n'est pas compliqué à première vue.

- N'oubliez pas, l'argent a dû passer d'une main à l'autre entre ces deux-là - et si malins soient-ils, on peut le prouver. S'ils acceptent de vous payer, proposez-leur de réduire vos exigences à condition qu'ils vous avouent la vérité. Compris ?

- Compris. »

À dix-neuf heures cinquante, Cynthia s'engageait dans l'allée sinueuse, Willy couché sur le plancher à l'arrière de la voiture.

Le ciel s'était couvert en fin d'après-midi. Alvirah traversa la maison et se dirigea vers la terrasse à l'arrière. Le vent fouettait la baie, gonflant les vagues qui venaient éclater sur la plage. Un roulement de tonnerre grondait dans le lointain. La température avait chuté et soudain on se serait cru en octobre plutôt qu'en août. Frissonnante, Alvirah hésita à aller chercher un chandail chez elle, puis elle se ravisa. Elle voulait être présente au cas où quelqu'un téléphonerait.

Elle se prépara une seconde tasse de thé et s'installa à la table du coin-cuisine, tournant le dos à la porte qui ouvrait sur la terrasse, et elle commença à rédiger le brouillon de l'article qu'elle comptait envoyer bientôt au New York Globe : Cynthia Lathem, qui avait dix-neuf ans à l'époque de sa condamnation à douze ans de prison pour un meurtre qu'elle n'avait pas commis, peut aujourd'hui prouver son innocence.

« Oh, je ne crois pas que ça va se passer comme ça », dit une voix derrière elle.

Alvirah se tourna brusquement et leva la tête vers le visage sombre et menaçant de Ned Creighton.

Cynthia attendit sur les marches de la véranda de la maison familiale des Richards. À travers l'impo-sante porte de chêne, elle entendait le faible tintement du carillon. Il lui vint tout à coup à l'esprit qu'elle possédait encore sa clé de cette maison et elle se demanda si Lillian avait changé les serrures.

La porte s'ouvrit et Lillian apparut dans le hall de l'entrée. La lumière de la lampe Tiffany au-dessus de sa tête éclairait ses hautes pommettes, ses grands yeux bleus, ses cheveux d'un blond cendré.

Cynthia sentit un frisson glacé la traverser. En douze ans, Lillian était devenue le portrait craché de Stuart. Plus petite, bien sûr. Plus jeune aussi, mais néanmoins une version féminine de l'homme à la superbe prestance de son souvenir. Avec la même lueur de cruauté dans les yeux.

« Entre, Cynthia. » La voix de Lillian n'avait pas changé. Claire, composée, mais avec cette note acérée, agacée, qui marquait l'élocution de Stuart Richards.

En silence, Cynthia suivit Lillian dans l'entrée. La salle de séjour était faiblement éclairée. Elle était telle que dans ses souvenirs. La disposition des meubles, les tapis d'Orient, le tableau au-dessus de la cheminée - rien n'avait changé. La salle à manger majestueuse sur la gauche avait encore l'apparence inhabitée qui l'avait toujours caractérisée. Ils prenaient généralement leurs repas dans la petite pièce qui jouxtait la bibliothèque.

Elle s'était attendue à ce que Lillian la conduise dans la bibliothèque. Mais elle alla directement à l'arrière de la maison, vers le bureau où Stuart était mort. Cynthia serra les lèvres, vérifia la présence de la broche. Etait-ce un moyen de l'effrayer? se demanda-t-elle.

Lillian s'assit derrière le bureau massif.

Cynthia revit la nuit où elle était entrée dans cette pièce pour trouver Stuart étendu sur le tapis au pied de ce même bureau. Elle sentit ses mains devenir moites. Des gouttes de transpiration perlaient sur son front. Dehors, elle entendait le vent gémir en forcissant.

Lillian joignit les mains et leva les yeux vers Cynthia. « Tu peux t'asseoir. »

Cynthia se mordit les lèvres. Le restant de ses jours allait dépendre de ce qu'elle dirait dans les minutes suivantes. «Je crois que c'est à moi de décider qui doit s'asseoir ou non, dit-elle à Lillian. Ton père m'avait légué cette maison. Lorsque tu as téléphoné, tu as parlé d'arrangement. Pas de manigances maintenant. Et n'essaie pas de m'impres-sionner. La prison m'a ôté toute timidité. Crois-moi. Où est Ned ?

- Il va arriver d'une minute à l'autre. Cynthia, ces accusations que tu portes contre lui sont insensées. Tu le sais.

- Je croyais être venue pour discuter de ma part de l'héritage de Stuart.

- Tu es venue parce que j'ai pitié de toi et que je veux te donner une chance de partir quelque part et de commencer une nouvelle vie. Je suis prête à te constituer un capital t'assurant un revenu mensuel. Une autre femme ne se montrerait pas aussi généreuse envers la meurtrière de son père. »

Cynthia dévisagea Lillian, notant le mépris dans son regard, le calme glacial de son attitude. Elle devait briser cette belle assurance. Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors. La pluie tambouri-nait contre la fenêtre. Des coups de tonnerre bri-saient le silence de la pièce. «Je me demande comment Ned se serait arrangé cette nuit-là pour m'éloigner de la maison s'il avait plu comme ce soir, dit-elle. Le temps a joué en sa faveur, n'est-ce pas ? Chaud et nuageux. Aucun bateau dans les environs. Seul cet unique témoin que j'ai enfin retrouvé. Ned ne t'a-t-il pas dit que cette femme l'avait formellement identifié ?

- Qui croirait quelqu'un capable de reconnaître un inconnu après plus de douze ans ? Cynthia, j'ignore qui tu as engagé pour cette farce, mais je te préviens - laisse tomber. Accepte mon offre, ou je me verrai forcée d'appeler la police et de te faire arrêter pour harcèlement. N'oublie pas qu'il est très facile de faire révoquer la mise en liberté conditionnelle d'un criminel.

- La liberté conditionnelle d'un criminel, je te l'accorde. Mais je ne suis pas une criminelle, et tu le sais. » Cynthia se dirigea vers le secrétaire xviie et ouvrit le tiroir du haut. «Je savais que Stuart gardait un revolver ici. Mais tu le savais certainement aussi bien que moi. Tu as affirmé qu'il ne t'avait jamais parlé de son intention de modifier son testament et de me laisser la part de sa fortune auparavant destinée à Dartmouth. Mais tu mentais. Si Stuart m'a fait venir pour m'entretenir de son testament, il ne t'a certainement pas caché ses intentions.

- Il ne m'a rien dit. Je ne l'avais pas vu depuis trois mois.

- Peut-être ne l'as-tu pas vu, mais tu lui as parlé, non ? Tu pouvais accepter que Dartmouth hérite de la moitié de sa fortune, mais tu ne pouvais pas supporter l'idée de partager cet argent avec moi.

Tu m'as toujours détestée, tout au long des années où j'ai vécu dans cette maison, parce que ton père m'aimait. Et que vous passiez votre temps à vous quereller. Tu as le même tempérament détestable que lui. »

Lillian se leva. « Tu ne sais pas ce que tu dis. »

Cynthia referma brusquement le tiroir. « Oh que si, je le sais. Et chacun des faits qui m'ont condamnée te condamnera. J'avais une clé de cette maison.

Toi aussi. Il n'y avait aucun signe de lutte. Je ne crois pas que tu aies engagé quelqu'un pour le tuer.

Je crois que tu t'en es chargée toi-même. Stuart avait un bouton d'alarme sur son bureau. Il n'y a pas touché. Comment aurait-il imaginé que sa propre fille lui voulait du mal ? Pourquoi Ned est-il justement venu par hasard cet après-midi-là ? Tu savais que Stuart m'avait invitée à passer le week-end ici.

Tu savais qu'il m'encouragerait à sortir avec Ned.

Stuart aimait la compagnie, et l'instant d'après il avait envie d'être seul. Peut-être Ned ne te l'a-t-il pas expliqué clairement. La femme témoin que j'ai retrouvée tient un journal. Elle me l'a montré. Elle y note ses faits et gestes chaque soir depuis l'âge de vingt ans. Il est impossible que cette information ait pu être combinée. Elle a fait ma description. Elle a décrit la voiture de Ned. Elle a même noté le vacarme des gosses dans la queue et la façon dont tout le monde s'impatientait contre eux. »

Je la tiens, se dit Cynthia. Le visage de Lillian avait pâli. Sa gorge palpitait nerveusement. Délibérément, Cynthia se rapprocha du bureau afin de pointer la broche directement sur sa demi-sœur. « Tu as bien joué, hein ? fit-elle. Ned n'a pas mis un sou dans ce restaurant avant que je ne sois enfermée en prison. Et je suis certaine qu'en apparence il a quelques financiers respectables. Mais aujourd'hui l'administration est terriblement douée pour remonter à la source de l'argent blanchi. Ton argent, Lillian.

- Tu ne pourras jamais le prouver. » La voix de Lillian avait pris un ton perçant.

Oh, Seigneur, si je pouvais parvenir à la faire avouer, pria Cynthia. Elle agrippa de toutes ses forces le bord du bureau et se pencha en avant. « Peut-

être pas. Mais n'en cours pas le risque. Veux-tu que je te dise ce que tu ressentiras lorsqu'on prendra tes empreintes digitales, quand on te passera les menottes aux poignets ? Veux-tu que je te raconte à quoi ressemble le fait d'être assise à côté d'un avocat et d'entendre le procureur vous accuser de meurtre ? De scruter le visage des jurés ? Les jurés sont des gens ordinaires. Vieux. Jeunes. Noirs.

Blancs. Bien ou pauvrement vêtus. Mais ils tiennent le reste de ta vie dans leurs mains. Et, Lillian, je peux t'assurer que tu la supporteras mal, cette attente. La preuve est beaucoup plus accablante pour toi qu'elle ne l'a jamais été pour moi. Tu n'as pas le tempérament ou le cran de traverser tout ça. »

Lillian se leva. « N'oublie pas qu'il a fallu payer beaucoup d'impôts au moment de la succession.

Combien veux-tu ? »

« Vous auriez mieux fait de rester en Arizona », dit Ned Creighton à Alvirah. Il pointait un pistolet vers sa poitrine. Assise à la table du coin-cuisine, Alvirah évalua ses chances de s'échapper. Il n'y en avait aucune. Il avait cru son histoire ce matin, et maintenant il allait la tuer. Alvirah avait toujours su qu'elle était douée pour la comédie. Devait-elle le prévenir que son mari allait arriver d'une minute à l'autre ? Non. Au restaurant, elle lui avait dit qu'elle était veuve. Combien de temps Willy et Cynthia res-teraient-ils absents ? Trop longtemps. Lillian ne laisserait pas Cynthia partir avant d'être sûre qu'il n'existait plus de témoin en vie. Mais peut-être une idée lui germerait-elle dans l'esprit si elle continuait à le faire parler. « Combien avez-vous touché pour participer au meurtre » ? demanda-t-elle.

Un sourire mauvais étira les lèvres de Ned Creighton. « Trois millions. Juste assez pour mettre sur pied un restaurant de grande classe. »

Alvirah regretta d'avoir prêté sa broche à Cynthia. Elle tenait la preuve. La preuve absolue, irréfu-table, et elle ne pouvait pas l'enregistrer. Et s'il lui arrivait malheur, personne n'en aurait connaissance. Une chose est certaine, pensa-t-elle. Si jamais je m'en sors, je demanderai à Charley Evans de me donner une broche de rechange. Peut-être en argent, cette fois.

Creighton agita le pistolet. « Debout. »

Alvirah repoussa la chaise, appuya ses mains sur la table. Le sucrier était devant elle. Si elle le lui jetait à la figure ? Elle savait qu'elle visait bien, mais une balle est plus rapide qu'un sucrier.

« Allons dans le séjour. » Tandis qu'elle contour-nait la table, Creighton tendit la main, s'empara de ses notes et du début de son article qu'il fourra dans sa poche.

Il y avait un rocking-chair près de la cheminée.

Creighton le désigna. « Asseyez-vous là. »

Alvirah s'assit lourdement, le pistolet de Ned toujours pointé vers elle. Si elle faisait basculer le rocking-chair en avant et se jetait de tout son poids sur lui, pourrait-elle lui échapper ? Creighton prit une petite clé accrochée au manteau de la cheminée. Se penchant en avant, il l'introduisit dans un cylindre placé dans l'une des briques et la tourna. Le sifflement du gaz s'échappa de la cheminée. Il se redressa. D'une boîte posée sur le manteau il sortit une longue allumette, la frotta sur la brique, éteignit la flamme qui en jaillit et la jeta dans le foyer.

« Il fait froid, dit-il. Vous avez décidé de faire une flambée. Vous avez tourné le bouton du brûleur.

Vous avez jeté une allumette, mais elle n'a pas pris.

Lorsque que vous vous êtes penchée pour fermer le brûleur et recommencer, vous avez perdu l'équili-bre et vous êtes tombée. Votre tête a heurté le manteau de pierre et vous avez perdu connaissance. Un terrible accident pour une femme aussi charmante.

Cynthia sera bouleversée lorsqu'elle vous trouvera. »

Les émanations de gaz envahissaient la pièce.

Alvirah essaya de basculer le rocking-chair en avant.

Elle devait tenter de donner un coup de tête à Creighton et lui faire lâcher son arme. Elle ne fut pas assez rapide. Une poigne d'acier lui saisit l'épaule. L'impression d'être poussée en avant... sa tempe qui heurtait le foyer de pierre... Avant de perdre connaissance, Alvirah sentit l'odeur écœu-rante du gaz lui emplir les narines.

«Voilà Ned, dit calmement Lillian au son du carillon de la porte. Je vais lui ouvrir. »

Cynthia attendit. Lillian n'avait encore rien reconnu. Parviendrait-elle à faire avouer à Ned Creighton qu'il était complice ? Elle avait l'impression d'être un funambule sur un fil glissant, avan-

çant pas à pas au-dessus d'un précipice. Si elle tombait, le reste de sa vie ne vaudrait pas la peine d'être vécu.

Creighton entrait dans la pièce à la suite de Lillian. « Bonsoir, Cynthia. » Un hochement de tête impersonnel, sans animosité. Il approcha une chaise du bureau où Lillian avait étalé des documents.

«Je m'apprêtais à donner à Cynthia une idée du montant de la succession une fois déduits les impôts, dit Lillian à Creighton. Puis nous évalue-rons sa part.

- Ne déduis pas la somme que tu as payée à Ned sur la part qui me revenait légalement », dit Cynthia. Elle vit le regard furieux que lança Ned à Lillian. « Oh, je vous en prie, dit-elle sèchement, que tout soit clair entre nous trois. »

Lillian répliqua froidement : «Je t'ai dit que je voulais te donner ta part de l'héritage. Je sais que mon père pouvait pousser les gens à bout. Je le fais parce que j'ai pitié de toi. À présent, examinons les chiffres. »

Pendant les quinze minutes suivantes, Lillian sortit les bilans. « En tenant compte des impôts, puis des intérêts sur le capital restant, ta part devrait aujourd'hui se monter à cinq millions de dollars.

- Plus cette maison », l'interrompit Cynthia.

Elle s'aperçut soudain que Ned et Cynthia semblaient de plus en plus détendus à mesure que le temps passait Ils souriaient.

« Oh, pas la maison, protesta Lillian. Les gens jaseraient. Nous la ferons estimer et je t'en remettrai le prix. N'oublie pas que je me montre très généreuse, Cynthia. Mon père jouait avec la vie des gens. Il était cruel. Si tu ne l'avais pas assassiné, quelqu'un d'autre l'aurait fait C'est pourquoi j'agis ainsi.

- Tu agis ainsi parce que tu ne veux pas te retrouver devant un tribunal et prendre le risque d'être accusée de meurtre, voilà pourquoi. » Oh, Seigneur, pensa Cynthia, c'est sans espoir. Si je ne parviens pas à lui faire avouer, tout est fini. Demain, ils pourront démasquer Alvirah. « Tu peux garder la maison, dit-elle. Je ne demande rien en échange.

Donne-moi seulement la satisfaction d'entendre la vérité. Avoue que je n'ai rien à voir avec le meurtre de ton père. »

Lillian jeta un coup d'œil à Ned, puis à la pendule. «Je crois, maintenant, que nous pourrions honorer cette requête. » Elle se mit à rire. « Cynthia, je suis comme mon père, j'aime jouer avec les gens. Mon père m'a effectivement téléphoné pour me prévenir de son intention de changer son testament. Je pouvais supporter de partager la moitié de l'héritage avec Dartmouth, mais pas avec toi. Il m'a annoncé ta venue - et le reste fut un jeu d'enfant Ma mère était une femme merveilleuse. Elle ne s'est pas fait prier pour témoigner que je me trouvais à New York avec elle ce soir-là. Ned ne refusa pas une confortable somme d'argent pour t'emmener faire un tour en bateau. Tu es intelligente, Cynthia. Plus intelligente que les types du bureau du procureur.

Plus intelligente que ce crétin d'avocat qui t'a défendue. »

Pourvu que l'enregistreur fonctionne, pria Cynthia. Pourvu qu'il marche. «Et assez intelligente pour avoir retrouvé le témoin qui peut confirmer mon histoire », ajouta-t-elle.

Lillian et Ned éclatèrent de rire. « Quel témoin ?

demanda Ned.

- Va-t'en, lui dit Lillian. Sors à la minute. Et ne remets plus les pieds ici. »

Jeff Knight conduisait rapidement le long de la nationale 6, s'efforçant de lire les panneaux à travers les torrents d'eau qui s'abattaient sur le pare-brise. Sortie 8. Il n'était plus bien loin. Le réalisateur du journal de vingt-deux heures s'était montré inhabituellement accommodant. Pas sans arrière-pensées, bien sûr. « Allez-y. Si Cynthia Lathem se trouve à Cape Cod et croit tenir une piste concernant la mort de son beau-père, c'est le reportage de l'année ! »

Jeff se fichait comme d'une guigne du reportage.

Son seul souci était Cynthia. Il agrippa le volant de ses longs doigts robustes. Il avait obtenu son adresse et son numéro de téléphone auprès de son agent de probation.

Il avait passé de nombreux étés à Cape Cod. C'est pourquoi il s'était senti tellement frustré en constatant que ses efforts pour prouver l'épisode du fast-food n'avaient rien donné. Mais il avait toujours séjourné à Eastham, à quatre-vingts kilomètres de Cotuit.

Sortie 8. Il tourna dans Union Street, prit la route 6A. Encore trois kilomètres. Pourquoi avait-il cette impression de menace ? Si Cynthia était vraiment sur le point d'obtenir une preuve capable de l'inno-center, elle était peut-être en danger.

Il dut freiner à mort en atteignant l'embranchement de Nobscusset Road. Ignorant le stop, une voiture avait surgi à pleine vitesse de Nobscusset et traversé la 6A. Quel malade, se dit-il en tournant sur la gauche vers la baie. Il s'aperçut que tous les environs étaient plongés dans l'obscurité. Une panne de secteur. Il déboucha dans l'impasse, tourna sur la gauche. Le bungalow devait se trouver quelque part sur ce chemin sinueux. Numéro six. Il ralentit, s'efforçant de lire à la lumière des phares les numéros inscrits sur les boîtes aux lettres.

Douze. Huit. Six.

Jeff s'arrêta dans l'allée, ouvrit à la hâte la portière et courut sous l'averse vers le bungalow. Il garda le doigt appuyé sur la sonnette, puis se rappela qu'il n'y avait pas de courant. Il frappa plusieurs fois à la porte. Il n'y eut pas de réponse.

Cynthia n'était pas chez elle.

Il commençait à descendre les marches quand une peur soudaine, irraisonnée, lui fit rebrousser chemin, frapper à nouveau à la porte, puis tourner le bouton. La porte n'était pas fermée à clé. Il l'ouvrit. « Cynthia ! » appela-t-il, puis il sursauta, sentant une odeur de gaz lui monter aux narines. Il entendit le sifflement du brûleur de la cheminée. Se précipitant pour le fermer, il trébucha sur le corps inanimé d'Alvirah.

Willy s'agitait à l'arrière de la voiture de Cynthia.

Elle était dans cette maison depuis plus d'une heure à présent. Le type, qui était arrivé plus tard, s'y trouvait depuis quinze minutes. Willy ne savait quelle décision prendre. Alvirah ne lui avait pas vraiment donné d'instructions précises. Elle voulait seulement qu'il soit là pour s'assurer que Cynthia sortait tranquillement de la maison.

Il se demandait encore quoi faire quand il entendit le hurlement déchirant des sirènes. Des voitures de police. Le bruit se rapprochait. Bouche bée, Willy les vit tourner dans la longue allée de la propriété des Richards et foncer dans sa direction. Les policiers jaillirent d'un bond de leurs véhicules, gra-virent les marches et frappèrent à la porte.

Un moment plus tard, une voiture apparut dans l'allée et s'arrêta derrière celles de la police. Willy vit un grand type en trench-coat en sortir, gravir deux par deux les marches de la véranda. Willy sortit de sa cachette, se mit péniblement debout et remonta l'allée.

Il arriva à temps pour soutenir Alvirah qui sortait en chancelant de l'arrière de la voiture. Même dans le noir, il aperçut la marque sur son front. « Chérie, qu'est-il arrivé ?

- Je te raconterai plus tard. Aide-moi à entrer.

Je ne veux pas rater ça. »

Dans le bureau de feu Stuart Richards, Alvirah connut son heure de gloire. Pointant le doigt vers Ned, de son ton le plus vibrant, elle déclara : « Il m'a menacée d'un pistolet. Il a tourné le robinet du gaz, m'a heurté la tête contre la cheminée. Et il m'a dit que Lillian Richards l'avait payé trois millions de dollars pour faire accuser Cynthia de meurtre. »

Cynthia regarda sa demi-sœur. « Et à moins que les piles de l'appareil d'Alvirah ne soient mortes, je les ai enregistrés tous les deux en train d'avouer qu'ils sont coupables. »

Le lendemain matin, Willy prépara un petit déjeuner tardif qu'il servit sur la terrasse. L'orage était passé et le ciel était à nouveau d'un bleu radieux. Les mouettes plongeaient en piqué sur le premier poisson qui nageait en surface. La baie était calme, les enfants bâtissaient des châteaux de sable au bord de l'eau.

Alvirah, à peine troublée par son aventure, avait terminé et dicté son article au téléphone à Charley Evans. Charley lui avait promis la plus belle des broches étoilées en argent, munie d'un microphone si sensible qu'il pourrait enregistrer une souris grignotant dans la pièce à côté.

Tout en dévorant un beignet au chocolat avec son café, elle s'exclama : « Tiens, voilà Jeff ! C'est dommage qu'il ait dû regagner Boston hier soir. Il était épatant au journal télévisé de ce matin, en train de raconter l'histoire en détail et de rapporter comment Ned Creighton avait tout déballé aux flics ! Crois-moi, les chaînes vont se l'arracher.

- Ce garçon t'a sauvé la vie, chérie, dit Willy.

Pour moi, c'est avant tout un type formidable. Je ne peux pas croire que j'étais recroquevillé dans cette voiture comme un diable dans sa boîte pendant que le gaz était en train de t'asphyxier. »

Ils virent Jeff sortir de la voiture et Cynthia courir dans l'allée et s'élancer dans ses bras.

Alvirah repoussa sa chaise. «Je vais vite leur dire bonjour. C'est une bénédiction de les voir ensemble. Ils s'aiment tellement. »

Willy posa doucement mais fermement sa main sur l'épaule de sa femme. « Alvirah, chérie, supplia-t-il, pour une fois, pendant cinq minutes, occupe-toi de tes affaires. »

Le cadavre dans le placard

Si en cette chaude soirée d'août Alvirah Meehan avait su ce qui l'attendait dans son luxueux et nouvel appartement de Central Park South, elle serait remontée aussi sec dans l'avion. Or, pas la moindre prémonition n'avait effleuré son esprit, tandis que l'appareil tournait au-dessus de la piste d'atterrissage.

Certes, Willy et elle avaient contracté le virus du voyage et parcouru la planète depuis ce jour béni où ils avaient gagné quarante millions de dollars à la loterie, cependant Alvirah retrouvait toujours New York avec le même plaisir. Et c'était à chaque fois le cœur en fête qu'elle contemplait la vue qui s'offrait de l'avion : les gratte-ciel se découpant sur les nuages, les lumières des ponts qui enjambaient l'East River.

Willy tapota sa main et Alvirah se tourna vers lui avec un sourire affectueux. Il avait belle allure dans sa veste de lin qui mettait en valeur ses yeux bleus.

Avec son épaisse crinière blanche, Willy était le portrait craché de Tip O'Neil, personne ne pouvait dire le contraire.

Alvirah arrangea ses cheveux auburn, récemment teints et mis en plis par Dale of London. En apprenant qu'elle s'apprêtait à fêter ses soixante ans, Dale s'était exclamé : « Vous me faites marcher ! »

Alvirah prenait les compliments pour ce qu'ils étaient, mais éprouvait néanmoins du plaisir à les entendre.

Oui, réfléchit-elle en admirant la ville qui s'étendait au-dessous d'elle, la vie s'était montrée généreuse envers eux. Non seulement ils avaient pu voyager à leur gré et profiter de tout le luxe imaginable, mais leur récente fortune leur avait ouvert des horizons inattendus, comme l'occasion de collaborer à l'un des journaux les plus importants de la ville, le New York Globe. Tout avait commencé le jour où un journaliste, rédacteur en chef du Globe, était venu les trouver après qu'ils eurent gagné à la loterie. Alvirah lui avait raconté qu'elle allait enfin réaliser un vieux rêve, faire un séjour dans l'élégant institut de remise en forme de Cypress Point, ajou-tant que c'était moins la cure qui l'intéressait que la chance d'y rencontrer toutes les célébrités dont elle lisait les faits et gestes avec délectation.

Flairant tout de suite chez Alvirah un talent particulier pour dénicher l'information et aller au bout de ses recherches, le rédacteur en chef l'avait convaincue de travailler pour lui. Sa mission consis-terait à rester en permanence à l'affût, dans l'intention de rédiger un article sur son expérience personnelle au milieu des vedettes qui se retrouvaient dans ce centre. Et pour l'aider à recueillir ses tuyaux, il lui avait donné une broche en forme de soleil munie d'un micro miniature. Ainsi pouvait-elle enregistrer ses impressions immédiates, et recueillir en même temps quelques bribes des conversations de tous ces gens qu'elle était tellement avide de rencontrer.

Les résultats avaient dépassé de très loin tous les espoirs du Globe : au cours de son séjour, Alvirah avait enregistré grâce à son micro l'homme qui s'apprêtait à l'assassiner, un individu décidé à la supprimer parce qu'elle s'était mis en tête d'enquêter sur un meurtre perpétré dans l'établissement. Grâce à sa découverte - et au micro -, Alvirah avait non seulement permis d'arrêter le criminel mais s'était embarquée dans une carrière totalement nouvelle et imprévue de chroniqueuse et détective amateur.

Aujourd'hui, tout en bouclant sa ceinture, elle effleura du doigt sa broche - qu'elle portait plus ou moins en permanence, quelle que soit sa tenue vestimentaire - et pensa que son rédacteur en chef allait se montrer déçu.

« Ce voyage a été merveilleux, fit-elle remarquer à Willy, mais sans rien qui puisse faire l'objet d'un article. Le moment le plus excitant a été celui où la Reine est venue prendre le thé au Stafford Court Hôtel et où le chat du directeur de l'hôtel a sauté sur ses genoux.

- Pour une fois que nous avons passé des vacances tranquilles, je ne m'en plains pas, dit Willy. Je supporte mal de te voir risquer ta vie en jouant les détectives. »

L'hôtesse de la British Airways parcourait l'allée de la cabine de première classe, vérifiant les ceintures des passagers. «J'ai été ravie de bavarder avec vous », leur dit-elle. Willy lui avait raconté, comme à chaque fois qu'il trouvait une oreille attentive, qu'il avait été plombier et Alvirah femme de ménage avant de gagner quarante millions de dollars à la loterie. « Seigneur ! s'était exclamée la jeune femme en se tournant vers Alvirah. Je n'arrive pas à croire que vous avez été domestique. »

Peu après l'atterrissage, ils se retrouvèrent dans la limousine qui les attendait à la sortie de l'aéroport, leurs bagages Vuitton entassés dans le coffre.

Comme toujours, août à New York était chaud, pois-seux et suffocant. La climatisation de la voiture ne fonctionnait pas, et Alvirah avait hâte de retrouver la fraîcheur de leur nouvel appartement de Central Park South. Ils avaient conservé l'ancien trois pièces de Flushing où ils avaient vécu trente années de leur existence avant que la loterie ne change leur vie. Comme le disait Willy, la ville de New York serait peut-être ruinée un jour et les gagnants de la loterie obligés de tirer un trait définitif sur le reste de leurs gains.

Lorsque la limousine s'arrêta devant l'immeuble, le portier leur ouvrit la porte.

«Vous devez mourir de chaleur, fit remarquer Alvirah. Ils pourraient vous dispenser de porter votre uniforme pendant les travaux. »

1. Les sommes gagnées à la loterie sont payées annuellement pendant vingt ans (N.d.T.).

L'immeuble était en complète rénovation. Lorsqu'ils avaient acheté l'appartement au printemps dernier, l'agent immobilier leur avait promis que la remise en état des lieux serait achevée en quelques semaines. Il était clair à la vue de l'échafaudage dans le hall qu'il s'était montré excessivement opti-miste.

Devant la batterie d'ascenseurs, ils furent rejoints par un autre couple, un homme d'une cinquantaine d'années, de haute taille, accompagné d'une femme en tailleur de soie blanc dont le visage affi-chait l'air dégoûté de quelqu'un qui vient d'ouvrir le réfrigérateur et y a senti une odeur d'œuf pourri.

Je les connais, pensa Alvirah, fouillant instinctivement dans sa prodigieuse mémoire. Il s'agissait de Carlton Rumson, le célèbre producteur de Broadway, et de sa femme, Victoria, jadis actrice, ex-candi-date au titre de Miss Amérique une trentaine d'années auparavant.

« Monsieur Rumson ! » Avec un large sourire, Alvirah tendit la main. «Je suis Alvirah Meehan.

Nous nous sommes rencontrés à l'institut de Cypress Point, à Pebble Beach. Quelle heureuse surprise ! Voici mon mari, Willy. Habitez-vous dans l'immeuble ? »

Le sourire de Rumson disparut aussi vite qu'il était apparu.

« Nous y avons un pied-à-terre. »

Il adressa un signe de tête à Willy, puis leur présenta rapidement sa femme. La porte de l'ascenseur s'ouvrit, tandis que Victoria Rumson les saluait d'un battement de paupières. Quel glaçon ! pensa Alvirah, notant le profil parfait empreint d'arrogance, les cheveux platine retenus en chignon. À force de lire People, Us, le National Enquirer et nombre de chroniques mondaines, Alvirah avait acquis quantité d'informations sur les célébrités du monde entier.

Ils venaient juste de s'arrêter au trente-troisième étage, lorsqu'elle se souvint des bruits qui circu-laient sur Rumson. Sa réputation de don Juan faisait la joie des chroniqueurs. La capacité de sa femme à fermer les yeux sur ses incartades lui avait valu le surnom de « Vicky-n'y-voit-aucun-mal ».

«Monsieur Rumson, dit Alvirah, le neveu de Willy, Brian McCormack, est un jeune auteur dramatique plein de talent. Il vient d'achever sa deuxième pièce et j'aimerais beaucoup que vous la lisiez. »

Rumson fit une moue agacée.

« Vous trouverez l'adresse de mes bureaux dans l'annuaire », dit-il.

Alvirah insista : « La première pièce de Brian se joue off Broadway en ce moment même. Un critique a comparé Brian à un jeune Neil Simon.

- Viens, chérie, la pressa Willy. Tu importunes ces personnes. »

Subitement, l'expression glaciale de Victoria Rumson s'adoucit. « Chéri, dit-elle. J'ai entendu parler de Brian McCormack. Pourquoi ne lirais-tu pas sa pièce ici au lieu de la faire envoyer à ton bureau où elle risque d'être jetée aux oubliettes ?

- C'est vraiment adorable de votre part, Victoria, dit Alvirah avec chaleur. Vous l'aurez dès demain. »

Comme ils sortaient de l'ascenseur et se dirigeaient vers leur appartement, Willy demanda :

« Chérie, tu ne crois pas que tu t'es montrée un peu trop insistante ?

- Absolument pas, dit Alvirah. Qui ne tente rien n'a rien. Tout ce que je peux faire pour donner un coup de pouce à la carrière de Brian me paraît justifié. »

Leur appartement jouissait d'une vue panorami-que sur Central Park. Alvirah n'y entrait jamais sans se rappeler qu'elle avait longtemps considéré la maison de Mme Chester Lollop à Little Neck, où elle faisait jadis le ménage tous les jeudis, comme un palais en miniature. Seigneur, ses yeux s'étaient bel et bien ouverts durant ces dernières années !

Ils avaient acheté l'appartement entièrement meublé à un courtier qui avait été condamné pour délit d'initié. Il venait de le faire décorer par un architecte d'intérieur qui, à l'entendre, était la coqueluche du Tout-Manhattan. Alvirah avait secrètement quelques doutes sur ce genre de coqueluche. La pièce de séjour, la salle à manger et la cuisine étaient d'un blanc pur. Il fallait continuellement déhousser les canapés, la plus petite tache ressortait sur l'épaisse moquette du même blanc; quant aux placards, comptoirs, marbres et accessoires, tout aussi immaculés, ils lui rappelaient les baignoires, lavabos et cuvettes qu'elle s'était toute sa vie escrimée à nettoyer.

Et ce soir, il y avait quelque chose de nouveau, une note affichée sur la porte-fenêtre qui ouvrait sur la terrasse. Alvirah lut : L'inspection de l'immeuble signale que cet appartement est l'un des rares où un défaut structurel a été décelé au niveau de la balustrade et du revêtement de la terrasse. Votre terrasse ne présente aucun danger pour une utilisation courante, mais prenez garde que personne ne s'appuie à la balustrade. Les réparations seront exécutées le plus rapidement possible.

Alvirah lut la notice à haute voix à l'intention de Willy et haussa les épaules.

« Bon, j'ai assez de bon sens pour ne pas m'ap-puyer à une balustrade, solide ou non. »

Willy sourit d'un air penaud. Il avait le vertige et ne mettait jamais le pied sur la terrasse. Comme il l'avait dit le jour où ils avaient acheté l'appartement : « Tu aimes l'air, j'aime la terre. »

Willy alla à la cuisine brancher la bouilloire. Alvirah sortit par la porte-fenêtre. L'air suffocant la frappa comme une vague brûlante mais elle n'en avait cure. Elle aimait tout particulièrement se tenir là, en contemplation devant le parc, admirant les lumières qui donnaient un air de fête aux arbres autour de la Tavern on thé Green, le joyeux ruban des phares des voitures, les silhouettes des calèches dans le lointain.

Comme c'est bon d'être de retour ! pensa-t-elle à nouveau, rentrant à l'intérieur et observant le séjour, mesurant d'un oeil impitoyable le degré d'ef-ficacité du service de nettoyage hebdomadaire qui était, en principe, intervenu la veille. Elle s'étonna de voir des traces de doigts sur la table de verre où l'on servait les cocktails. Machinalement, elle prit un mouchoir et les frotta énergiquement. Puis elle remarqua que l'embrasse du rideau près de la fenêtre de la terrasse avait disparu. Pourvu qu'elle n'ait pas fini à la poubelle. «Je me montrais plus consciencieuse du temps où j'étais simple femme de ménage. » Elle se souvint de la réflexion de l'hô-tesse de la British Airways. Ou simple domestique, au choix.

« Dis donc, Alvirah, l'appela Willy. Est-ce que Brian nous a laissé un mot ? On dirait qu'il attendait quelqu'un ! »

Brian, le neveu de Willy, était le seul enfant de sa sœur aînée, Madaline. Six des sept sœurs de Willy étaient entrées au couvent. Madaline s'était mariée à plus de quarante ans et avait tardivement donné naissance à un bébé, Brian, aujourd'hui âgé de vingt-six ans. Il avait grandi dans le Nebraska, écrit des pièces pour une compagnie théâtrale locale et était venu à New York après la mort de Madaline, deux ans auparavant. L'instinct maternel rentré d'Alvirah s'était entièrement concentré sur ce jeune neveu au visage mince et expressif, avec ses cheveux blonds rebelles et son sourire timide. Comme elle le disait souvent à Willy : « Si je l'avais porté en moi pendant neuf mois, je ne l'aurais pas aimé davantage. »

Lorsqu'ils étaient partis en Angleterre au mois de juin, Brian terminait le premier jet de sa nouvelle pièce et avait volontiers accepté leur proposition de profiter de l'appartement de Central Park South.

« C'est sacrement plus facile d'écrire ici que chez moi. » Il habitait un immeuble sans ascenseur de l'East Village, un petit studio environné de familles nombreuses et bruyantes.

Alvirah alla à la cuisine. Elle écarquilla les yeux.

Deux coupes et une bouteille de Champagne dans un rafraîchissoir à demi rempli d'eau étaient disposées sur un plateau d'argent. Le Champagne était un cadeau du précédent propriétaire. Il leur avait maintes fois répété que cette cuvée coûtait cent dollars la bouteille et que c'était le Champagne préféré de la reine d'Angleterre.

Willy se rembrunit. « C'est celui qui coûte une fortune, n'est-ce pas? Brian ne l'aurait jamais pris sans notre autorisation. C'est bizarre. »

Alvirah s'apprêtait à le rassurer, mais se tut. Willy avait raison. Il se passait quelque chose de bizarre, et son intuition lui disait que les ennuis n'allaient pas tarder.

La sonnette de l'entrée retentit. Confus, le portier se tenait à la porte avec leurs bagages. « Pardon-nez-moi d'avoir mis aussi longtemps, monsieur Meehan. Depuis le début des travaux, les résidents prennent l'ascenseur de service et le personnel doit faire la queue pour l'utiliser. »

À la demande de Willy, il déposa les valises dans la chambre, puis s'en alla en souriant, un billet de cinq dollars serré au creux de la main.

Willy et Alvirah prirent une tasse de thé dans la cuisine. Willy ne pouvait détacher les yeux de la bouteille de Champagne. «Je vais téléphoner à Brian, décida-t-il.

- Il sera encore au théâtre », dit Alvirah.

Elle ferma les yeux, se concentra et lui communiqua le numéro de téléphone du guichet des locations.

Willy composa le numéro, écouta, puis raccrocha.

« Il y a un message enregistré. La pièce de Brian est annulée. Ils expliquent comment se faire rembourser.

- Pauvre garçon, soupira Alvirah. Essaie de le joindre chez lui.

- il a branché le répondeur, dit Willy un moment plus tard. Je vais lui demander de nous rappeler.

Alvirah s'aperçut soudain qu'elle était épuisée.

Comme elle ramassait les tasses, elle se souvint qu'il était cinq heures du matin à l'heure anglaise, rien d'étonnant à ce qu'elle se sente moulue de fatigue.

Elle mit les tasses dans le lave-vaisselle, hésita, puis rinça les coupes à Champagne inutilisées et les y plaça également. Son amie la baronne Min von Schreiber - propriétaire de l'institut de remise en forme de Cypress Point où Alvirah avait passé une semaine après avoir gagné à la loterie - lui avait enseigné que les grands vins devaient toujours reposer couchés. Elle passa une éponge humide sur la bouteille intacte, sur le plateau d'argent et le seau et rangea le tout. Après avoir éteint la lumière derrière elle, elle se rendit dans la chambre.

Willy avait commencé à défaire les bagages. Alvirah aimait leur chambre. Elle avait été meublée pour le courtier, célibataire de son état, avec un lit extra-large, une coiffeuse à trois pans, de confortables chauffeuses et deux tables de nuit suffisamment grandes pour qu'y tiennent à la fois une pile de livres, des lunettes et les cataplasmes destinés à soigner les rhumatismes d'Alvirah. Quant à la décoration, Alvirah n'en démordait pas, le décorateur à la mode qui en était l'auteur avait été nourri à la lessive. Couvre-lit blanc. Rideaux blancs. Moquette blanche.

Le portier avait laissé la valise-penderie d'Alvirah ouverte sur le lit. Elle l'ouvrit et commença à sortir ses tailleurs et ses robes. La baronne von Schreiber la suppliait toujours de ne pas faire ses achats seule.

«Alvirah, recommandait Min, vous êtes la proie rêvée pour les vendeuses qui ont été entraînées à fourguer les mauvais choix des acheteurs. Elles vous sentent arriver alors que vous êtes encore dans l'ascenseur. Je viens souvent à New York. Vous faites plusieurs séjours à l'institut. Attendez que nous soyons ensemble. »

Alvirah se demanda si Min aurait approuvé le tailleur écossais orange et rose sur lequel s'était exta-siée la vendeuse de chez Harrod's. Sans doute pas.

Les bras chargés de vêtements, elle ouvrit la porte de la penderie, regarda par terre et poussa un hurlement. Etendu sur la moquette entre les rangées de chaussures de luxe extra-larges d'Alvirah, les yeux fixes, un halo blond de cheveux frisés auréo-lant son visage, la langue pointant légèrement, l'embrasse manquante du rideau autour du cou, gisait le corps d'une mince jeune femme.

«Jésus, Marie, Joseph, gémit Alvirah en lâchant d'un coup tous ses vêtements.

- Que se passe-t-il, chérie ? demanda Willy en se précipitant à son côté. Oh, mon Dieu ! souffla-t-il à son tour. Qui est-ce ?

- C'est... C'est... tu sais bien. L'actrice. Celle qui jouait dans la pièce de Brian. Cette fille dont Brian est amoureux fou. » Alvirah ferma les yeux de toutes ses forces, cherchant à se libérer du regard vitreux du cadavre couché à ses pieds. « Fiona. C'est son nom. Fiona Winters. »

Le bras de Willy passé autour de sa taille, Alvirah alla s'effondrer dans l'un des canapés bas du séjour qui lui donnaient chaque fois l'impression d'avoir les genoux à la hauteur du menton. Tandis que Willy composait le 911 pour prévenir la police, elle s'efforça de reprendre ses esprits. Pas la peine d'être grand clerc pour savoir que cela n'augurait rien de bon pour Brian. Elle devait prendre le temps de réfléchir, se remémorer tout ce qu'elle savait à propos de cette fille. Elle était odieuse avec Brian. S'étaient-ils disputés ?

Willy traversa la pièce, s'assit à côté d'elle et lui prit la main. « Tout ira bien, chérie, dit-il d'un ton apaisant. La police va arriver dans quelques minutes.

- Essaie de rappeler Brian, lui dit Alvirah.

- Bonne idée. » Willy composa rapidement le numéro. « Encore ce maudit répondeur. Je vais laisser un autre message. Tâche de te reposer. »

Alvirah hocha la tête, ferma les yeux et revit en esprit cette soirée d'avril dernier où ils avaient assisté à la première de la pièce de Brian.

Le théâtre était bondé. Brian leur avait réservé deux places au premier rang et Alvirah portait sa robe du soir neuve à paillettes noires et argent. La pièce, Falling Bridges, était située dans le Nebraska et décrivait une réunion de famille. Fiona Winters jouait le rôle d'une femme du monde qui s'ennuie au sein de sa belle-famille d'origine modeste, et Alvirah avait dû reconnaître qu'elle était parfaitement crédible. Pourtant Alvirah préférait de beaucoup la comédienne qui tenait le second rôle.

Emmy Laker avait des cheveux d'un roux ravissant, des yeux bleus et interprétait admirablement un personnage à la fois drôle et mélancolique.

La salle s'était levée pour applaudir à la fin de la représentation, et le cœur d'Alvirah s'était gonflé d'orgueil lorsque les cris : « L'auteur ! L'auteur ! »

avaient appelé Brian à venir sur scène. Quand il avait reçu un bouquet de fleurs et s'était penché par-dessus la rampe pour l'offrir à Alvirah, elle n'avait pu retenir ses larmes.

Ensuite la réception avait eu lieu au dernier étage du Gallagher. Brian avait pris place à table entre Alvirah et Fiona Winters. Willy et Emmy Laker étaient assis en face d'eux. Il n'avait pas fallu longtemps à Alvirah pour comprendre la situation. Tel un amoureux transi, Brian ne quittait pas du regard Fiona Winters, mais elle ne cessait de le rabaisser, de vanter ses propres origines aristocratiques, tenant des propos tels que : « Ma famille a été horri-fiée quand, en sortant de Foxcroft, j'ai décidé de faire du théâtre. » Elle avait ensuite entrepris de prédire à Willy et à Brian, qui dévoraient à belles dents leurs steaks accompagnés des frites « spéciales Gallagher», qu'ils étaient mûrs pour l'infarctus.

Pour sa part, elle ne mangeait jamais de viande.

Tout le monde y était passé, se rappela Alvirah.

Elle m'a demandé s'il ne m'arrivait pas d'avoir envie de faire le ménage. Elle m'a dit que Brian devrait apprendre à s'habiller et, avec nos revenus, elle s'étonnait que nous ne l'aidions pas. Et elle s'en est prise à cette charmante Emmy Laker qui a déclaré que Brian avait sans doute mieux à faire que de penser à sa garde-robe.

Sur le trajet du retour, Alvirah et Willy s'étaient accordés pour reconnaître que si Brian montrait une grande maturité en tant que dramaturge, il avait beaucoup à apprendre sur le plan personnel puisqu'il n'était même pas capable de s'apercevoir que Fiona était une véritable peau de vache. «Je préférerais le voir avec Emmy Laker, avait dit Willy.

S'il avait les yeux en face des trous, il verrait qu'elle est folle de lui. Et que Fiona n'est pas de la première jeunesse. Elle a au moins huit ans de plus que lui. »

Alvirah fut ramenée à la réalité par un coup de sonnette vigoureux à la porte. Sainte Mère, pensa-t-elle. C'est probablement la police. J'aurais aimé parler à Brian au préalable.

Les heures suivantes passèrent comme dans un brouillard. Lorsqu'elle eut l'esprit un peu plus clair, Alvirah fut en mesure de repérer les différents représentants de la loi qui envahissaient l'appartement. Les policiers se présentèrent en premier. Suivirent les enquêteurs, les photographes, le médecin légiste. Willy et elle restèrent assis à les observer, sans mot dire.

Les gérants des Central Park South Towers vinrent également sur place. « Espérons qu'il n'y aura pas de publicité malencontreuse, dit le directeur.

Nous ne sommes pas un géant de l'immobilier comme Trump. »

Les déclarations d'Alvirah et de Willy avaient été recueillies par les deux policiers arrivés en premier sur les lieux. À trois heures du matin, la porte de la chambre s'ouvrit. « Ne regarde pas, chérie », dit Willy. Mais Alvirah ne put détacher ses yeux du chariot que deux ambulanciers au visage grave pous-saient à l'extérieur. Le corps de Fiona était entièrement recouvert. Que Dieu la garde, pria Alvirah, se remémorant la crinière blonde embroussaillée et les lèvres boudeuses. Ce n'était pas une personne aimable, pensa-t-elle, mais elle ne méritait pas d'être assassinée.

Quelqu'un vint s'asseoir en face d'eux, un homme d'une quarantaine d'années, aux longues jambes. Il se présenta : « Inspecteur Rooney. »

«Je lis souvent vos articles dans le Globe, madame Meehan, dit-il à Alvirah, et je les apprécie énormément. »

Willy sourit avec fierté, mais Alvirah ne fut pas dupe. Elle savait que l'inspecteur Rooney la flattait pour la mettre en confiance. Elle réfléchit rapidement, cherchant comment protéger Brian. Machinalement, elle porta la main au revers de sa veste et brancha discrètement le micro de sa broche. Elle voulait pouvoir réentendre plus tard tout ce qui serait dit.

L'inspecteur Rooney consulta ses notes. « D'après votre déclaration, vous rentriez d'un séjour à l'étranger et vous êtes arrivés vers dix heures du soir, n'est-ce pas ? Vous avez découvert la victime, Fiona Winters, peu après votre retour. Vous avez reconnu Mlle Winters parce qu'elle tenait le rôle principal dans la pièce de votre neveu, Brian McCormack. »

Alvirah hocha la tête. Elle sentit que Willy s'apprêtait à ajouter quelque chose et posa sa main sur son bras. « C'est exact.

- Si j'ai bien compris, vous n'avez rencontré Mlle Winters qu'une seule fois, continua l'inspecteur Rooney. Comment expliquez-vous qu'elle ait atterri dans votre penderie ?

- Je n'en ai pas la moindre idée, répondit Alvirah.

- Qui avait la clé de votre appartement ? »

À nouveau, Willy ouvrit la bouche, prêt à répondre. Cette fois, Alvirah lui pinça discrètement le bras. « Les clés de l'appartement, fit-elle d'un air songeur. Laissez-moi réfléchir. Le service de nettoyage "Vite et Bien Fait" en possède une. Non, ils prennent celle du concierge et la remettent à son bureau une fois leur travail terminé. Mon amie, Maude, a une clé. Elle est venue pendant le week-end de la fête des Mères pour assister à un spectacle à Radio City avec son fils et sa belle-fille. Ils ont un chat et elle est allergique aux chats, si bien qu'elle a dormi sur notre canapé. La sœur de Willy, sœur Patricia, en a également une. Et...

- Est-ce que votre neveu, Brian McCormack, possède une clé de l'appartement, madame Meehan ? » l'interrompit l'inspecteur Rooney.

Alvirah se mordit la lèvre. « Oui, Bilan a une clé. »

L'inspecteur Rooney haussa légèrement la voix.

« Selon le concierge, il utilisait fréquemment cet appartement en votre absence. À propos, encore qu'il soit impossible de l'affirmer avec précision avant l'autopsie, le médecin légiste estime que la mort a eu lieu hier, entre onze heures du matin et trois heures de l'après-midi. » Il demeura un instant songeur. « Il serait intéressant de savoir où se trouvait Bilan McCormack pendant ce laps de temps. »

On les prévint qu'ils devraient attendre avant d'utiliser les lieux, le temps que les enquêteurs relè-vent les empreintes et d'éventuels indices.

« L'appartement est-il dans l'état où vous l'avez trouvé ? demanda l'inspecteur Rooney.

- Oui, nous avons seulement..., commença Willy.

- Nous avons fait du thé », le coupa Alvirah.

Je pourrais toujours leur parler du Champagne et des coupes, réfléchit-elle, mais je ne pourrais pas les tromper longtemps. Cet inspecteur va découvrir que Brian était amoureux de Fiona Winters et décider qu'il s'agit d'un crime passionnel. Puis il s'arrangera pour que le reste colle avec sa théorie.

L'inspecteur Rooney referma son calepin. « On m'a dit que la direction avait un appartement meublé que l'on peut mettre à votre disposition cette nuit », dit-il.

Un quart d'heure plus tard, Alvirah était au lit, serrée en chien de fusil contre Willy déjà à moitié endormi. Malgré sa fatigue, elle avait du mal à se détendre dans ce lit inconnu et passait en revue les événements de la soirée. Toute cette histoire mettait Brian dans une fâcheuse posture, elle le savait.

Elle savait aussi qu'il devait y avoir une explication.

Brian n'aurait pas eu l'indélicatesse de prendre cette bouteille de Champagne à cent dollars, et il était certainement incapable d'avoir tué Fiona Winters. Mais comment diable avait-elle fini dans la penderie ?

Bien qu'ils se fussent couchés tard, Alvirah et Willy se réveillèrent le lendemain matin à sept heures. Le choc provoqué par la vision du cadavre s'était atténué et faisait place à présent à de l'inquiétude.

« Inutile de nous tracasser ainsi pour Brian, dit Alvirah avec un entrain forcé. Dès que nous pourrons lui parler, je suis certaine que tout s'éclaircira.

Allons voir si nous pouvons regagner nos pénates. »

Ils s'habillèrent rapidement et sortirent sans tarder. Une fois encore, ils trouvèrent Carlton Rumson devant l'ascenseur. Son teint habituellement vif était terreux. Les ombres qui cernaient ses yeux lui donnaient dix ans de plus. D'un geste machinal, Alvirah mit en marche le microphone de sa broche.

« Monsieur Rumson, demanda-t-elle, êtes-vous au courant de l'horrible meurtre qui a été commis dans notre appartement ? »

Rumson pressa vigoureusement le bouton d'appel de l'ascenseur. « Oui, j'ai appris la nouvelle. Des amis dans l'immeuble nous ont téléphoné. C'est affreux pour cette malheureuse jeune femme, affreux pour vous. »

L'ascenseur arriva et ils s'engouffrèrent tous les trois dans la cabine. Rumson dit : « Madame Meehan, mon épouse m'a reparlé de la pièce de votre neveu. Nous partons pour le Mexique demain matin. Je serais très heureux de la lire aujourd'hui même, si c'est possible. »

Alvirah resta un instant bouche bée. « Oh, c'est trop aimable de la part de votre femme d'y avoir pensé. Nous allons vous la faire parvenir dès que possible. »

En sortant à leur étage, elle dit à Willy : « C'est peut-être une chance pour Brian. À condition que... » Elle n'acheva pas sa phrase.

Un policier était en faction devant leur porte. À

l'intérieur, tous les meubles étaient maculés de poudre à empreintes. Et, assis face à l'inspecteur Rooney, ils aperçurent Brian, l'air hébété et désespéré.

Il se leva d'un bond. « Tante Alvirah, je suis navré.

C'est abominable pour vous. »

Aux yeux d'Alvirah, il avait l'air d'un môme de dix ans. Son T-shirt et son pantalon de toile kaki étaient froissés ; on eût dit qu'il débarquait de la lune.

Alvirah repoussa les cheveux blonds qui lui retombaient sur le front pendant que Willy lui sai-sissait la main. « Tu vas bien ? » demanda Willy.

Brian se força à sourire. « Pas trop mal. »

L'inspecteur Rooney les interrompit. « Brian vient d'arriver, et je m'apprêtais à l'informer qu'il est considéré comme suspect dans la mort de Fiona Winters et peut faire appel à un avocat.

- C'est une blague ? demanda Brian d'un ton incrédule.

- Je vous assure que je ne plaisante pas. » L'inspecteur tira un papier de sa poche de poitrine. Il lut à Brian les habituels avertissements, puis lui tendit le document : «Veuillez me dire si vous en comprenez la signification. »

Rooney regarda tour à tour Alvirah et Willy. « Nos équipes ont fini leur travail. Vous pouvez rentrer chez vous à présent. Je vais recueillir la déposition de Brian au commissariat.

- Brian, ne dis pas un seul mot avant que nous ne t'ayons trouvé un avocat », le prévint Willy.

Brian secoua la tête. « Oncle Willy, je n'ai rien à cacher. Je n'ai pas besoin d'avocat. »

Alvirah l'embrassa. « Reviens directement ici dès que tu en auras terminé », lui dit-elle.

Le désordre qui régnait dans l'appartement lui donna de quoi s'occuper. Elle envoya Willy faire des courses avec une longue liste d'achats, lui conseil-lant de prendre l'ascenseur de service pour éviter les journalistes.

Pendant qu'elle passait l'aspirateur, frottait, épongeait et époussetait, Alvirah se rappela avec une inquiétude grandissante que la police ne for-mulait pas de mises en garde sans avoir une bonne raison de croire en votre culpabilité.

Le plus pénible pour elle fut de passer l'aspirateur dans la penderie. Il lui semblait revoir les yeux grands ouverts de Fiona Winters fixés sur elle. Cette pensée en amena une autre : visiblement, la malheureuse n'avait pas été assassinée à l'intérieur de la penderie, mais où se trouvait-elle alors quand elle avait été étranglée ?

Alvirah lâcha le tuyau de l'aspirateur. Elle songea aux traces de doigts qu'elle avait précédemment nettoyées sur la table de cocktail. Si Fiona Winters s'était assise sur le canapé, peut-être un peu penchée en avant, et que son assassin s'était approché d'elle par-derrière, avait passé l'embrasse du rideau autour de son cou et l'avait serrée, n'aurait-elle pas instinctivement ramené sa main en arrière pour se défendre ?

« Sainte Mère, murmura Alvirah, je parie que j'ai fait disparaître une preuve ! »

Le téléphone sonna au moment où elle rattachait la broche soleil à son revers. C'était la baronne Min von Schreiber qui l'appelait du centre de remise en forme de Cypress Point, à Pebble Beach en Californie. Min venait d'entendre les nouvelles.

« À quoi pensait cette petite garce en se faisant assassiner dans votre penderie ? demanda-t-elle.

- Croyez-moi, Min, dit Alvirah, je n'ai aucune idée de ce qu'elle fabriquait là. Je ne l'avais rencontrée qu'une seule fois, à la première de la pièce de Brian. La police interroge Brian en ce moment même. Je suis folle d'inquiétude. Ils le soupçonnent de l'avoir tuée.

- Vous vous trompez, Alvirah, dit Min. Vous aviez déjà rencontré Fiona Winters ; vous l'avez vue ici, à l'institut.

- Certainement pas. C'était le genre de femme qui vous exaspère tellement que vous ne pouvez pas l'oublier. »

Il y eut un silence à l'autre bout du fil.

«Vous avez peut-être raison, finit par admettre Min. Oui, vous avez raison. Elle est venue chez nous à un autre moment, avec quelqu'un, et ils ont passé le week-end dans leur cottage. Ils se faisaient même servir leurs repas sur place. Je m'en souviens à présent. C'était ce producteur très important qu'elle essayait d'embobiner, Garlton Rumson. Vous vous souvenez certainement de lui, Alvirah. Vous l'avez rencontré à une autre occasion à Cypress Point, il était venu seul alors. »

Alvirah alla dans le séjour et sortit sur la terrasse.

Willy est mort de peur dès que je pose le pied ici, pensa-t-elle, c'est idiot. Il n'y a aucun risque, il suffit de ne pas s'appuyer contre la balustrade.

L'air était saturé d'humidité. Pas une feuille ne frémissait sur les arbres. Alvirah poussa un soupir de contentement. Comment pouvait-on s'éloigner longtemps de New York quand on y était né ?

Willy apporta les journaux en même temps que les provisions. Les titres lui sautèrent aux yeux : MEURTRE À CENTRAL PARK SOUTH ; Un autre : LA GAGNANTE

DE LA LOTERIE DÉCOUVRE UN CADAVRE DANS SON PLACARD.

Alvirah lut avec attention les récits macabres.

«Je n'ai pas crié et je me suis encore moins évanouie. Où ont-ils péché ça ?

- D'après le Post, tu étais en train de ranger la somptueuse garde-robe que tu as achetée à Londres, lui dit Willy.

- Ma somptueuse garde-robe ! Le seul vêtement de prix que je me suis offert est ce tailleur écossais orange et rose - et tu peux être sûr que Min va m'obliger à le donner. »

Il y avait des colonnes entières sur le passé de Fiona Winters : sa rupture avec son aristocratique famille le jour où elle était devenue actrice. Les hauts et les bas de sa carrière. (Elle avait remporté un prix de télévision, mais était aussi connue pour son caractère difficile, ce qui lui avait coûté nombre de rôles importants.) Sa querelle avec l'auteur dramatique Brian McCormack quand elle avait accepté un rôle au cinéma et laissé tomber Falling Bridges, condamnant la pièce à s'arrêter.

« Voilà le motif tout trouvé, fit Alvirah d'un ton sombre. Dès demain, l'affaire sera jugée par les médias, et Brian reconnu coupable. »

À midi et demi, Brian réapparut. Alvirah jeta un coup d'œil à son visage livide et lui ordonna de s'asseoir. «Je vais te préparer du thé et un hamburger, dit-elle. Tu as une tête de naufragé.

- Je crois qu'un whisky serait plus approprié », fit remarquer Willy.

Brian parvint à sourire. « Tu as raison, oncle Willy. » Tout en mangeant son hamburger et ses frites, il les mit au courant de la situation : «J'ai bien cru qu'ils ne me laisseraient jamais partir. Ils sont convaincus que je l'ai tuée, c'est évident.

- Tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je branche mon micro ? » demanda Alvirah. Elle manipula sa broche, actionna la touche de l'enregistreur : « Maintenant, raconte-nous exactement ce que tu leur as dit. »

Brian plissa le front. «Je leur ai parlé essentiellement de mes relations personnelles avec Fiona.

J'étais excédé par son mauvais caractère, et j'étais tombé amoureux d'Emmy. Je leur ai dit que Fiona avait lâché la pièce, que cela avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase.

- Mais comment est-elle arrivée dans ma penderie ? demanda Alvirah. C'est toi, certainement, qui l'as introduite dans l'appartement.

- Oui, c'est moi. J'avais beaucoup travaillé ici.

Je savais que vous aviez prévu de rentrer hier, et j'avais débarrassé mes affaires la veille. Puis, hier matin, Fiona a téléphoné et dit qu'elle était de retour à New York et voulait me voir tout de suite.

J'avais oublié dans votre appartement mes notes concernant la version finale de ma nouvelle pièce.

Je lui ai dit de ne pas perdre son temps, que je comptais venir ici récupérer mes notes et qu'ensuite je passerais le reste de la journée à écrire et n'ouvrirais pas ma porte. En arrivant, je l'ai trouvée qui m'attendait dans le hall de l'immeuble et plutôt que de faire une scène je l'ai laissée monter.

- Que voulait-elle ? demandèrent Alvirah et Willy en même temps.

- Pas grand-chose ! Rien que le premier rôle dans Nebraska Nights.

- Après avoir laissé tomber la pièce précédente !

- Elle m'a joué le plus beau numéro de toute sa carrière. Elle m'a supplié de lui pardonner. M'a dit qu'elle regrettait amèrement d'avoir lâché Falling Bridges. Son rôle dans le film était massacré par le montage, et elle avait souffert de la mauvaise publicité que lui avait attirée son abandon de la pièce. Elle voulait savoir si Nebraska Nights était terminé. Je suis humain. Je me suis vanté. Je lui ai dit qu'il faudrait peut-être un peu de temps avant de trouver le producteur idoine, mais qu'ensuite ce serait un succès.

- A-t-elle jamais lu la pièce ? » demanda Alvirah.

Brian fixa les feuilles de thé au fond de sa tasse.

«Je n'y vois rien de mirifique », fit-il remarquer, puis il revint à la question présente : « Fiona connaissait les grandes lignes de l'histoire et elle savait que le personnage principal est le rêve pour une actrice.

- Tu ne le lui avais pas promis, j'espère ? » s'exclama Alvirah.

Brian secoua la tête, « Tante Alvirah, je sais qu'elle me croyait naïf, mais je n'aurais jamais pensé qu'elle m'imaginait aussi stupide. Elle m'a proposé un marché. Elle m'a dit qu'elle était en contact avec l'un des plus gros producteurs de Broadway. Si elle parvenait à lui montrer la pièce et à le convaincre de la financer, elle voulait jouer Diane -je veux dire Beth.

- Qui est-ce ? demanda Willy.

- Le nom de l'héroïne. Je l'ai changé hier soir, en rédigeant la version finale. J'ai dit à Fiona qu'elle se faisait des illusions, mais que si elle réussissait ce coup-là, je réfléchirais à sa proposition. Puis j'ai rassemblé mes notes et tenté de me débarrasser d'elle. Elle a refusé de partir, elle avait une audition au Lincoln Center en début d'après-midi et, prétex-tant que c'était tout près d'ici, elle préférait rester dans l'appartement jusqu'à l'heure de son rendez-vous. J'ai cédé, ne voyant aucun mal à la laisser seule et à m'en aller tranquillement travailler chez moi. La dernière fois que je l'ai vue, il était à peu près midi, et elle était assise sur ce canapé.

- Savait-elle que tu avais laissé un exemplaire de ta nouvelle pièce ici ? demanda Alvirah.

- Bien sûr. Je l'avais sorti du tiroir de la table en prenant mes notes. » Il désigna la table de l'entrée. « Il est resté dans ce même tiroir. »

Alvirah se leva, se dirigea rapidement vers la table et ouvrit le tiroir. Comme elle le craignait, il était vide.

Emmy Laker était affalée, immobile, dans le gros fauteuil club de son studio du West Side. Depuis qu'elle avait appris la mort de Fiona Winters par le bulletin de sept heures, elle avait essayé de joindre Brian. Avait-il été arrêté ? Oh, mon Dieu, non, pas lui ! Que puis-je faire ? Désespérée, elle regarda les bagages posés dans un coin de la pièce. Les bagages de Fiona.

La sonnette avait retenti la veille à huit heures et demie du matin. Elle avait à peine eu le temps d'ouvrir la porte que Fiona était entrée en trombe.

« Comment peux-tu vivre sans ascenseur ? avait-elle demandé. Heureusement, un gosse faisait une livraison et m'a monté tout mon barda. » Elle avait laissé tomber ses valises et allumé une cigarette. «Je suis arrivée par le vol de nuit. Quelle erreur de ma part d'avoir accepté ce film ! J'ai envoyé le metteur en scène sur les roses et il m'a virée. J'ai téléphoné à Brian mais il est injoignable. Sais-tu où il se trouve? »

À ce souvenir, la rage bouillonna en Emmy. Il lui semblait encore voir Fiona à l'autre bout de la pièce, son halo de cheveux blonds, son collant mou-lant à la perfection chaque centimètre de sa ravissante silhouette, ses yeux de chat pleins d'insolence et d'assurance.

Fiona était tellement sûre de son pouvoir sur Brian, même après la façon dont elle l'avait traité, pensa Emmy, se rappelant son désespoir pendant ces longs mois où Brian ne quittait pas Fiona d'une semelle. Fiona serait-elle arrivée à ses fins ? La veille, Emmy avait envisagé cette possibilité.

Fiona n'avait cessé de composer le numéro de Brian jusqu'à ce qu'elle parvienne à le joindre.

Après avoir raccroché, elle avait dit à Emmy : « Tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je laisse mes bagages ici ? Brian doit passer dans l'appart de luxe où loge sa tante, l'ex-femme de ménage. Je vais l'y rejoindre. » Elle avait haussé les épaules. « Il est terriblement provincial. Mais tu n'imagines pas le nombre de gens qui ont entendu parler de lui sur la côte Ouest. Tout ce qu'on m'a dit à propos de Nebraska Nights annonce que la pièce sera un triomphe - et j'ai l'intention d'y tenir la vedette. »

Emmy se leva. Son corps était raide et douloureux. Le vieux climatiseur sous la fenêtre avait beau siffler et vibrer, l'atmosphère de la pièce n'en était pas moins affreusement chaude et humide. Une douche fraîche et une tasse de café lui feraient du bien. Peut-être aurait-elle les idées plus claires ensuite. Elle avait envie de voir Brian. Envie de passer ses bras autour de son cou. Je ne suis pas triste à cause de la mort de Fiona, s'avoua-t-elle, mais, Brian, comment imaginais-tu pouvoir t'en tirer ?

Elle venait de passer un T-shirt et une jupe de coton et tordait ses longs cheveux roux en chignon lorsque l'interphone de l'entrée retentit.

Elle décrocha, entendit l'inspecteur Rooney annoncer qu'il montait.

« La situation commence à prendre un sens, dit Alvirah. Brian, tu es certain de n'avoir rien oublié ?

Entre autres, est-ce toi, hier, qui as mis le champa-gne à rafraîchir dans le seau en argent ? »

Brian eut l'air stupéfait. « Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

- C'est bien ce que j'ai pensé. »

Oh, mon Dieu, quelle histoire, soupira Alvirah en son for intérieur. Fiona ne s'est pas attardée dans l'appartement, puisqu'elle avait une audition. Je parierais que le producteur dont elle a parlé à Brian est Carlton Rumson, et qu'elle lui a téléphoné et l'a invité à venir la rejoindre ici. C'est pour cette raison que les coupes et le Champagne étaient sortis. Elle lui a montré le manuscrit, et alors, Dieu sait pourquoi, ils se sont disputés. Mais comment le prouver ? Alvirah resta pensive un moment. Puis elle se tourna vers Brian. « Rentre chez toi et mets la dernière touche à ta pièce. J'ai parlé à Carlton Rumson ; il voudrait la lire dès aujourd'hui.

- Carlton Rumson ? s'exclama Brian. C'est sans doute le producteur le plus en vue de tout Broadway, et l'un des plus difficiles à contacter. Tu dois être magicienne !

- Je te donnerai davantage de détails plus tard, dit Alvirah. Je sais aussi qu'il part en voyage avec sa femme, battons donc le fer pendant qu'il est chaud. »

Brian regarda rapidement le téléphone. « Il faudrait que j'appelle Emmy. Elle a dû apprendre ce qui est arrivé à Fiona. » Il composa le numéro, attendit, puis laissa un message : «Emmy, j'ai besoin de te parler. Je pars de chez tante Alvirah à l'instant pour rentrer chez moi. » En raccrochant, il ne put cacher sa déception. « Elle est probablement sortie », dit-il.

Bien qu'elle eût reconnu la voix de Brian, Emmy ne fit pas un geste pour décrocher le combiné. Assis en face d'elle, l'inspecteur Rooney lui demandait de décrire en détail ce qu'elle avait fait la veille. Il haussa les sourcils. « Vous auriez pu répondre. Je ne suis pas à une minute près.

- Je rappellerai Brian plus tard », dit-elle. Puis elle resta un instant silencieuse, choisissant ses mots avec soin : « Hier, je suis sortie vers onze heures, et suis allée faire du jogging. Je suis rentrée vers onze heures trente, et j'ai passé le reste de la journée sans bouger d'ici.

- Seule ?

- Oui.

- Avez-vous vu Fiona Winters, hier ? »

Le regard d'Emmy effleura les bagages entassés dans le coin de la pièce. «Je... » Elle s'interrompit.

« Emmy, je préfère vous avertir qu'il vaut mieux, dans votre intérêt, dire toute la vérité. » L'inspecteur Rooney consulta ses notes. « Fiona Winters est arrivée par un vol de Los Angeles qui a atterri vers sept heures et demie du matin. Nous savons qu'elle a pris un taxi qui l'a déposée devant chez vous et qu'un livreur l'a aidée à monter ses bagages. Elle lui a dit que vous n'alliez pas l'accueillir à bras ouverts parce que vous couriez après son Jules.

Quand Mlle Winters est partie, vous l'avez suivie.

Un portier de l'immeuble de Central Park South vous a reconnue. Vous vous êtes assise sur un banc de l'autre côté de la rue, surveillant l'immeuble pendant presque deux heures, puis vous êtes entrée par la porte de service, que les peintres avaient laissée ouverte. » L'inspecteur Rooney se pencha en avant. Son ton devint confidentiel. « Vous êtes montée à l'appartement des Meehan, n'est-ce pas?

Mlle Winters était-elle déjà morte ? »

Emmy regarda fixement ses mains. Brian la taquinait toujours à cause de leur petitesse. « Mais elles sont drôlement fortes », avait-il ajouté en riant un jour où ils s'amusaient à lutter. Brian. Tout ce qu'elle dirait le desservirait. Elle leva les yeux vers l'inspecteur. «Je veux consulter un avocat. »

Rooney se leva. « C'est votre droit, naturellement.

J'aimerais vous rappeler que si Brian a tué son ex-petite amie, vous pouvez être accusée de complicité pour avoir dissimulé des preuves. Et je vous assure, Emmy, que cela ne lui servira à rien. Nous allons obtenir son inculpation par le grand jury, ça ne fait pas un pli. »

Lorsque Brian arriva chez lui, il y avait un message d'Emmy sur son répondeur. Les doigts de Brian appuyèrent frénétiquement sur les touches en composant le numéro.

Elle chuchota : « Allô.

- Emmy, que se passe-t-il ? J'ai essayé de te joindre, mais tu étais sortie.

- J'étais ici. Avec un inspecteur de police. Brian, je dois absolument te voir.

- Prends un taxi jusqu'à l'appartement de ma tante. J'y retourne.

- Je veux te parler seule à seul. C'est à propos de Fiona. Elle est venue ici hier. Je l'ai suivie jusque chez ta tante. »

Brian sentit sa bouche devenir sèche. « Ne dis pas un mot de plus au téléphone. »

À quatre heures, la sonnerie de la porte retentit avec insistance. Alvirah sursauta. « Brian a oublié sa clé, dit-elle à Willy. Je l'ai remarquée sur la table de l'entrée. »

Mais ce fut Carlton Rumson qu'elle trouva, à la place de Brian, devant la porte. « Madame Meehan, dit-il, veuillez excuser mon intrusion. » Et sur ce, il entra. «J'ai mentionné à l'un de mes collaborateurs que j'allais jeter un coup d'œil au scénario de votre neveu. Apparemment, il a assisté à une représentation de sa première pièce et l'a trouvée excellente.

À vrai dire, il aurait souhaité que je la voie, mais les représentations ont été brusquement interrompues et je n'en ai pas eu l'occasion. »

Rumson s'était avancé dans la pièce de séjour et avait pris place dans un canapé. Il pianota d'un geste nerveux sur la table basse.

« Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

demanda Willy. Une bière peut-être ?

- Oh, Willy, dit Alvirah, je suis certaine que M. Rumson ne boit que du meilleur Champagne. Il me semble l'avoir lu dans Peuple.

- C'est exact, en effet, mais pas maintenant, je vous remercie. »

L'expression de Rumson était plutôt aimable, pourtant Alvirah remarqua une veine qui battait sur sa gorge.

« Où pourrais-j'e contacter votre neveu ?

- Il devrait arriver d'une minute à l'autre. Vous pouvez l'attendre ici, à moins que vous ne préfériez rentrer chez vous et que je vous prévienne de son arrivée. »

Choisissant la deuxième solution, Rumson se leva et se dirigea vers la porte. «Je lis très vite. Si vous voulez bien me faire porter le manuscrit, je pourrai en discuter avec Brian ensuite. » Sitôt Rumson parti, Alvirah se tourna vers Willy. « Qu'en penses-tu?

- J'en pense que pour un caïd de la production, il a les nerfs en pelote. J'ai horreur des gens qui pianotent sur les tables. Cela me met mal à l'aise.

- Bon, il était sûrement aussi mal à l'aise que toi, et je n'en suis pas surprise. »

Alvirah adressa à son mari un sourire mystérieux.

Moins d'une minute plus tard, la sonnerie retentit une deuxième fois. Alvirah alla en courant ouvrir la porte et trouva Emmy Laker sur le seuil, des mèches de cheveux roux s'échappant de son chignon, le visage à moitié dissimulé derrière des lunettes noires, sa jolie silhouette moulée dans un T-shirt et une jupe de coton semblable à un tourbillon de couleurs. Elle avait l'air d'avoir seize ans.

« Cet homme qui vient de sortir, balbutia-t-elle, qui est-ce ?

- Carlton Rumson, le producteur, répondit vivement Alvirah. Pourquoi ?

- Parce que... »

Emmy retira ses lunettes, dévoilant ses yeux gonflés.

Alvirah posa deux mains solides sur les épaules de la jeune fille. « Emmy, qu'y a-t-il ?

- Je ne sais pas quoi faire, gémit Emmy. Je ne sais vraiment pas quoi faire. »

Carlton Rumson regagna son appartement. Des gouttes de transpiration perlaient à son front. Alvirah Meehan n'était pas stupide. Cette remarque à propos du Champagne n'avait pas été innocente.

Que soupçonnait-elle réellement ?

Victoria se tenait sur la terrasse, les mains à peine posées sur la balustrade. Il s'approcha d'elle avec précaution. « Pour l'amour du ciel, n'as-tu pas lu les écriteaux ? Une simple poussée et ce truc-là s'effondre. »

Victoria était vêtue d'un pantalon blanc et d'un pull tricoté assorti. Dommage, songea Rumson avec aigreur, qu'un journaliste ait un jour écrit qu'avec sa blondeur exquise Victoria Rumson ne devrait jamais porter autre chose que du blanc. Elle avait suivi ce conseil à la lettre. A elles seules, ses notes de teinturier auraient suffi à mettre un autre homme que lui sur la paille.

Elle se tourna tranquillement vers lui. «J'ai remarqué qu'à la moindre contrariété, tu t'en prends toujours à moi. Savais-tu que Fiona Winters se trouvait dans cet immeuble ? Ou y était-elle venue à ta demande ?

- Vie, je n'ai pas revu Fiona depuis bientôt deux ans. Si tu ne me crois pas, tant pis pour toi.

- L'essentiel est que tu ne l'aies pas vue hier, chéri. J'ai entendu dire que la police pose quantité de questions. On découvrira inévitablement qu'elle et toi alimentiez la chronique - comme le disent les journalistes. Oh, après tout, je suis persuadée que tu vas gérer tout ça avec ton sang-froid habituel.

En attendant, t'es-tu occupé de la pièce de Brian McCormack ? J'ai une de mes fameuses intuitions à ce propos, tu sais. »

Rumson s'éclaircit la voix. « Alvirah Meehan doit m'en faire parvenir un exemplaire cet après-midi.

Et après l'avoir lue, je descendrai en discuter avec Brian.

- J'aimerais la lire également. Et je t'accompa-gnerai peut-être ensuite. Je suis curieuse de voir comment une femme de ménage décore son intérieur. » Victoria Rumson passa son bras sous celui de son mari. « Mon pauvre chéri. Pourquoi es-tu si nerveux ? »

Quand Brian entra précipitamment dans l'appartement, son manuscrit sous le bras, il trouva Emmy allongée sur le divan, recouverte d'un léger plaid.

Alvirah referma la porte derrière lui, le regarda s'agenouiller auprès d'Emmy et l'entourer de ses bras. «Je vais à côté, vous pourrez parler tranquillement tous les deux », annonça-t-elle.

Dans la chambre, elle trouva Willy en train de sortir des vêtements de la penderie.

« Laquelle, chérie ? » Il tenait devant lui deux vestes de sport.

Le front d'Alvirah se plissa. « Tu veux avoir l'air élégant, mais pas trop, à la soirée que donne Pete pour son départ à la retraite ? Mets la bleue avec une chemise sport blanche.

- Je n'ai pas envie de te laisser ce soir, protesta Willy.

- Il n'est pas question que tu fasses faux bond à Pete, dit Alvirah d'un ton ferme. Et, Willy, laisse-moi te commander une voiture avec chauffeur.

- Mon chou, nous dépensons une fortune pour garer notre voiture dans l'immeuble. À quoi bon jeter l'argent par les fenêtres ?

- D'accord, mais si t'amuses un peu trop, promets-moi de ne pas conduire au retour. Dors dans notre ancien appartement. Tu sais ce qui arrive quand tu retrouves ta bande de vieux copains. »

Willy sourit d'un air penaud. « Tu veux dire que si je chante Danny Boy plus de deux fois, c'est le signal fatal ?

- Exactement.

- Chérie, je suis tellement vanné après ce voyage et les événements d'hier soir, que je préférerais franchement boire une ou deux bières avec Pete et rentrer.

- Ce ne serait pas gentil. À la réception que nous avons donnée après avoir gagné à la loterie, Pete est resté jusqu'à l'heure où l'autoroute commence à être bloquée le matin. Viens maintenant, il faut que nous parlions à ces enfants. »

Dans le séjour, Brian et Emmy étaient assis côte à côte, main dans la main.

«Avez-vous fini par tirer les choses au clair?

demanda Alvirah.

- Pas vraiment, répondit Brian. Apparemment, Emmy a passé un mauvais quart d'heure avec Rooney lorsqu'elle a refusé de répondre à ses questions. »

Alvirah s'assit. « Il faut que je sache ce qu'il vous a demandé. »

D'un ton saccadé, Emmy lui relata tout par le menu. Puis elle retrouva une voix plus calme et une attitude plus assurée pour annoncer : « Brian, tu vas être inculpé. Il essaie de me faire dire des choses qui pourraient te porter tort.

- Tu veux dire que tu cherches à me protéger ? » Brian semblait stupéfait. « Mais c'est inutile.

Je n'ai rien fait. Je pensais...

- Tu pensais que c'était Emmy qui avait des ennuis », dit Alvirah. Elle s'installa avec Willy sur le canapé en face d'eux. Brian et Emmy étaient assis devant la table de verre qu'elle avait époussetée, effaçant les empreintes de doigts. Les rideaux se trouvaient légèrement sur la droite. Quelqu'un ayant pris place au même endroit aurait eu l'embrasse juste sous les yeux.

«Je vais vous dire une chose à tous les deux, annonça-t-elle. Chacun de vous pense que l'autre est peut-être mêlé à cette affaire - et vous vous trompez. Racontez-moi seulement ce que vous savez ou croyez savoir. Brian, aurais-tu caché quelque chose concernant la visite de Fiona hier ?

- Rien. Absolument rien.

- Bien. À vous, Emmy. »

Emmy alla jusqu'à la fenêtre. «J'adore cette vue », fit-elle. Elle se tourna ensuite vers Alvirah et Willy et leur raconta l'apparition soudaine de Fiona chez elle : « Hier, lorsque Fiona a quitté mon appartement pour rejoindre Brian, je crois que j'ai un peu perdu la tête. Brian lui avait été terriblement attaché, je ne pouvais pas supporter l'idée de le voir repartir avec elle. Fiona est - était - le genre de femme capable de séduire un homme d'un seul battement de paupières. J'avais tellement peur qu'elle ne reprenne Brian.

- Je n'ai jamais..., protesta Brian.

- Tais-toi, Brian, ordonna Alvirah.

- Je suis restée assise sur le banc du parc pendant un long moment, continua Emmy. J'ai vu Brian partir. Comme Fiona ne redescendait pas, j'ai pensé qu'il lui avait peut-être demandé de l'attendre. Finalement, j'ai décidé d'avoir une explication avec elle. J'ai emboîté le pas à une femme de ménage qui pénétrait dans l'immeuble par l'entrée des livreurs restée ouverte, et je suis montée par l'ascenseur de service pour éviter qu'on me voie.

J'ai sonné à la porte, attendu, sonné encore, puis je suis partie.

- C'est tout ? demanda Brian. Pourquoi as-tu eu peur de le raconter à Rooney ? »

Ce fut Alvirah qui répondit : « Pour la bonne raison qu'en apprenant la mort de Fiona, elle a pensé que si celle-ci n'avait pas répondu à ses coups de sonnette, c'était peut-être parce que tu l'avais déjà tuée. » Elle se pencha en avant. « Emmy, pourquoi avez-vous posé des questions à propos de Carlton Rumson tout à l'heure ? Vous l'avez vu hier, n'est-ce pas?

- En m'engageant dans le couloir au moment où je sortais de l'ascenseur de service, je l'ai aperçu qui marchait devant moi, vers l'ascenseur principal.

Je me suis dit que je l'avais déjà rencontré quelque part, mais je ne l'ai pas reconnu avant de le revoir il y a quelques instants. »

Alvirah se leva. «Je crois que nous devrions téléphoner à M. Rumson et l'inviter à venir nous rejoindre, et je crois aussi que nous devrions demander à l'inspecteur Rooney de participer à notre petite réunion. Mais avant tout, Brian, donne ton manuscrit à Willy. Il ira le porter immédiatement chez les Rumson. Voyons. Il est presque cinq heures. Willy, tu demanderas à Rumson de nous téléphoner dès qu'il sera prêt à nous le rapporter. »

Le bourdonnement de l'interphone se fit entendre. Willy alla répondre. « C'est Rooney, dit-il. Il veut te voir, Brian. »

Il n'y avait aucune chaleur dans l'attitude de l'inspecteur quand il entra dans l'appartement quelques minutes plus tard. «Brian, dit-il sans préambule, je dois vous demander de me suivre au commissariat afin d'y répondre à quelques questions supplémentaires. On vous a signifié vos droits.

Je vous rappelle une fois de plus que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. »

Alvirah s'interposa. « Il n'ira nulle part. Et avant que vous ne repartiez, inspecteur, j'ai certaines choses intéressantes à vous communiquer. »

Il était près de sept heures lorsque Carlton Rumson téléphona. Alvirah et Willy avaient parlé à Rooney du Champagne et des coupes, ainsi que des empreintes sur la table de verre et du fait qu'Emmy avait surpris Carlton Rumson dans le couloir, mais Alvirah aurait juré qu'aucune de ses informations n'impressionnait vraiment l'inspecteur. Il est fermé à tout ce qui ne confirme pas ses spéculations concernant la culpabilité de Brian, se dit-elle.

Quelques minutes plus tard, Alvirah vit avec stupéfaction le couple Rumson entrer dans l'appartement. Victoria Rumson avait le sourire aux lèvres.

Quand on lui présenta Brian, elle lui prit les deux mains et s'exclama : «Vous êtes réellement un jeune Neil Simon ! Je viens de lire votre pièce. Félicitations. »

Constatant la présence de l'inspecteur Rooney, Carlton Rumson pâlit. Il bafouilla à l'adresse de Brian : «Je suis sincèrement désolé de vous inter-rompre en ce moment. Je serai très bref. Votre pièce est excellente, je veux prendre une option sur elle. Pouvez-vous demander à votre agent de se mettre en contact avec mon bureau dès demain matin ? »

Victoria Rumson se tenait devant la porte de la terrasse. « Vous avez eu raison de ne pas masquer cette vue, dit-elle à Alvirah. Mon décorateur a installé des stores vénitiens et je pourrais aussi bien donner sur un mur. »

Elle a dû avaler ses pilules du bonheur ce matin, pensa Alvirah.

«Je crois que nous devrions nous asseoir ensemble un moment et discuter », suggéra alors Rooney.

Les Rumson lui obéirent à regret.

« Monsieur Rumson, connaissiez-vous Fiona Winters ? » interrogea Rooney.

Alvirah se dit qu'elle avait peut-être sous-estimé l'inspecteur. Son expression était soudain très intense et il se penchait légèrement en avant.

« Mlle Winters a participé à plusieurs des pièces que j'ai produites il y a quelques années », répondit Rumson.

Il avait pris place sur l'un des canapés, près de sa femme. Alvirah remarqua qu'il coulait vers elle des regards inquiets.

« Peu m'importe ce qui s'est passé il y a plusieurs années, le coupa Rooney. C'est la journée d'hier qui m'intéresse. L'avez-vous vue ?

- Absolument pas. »

Au ton tendu de sa voix, Alvirah eut l'impression qu'il était sur la défensive.

« Vous a-t-elle téléphoné d'ici ? demanda-t-elle.

- Madame Meehan, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, c'est moi qui poserai les questions, dit l'inspecteur.

- Un peu de respect quand vous vous adressez à ma femme », le reprit Willy.

Victoria Rumson tapota le bras de son mari.

« Chéri, je pense que tu t'efforces de ménager mes sentiments. Si cette diablesse de Winters continuait de te harceler, ne crains pas de rapporter exactement ce qu'elle voulait. »

Rumson sembla vieillir brusquement sous leurs yeux. Lorsqu'il prit la parole, ce fut d'une voix lasse : « Comme je viens de vous le dire, Fiona Winters a joué dans plusieurs des pièces que j'ai produites. Elle...

- Elle a aussi eu des relations très personnelles avec vous, l'interrompit Alvirah. Vous l'emmeniez souvent au centre de remise en forme de Cypress Point. »

Rumson lui jeta un regard noir. «Je n'ai eu aucune relation avec Fiona Winters depuis des années, dit-il. C'est exact, elle m'a téléphoné hier, il était midi passé. Elle m'a dit qu'elle se trouvait dans l'immeuble et qu'elle avait apporté une pièce à mon intention, elle voulait que je la lise, elle était sûre qu'elle ferait un succès et elle voulait y jouer le rôle principal. J'attendais un appel d'Europe et j'ai accepté de la retrouver ici une heure plus tard.

- Ce qui signifie qu'elle a appelé après le départ de Brian, conclut Alvirah d'un ton triomphant.

C'est pour cette raison que les coupes et la bouteille de Champagne étaient sorties. Elles vous étaient destinées.

- Êtes-vous entré dans l'appartement, monsieur Rumson ? » demanda Rooney.

À nouveau, Rumson hésita.

« Chéri, dis-le », murmura Victoria Rumson.

N'osant regarder l'inspecteur, Alvirah annonça :

« Emmy vous a vu dans le couloir quelques minutes avant une heure de l'après-midi. »

Rumson bondit. « Madame Meehan, je ne tolére-rai pas davantage vos insinuations. Je craignais que Fiona ne continue à me harceler si je ne mettais pas les choses au point avec elle une bonne fois pour toutes. Je suis descendu et j'ai sonné. Je n'ai pas obtenu de réponse. La porte n'était pas complètement fermée, je l'ai poussée et j'ai appelé. Puisque j'étais venu jusque-là, autant en terminer, me suis-je dit.

- Êtes-vous entré dans l'appartement ? demanda Rooney.

- Oui. J'ai traversé la pièce où nous sommes, passé la tête dans la cuisine, et jeté un coup d'œil dans la chambre. Fiona n'était nulle part. J'en ai conclu qu'elle avait changé d'avis et ne voulait plus me rencontrer, et je puis vous assurer que j'ai été soulagé. Puis, en entendant les nouvelles ce matin, j'ai tout de suite pensé que son corps se trouvait peut-être dans la penderie alors même que j'étais ici et j'ai craint d'être compromis dans cette histoire. » Il se tourna vers sa femme. «Je le suis bel et bien, mais crois-moi, ce que je viens de dire est l'exacte vérité. »

Victoria effleura sa main. « Il n'est pas question qu'on te mêle à ça. Quel toupet avait cette fille d'imaginer qu'elle obtiendrait le rôle principal de Nebraska Nights ! » Elle se tourna vers Emmy. « C'est quelqu'un de votre âge qui devrait jouer le rôle de Diane.

- Ce sera le cas, dit Brian. Je ne lui avais pas encore annoncé. »

Rumson se tourna vers sa femme avec impatience. « Tu veux dire que... ? »

Rooney l'interrompit en refermant son calepin.

« Monsieur Rumson, je vais vous demander de m'accompagner au poste de police. Emmy, j'aimerais également que vous fassiez une déposition complète. Brian, nous aurons d'autres questions à vous poser et je vous invite fortement à prendre les conseils d'un avocat.

« Une minute, je vous prie, s'indigna Alvirah. Je vois bien que vous faites davantage confiance à M. Rumson qu'à Brian. » Adieu, l'option sur la pièce, mais ce n'est pas le plus important, pensa-t-elle. « Votre hypothèse est que Brian est parti, puis revenu pour dire à Fiona de débarrasser le plancher, et qu'il l'a alors tuée. Je vais vous dire, moi, comment les choses se sont passées. M. Rumson est descendu ici et s'est disputé avec Fiona. Il l'a étranglée mais s'est montré assez malin pour emporter le manuscrit qu'elle était en train de lui faire lire.

- C'est archifaux ! se récria Rumson.

- Je ne veux plus entendre un seul mot ici, ordonna Rooney. Emmy, monsieur Rumson, Brian - une voiture nous attend en bas. En route. »

Sitôt la porte refermée derrière eux, Willy prit Alvirah dans ses bras. « Chérie, il n'est pas question que j'aille à la soirée de Pete. Je ne veux pas te laisser seule. Tu as l'air près de t'écrouler. »

Alvirah le serra à son tour contre elle. «Non, sûrement pas. J'ai tout enregistré. J'ai besoin d'écouter les bandes et je m'en tire mieux quand je suis seule. Amuse-toi bien. »

L'appartement lui parut affreusement calme après le départ de Willy. Alvirah décida qu'un bon bain dans son jacuzzi éliminerait un peu la raideur de ses membres et lui éclaircirait l'esprit.

Ensuite, elle enfila sa chemise de nuit préférée et le confortable peignoir à rayures de Willy. Elle plaça le magnétophone haut de gamme offert par le rédacteur en chef du Globe sur la table de la salle à manger, sortit la minuscule cassette de sa broche, l'inséra dans l'appareil et pressa le bouton de lecture. Elle introduisit une cassette vierge dans sa broche qu'elle agrafa au revers du peignoir, au cas où elle voudrait enregistrer ses propres réflexions. Puis elle s'installa pour écouter ses conversations avec Brian, l'inspecteur Rooney, Emmy et les Rumson.

Il y avait quelque chose dans l'attitude de Carlton Rumson qui la tracassait. Quoi ? Méthodiquement, Alvirah écouta leur premier entretien avec les Rumson. Il était plutôt décontracté ce soir-là, mais quand elle l'avait rencontré par hasard le lendemain, il lui avait paru changé. Il lui avait dit qu'il désirait lire la pièce sans plus attendre. Pourtant Brian disait que Carlton Rumson était extrêmement difficile à contacter personnellement.

Voilà, c'était ça ! Il savait déjà que la pièce était bonne. Mais il ne pouvait pas révéler qu'il l'avait déjà lue.

Le téléphone sonna. Surprise, elle se hâta de décrocher. C'était Emmy.

« Madame Meehan, chuchota-t-elle, ils sont toujours en train d'interroger Brian et M. Rumson, mais je sais qu'ils croient Brian coupable.

- Je viens à la minute de tout comprendre, dit Alvirah d'un ton triomphant. Avez-vous bien observé Carlton Rumson lorsque vous l'avez rencontré dans le couloir ?

- Je crois, oui.

- Alors, vous avez certainement remarqué qu'il tenait un manuscrit à la main, n'est-ce pas ? Or, s'il était vrai, comme il le prétend, qu'il était descendu dans le seul but de rompre avec Fiona, il n'aurait jamais pris ce manuscrit. Mais s'ils en avaient parlé ensemble et qu'il en avait lu une partie avant de la tuer, il serait normal qu'il l'ait emporté. Emmy, je crois avoir trouvé la solution de l'énigme. »

La voix d'Emmy était à peine audible : « Madame Meehan, je suis certaine que Carlton Rumson ne tenait rien à la main lorsque je l'ai vu. Et si jamais l'inspecteur me pose cette question, ma réponse fera du tort à Brian, n'est-ce pas ?

- Il faut leur dire la vérité, répondit Alvirah tristement. Mais ne vous inquiétez pas. Je n'ai pas dit mon dernier mot. »

Dès qu'elle eut raccroché, elle remit en marche le magnétophone et écouta à nouveau les enregistrements. Elle repassa plusieurs fois ses conversations avec Brian. Il y avait quelque chose qui lui échappait dans les propos de son neveu. Quoi ?

Elle finit par se lever, un peu d'air frais lui ferait du bien. Non que l'air de New York fût d'une extrême pureté, songea-t-elle en ouvrant la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. Cette fois-ci, elle marcha jusqu'à la balustrade et y posa légèrement les doigts. Si Willy était là, il aurait une attaque, pensa-t-elle, mais je ne m'appuierai pas. La contemplation du parc était si apaisante. Le parc. Maman se souvenait toujours avec des larmes aux yeux du jour où elle avait fait de la luge dans le parc. Elle avait seize ans alors, et elle en a parlé jusqu'à la fin de sa vie. C'était son amie Beth qui avait demandé cette faveur pour son anniversaire.

Beth!

Beth !

C'était ça ! Elle se rappelait Brian disant que Fiona Winters voulait jouer le personnage de Diane.

Puis Brian s'était repris et avait rectifié : «Je veux dire Beth. » Willy avait demandé de qui il s'agissait, et Brian avait répondu que c'était le nom de l'héroïne de sa nouvelle pièce, qu'il l'avait changé dans la version définitive. Alvirah brancha son micro et s'éclaircit la voix. Mieux vaut noter tout ça, se dit-elle. Mes impressions immédiates me seront très utiles lorsqu'il faudra écrire un article pour le Globe.

« Ce n'est pas Carlton Rumson qui a tué Fiona Winters, dit-elle à voix haute, d'un ton affirmatif.

Ce ne peut être que sa femme, Vicky "Je-n'y-vois-aucun-mal». C'est elle qui a insisté auprès de Rumson pour qu'il lise la pièce. Elle qui a dit qu'Emmy devrait jouer le rôle de Diane - elle ignorait que Brian avait changé le nom. Et Rumson était sur le point de la corriger, parce qu'il ne connaissait que la seconde version de la pièce. Elle a probablement entendu ce que Fiona disait au téléphone. Elle est descendue ici pendant que Rumson attendait son appel d'Europe. Elle ne voulait pas que Fiona renoue avec Rumson, c'est pourquoi elle l'a tuée, puis elle s'est emparée du manuscrit. Mais c'est la copie qu'elle a lue, pas la dernière version.

- Bien vu, madame Meehan. »

La voix s'était élevée dans son dos, et avant d'avoir pu esquisser un geste, Alvirah sentit des mains puissantes se plaquer contre ses reins. Elle tenta de se retourner quand son corps s'appuya contre la balustrade. Comment Victoria Rumson était-elle entrée ? En un éclair, elle se souvint que la clé de Brian était posée sur la table de l'entrée.

Victoria s'en était sans doute saisie.

Rassemblant toute son énergie, elle tenta de repousser son agresseur, mais un coup assené sur sa nuque l'étourdit. Elle eut la force de pivoter sur elle-même pour faire face à Victoria. Cependant, le coup avait eu l'effet escompté, et Alvirah s'affaissa contre la balustrade. Elle entendit vaguement un craquement, sentit quelque chose céder sous elle, son corps chanceler au-dessus du vide.

La soirée de Pete fut un triomphe. Les vieux copains de Willy se pressaient dans la salle, parmi les odeurs alléchantes de saucisse, de piment, de corned-beef et de chou. On avait ouvert le premier pack de bière et Pete, tout sourire, allait de l'un à l'autre, invitant chacun à boire.

Pourtant, Willy ne parvenait pas à se mettre dans l'ambiance. Un pressentiment le tourmentait, le rongeait, le pressait de rentrer chez lui. Il but sa bière, grignota un sandwich au corned-beef, félicita Pete, et sans même attendre que le chœur entonne Danny Boy, il se faufila parmi les invités et remonta dans sa voiture.

En arrivant à l'appartement, il trouva la porte entrebâillée ; immédiatement, un signal d'alarme intérieur se déclencha.

« Alvirah ! » appela-t-il d'un ton inquiet. Puis il aperçut les deux silhouettes sur la terrasse. « Oh, mon Dieu ! » gémit-il, et il s'élança à travers la pièce, criant le nom d'Alvirah.

« Rentre immédiatement, chérie, implora-t-il.

Écarte-toi. Éloigne-toi de cette maudite balustrade. »

Puis il comprit ce qui se passait. L'autre femme tentait de pousser Alvirah dans le vide. Il s'avança sur la terrasse au moment où une partie des balustres s'effondraient derrière Alvirah.

Willy fit un pas de plus en direction des deux femmes et perdit connaissance.

Au commissariat, le cœur chaviré en songeant à Brian, Emmy attendait que l'on dactylographie sa déposition. L'inspecteur Rooney avait cru Carlton Rumson quand ce dernier avait dit s'être rendu à l'appartement d'Alvirah et en être reparti, pensant qu'il n'y avait personne. Il était évident que la conviction de Rooney était faite, qu'il avait décidé que Brian était l'auteur du meurtre de Fiona.

Comment ne voit-il pas qu'il n'avait aucune raison de la tuer ? Emmy était désespérée. Brian lui avait confié qu'il n'en voulait pas à Fiona d'avoir laissé tomber sa pièce. Au contraire, elle lui avait ainsi révélé quel genre de femme elle était. Oh, je n'aurais pas dû me montrer aussi bouleversée lorsque Fiona a débarqué chez moi hier sans prévenir, se reprocha Emmy. Brian n'aurait jamais renoué avec elle. Mais quand elle avait tenté d'en convaincre l'inspecteur, il lui avait demandé : « Dans ce cas, si vous étiez tellement persuadée que Brian n'éprouvait plus aucun sentiment pour Fiona, pourquoi l'avez-vous suivie jusqu'à l'appartement de sa tante ? »

Emmy se frotta le front. Elle avait si mal à la tête !

Quelques jours plus tôt, Brian lui avait lu sa nouvelle pièce, la consultant sur le nom de l'héroïne.

Il pensait changer Diane en Beth.

« Diane est un nom qui a du caractère, avait-il dit.

Je vois le personnage comme une femme qui semble d'abord vulnérable, presque mélancolique ; mais à mesure que l'action se déroule, on découvre à quel point elle est forte. Qu'en penserais-tu si je l'appelais Beth au lieu de Diane ?

- Ça me plaît, avait-elle répondu.

- Tant mieux, avait dit Brian, parce que c'est toi qui en es l'inspiratrice, et je veux que son nom te convienne. Je vais le changer dans la version définitive. »

Emmy se redressa et regarda devant elle, oubliant la lumière crue du commissariat, ainsi que le brouhaha et la confusion qui régnaient autour d'elle.

Beth... Diane...

Bien sûr ! Ce soir, Victoria Rumson m'a dit que je devrais jouer le rôle de Diane. Mais le scénario final, celui qu'elle est censée avoir lu, comportait déjà le nouveau nom. Elle a donc lu la copie de la pièce qui a disparu de l'appartement. Ce qui signifie qu'elle était dans l'appartement avec Fiona.

C'est évident, tout concorde. Peut-être la patience de Victoria Rumson à l'égard des incartades de son mari avait-elle fini par s'émousser lorsqu'elle avait failli le perdre, deux ans auparavant - à cause de Fiona Winters !

Emmy se leva d'un bond et s'élança hors du commissariat. Elle devait parler à Alvirah sans perdre une minute. Elle entendit un policier l'interpel-ler, mais ne répondit pas et héla un taxi.

Arrivée devant l'immeuble, elle passa en trombe devant le portier ébahi et alla droit à l'ascenseur.

Elle entendit le cri de Willy au moment où elle se ruait dans le couloir. La porte de l'appartement était ouverte. Elle vit Willy s'avancer en chancelant sur la terrasse, tomber. Puis elle aperçut les silhouettes des deux femmes et comprit ce qui se passait.

D'un bond, Emmy s'élança. Alvirah lui faisait face, oscillant au-dessus du vide. Sa main droite agrippait la partie de la balustrade qui tenait encore en place, mais elle était sur le point de lâcher prise sous les coups redoublés de son assaillante.

Emmy saisit Victoria par le bras et le lui tordit en arrière. Le craquement que firent le reste des balustres en s'écroulant couvrit à peine le hurlement de rage et de douleur de Victoria. La repoussant sur le côté, Emmy saisit Alvirah par la ceinture de sa robe de chambre. Alvirah chancelait. Ses pantoufles glissaient sur le rebord de la terrasse. Son corps vacillait, près de basculer trente-trois étages plus bas. Dans un dernier sursaut d'énergie, Emmy la tira en avant et elles retombèrent toutes les deux sur la forme étendue et inconsciente de Willy.

Alvirah et Willy dormirent jusqu'à midi. Lorsqu'ils se réveillèrent enfin, Willy insista pour qu'Alvirah reste au lit. Il alla dans la cuisine, revint un quart d'heure plus tard avec une cruche de jus d'orange, du thé et des toasts. À la seconde tasse de thé, Alvirah retrouva son optimisme naturel.

« Eh bien, heureusement que Rooney a foncé ici à la suite d'Emmy et qu'il a rattrapé Victoria au moment où elle tentait de s'enfuir ! Et sais-tu à quoi je pense, Willy ?

- Je ne sais jamais à quoi tu penses, chérie, soupira Willy.

- Écoute, je te parie que Carlton Rumson va continuer à vouloir produire la pièce de Brian. Tu peux être certain qu'il ne pleurera pas en voyant Victoria aller en prison.

- Tu as sans doute raison. Ils n'avaient pas l'air de tourtereaux.

- Willy, conclut Alvirah, je voudrais que tu parles à Brian. Dis-lui qu'il ferait bien d'épouser cette charmante Emmy avant que quelqu'un d'autre ne la lui souffle. » Elle ajouta avec un sourire ravi :

«J'ai trouvé un cadeau de mariage qui leur convien-dra à merveille, tout un ensemble de meubles laqués blanc. »

Recherche plombier désespérément

Si Alvirah Meehan avait pu regarder dans une boule de cristal et y voir les événements qui allaient survenir dans les dix jours suivants, elle aurait attrapé Willy par la main et quitté les lieux en vitesse. Au lieu de quoi elle resta assise à bavarder avec les autres invités de l'émission de Phil Donahue. Le thème traité ce jour-là ne concernait ni les débauches sexuelles ni les maris battus, mais les ravages que provoquaient les billets gagnants à la loterie dans l'existence de leurs bénéficiaires.

L'équipe de Donahue avait contacté l'Association de soutien aux anciens gagnants de la loterie et fini par sélectionner les cas les plus dramatiques. Alvirah et Willy feraient office de contre-exemple, avait dit la présentatrice. « Quoi qu'elle entende par là », avait conclu Alvirah après leur premier entretien.

Pour l'occasion, Alvirah s'était fait teindre en blond vénitien, une couleur qui adoucissait ses traits anguleux. Ce matin, Willy lui avait déclaré qu'elle ressemblait à la jeune Alvirah qu'il avait rencontrée à un bal des Chevaliers de Colomb, plus de quarante ans auparavant. La baronne Min von Schreiber avait fait le voyage jusqu'à New York depuis son centre de remise en forme de Cypress Point à Pebble Beach, afin de choisir la tenue d'Alvirah pour l'émission. « N'oubliez pas de mentionner que votre première décision après avoir gagné à la loterie fut de venir faire une cure au centre, recommanda-t-elle à Alvirah. Avec cette maudite récession, les affaires ne sont pas fameuses. »

Alvirah portait un tailleur de soie bleu ciel avec un chemisier blanc et pour tout bijou sa broche féti-che en forme de soleil. Elle eût préféré avoir perdu les dix kilos qu'elle avait repris en septembre pendant leurs vacances en Espagne, mais elle se savait malgré tout agréable à regarder. Agréable de son point de vue, naturellement. Elle ne se faisait aucune illusion, avec sa mâchoire un peu trop saillante et sa corpulence, elle n'avait aucune chance de concourir pour le titre de Miss Amérique.

Il y avait deux autres groupes d'invités. Le premier, trois employés dans une usine de lingerie, avait partagé un billet gagnant de dix millions de dollars six ans avant. Persuadés que la chance leur était favorable, ils avaient acheté des chevaux de course et se retrouvaient aujourd'hui ruinés. Les chèques à venir iraient directement aux banques et à l'État. Le second, un couple, avait empoché seize millions de dollars, acheté un hôtel dans le Ver-mont, et depuis ils s'échinaient sept jours sur sept à couvrir leurs frais. Le peu d'argent qui restait servait à passer des petites annonces pour tenter de refiler l'hôtel à quelqu'un d'autre.

Un assistant les amena tous au studio.

Alvirah avait l'habitude des plateaux de télévision. Elle en savait assez pour se tenir assise légèrement de côté afin de paraître plus mince. Elle évitait de porter des bijoux trop lourds qui pourraient heurter le micro. Elle prononçait des phrases courtes.

Willy, pour sa part, ne s'accoutumait pas à être exposé aux yeux du public. Alvirah avait beau lui assurer qu'il était formidable et que tout le monde lui trouvait un air de ressemblance avec Tip O'Neil, le célèbre parlementaire, il n'était jamais plus heureux qu'avec une clé à molette à la main en train de réparer une fuite d'eau. Willy était un plombier-né.

Comme toujours, Donahue commença l'entretien de son ton désinvolte, avec une pointe de scep-ticisme. « Comment imaginer qu'après avoir gagné des millions de dollars à la loterie vous ayez besoin d'un groupe de soutien ? N'est-il pas stupéfiant que vous soyez ruinés alors que de gros chèques conti-nuent à vous être versés ? »

« In-cro-yable ! » hurla docilement l'assistance.

Alvirah rentra le ventre et saisit la main de Willy, mêlant ses doigts aux siens. Elle ne voulait pas avoir l'air nerveux à l'écran. Il y avait probablement une foule de parents et d'amis postés devant le petit écran. Sœur Cordelia, la sœur aînée de Willy, avait invité dans son couvent quantité de religieuses à regarder l'émission.

Trois spectateurs au moins n'étaient pas des habitués de l'émission de Donahue. Sammy, Clarence et Tony venaient d'être relâchés d'un quartier de haute surveillance dans une prison près d'Albany où l'État les avait abrités pendant une douzaine d'années après leur attaque à main armée d'un camion de collecteurs de fonds. Malheureusement pour eux, ils n'avaient jamais eu l'occasion de dépenser leur butin de six cent mille dollars. Un pneu de la voiture dans laquelle ils tentaient de s'échapper avait éclaté à une rue de la scène du crime.

Aujourd'hui, libérés de leur dette envers la société, ils cherchaient un nouveau moyen de s'en-richir. L'idée de kidnapper un membre de la famille d'un gagnant avait germé dans le cerveau de Clarence. Voilà pourquoi ils regardaient en ce moment même l'émission de Donahue dans une chambre minable de l'hôtel Lincoln's Arms, au coin de la Neuvième Avenue et de la 40e Rue. Tony, trente-cinq ans, était le plus jeune de la bande. A l'instar de son frère, Sammy, il était bâti comme une armoire à glace, avec des bras de lutteur. Ses petits yeux disparaissaient dans les replis de ses paupières tombantes. Son épaisse chevelure noire était hirsute. Il obéissait aveuglément à son frère et son frère obéissait à Clarence.

Clarence offrait un total contraste avec les deux autres. Petit, sec, la voix douce, il avait quelque chose de glaçant. À juste raison, les gens s'en méfiaient instinctivement. Clarence était venu au monde dépourvu de conscience, et bien des meurtrès restés inexpliqués auraient été résolus s'il avait parlé dans son sommeil lorsqu'il était en détention.

Sammy n'avait jamais avoué à Clarence que la veille de l'attaque du camion, Tony avait fait une virée avec la voiture prévue pour leur fuite et roulé sur une chaussée couverte de débris de verre. Tony n'aurait pas vécu assez longtemps pour s'excuser d'avoir négligé de vérifier les pneus.

L'un des invités qui avaient investi dans les chevaux se lamentait. Nourrir ces canassons était un gouffre. Ses associés acquiescèrent énergiquement.

Sammy ricana. « On perd son temps avec ça. Ces crétins ne savent même pas aligner deux sous. » Il tendit le bras, prêt à éteindre le poste.

« Attends une minute », lui ordonna sèchement Clarence.

Alvirah avait pris la parole. « Nous n'avions pas l'habitude d'avoir de l'argent, expliquait-elle.

Voyez-vous, nous menions une vie simple et tranquille. Nous habitions un trois pièces dans Flushing que nous avons gardé au cas où l'État ferait banque-route et nous conseillerait d'aller nous faire voir pour le restant de nos chèques. J'étais femme de ménage et Willy plombier et nous évitions les dépenses inutiles.

- Les plombiers gagnent des fortunes, protesta Donahue.

- Pas Willy, répliqua Alvirah avec un sourire. Il passait la moitié de son temps à travailler gratuitement pour des couvents, des presbytères ou des gens complètement fauchés. Vous savez ce que c'est. Réparer les lavabos, les toilettes et les baignoires coûte cher et c'était la façon de Willy de faire le bien autour de lui. Il n'a pas cessé.

- Bon, mais vous avez tout de même profité de cet argent, non ? demanda Donahue. Vous êtes très élégante. »

Alvirah n'oublia pas de mentionner le centre de Cypress Point tout en expliquant que, bien sûr, ils avaient profité de cet argent. Ils avaient acheté un appartement dans Central Park South, parcouru le monde, fait des dons aux organisations humanitai-res. Elle avait écrit des articles pour le New York Globe et eu la chance en même temps de résoudre plusieurs énigmes criminelles. Elle avait toujours rêvé d'être détective. « Néanmoins, conclut-elle d'un ton ferme, chaque année nous mettons de côté la moitié des gains que nous percevons depuis le début.

Et tout cet argent est placé à la banque. »

Clarence, immédiatement imité par Sammy et Tony, se joignit aux applaudissements vigoureux des spectateurs dans le studio. Clarence arborait un sourire à présent, un sourire mince et sans joie.

« Deux millions par an. Mettons qu'ils en refilent presque la moitié aux impôts, ils touchent net plus d'un million par an et en économisent la moitié.

Ça leur fait plus de deux millions en banque. De quoi voir venir pendant un certain temps.

- C'est elle qu'on va kidnapper ? » questionna Tony en pointant un doigt vers l'écran.

Clarence le foudroya du regard. « Non, crétin.

Observe-les tous les deux. Il est accroché à elle comme à une bouée de sauvetage. Il s'effondrerait et irait immédiatement prévenir les flics. C'est lui qu'on va prendre. Elle mouftera pas et paiera pour le récupérer. » Il regarda autour de lui. « Espérons que Willy appréciera son séjour parmi nous. »

Tony fit la grimace. « Faudra lui bander les yeux.

J'ai pas envie qu'il me reconnaisse à la séance d'identification. »

Ce fut au tour de Sammy de soupirer. « T'en fais pas pour ça, Tony. Dès l'instant où nous aurons le fric, Willy Meehan sera en train de chercher s'il y a des fuites dans l'Hudson. »

Deux semaines plus tard, Alvirah était chez son coiffeur Louis Vincent, le salon situé au coin de son appartement de Central Park South. « Depuis l'émission, je reçois une masse incroyable de lettres, dit-elle à Vincent. Même le Président m'a écrit, ima-ginez-vous ! Il nous a félicités de la bonne gestion de nos finances. Il dit que nous étions un parfait exemple de réussite. J'aimerais qu'il nous invite à la Maison-Blanche. J'en ai toujours rêvé. Qui sait, ça arrivera peut-être un jour...

- N'oubliez pas de venir vous faire coiffer par moi, lui recommanda Vincent en apportant le dernier coup de peigne à la coiffure d'Alvirah. Désirez-vous une manucure ? »

Après coup, Alvirah se dit qu'elle aurait dû céder à l'étrange impulsion qui la poussait à regagner immédiatement l'appartement. Elle aurait retenu Willy avant qu'il ne se précipite dans la voiture avec ces hommes.

Une demi-heure plus tard, le portier l'accueillait avec un sourire de soulagement. « Madame Meehan, il s'agissait probablement d'une erreur. Votre mari était tellement inquiet »

Stupéfaite, Alvirah écouta José lui raconter que Willy était sorti en trombe de l'ascenseur, l'air affolé. Il avait crié qu'Alvirah avait eu une crise cardiaque sous le séchoir du salon de coiffure et qu'elle avait été emmenée d'urgence à l'hôpital Roosevelt.

« Il y avait un type qui attendait dans une Cadillac noire, expliqua José. Il s'est engagé dans le passage devant l'immeuble au moment où j'ouvrais la porte.

Le docteur avait envoyé sa voiture personnelle chercher M. Meehan.

- C'est bizarre, fît Alvirah lentement. Je pars tout de suite à l'hôpital.

- J'appelle un taxi », dit le portier. Son téléphone se mit à sonner. Avec un sourire d'excuse, il prit la communication. « 211 Central Park South. »

Il écouta, puis, l'air intrigué, annonça : « C'est pour vous, madame Meehan.

- Moi ? » Alvirah s'empara de l'appareil et, le cœur étreint, entendit une voix rauque chuchoter :

«Alvirah, écoutez attentivement. Dites au portier que votre mari se porte bien. C'était un malen-tendu. Il vous rejoindra plus tard. Puis remontez à votre appartement et attendez les instructions. »

Willy avait été enlevé. Alvirah le comprit immédiatement. Oh, mon Dieu, pensa-t-elle. « Bon, parvint-elle à articuler. Prévenez Willy que je le rejoindrai dans une heure.

- Vous êtes une femme intelligente, madame Meehan », souffla la voix.

Il y eut un déclic. Alvirah se tourna vers José.

« C'était une erreur. Pauvre Willy. » Elle s'efforça de rire. « Ah... ah... ah... »

Le visage de José s'éclaira. « À Porto Rico, je n'ai jamais vu un docteur qui envoie sa voiture. »

L'appartement était situé au trente-troisième étage et jouissait d'une terrasse donnant sur Central Park. Alvirah éprouvait toujours le même bonheur dès qu'elle en poussait la porte. Il était extrêmement plaisant, et oui, elle avait un œil infaillible pour la décoration. Ces nombreuses années passées à faire le ménage chez les autres lui avaient plus appris, en matière d'architecture intérieure, que n'importe quelle école. Ils avaient acheté l'appartement meublé - fauteuils blancs, moquette blanche, abat-jour blancs, tables blanches, du blanc partout. Au bout de deux mois Alvirah avait l'impression d'habiter dans un paquet de lessive. Elle avait tout donné au neveu de Willy et était partie faire les magasins.

Mais aujourd'hui, la vue du canapé ivoire et de la chauffeuse assortie ne lui apporta aucun réconfort, pas plus que celle du profond fauteuil de Willy avec son repose-pieds, du tapis d'Orient pourpre et bleu roi ou de la table et des chaises laquées noir du coin-salle à manger ; elle n'apprécia même pas le dernier éclat du soleil couchant qui dansait sur le tapis de feuilles d'automne du parc.

À quoi bon tout ça s'il arrivait quelque chose à Willy? Du fond de son cœur, Alvirah souhaita n'avoir jamais gagné à la loterie, elle aurait tout donné pour se retrouver avec Willy dans leur trois pièces de Flushing au-dessus de la boutique de tailleur d'Orazio Romano. C'était l'heure où elle rentrait à la maison après avoir fait le ménage chez Mme O'Keefe et où elle racontait à Willy que sa patronne était un vrai moulin à paroles. « Willy, elle ne la ferme jamais. Elle s'égosille même pour couvrir le bruit de l'aspirateur. Heureusement qu'elle n'est pas trop désordonnée. Je craquerais, sinon. »

Le téléphone sonna. Alvirah s'élança vers le salon pour décrocher l'appareil puis changea d'avis et courut précipitamment dans la chambre à coucher.

C'était là qu'était installé le répondeur. Elle pressa le bouton d'enregistrement en même temps qu'elle décrochait le récepteur.

La même voix rauque chuchota : « Alvirah ?

- Oui. Où est Willy? Quelles que soient vos intentions, ne lui faites pas de mal. » Elle entendait un ronflement en arrière-plan comme un vrombis-sement d'avion au décollage. Willy se trouvait-il dans un aéroport ?

« Nous ne lui ferons aucun mal si nous obtenons l'argent et tant que vous ne préviendrez pas les flics.

Vous ne les avez pas appelés, j'espère ?

- Non. Je veux parler à Willy.

- Dans une minute. Combien avez-vous en banque ?

- Un peu plus de deux millions de dollars.

- Vous êtes franche, Alvirah. On s'en doutait. Si vous voulez revoir Willy, vous feriez mieux de commencer à faire quelques retraits.

- Vous pouvez tout avoir. »

Un petit gloussement se fit entendre à l'autre bout du fil. « Vous me plaisez, Alvirah. Deux millions feront l'affaire. Sortez-les en liquide. Ne donnez pas l'impression qu'il se passe quelque chose d'anormal. Pas de billets marqués, mon chou. Et ne vous avisez pas de prévenir les flics. Nous gardons l'œil sur vous. »

Les bruits de l'aéroport étaient devenus assour-dissants. «Je ne vous entends pas, s'écria Alvirah avec désespoir. Et je ne vous donnerai pas un cen-time avant d'avoir la preuve que Willy est en vie.

- Vous pouvez lui parler. »

Un instant plus tard, une voix étouffée lui parvint : « Hello, chérie. »

Un immense soulagement envahit Alvirah. Son esprit, paralysé par la stupeur depuis que José lui avait raconté la disparition de Willy dans la « voiture personnelle du docteur », retrouva soudain sa vivacité habituelle.

« Chéri, hurla-t-elle de manière que ses ravisseurs puissent l'entendre, conseille à ces types de prendre soin de toi. Sinon ils ne verront pas l'ombre d'un dollar. »

Les mains de Willy étaient entravées par des menottes. Tout comme ses pieds. Il regarda le chef, Clarence, appliquer brutalement son pouce sur le combiné, interrompant la communication. « C'est une sacrée bonne femme que vous avez là, Willy », dit Clarence. Puis il éteignit la machine qui simulait le brouhaha d'un aéroport.

Willy se sentait stupide. Si Alvirah avait réellement eu une crise cardiaque, Louis ou Vincent aurait téléphoné depuis le salon de coiffure. Il aurait dû le savoir. Quel crétin il était. Il regarda autour de lui. La planque était minable. Lorsqu'il était monté dans la voiture, le type qui se tenait caché sur le siège arrière lui avait collé un revolver sur la nuque. « Tiens-toi tranquille ou je te flingue. » Il avait ensuite senti le canon de l'arme contre ses côtes, l'obligeant à traverser le hall et à pénétrer dans l'ascenseur poussif du bâtiment miteux. Il n'était qu'à deux blocs du Lincoln Tunnel. Les fenêtres étaient hermétiquement fermées, mais les gaz d'échappement des voitures, des camions et des bus parvenaient jusqu'à lui.

Willy avait rapidement jaugé Tony et Sammy. Pas grand-chose dans le ciboulot. Il réussirait sans doute à leur fausser compagnie. Mais dès que Clarence était venu les rejoindre, annonçant qu'il avait ordonné à Alvirah de faire croire au portier que tout marchait comme sur des roulettes, Willy avait pris peur. Clarence lui rappelait Nutsy, un type qu'il avait connu quand il était gosse. Nutsy aimait tirer avec son fusil à plombs sur les nids d'oiseaux.

Ill était clair que Clarence était le chef. C'était lui qui avait appelé Alvirah pour lui parler de la ran-

çon, qui avait pris la décision de passer la communication à Willy. Maintenant il ordonnait :

« Renfermez-le dans la penderie.

- Hé là, une minute, protesta Willy. Je crève de faim.

- On va commander des hamburgers et des frites, lui dit Sammy en le bâillonnant. On te laissera manger. »

Danny entortilla les pieds et les jambes de Willy dans plusieurs longueurs de corde solidement nouée et le poussa brutalement dans l'étroite penderie. La porte ne fermait pas hermétiquement et Willy les entendit chuchoter. « Deux millions de dollars, ça veut dire qu'elle doit se pointer dans une vingtaine de banques. Elle est trop maligne pour avoir déposé plus de cent mille dans une seule.

C'est le montant de l'assurance. Si on calcule le nombre de formulaires qu'elle devra remplir et le temps pour la banque de compter le fric, il faut lui laisser trois ou quatre jours pour rassembler la somme totale.

- Elle aura besoin de quatre jours, dit Clarence.

Nous aurons l'argent vendredi soir. On lui dira qu'elle pourra récupérer Willy quand on aura vérifié la somme. » Il rit. « Et on lui enverra un plan avec une croix pour indiquer où commencer à draguer la rivière. »

Alvirah resta longtemps prostrée dans le fauteuil de Willy, regardant sans les voir les ombres s'allonger sous le soleil du soir dans Central Park. Les derniers rayons disparurent. Elle tendit la main pour allumer la lampe et se leva lentement. Il était inutile de repenser à tous les bons moments que Willy et elle avaient passés ensemble durant ces quarante années, inutile de se rappeler que ce matin même ils compulsaient des brochures touristiques, hésitant entre une expédition à dos de chameau en Inde et un safari en ballon en Afrique.

Je vais le sortir de là, décida-t-elle, levant le menton d'un air combatif. Primo, elle allait se préparer du thé. Deuzio, il lui fallait sortir tous les relevés bancaires et voir comment retirer du liquide dans chaque banque.

Les banques étaient dispersées à travers Manhattan et Queens. Il y avait cent mille dollars déposés dans chacune d'elles plus, bien sûr, les intérêts, qu'ils retiraient en fin d'année et utilisaient pour ouvrir de nouveaux comptes. Pas de placements mirifiques, étaient-ils convenus ensemble. Tout à la banque. Garanti. Point final. Le jour où quelqu'un avait voulu leur faire acheter des obligations dont les intérêts étaient versés dix ou quinze ans après, Alvirah avait dit : « À notre âge on n'achète pas des trucs qui rapportent au bout de dix ans. »

Elle sourit, se rappelant que Willy avait ajouté :

«Et nous n'achetons pas de bananes vertes non plus. »

Alvirah avala la boule qui lui serrait la gorge en buvant son thé et décida que, dès le lendemain matin, elle se rendrait d'abord à la Chase Manhattan dans la 57e Rue, puis traverserait la rue pour aller à la First Chemical, remonterait le long de Park Avenue en commençant par la Citibank et continuerait jusqu'à Wall Street.

Elle passa une nuit blanche, se demandant si Willy était sain et sauf. Je vais exiger de pouvoir lui parler tous les soirs jusqu'à ce que j'aie rassemblé l'argent nécessaire, se promit-elle. Ça me laissera le temps de trouver une solution.

À l'aube, la tentation la prit de prévenir la police.

Mais une fois debout, vers sept heures, elle en décida autrement. Ces individus pouvaient avoir placé un espion dans l'immeuble chargé de leur indiquer toute agitation inhabituelle dans l'appartement. Impossible de courir ce risque.

Willy passa la nuit dans la penderie. Ils avaient suffisamment relâché ses liens pour qu'il puisse se détendre un peu. Mais ils ne lui donnèrent ni oreiller ni couverture et sa tête reposait sur une chaussure qu'il ne parvenait pas à repousser. Il y avait un incroyable bric-à-brac là-dedans. Il somnola par intermittence, rêva que son cou était pris dans la paroi du mont Rushmore, directement sous la tête du président Roosevelt.

Les banques n'ouvraient qu'à neuf heures. À huit heures et demie, Alvirah, prise d'une énergie frénétique, avait fait le ménage dans l'appartement déjà parfaitement nettoyé. Ses relevés bancaires se trouvaient dans son gros sac à bandoulière. Elle avait exhumé de la penderie un vieux sac banane en plastique, le seul vestige dans l'appartement de Central Park South du temps où Willy et elle passaient leurs vacances à parcourir les Catskills en autocar.

La matinée était fraîche et Alvirah portait un tailleur vert clair qu'elle avait acheté à une époque où elle suivait l'un de ses innombrables régimes. La ceinture de la jupe ne fermait pas, mais une grande épingle résolut le problème. Machinalement elle fixa à son revers sa broche soleil munie du micro dissimulé.

Il était encore trop tôt pour partir. S'efforçant de garder le moral et de se persuader que tout s'arran-gerait une fois l'argent versé, Alvirah remit de l'eau à chauffer et alluma la radio pour écouter les informations sur CBS.

Pour une fois les nouvelles étaient anodines. Pas de procès de dirigeant de la Mafia. Pas de crime passionnel. Pas d'arrestation pour délit d'initié.

Elle but son thé à petites gorgées et s'apprêtait à éteindre la radio quand le présentateur annonça qu'à partir de ce jour, les New-Yorkais pourraient utiliser un système qui enregistrait les numéros des appels téléphoniques reçus dans la zone de code 212.

Il ne fallut pas une minute à Alvirah pour comprendre ce que cela signifiait. Elle se leva d'un bond et se rua vers le placard qui servait de débarras. Parmi les gadgets électroniques qu'elle et Willy se plaisaient à rapporter de chez Hammacher Schlemmer se trouvait le répondeur qui enregistrait les numéros des appels. Ils l'avaient acheté sans réaliser qu'il était alors inutilisable à New York.

Dieu du ciel et Sainte Mère de Jésus, supplia-t-elle en déchirant le carton pour en sortir l'appareil qu'elle installa fébrilement à la place du répondeur de sa chambre à coucher. Pourvu qu'ils détiennent Willy à New York. Faites qu'ils appellent de l'endroit où ils le cachent...

Elle eut la présence d'esprit d'enregistrer un message. «Vous êtes chez Alvirah et Willy Meehan.

Après le bip sonore, parlez. Nous vous rappellerons dès que possible. » Elle repassa l'enregistrement, l'écouta. Sa voix semblait différente, inquiète, tendue.

Elle se souvint qu'elle avait remporté un prix d'art dramatique en classe de septième à l'école Saint-François-Xavier dans le Bronx. Joue la comédie, s'enjoignit-elle. Elle prit une profonde inspiration et recommença : « Bonjour. Vous êtes chez... »

C'est déjà mieux, approuva-t-elle en écoutant la nouvelle version. Puis, saisissant fermement son sac, Alvirah se dirigea vers la Chase Manhattan pour commencer à rassembler la rançon de Willy.

Je vais devenir fou, pensa Willy en essayant de remuer ses bras engourdis. Ses jambes étaient toujours solidement attachées. Il avait renoncé à tout effort de ce côté. À huit heures et demie il entendit quelqu'un frapper et une porte s'ouvrir. Sans doute le soi-disant service d'étage de cette taule minable.

Ils apportaient leur tambouille dans des assiettes en carton. C'était du moins ainsi que les hamburgers avaient été servis la veille. Néanmoins, à la pensée d'avaler une tasse de café et un toast il sentit l'eau lui venir à la bouche.

Un instant plus tard la porte de la penderie s'ouvrit. Sammy et Tony fixaient sur lui un regard inexpressif. Sammy tint le revolver pendant que Tony ôtait le bâillon de Willy. « T'as bien dormi ? » Le sourire grimaçant de Tony découvrit une canine ébréchée. Willy aurait aimé avoir les mains libres, ne fût-ce que deux minutes. Il aurait volontiers arrangé l'autre canine de cet imbécile. « Comme un loir », mentit-il. Il fit un signe en direction des toilettes. «Je peux?

- Quoi ? » Tony cligna des yeux, son visage mou s'affaissant davantage sous l'effet de l'étonnement.

« Il a envie d'aller aux toilettes », expliqua Clarence. Il traversa la petite pièce et se pencha au-dessus de Willy. « Tu vois ce flingue ? » Il désigna l'arme. « Il a un silencieux. Un geste de trop et c'est terminé pour toi. Sammy est très porté sur la gâchette. On sera alors tous fous furieux que tu nous aies fait faux bond. Et on devra se rattraper sur ta femme. Tu piges ? »

Willy ne doutait pas que Clarence parlât sérieusement. Tony était stupide, Sammy était un malade de la gâchette mais qui ne ferait rien sans l'accord de Clarence. Et Clarence était un tueur. Il s'efforça de paraître calme. « Pigé. »

Il arriva tant bien que mal jusqu'aux toilettes en marchant à cloche-pied. Ensuite, Tony desserra un peu ses liens pour lui permettre de se rafraîchir le visage. Willy jeta un regard de dégoût autour de lui.

Le carrelage était cassé et la pièce n'avait visiblement pas été nettoyée depuis des années. Des taches de rouille maculaient le lavabo et la baignoire. Le pire était l'eau qui s'écoulait constamment de la chasse, des robinets et de la douche.

« On dirait les chutes du Niagara là-dedans », fit Willy à l'adresse de Tony, qui l'attendait à la porte.

Tony le poussa vers le coin de la pièce où Clarence et Sammy étaient assis à une table de jeu branlante couverte de gobelets de café et de vieux cartons de plats à emporter. Clarence lui désigna la chaise à côté de Sammy. « Pose-toi là. » Puis il se retourna. « Ferme cette foutue porte, ordonna-t-il à Tony. Ce bruit d'eau me rend cinglé. J'ai pas pu fermer l'œil pendant la moitié de la nuit. »

Une idée traversa Willy. Il s'efforça de paraître naturel. «Je suppose que nous sommes là pour au moins deux jours. Si vous m'apportez quelques outils, je peux vous arranger ça. » Il prit un des gobelets. «Je suis le meilleur plombier que vous ayez jamais kidnappé. »

Alvirah découvrit qu'il était beaucoup plus facile de déposer de l'argent dans une banque que d'en retirer. Lorsqu'elle présenta son bordereau de retrait à la Chase Manhattan, les yeux du caissier faillirent lui sortir des orbites. Il la pria de l'accompagner jusqu'au bureau du sous-directeur.

Un quart d'heure plus tard, Alvirah répétait pour la énième fois que non, elle n'était pas mécontente de leurs services. Oui, elle était certaine de vouloir cette somme en liquide. Oui, elle comprenait ce qu'était un chèque certifié. Finalement, elle haussa le ton : « Oui ou non s'agit-il de mon argent ?

- Naturellement. Naturellement. » Ils étaient obligés de lui demander de remplir certains formulaires en raison de la réglementation concernant les retraits de plus de dix mille dollars.

Puis il leur fallut compter l'argent. Leurs yeux s'ouvrirent démesurément lorsque Alvirah leur déclara qu'elle désirait cinq cents billets de cent dollars et mille de cinquante dollars. Compter une telle somme demandait du temps.

Il était près de midi quand Alvirah héla un taxi pour parcourir les trois blocs qui la séparaient de l'appartement, rangea l'argent dans un tiroir de la commode et repartit pour la Chemical Bank dans la Huitième Avenue.

À la fin de la journée elle n'avait retiré que trois cent mille dollars sur les deux millions dont elle avait besoin. Elle s'assit, le regard rivé sur le téléphone. Il y avait un moyen de procéder plus vite.

Le lendemain matin, elle appellerait les banques au téléphone et leur demanderait de préparer les retraits. Mettez-vous tout de suite au boulot, les gars.

À six heures et demie, le téléphone sonna. Alvirah s'en empara et un numéro apparut sur le cadran. Un numéro familier. Alvirah comprit que l'appel provenait de la redoutable sœur Cordelia.

Willy avait sept sœurs. Six étaient dans les ordres.

La septième, aujourd'hui décédée, était la mère de Brian qu'Alvirah et Willy aimaient comme un fils.

Brian était auteur dramatique et vivait aujourd'hui à Londres. Alvirah l'aurait appelé à l'aide s'il s'était trouvé à New York.

Mais elle n'allait pas raconter à Cordelia l'enlèvement de Willy. Cordelia serait capable d'appeler la Maison-Blanche pour demander au Président d'envoyer l'armée au secours de son frère.

Le ton de Cordelia était un peu pincé. « Alvirah, Willy était censé passer chez nous cet après-midi.

Une de nos vieilles protégées a besoin que l'on répare ses toilettes. Ce n'est pas son genre d'oublier. Veux-tu me le passer ? »

Alvirah émit un rire qui résonna comme ces gloussements enregistrés que l'on entend dans certaines émissions de télévision. « Cordelia, il doit avoir perdu la tête, dit-elle. Willy est... il est... » Elle eut une inspiration subite. «Willy est parti à Washington pour tester les moyens les moins coûteux de réparer les installations sanitaires des logements restaurés par l'administration. Tu sais qu'il fait des miracles en matière de plomberie. Le Président a appris que Willy était un as dans son domaine et l'a fait appeler.

- Le Président ! » En entendant le ton incrédule de Cordelia, Alvirah se dit qu'elle eût mieux fait de citer le sénateur Moynihan ou un député quelconque. Je ne sais pas mentir, se reprocha-t-elle. Rien à faire, je ne sais pas...

« Willy n'irait jamais à Washington sans toi, grommela Cordelia.

- Ils lui ont envoyé une voiture. » Ça, au moins, c'était vrai.

Il y eut un « hum » à l'autre bout de la ligne.

Cordelia n'était pas idiote. « Bon, quand il rentrera, dis-lui de venir sans tarder. »

Deux minutes plus tard, le téléphone sonna à nouveau. Cette fois le numéro qui apparut n'était pas familier. Ce sont eux, pensa Alvirah. Elle s'aper-

çut que sa main tremblait. Se forçant à penser à son prix de comédie, elle saisit le récepteur.

Son « allô » fut ferme et confiant.

« Nous espérons que vous avez été à la banque, madame Meehan.

- Bien sûr. Passez-moi Willy.

- Vous lui parlerez dans une minute. Nous vou-lons avoir l'argent vendredi soir.

- Vendredi soir ! Nous sommes mardi. Cela me laisse seulement trois jours. Rassembler une telle somme prend du temps.

- Débrouillez-vous. Je vous passe Willy.

- Hello, mon chou. » La voix de Willy avait un son étouffé. Puis il dit : « Hé, laissez-moi parler. »

Alvirah entendit le récepteur tomber. « Entendu comme ça, Alvirah, reprit la voix rauque. Nous ne vous appellerons plus jusqu'à vendredi soir sept heures. Vous pourrez alors parler à Willy et nous vous indiquerons où nous retrouver. N'oubliez pas, la moindre entourloupe et à l'avenir vous devrez payer pour faire réparer votre plomberie. Willy ne sera plus là pour s'en charger. »

Un déclic retentit dans son oreille. Willy. Willy.

La main toujours crispée sur le téléphone, elle fixa le numéro qui apparaissait sur l'écran : 555-7000.

Devait-elle rappeler ? Mais supposons qu'ils répon-dent : ils sauraient qu'elle était sur leur piste. Elle décida plutôt de téléphoner au Globe. Comme elle s'y attendait, le rédacteur en chef, Charley, était encore à son bureau. Elle lui expliqua ce dont elle avait besoin.

« Naturellement, je peux vous trouver ça, Alvirah.

Vous semblez bien mystérieuse. Êtes-vous sur une affaire qui peut intéresser le journal ?

- Je n'en suis pas encore certaine. »

Dix minutes plus tard, il rappela. « Dites donc, Alvirah, l'endroit que vous recherchez n'est pas particulièrement recommandable. L'hôtel Lincoln Arms, dans la Neuvième Avenue, près du Lincoln Tunnel. À deux pas d'un hôtel borgne. »

L'hôtel Lincoln Arms. Alvirah prit à peine le temps de remercier Charley avant de raccrocher et de se précipiter vers la porte.

Au cas où elle serait surveillée, elle quitta l'immeuble par le garage et héla un taxi. Elle commença par donner au chauffeur l'adresse de l'hôtel, puis se ravisa. Et si un des ravisseurs de Willy la remarquait ? Elle lui demanda plutôt de la déposer au terminus des autocars. À deux blocs du Lincoln Tunnel.

Son foulard sur la tête, son col relevé, Alvirah passa devant l'hôtel Lincoln Arms. Elle constata avec consternation qu'il s'agissait d'un assez grand bâtiment. Elle leva la tête vers les fenêtres. Willy se cachait-il derrière l'une d'elles ? Le building donnait l'impression d'avoir été construit avant la guerre de Sécession, mais il avait au moins dix à douze étages. Comment trouver Willy dans un pareil endroit ? À nouveau elle se demanda s'il ne valait pas mieux appeler la police, mais elle se souvint de cette femme qui avait fait ce choix. Les policiers avaient été repérés au moment de la remise de rançon et les ravisseurs avaient pris la fuite. On avait retrouvé le corps du mari trois semaines plus tard.

Non. Elle ne pouvait pas courir ce risque. Il fallait qu'elle ramène Willy.

Dissimulée dans l'ombre, sur le côté de l'hôtel, elle pria saint Jude, le patron des causes perdues.

C'est alors qu'elle l'aperçut. Une pancarte dans la vitrine : ON DEMANDE SERVEUSE - service de 16 heures à minuit Il fallait qu'elle obtienne cette place, mais pas avec la tenue qu'elle portait.

Sans prêter attention aux camions ni aux autocars qui fonçaient en direction du tunnel, Alvirah s'élança sur la chaussée, attrapa au vol un taxi et lui communiqua l'adresse de l'appartement de Flushing. Son cerveau tournait à plein régime.

Le vieil appartement où ils avaient vécu pendant quarante ans était resté exactement dans l'état où ils l'avaient laissé le jour où ils avaient gagné à la loterie. Le divan rembourré recouvert de velours gris foncé et son fauteuil assorti, le tapis orange et vert que la dame chez qui elle travaillait le mardi avait jeté, la chambre de plaqué acajou qui avait été le mobilier de la mère de Willy.

Dans les placards il y avait encore tous les vêtements qu'elle portait à cette époque. Des robes à motifs criards de chez Alexander's. Des pantalons et des sweat-shirts en synthétique, des chaussures de sport et des escarpins achetés dans les grandes surfaces. Dans la coiffeuse de la salle de bains elle trouva le rinçage au henné qui donnait à ses cheveux la couleur du soleil levant sur le drapeau japonais.

Une heure plus tard, il ne restait rien de l'élé-gante gagnante de la loterie. Un halo rouge vif encadrait un visage où resplendissait le fard dont elle abusait volontiers avant que la baronne Min ne lui eût appris que moins on en faisait, mieux ça valait. Son ancien rouge à lèvres se mariait parfaitement avec ses cheveux flamboyants. Ses yeux étaient cerclés d'une ombre violette. Un jean trop serré aux hanches, de grosses chaussettes et des tennis usagés, un sweat-shirt molletonné au dos imprimé des gratte-ciel de Manhattan complétèrent la transformation.

Alvirah contempla le résultat final avec satisfaction. J'ai tout à fait la touche de quelqu'un qui cher-cherait du travail dans un hôtel minable, décréta-t-elle. À regret, elle laissa sa broche soleil dans un tiroir. Elle n'allait décidément pas avec le sweat-shirt, mais il lui restait la broche de rechange que Charley lui avait donnée au cas où elle en aurait besoin. En enfilant son vieux manteau passe-par-tout, elle pensa à mettre son argent et ses clés dans l'ample cabas vert et noir qu'elle emmenait toujours avec elle pour aller faire ses ménages.

Quarante minutes plus tard, elle était à l'hôtel Lincoln Arms. Le hall crasseux était occupé par un comptoir délabré placé devant une batterie de boîtes aux lettres et par quatre chaises recouvertes de skaï noir qui avaient connu des jours meilleurs. La moquette marron constellée de taches était pleine de trous par où apparaissait l'ancien linoléum.

Ce n'est pas quelqu'un pour le service d'étage qu'il leur faut, pensa Alvirah en s'approchant du comptoir, c'est une femme de ménage.

Le concierge, le teint jaunâtre, l'œil chassieux, leva la tête vers elle.

« Qu'est-ce que vous cherchez ?

- Du travail. Je suis une bonne serveuse. »

Une expression qui ressemblait davantage à du mépris qu'à un sourire étira les lèvres de l'homme.

« Pas besoin d'être bonne, juste rapide. Quel âge vous avez ?

- Cinquante ans, mentit Alvirah.

- Et moi j'en ai douze. Rentrez chez vous.

- J'ai besoin de travailler », insista Alvirah, le cœur battant. Elle sentait la présence de Willy. Elle aurait juré qu'il était caché quelque part dans cet hôtel. «Donnez-moi une chance. Je travaillerai bénévolement pendant trois ou quatre jours. Si je ne suis pas la meilleure employée que vous ayez jamais eue, disons que samedi, vous pourrez me renvoyer. »

Le réceptionniste haussa les épaules. « De toute façon, qu'est-ce que j'ai à y perdre? Soyez là demain à quatre heures pile. C'est comment votre nom, déjà ?

- Tessie, répondit Alvirah d'un ton ferme. Tessie Magink. »

Le mercredi matin, Willy sentit la tension monter chez ses ravisseurs. Clarence refusa carrément de laisser Sammy faire un pas hors de la chambre. En entendant Sammy rouspéter, il dit sèchement :

« Après douze ans de taule, tu ne devrais pas avoir de mal à rester enfermé. »

Aucune femme de chambre ne frappa à la porte pour faire le ménage. De toute manière, pensa Willy, la pièce n'avait probablement pas été nettoyée depuis un an. Les trois lits pliants étaient alignés côte à côte, la tête contre la cloison de la salle de bains. Une petite commode recouverte de feuilles de magazine écornées, une télévision en noir et blanc et une table avec quatre chaises complétaient le décor.

Le mardi soir, Willy avait persuadé ses ravisseurs de le laisser dormir sur le sol de la salle de bains. Il y avait plus d'espace que dans la penderie et, comme il le souligna, le fait de pouvoir étendre ses jambes lui permettrait de marcher plus facilement lorsqu'ils l'échangeraient contre la rançon. Les regards qu'ils se lancèrent alors ne lui échappèrent pas. Ils n'avaient aucune intention de le libérer et de le laisser raconter ce qu'il avait vu. Ce qui voulait dire qu'il avait quarante-huit heures pour trouver un moyen de sortir de ce piège à rats.

A trois heures du matin, quand il avait entendu Sammy et Tony ronfler à l'unisson et Clarence respirer régulièrement, Willy était parvenu à s'asseoir, se mettre debout, et sautiller jusqu'aux toilettes. La corde qui le reliait au robinet de la baignoire lui laissait juste assez de longueur pour lui permettre d'atteindre le couvercle du réservoir de la chasse d'eau. Avec ses mains entravées, il le souleva, le posa sur le lavabo, et plongea les bras dans le liquide couleur de rouille. Quelques minutes plus tard, l'eau dégouttait plus fort, avec un bruit plus lancinant.

C'était ce bruit agaçant de fuite d'eau qui avait réveillé Clarence. Willy sourit en son for intérieur en l'entendant s'écrier : «Je vais devenir cinglé. On dirait un chameau en train de pisser. »

Lorsque le petit déjeuner leur fut apporté, Willy était à nouveau attaché et bâillonné dans la penderie, cette fois avec le revolver de Sammy appuyé contre la tempe. Du couloir parvenait le grommel-lement essoufflé de l'homme, certainement âgé, qui était apparemment le seul employé du service d'étage. Inutile d'espérer attirer son attention.

Dans l'après-midi, Clarence décida de rouler des serviettes autour de la porte de la salle de bains, mais en vain : rien ne pouvait étouffer le bruit de l'eau. «Je sens monter une de mes foutues migraines », se plaignit-il, furieux, et il s'étendit sur le lit défait. Quelques minutes plus tard Tony se mit à siffler. Sammy le fit taire immédiatement. Willy l'entendit murmurer : « Quand Clarence a mal au crâne, fais gaffe. »

Tony en avait visiblement assez. Ses petits yeux prenaient un éclat vitreux tandis qu'il regardait la télévision, dont il avait baissé le son au maximum.

Willy était assis à côté de lui, attaché à la chaise, son bâillon suffisamment lâche pour qu'il puisse prononcer un minimum de mots à travers ses lèvres fermées.

À la table, Sammy faisait une interminable réussite. Plus tard dans l'après-midi, Tony se lassa de la télévision et l'éteignit brutalement. «T'as des mômes ? » demanda-t-il à Willy.

Willy savait que s'il voulait sortir vivant de ce trou, il lui fallait miser sur Tony. S'efforçant d'oublier les crampes et les courbatures qui lui engourdissaient les membres, il raconta à Tony qu'Alvirah et lui n'avaient jamais pu avoir d'enfant, mais qu'ils considéraient leur neveu, Brian, comme leur propre fils, spécialement depuis que la mère de Brian, la sœur de Willy, avait été rappelée auprès du Seigneur.

«J'ai six autres sœurs, expliqua-t-il. Elles sont toutes religieuses. Cordelia est l'aînée. Elle va avoir soixante-huit ans. »

Tony resta bouche bée. « Sans blague ! Quand j'étais gosse et que je traînais dans les rues, en soula-geant les femmes de leur porte-monnaie pour me faire un peu de fric, si tu vois ce que je veux dire, je m'suis jamais attaqué à une nonne, même quand elle se rendait au supermarché avec des billets dans les poches. Et si j'avais fait un bon coup, je laissais un ou deux biftons dans la boîte aux lettres du couvent, en signe de gratitude comme tu dirais. »

Willy fit mine d'être impressionné par la généro-sité de Tony.

«Vous allez la fermer, oui? aboya Clarence depuis son lit. J'ai la tête en marmelade. »

Willy pria silencieusement Dieu tout en proposant : « Vous savez, je pourrais arranger cette fuite si j'avais seulement une clé à molette et un tournevis. »

S'il pouvait au moins atteindre la chasse d'eau, il inonderait rapidement cet endroit pourri. Le service de l'hôtel accourrait dans la chambre pour arrêter la montée des flots, et ces types auraient plus difficilement tiré sur lui.

Sœur Cordelia savait qu'il se passait quelque chose d'anormal. Malgré toute son affection pour Willy, elle n'imaginait pas le Président envoyant une voiture particulière le chercher. Et il y avait autre chose : Alvirah était toujours si franche que vous lisiez en elle comme dans le New York Post. Mais lorsque Cordelia avait voulu téléphoner à Alvirah mercredi matin, elle n'avait eu personne. Puis, quand elle l'avait enfin jointe à trois heures et demie, Alvirah lui avait paru essoufflée. Elle s'apprêtait à sortir, avait-elle expliqué ; mais sans dire où. Bien sûr que Willy allait bien. Pourquoi en serait-il autrement ? Il serait de retour pour le week-end.

Le couvent était situé dans un vieil immeuble au coin d'Amsterdam Avenue et de la 110e Rue. Sœur Cordelia y vivait avec quatre religieuses âgées et une novice de vingt-sept ans, sœur Maeve Marie, qui avait été agent de police pendant trois ans avant de découvrir qu'elle avait la vocation.

Lorsque Cordelia raccrocha le téléphone après sa conversation avec Alvirah, elle se laissa tomber lourdement sur une solide chaise de cuisine.

« Maeve, dit-elle, quelque chose ne tourne pas rond avec Willy. Je le sens. »

Le téléphone sonna. C'était Arturo Morales, le directeur de la banque de Flushing située au pied de l'ancien appartement de Willy et d'Alvirah.

« Ma sœur, commença-t-il d'un ton navré, par-donnez-moi de vous déranger mais je suis inquiet. »

Ce fut le cœur serré que Cordelia écouta Arturo expliquer qu'Alvirah avait voulu retirer cent mille dollars de la banque. Ils n'avaient pu lui en donner que vingt mille mais avaient promis de lui procurer le reste vendredi matin ; elle leur avait dit qu'il lui fallait absolument cette somme pour ce jour-là.

Cordelia le remercia de l'information, promit de ne jamais révéler qu'il avait violé le secret bancaire, raccrocha et ordonna à Maeve Marie : «Venez.

Nous allons rendre visite à Alvirah. »

Alvirah se présenta au Lincoln Arms à seize heures précises. Elle s'était changée dans le terminus des autocars de Port Authority. À présent, face au concierge de l'hôtel, elle se sentait sûre d'elle dans son déguisement. D'un signe de tête, l'employé lui indiqua de se diriger vers une porte marquée ENTRÉE

INTERDITE au bout du corridor.

La porte conduisait à la cuisine. Le chef, un sep-tuagénaire décharné qui ressemblait étonnamment à Gabby Hayes, héros de vieux films de cow-boys, préparait des hamburgers. Des nuages de fumée s'échappaient du gril. « Tu t'appelles Tessie ? »

Alvirah hocha la tête.

« Bon. Moi c'est Hank. Tu peux commencer à apporter les repas. »

Le service d'étage était loin d'être raffiné. Des plateaux en plastique marron comme on en trouvait dans les cafétérias des hôpitaux, de grossières serviettes en papier, des couverts en plastique, des échantillons de pots de moutarde, du ketchup et des cornichons. Hank flanqua des hamburgers sans consistance sur des petits pains. « Verse le café. Sans remplir les tasses. Et sers les frites. »

Alvirah obéit. « Combien y a-t-il de chambres ici ?

demanda-t-elle en préparant les plateaux.

- Cent.

- Tant que ça ! »

Hank grimaça un sourire, révélant un dentier jauni par le tabac. « Quarante seulement sont occupées plus d'une nuit. Ceux qui viennent pour une heure ont rien à faire du service d'étage. »

Alvirah réfléchit. Quarante était un chiffre acceptable. À son avis, il avait fallu au moins deux hommes pour participer à l'enlèvement. Un pour conduire la voiture, l'autre pour maîtriser Willy. Il y en avait peut-être eu un troisième pour passer le premier coup de téléphone. Il lui faudrait surtout surveiller les commandes importantes. C'était déjà un début.

Elle commença son service sans oublier l'injonction de Hank : se faire payer immédiatement. Les hamburgers étaient destinés au bar, occupé par une douzaine de gros bras que vous n'aimeriez pas rencontrer la nuit au coin d'une rue. Elle apporta la deuxième commande au concierge et au directeur de l'hôtel, qui présidaient aux opérations depuis une pièce étouffante située derrière la réception.

Leurs sandwiches étaient offerts par la maison. Le plateau suivant, qui comportait des corn flakes et un demi arrosé au whisky, était destiné à un type âgé, mal peigné et larmoyant. Alvirah était certaine que les corn flakes servaient de prétexte.

On l'envoya ensuite porter un plateau lourdement chargé à quatre individus qui jouaient aux cartes au dixième étage. Un autre groupe de joueurs au huitième étage commanda des pizzas.

Au neuvième étage elle fut accueillie sur le pas de la porte par un grand baraqué. « Tiens, vous êtes nouvelle. Donnez-moi le plateau. Et quand vous frapperez à la porte, ne tapez pas trop fort. Mon frère a la migraine. » Derrière lui, Alvirah distingua un homme étendu sur un lit, un linge sur les yeux.

Le ruissellement continu qui parvenait de la salle de bains lui fit irrésistiblement penser à Willy. Il aurait réparé cette fuite en un clin d'œil. Il n'y avait visiblement personne d'autre dans la pièce, et le type à la porte semblait capable de liquider à lui seul le contenu du plateau.

Enfermé dans son réduit, Willy entendit seulement le rythme rapide d'une voix qui aviva douloureusement son envie de se retrouver auprès d'Alvirah.

Les commandes furent assez nombreuses pour l'occuper de six heures à dix heures du soir. Selon ses propres observations et d'après les explications de Hank, qui devenait de plus en plus loquace à mesure qu'il se rendait compte de son efficacité, Alvirah comprit vite la disposition des lieux. Il y avait onze étages. Les six premiers comportaient dix chambres et étaient louées à l'heure. Les chambres des étages supérieurs étaient plus grandes, avec salle d'eau, et elles étaient habituellement louées pour un jour ou davantage.

En avalant un copieux hamburger qu'Alvirah lui avait elle-même préparé à dix heures, Hank lui raconta que tout le monde s'inscrivait sous un nom d'emprunt. Et payait comptant. « Comme ce type qui vient ici pour trier son courrier personnel. Il publie des magazines pornos. Un autre organise des parties de cartes. Un tas de mecs viennent ici avec leur baise-en-ville alors qu'ils sont censés être en voyage d'affaires. Ce genre de trucs. Rien de bien méchant. Une sorte de club privé. »

À la fin de son troisième demi, Hank commença à dodeliner de la tête. Quelques minutes plus tard, il était endormi. Sur la pointe des pieds, Alvirah se dirigea vers la table qui servait à la fois de billot et de bureau. À chaque fois qu'elle rapportait l'argent des commandes, elle le rangeait dans la boîte à cigares qui faisait office de caisse. Le bon de commande et la somme due étaient rangés ensemble dans la boîte. Hank lui avait expliqué qu'à minuit, le service d'étage étant terminé, l'employé de la réception comptait l'argent, vérifiait la somme en comparant avec les reçus, et planquait les billets dans le coffre caché dans le bas du réfrigérateur. Les fiches de commande étaient ensuite mises de côté dans un carton sous la table. Il y en avait tout un tas jetées pêle-mêle.

Personne ne remarquerait la disparition de certaines d'entre elles. Supposant que les fiches du dessus représentaient les commandes les plus récentes, Alvirah en ramassa une pleine brassée et les fourra dans son cabas. Elle apporta trois commandes supplémentaires au bar entre onze heures et minuit.

Entre-temps, incapable de supporter plus longtemps la crasse de la cuisine, elle entreprit de la nettoyer, sous le regard stupéfait de Hank.

Après un arrêt rapide au terminus de Port Authority pour se changer, ôter rouge à joues et fard à paupières puis nouer un turban autour de sa chevelure flamboyante, Alvirah descendit d'un taxi à une heure moins le quart. Ramon, le portier de nuit, lui annonça : « Sœur Cordelia est venue. Elle a posé une foule de questions, elle se demandait où vous étiez passée. »

Cordelia n'était pas stupide, dut admettre Alvirah. Un plan se formait dans son esprit et Cordelia en faisait partie. Avant de plonger son corps fourbu dans un bain bouillonnant parfumé aux huiles du centre de Cypress Point, Alvirah tria les bons de commande graisseux. En moins d'une heure elle avait réduit les possibilités. Quatre chambres passaient des commandes importantes. Elle repoussa la crainte lancinante qu'elles soient toutes occupées par des joueurs de cartes ou autres et que Willy se trouve en Alaska ou ailleurs à l'heure présente. À la minute où elle avait mis le pied dans l'hôtel, son instinct lui avait dit qu'il se trouvait à proximité.

Il était presque trois heures du matin quand elle se glissa dans le grand lit. Malgré sa fatigue, elle ne pouvait trouver le sommeil. Finalement elle l'imagina, s'allongeant à côté d'elle. « Bonne nuit, Willy, mon chou », dit-elle à voix haute, et elle crut l'entendre répondre : « Dors bien, chérie. »

Le jeudi matin, sœur Cordelia arriva à sept heures. Alvirah s'était préparée à la rencontre. Elle était debout depuis une demi-heure, vêtue de la robe de chambre de Willy dont les plis conservaient une légère odeur de sa lotion après-rasage. La cafetière attendait sur la cuisinière. « Que se passe-t-il ? »

demanda sèchement Cordelia.

Alors qu'elles dégustaient un café accompagné d'une tranche de gâteau, Alvirah expliqua la situation. « Cordelia, conclut-elle, je ne dirai pas que je n'ai pas peur, ce serait mentir. Je crève de peur pour Willy. Si quelqu'un surveille ou fait surveiller l'endroit et raconte qu'il a vu d'étranges allées et venues, ils tueront Willy. Cordelia, je te jure qu'il se trouve dans cet hôtel et j'ai un plan ; Maeve a toujours son permis de port d'arme, n'est-ce pas ?

- Oui. » Les yeux gris au regard pénétrant de sœur Cordelia étaient rivés sur le visage d'Alvirah.

« Et elle est restée en bons termes avec les types qu'elle avait envoyés en prison, n'est-ce pas ?

- Bien sûr. Ils l'adorent tous. Tu sais qu'ils donnent un coup de main à Willy lorsqu'il en a besoin et qu'ils se relaient pour porter des repas à nos invalides.

- C'est ce qu'il me faut. Ils ressemblent aux individus qui logent à l'hôtel. Je voudrais que quatre ou cinq d'entre eux prennent une chambre au Lincoln Arms ce soir. Qu'ils organisent une partie de cartes. C'est chose courante. Demain soir à sept heures, je dois recevoir un appel m'indiquant où déposer l'argent. Ils savent que je ne le remettrai pas avant d'avoir parlé à Willy. Pour les empêcher de l'emmener hors de l'hôtel, je veux que les copains de Maeve surveillent les sorties. C'est notre seule chance. »

Cordelia regarda droit devant elle d'un air concentré. « Alvirah, Willy m'a toujours dit de faire confiance à ton sixième sens. Je pense que je n'ai rien de mieux à faire pour l'instant. »

Dans l'après-midi du jeudi, le regard de Clarence était brouillé par la douleur qui lui vrillait le crâne.

Même Tony prenait garde à ne pas le contrarier. Il se retint d'allumer la télévision, se contentant de rester assis près de Willy et de lui raconter à voix basse l'histoire de sa vie. Il en était à ses aventures à l'âge de sept ans, âge auquel il avait découvert que piquer des bonbons à l'étalage était un jeu d'enfant, lorsque Clarence aboya depuis son lit :

« Tu dis que tu peux réparer cette foutue fuite ? »

Willy cacha son excitation, mais il sentit tous les muscles de sa gorge se serrer tandis qu'il acquiesçait vigoureusement.

« De quoi t'as besoin ?

- D'une clé à molette, parvint à articuler Willy à travers son bâillon. Un tournevis. Du fil de fer.

- D'accord. Sammy, t'as entendu? Sors et va chercher ces trucs. »

Sammy s'était remis à sa réussite. « Que Tony y aille. »

Clarence s'emporta. «J'ai dit TOI. Ton débile de frère dirait au premier venu où il va, pourquoi il y va, et pour qui il y va. Maintenant grouille-toi. »

Sammy frissonna, se rappelant que Tony n'avait rien trouvé de mieux que d'aller se balader dans la bagnole de leur évasion. « D'accord, Clarence, d'accord, fit-il d'un ton apaisant. Et dis donc, si je rapportais un peu de bouffe chinoise, hein? Ça changerait, non ? »

Clarence perdit momentanément son air furieux.

« Ouais, OK Avec plein de sauce soja. »

Alvirah déposa la valise qui contenait son dernier retrait à la banque à quatre heures moins vingt, juste à temps pour se précipiter au terminus de Port Authority, se changer et se présenter à son travail.

Tout en traversant d'un pas rapide le hall du Lincoln Arms, elle remarqua une religieuse en habit, l'air souriant, qui faisait circuler tranquillement un panier parmi les occupants du bar. Chacun y déposait quelque chose. À la cuisine, Alvirah demanda à Hank de qui il s'agissait.

« Oh, celle-là ? Ouais. Elle fait la distribution aux gosses du quartier. Tout le monde lui refile un ou deux biftons, et ils ont la conscience tranquille. Elle touche leur fibre spirituelle, si tu vois ce que je veux dire.»

La cuisine chinoise les changea agréablement des hamburgers. Après le dîner, Clarence ordonna à Willy d'aller dans les toilettes et de faire cesser le bruit de la chasse d'eau. Sammy l'accompagna.

Willy sentit l'angoisse l'étreindre en entendant Sammy prévenir : «J'sais pas comment on répare ce truc, mais j'sais comment on le répare pas, alors joue pas au plus malin. »

Au temps pour mon plan génial, pensa Willy.

Bon, je peux peut-être faire durer les choses en attendant qu'une autre idée me traverse l'esprit. Il se mit à gratter la rouille accumulée à la base de la chasse.

Ce soir-là, les commandes se succédèrent à un rythme moins rapide que la veille. Alvirah proposa à Hank de trier toutes les vieilles fiches entassées dans le carton.

« Pourquoi ? » Hank parut étonné. « Pourquoi diable trier des fiches sans la moindre utilité ? »

Alvirah tira sur le sweat-shirt qu'elle avait mis ce jour-là. Il portait l'inscription : j'Ai PASSÉ LA NUIT AVEC

BURT REYNOLDS. Willie l'avait acheté pour rire un soir où ils étaient allés au théâtre de Reynolds en Floride. Elle prit un air mystérieux. « On ne sait jamais », murmura-t-elle.

La réponse sembla satisfaire Hank.

Elle dissimula les fiches qu'elle avait déjà triées sous la pile qu'elle renversa sur la table. Elle savait ce qu'elle cherchait. Des commandes consistantes passées depuis lundi.

Elle aboutit aux quatre mêmes chambres qu'elle avait sélectionnées précédemment.

À six heures, le service s'anima. À huit heures et demie, elle avait déjà servi les repas dans trois des quatre chambres suspectes. Deux d'entre elles étaient occupées par des joueurs de cartes. Dans la troisième, on jouait aux dés. Elle dut admettre qu'aucun des joueurs n'avait l'air d'un kidnappeur.

La 802 ne commanda rien par téléphone. Le migraineux et son frère avaient peut-être quitté l'hôtel. À minuit, Alvirah, découragée, s'apprêtait à partir quand Hank grommela : «J'aime bien travailler avec toi. Le gars du service de jour se barre et demain ils amènent celui qui fait les remplacements. C'est un champion pour mélanger les commandes. »

Remerciant le ciel en silence, Alvirah proposa immédiatement d'assurer le service du matin, entre sept heures et midi, en plus de son habituel seize heures/minuit. Elle calcula qu'elle aurait le temps de courir dans les banques qui lui avaient promis de tenir l'argent à sa disposition entre midi et quart et trois heures.

«Je serai là à sept heures, promit-elle à Hank.

- Tout comme moi, grogna-t-il. Le cuisinier de jour aussi est parti. »

En s'en allant, Alvirah remarqua quelques visages familiers au bar. Louie, qui avait fait sept ans de prison à la suite d'un braquage de banque et était ceinture noire de karaté ; Al, un ancien garde du corps d'un prêteur sur gages, incarcéré pendant quatre ans pour voies de fait ; Lefty, dont la spécialité était les voitures trafiquées. Elle sourit intérieurement. Maeve ne lui avait pas fait défaut

- c'étaient ses hommes.

Parfaitement entraînés, ni Louie, ni Al, ni Lefty ne manifestèrent par un signe quelconque qu'ils la connaissaient.

Willy avait ramené la fuite à ses proportions initia-les quand Clarence lui cria de cesser de donner des coups de marteau. « Laisse ça maintenant. Je peux supporter ce bruit pendant vingt-quatre heures de plus. »

Et après ? se demanda Willy. Il restait un espoir.

Sammy était fatigué de le surveiller pendant qu'il s'affairait autour du réservoir d'eau. Demain il serait moins attentif. Dans la nuit, Willy s'assura que ses services seraient à nouveau nécessaires en ram-pant jusqu'au réservoir et en augmentant le débit de la fuite. Le lendemain matin, Clarence avait les yeux rougis par la fièvre. Tony se mit à parler d'une ancienne petite amie qu'il avait l'intention de retrouver le jour où ils regagneraient leur planque dans le Queens et personne ne lui dit de la fermer.

Ce qui signifie, songea Willy, qu'ils se fichent pas mal que je les écoute.

Quand le petit déjeuner arriva, Willy, à l'abri des regards dans sa penderie, sursauta si violemment que le revolver de Sammy faillit partir. Cette fois-ci, il n'entendit pas seulement une voix dont les inflexions lui rappelaient celles d'Alvirah. C'était la voix chantante d'Alvirah qui demandait à Tony si la migraine de son frère s'était dissipée.

Sammy chuchota à l'oreille de Willy : « Tu es devenu fou ou quoi ? »

Alvirah le cherchait. Willy devait l'aider. Pour ça, il devait retourner dans la salle de bains, faire mine de s'occuper de la chasse d'eau, et taper avec la clé à molette sur le rythme de And thé band played on, leur chanson, celle que l'orchestre jouait quand il avait pour la première fois invité Alvirah à danser, il y avait plus de quarante ans.

L'occasion se présenta à lui quatre heures plus tard quand, clé et tournevis en main, Sammy tremblant à ses côtés, obéissant aux ordres furieux de Clarence, il se remit à sa tâche qui consistait à réparer et saboter simultanément la chasse d'eau.

Il prit soin de ne pas forcer la note. Sammy lui reprochant de faire trop de bruit, il lui répondit calmement que cette chambre méritait des toilettes convenables. Grattant sa barbe de quatre jours, mal à l'aise dans son costume froissé, Willy entreprit d'envoyer des signaux à trois minutes d'intervalle : tap-tap tapppp tapppp tapppp.

Alvirah apportait une pizza au 702 quand elle l'entendit. Ces coups tapés en cadence. Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Elle déposa le plateau sur le dessus mal raboté de la table. L'occupant de la chambre, un aimable garçon d'une trentaine d'années, se réveillait juste d'une cuite. Il leva le doigt vers le plafond. « C'est tuant, non ? Ils sont en train de réparer ou de rénover quelque chose. Au choix.

On dirait les chutes du Niagara ou le réveillon du nouvel an là-haut. »

C'est sans doute au 802, décida Alvirah, se rappelant le type allongé sur le lit, l'autre qui montait la garde, la porte ouverte de la salle de bains. Ils doivent cacher Willy dans la penderie lorsqu'ils appellent le service d'étage. Le cœur battant à tout rompre sous le sweat-shirt portant l'inscription NE

JETEZ PAS vos DÉTRITUS N'IMPORTE où, elle prit malgré tout le temps d'avertir l'ivrogne que la boisson cau-serait sa ruine.

Il y avait un téléphone dans le hall près du bar.

Espérant passer inaperçue, Alvirah passa un rapide coup de fil à Cordelia. Elle termina par : « Ils doivent m'appeler à sept heures. »

À sept heures moins le quart ce soir-là, les clients du bar du Lincoln Arms furent frappés de stupeur à la vue de six religieuses, la plupart d'un certain âge, en habit de nonne, coiffe et guimpe, pénétrant dans le hall. Le concierge bondit de surprise et les chassa d'un geste vers la porte à tambour derrière elles. Alvirah, son plateau en main, vit Maeve, porte-parole de la troupe, toiser l'employé.

« Nous avons l'autorisation du gérant de faire une quête dans les étages, dit-elle.

- Vous n'avez rien du tout. »

Maeve parla plus bas. « Nous avons la permission de M... »

Le visage de l'employé pâlit. «Vous autres, fermez-la et sortez votre pognon, cria-t-il à l'intention des occupants de bar. Les sœurs vont faire la quête.

- Non, nous commençons par les étages », annonça Maeve.

Alvirah ferma la marche derrière les six nonnes qui, menées par Cordelia, entraient dans l'ascenseur.

Elles montèrent directement au neuvième étage et se groupèrent dans le couloir où Lefty, Al et Louie les attendaient. À sept heures précises, Alvirah frappa à la porte. « Service d'étage, annonça-t-elle.

- On n'a rien commandé, grommela une voix.

- Quelqu'un l'a fait et je dois encaisser », cria-t-elle avec assurance. Elle entendit un raclement sur le sol. Une porte claqua. La penderie. Ils cachaient Willy. La porte s'entrebâilla. Tony ordonna d'un ton nerveux : «Laissez le plateau dehors. C'est combien ? »

Alvirah coinça son pied dans la porte tandis que les religieuses apparaissaient derrière elle. « Nous faisons la quête pour Nôtre-Seigneur », murmura doucement l'une d'elles.

Clarence tenait le téléphone à la main. « Qu'est-ce qui se passe, bordel ?

- Hé, c'est pas une façon de parler à des religieuses », protesta Tony. Il s'effaça respectueusement pour les laisser entrer dans la chambre.

Sœur Maeve fermait la marche, les mains enfouies dans les manches de son habit. En une seconde, elle se plaça derrière Clarence, dégagea sa main droite et appuya un revolver contre sa tempe.

Retrouvant le ton cassant qui avait fait sa réputation dans la police, elle lui murmura : « Pas un geste ou tu es mort. »

Tony voulut lancer un cri d'alerte, mais Lefty l'en empêcha d'une prise de karaté qui l'expédia au tapis. Puis le même Lefty réduisit Clarence au silence d'un coup sec à la nuque qui l'envoya rejoindre Tony.

Louie et Al repoussèrent alors sœur Cordelia et sa troupe à l'abri dans le couloir. C'était le moment de porter secours à Willy. Lefty avait la main levée, prêt à frapper. Sœur Maeve brandissait son arme.

Alvirah ouvrit d'un coup la porte de la penderie en hurlant : « Service d'étage. »

Sammy se tenait tout près de Willy, le revolver pointé sur sa nuque. « Dehors, vous tous, fit-il avec un rictus. Jetez votre flingue, ma belle. »

Maeve hésita, puis obéit.

Sammy ôta le cran d'arrêt de son arme.

Il est pris au piège et se sent aux abois, pensa Alvirah, folle d'inquiétude. Il va tuer mon Willy.

Elle prit son ton le plus pondéré. «J'ai une voiture devant l'hôtel, lui dit-elle. Il y a deux millions de dollars à l'intérieur. Emmenez-moi avec Willy. Vous pourrez compter l'argent, vous enfuir et nous laisser n'importe où. » Puis elle s'adressa à Lefty et à Maeve : « Ne cherchez pas à nous arrêter, sinon il s'attaquera à Willy. Partez tous. » Retenant son souffle, s'efforçant d'avoir l'air assuré, elle fixa l'homme qui tenait Willy en joue tandis que les autres quittaient la pièce.

Sammy hésita un instant. Alvirah le regarda tourner son revolver vers la porte. «J'espère que le fric est bien là, ma jolie, menaça-t-il. Détache-lui les pieds. »

Docilement elle se mit à genoux et tira sur les nœuds qui entravaient les chevilles de Willy. En dénouant le dernier, elle leva furtivement les yeux.

L'arme était toujours pointée vers la porte. Alvirah se rappela la façon dont elle calait son épaule sous le piano de Mme O'Keefe pour le soulever afin de tirer le tapis. Un, deux, trois. Elle se jeta en avant et d'un coup d'épaule heurta brutalement la main qui tenait le revolver. Sammy eut le temps de presser la gâchette avant de lâcher son arme. La balle écailla la peinture du plafond.

Malgré ses menottes, Willy parvint à maîtriser Sammy, l'écrasant de tout son poids jusqu'à ce que le reste de la bande se rue à nouveau dans la pièce.

Comme en rêve, Alvirah regarda Lefty, Al et Louie débarrasser Willy de ses menottes et de ses liens et les utiliser pour immobiliser ses agresseurs.

Elle entendit Maeve appeler la police : «Agent Maeve O'Reilly à l'appareil, je veux dire sœur Maeve Marie, je désire notifier un enlèvement, une tentative de meurtre, et l'arrestation des criminels. »

Alvirah sentit les bras de Willy l'entourer. « Ma chérie... », murmura-t-il.

Sa joie était si forte qu'elle ne put prononcer un mot. Ils se regardèrent longuement. Elle remarqua ses yeux rougis, sa barbe de plusieurs jours et ses cheveux embroussaillés. Il contempla son visage outrageusement maquillé et son sweat-shirt NE JETEZ

PAS VOS DÉTRITUS N'IMPORTE OÙ. « Mon chou, tu es superbe, dit Willy tendrement. Je suis navré de ressembler à un clochard. »

Alvirah frotta sa joue contre la sienne. Les larmes de soulagement qui montaient dans sa gorge se dissipèrent dans un éclat de rire. «Willy chéri, protesta-t-elle, pour moi, tu seras toujours le portrait craché de Tip O'Neil ! »

La réserve à charbon

IL faisait nuit noire lorsqu'ils arrivèrent. Mike quitta la route de terre et emprunta la longue allée qui menait à la maison. La femme de l'agence immobilière avait promis que le chauffage serait mis et les lumières allumées. Visiblement, elle avait préféré économiser l'électricité.

Une ampoule antimoustique au-dessus de la porte émettait une pâle lueur jaunâtre qui tremblo-tait sous le crachin persistant. Les fenêtres à petits carreaux étaient à peine distinctes, vaguement soulignées par la faible clarté qui passait sous un store à demi relevé.

Mike s'étira. Il avait conduit quatorze heures par jour pendant les trois journées précédentes et son long corps musclé était moulu. Il repoussa sur son front ses cheveux sombres, regrettant de ne pas avoir été chez le coiffeur avant leur départ de New York. Laurie le taquinait lorsqu'il avait les cheveux trop longs. « Tu ressembles à un empereur romain, beau frisé, disait-elle. Il ne te manque qu'une toge et une couronne de laurier. »

Elle s'était endormie voilà une heure, sa tête sur les genoux de Mike. Il baissa les yeux vers elle, hésitant à la réveiller. Bien qu'il distinguât mal son profil, il savait que le sommeil avait effacé les marques de tension autour de sa bouche, que l'expression de panique qui déformait son visage s'était évanouie.

Le cauchemar était survenu quatre mois auparavant, le cauchemar qui la faisait hurler : « Non, je ne partirai pas avec vous. Je ne chanterai pas avec vous. » Il la réveillait. « Tout va bien, chérie. Tout va bien. » Ses cris se transformaient en sanglots terrifiés. «J'ignore qui ils sont, mais ils me poursui-vent, Mike. Je ne peux pas voir leurs visages, mais ils sont tous serrés les uns contre les autres et ils m'appellent. »

Il l'avait emmenée consulter un psychiatre, qui lui avait prescrit des médicaments et avait entamé une thérapie intensive. Mais les cauchemars avaient persisté, sans répit. Ils avaient transformé une belle et talentueuse chanteuse de vingt-quatre ans, qui venait de terminer son contrat de soliste dans une comédie musicale à Broadway, en une ombre tremblante, incapable de demeurer seule après la tombée de la nuit.

Le psychiatre avait recommandé des vacances.

Mike lui avait parlé des étés qu'il passait dans la maison de sa grand-mère sur le lac Oshbee, à soixante-dix kilomètres de Milwaukee. « Ma grand-mère est morte en septembre dernier, avait-il expliqué, la maison est à vendre. Laurie n'a jamais été là-bas et elle adore le bord de l'eau. »

Le médecin avait approuvé sa suggestion. « Mais prenez bien soin d'elle, avait-il insisté. Son état dépressif est sérieux. Je suis convaincu que ces cauchemars sont dus à des expériences vécues pendant son enfance. Ils la submergent totalement. »

Laurie avait paru ravie à la perspective de partir en vacances. Mike était associé adjoint dans le cabi-net juridique de son père. « Fais tout ce qui peut aider Laurie, lui avait dit ce dernier. Prends le temps qu'il faudra. »

Je me souviens de la lumière particulière de cet endroit, songea Mike en étudiant avec un désarroi soudain la maison envahie par les ombres. Je me souviens de la fraîcheur de l'eau quand je plongeais dans le lac, de la chaleur du soleil sur mon visage, du vent qui gonflait les voiles, du bateau qui filait.

Juin finissait, mais on se serait cru au mois de mars. D'après la radio, une vague de froid avait envahi le Wisconsin pour trois jours. Pourvu qu'il y ait assez de charbon pour alimenter la chaudière, se dit Mike, sinon je résilie le contrat avec l'agence immobilière.

Il devait réveiller Laurie. Pas question de la laisser seule dans la voiture, même pendant une minute.

« Nous sommes arrivés, ma chérie », dit-il d'une voix faussement enjouée.

Laurie remua. Il la sentit se raidir, puis se détendre en sentant ses bras autour d'elle. « Il fait si noir, murmura-t-elle.

- Nous allons entrer dans la maison et allumer la lumière. »

Il se souvint que la serrure avait toujours été délicate à manipuler. Il fallait tirer la porte vers soi avant d'insérer la clé dans le barillet. Il y avait une veilleuse branchée sur une prise dans la petite entrée. Il ne faisait pas chaud à l'intérieur mais la température était moins glaciale qu'il ne l'avait redouté.

D'un geste rapide, Mike alluma la lumière dans l'entrée. Le papier mural, avec son motif de lierre grimpant, lui sembla décoloré et sale. La maison avait été louée pendant les cinq étés que sa grand-mère avait passés dans une maison de retraite. Mike se rappela combien elle était propre, claire et accueillante quand elle l'habitait.

Le silence de Laurie l'inquiéta. L'entourant de son bras, il la conduisit dans la salle de séjour. Les sièges confortablement capitonnés dans lesquels il aimait se blottir avec un livre étaient à la même place, mais, comme le papier peint, ils étaient sales et râpés.

Des rides creusèrent le front de Mike. « Chérie, je suis navré. Venir ici n'était pas une bonne idée.

Veux-tu que nous allions dormir à l'hôtel ? Nous sommes passés devant un ou deux motels sur la route qui m'ont paru corrects. »

Laurie lui sourit. « Mike, j'ai envie de rester ici.

Je veux partager avec toi tous les étés merveilleux que tu as passés dans cette maison. Comme si nous avions eu la même grand-mère. Peut-être alors pourrai-je surmonter ce qui m'arrive. »

Laurie avait été élevée par sa grand-mère. Très névrosée, la vieille dame lui avait inculqué la peur du noir, la peur des étrangers, la peur des avions et des voitures, la peur des animaux. Lorsque Laurie avait rencontré Mike deux ans plus tôt, elle l'avait à la fois bouleversé et amusé en lui racontant une partie des histoires terrifiantes dont sa grand-mère l'avait abreuvée jour après jour. « Comment as-tu fait pour être aussi normale, aussi gaie ? lui demandait-il souvent.

- Je n'allais quand même pas la laisser faire de moi une cinglée. » Mais les quatre derniers mois avaient prouvé que Laurie ne s'en était pas complètement sortie, que les dégâts sur le plan psychologi-que nécessitaient un traitement sérieux.

Mike lui rendit son sourire, contemplant avec amour ses yeux vert d'eau au regard brillant, les épais cils noirs qui dessinaient des ombres sur ses joues de porcelaine, les boucles châtaines enca-drant son visage ovale. « Tu es si jolie, dit-il. Bien sûr, je vais tout te raconter sur ma grand-mère. Tu ne l'as jamais connue qu'invalide. Je te raconterai nos parties de pêche sous l'orage, nos courses à pied autour du lac, où elle me criait de ne pas ralen-tir l'allure ; et le fait qu'il m'a fallu attendre qu'elle ait soixante ans pour la dépasser à la nage. »

Laurie lui prit le visage dans ses mains. « Aide-moi à lui ressembler. »

Ils apportèrent à l'intérieur leurs valises et les provisions qu'ils avaient achetées en route. Mike descendit dans la cave. Il fit une grimace en apercevant la réserve à charbon. Un mètre vingt sur un mètre quatre-vingts environ, délimitée par de grosses planches, elle était placée à côté de la chaudière, directement sous le soupirail qui permettait au livreur d'installer son toboggan pour décharger le camion. Mike se souvint qu'à l'âge de huit ans, il avait aidé sa grand-mère à remplacer quelques planches. Elles paraissaient toutes pourries aujourd'hui.

« Les nuits sont fraîches même en été, mais nous aurons toujours bien chaud, mon petit Mike », disait-elle de son ton joyeux tandis qu'il l'aidait à enfourner le charbon dans la vieille chaudière noircie.

La réserve contenait alors en permanence un gros tas rond de charbon brillant. Elle était aujourd'hui presque vide. Il y avait à peine de quoi chauffer la maison pendant trois ou quatre jours. Mike saisit la pelle.

La chaudière fonctionnait encore. Son ronflement se répandit rapidement dans les murs de la maison. Les conduits cognèrent et craquèrent sous la pression de l'air chaud.

Dans la cuisine, Laurie avait déballé les provisions et entrepris de préparer une salade. Mike fit griller deux steaks. Ils ouvrirent une bouteille de bordeaux et mangèrent côte à côte sur la vieille table de for-mica, leurs épaules se frôlant dans un geste plein d'affection.

Ils montaient l'escalier pour aller se coucher lorsque Mike aperçut le mot de l'agent immobilier posé sur la table de l'entrée. «J'espère que tout est en ordre. Désolée pour le temps. Le charbon sera livré vendredi. »

Ils choisirent de s'installer dans la chambre de sa grand-mère. « Elle adorait ce lit en cuivre, dit Mike, elle prétendait y dormir comme un bébé.

Le billet gagnant et autres nouvelles
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