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Sans y avoir jamais goûté, Martial avait horreur du thé à la bergamote, de l'eau de fleur d'oranger et du sirop d'orgeat. Le parfum mélangé de ces breuvages lui soulevait le cœur et l'incitait aussitôt à allumer un de ces noirs, puants et foudroyants cigares chiliens dont il se délectait. Il en avait rapporté un énorme stock et se promettait bien d'en commander à Antoine dès que sa provision serait trop entamée.

Rosemonde avait souvent essayé de lui faire comprendre que l'odeur, paraît-il épouvantable, du tabac qu'il affectionnait gênait ses amies et donnait même une mauvaise image de leur maison. Il ne lui avait pas encore dit que ça tombait très bien et qu'il était tout à fait ravi de causer quelque dérangement aux perruches qu'elle croyait bon d'inviter ! Mais il voyait venir le moment où, excédé, il entrerait cigare au bec dans le salon où pérorait la brochette de péronnelles et s'y installerait pour lire son journal, après avoir posé les pieds sur la table et s'être servi un verre de muscat !

Ce n'était pas qu'elles fussent toutes désagréables à regarder, les amies de Rosemonde, tant s'en fallait, et il en était même deux ou trois qui devaient être tout à fait ravissantes, à condition toutefois de les extraire de leur pesante robe, de la rigide carapace qui les corsetait et de tous les jupons, dentelles, froufrous, bas, jarretières et autres fanfreluches qui les épaississaient !

« Mais, de toute façon, ce ne serait pas suffisant, se disait-il avec une mauvaise foi dont il avait tout à fait conscience, même en chemise elles continueraient à jacasser tout en buvant leur infâme sirop ou leur pestilentielle infusion ! »

Il ressentait une telle antipathie à leur égard qu'il n'en était même plus à se demander ce qu'il détestait le plus en elles, de leurs bavardages assommants ou du thé à la bergamote qu'elles sirotaient en minaudant, le petit doigt en point d'interrogation au-dessus de la tasse !

Et ce qui devenait terrible et le rendait ombrageux, c'était la facilité avec laquelle ces dames influaient sur son caractère. Ainsi suffisait-il qu'il rentre chez lui, sinon heureux du moins sans mauvaise humeur, pour que l'odeur qui lui sautait au nez dès qu'il ouvrait la porte d'entrée et les pépiements en provenance du salon lui rappellent qu'on était jeudi. Il s'en voulait alors furieusement d'avoir oublié que c'était le jour de réception de Rosemonde et se maudissait de n'être pas resté une heure de plus au travail ou encore de ne pas avoir eu l'idée d'aller faire quelques points au billard.

Car, même en se forçant, il n'arrivait pas à être aimable avec les relations de sa femme ; il s'en défiait beaucoup. Elles lui apparaissaient toutes insignifiantes, futiles, mondaines, et il redoutait tellement que Rosemonde se mette un jour à leur ressembler qu'il ne pouvait s'empêcher d'être outrageusement sarcastique et même agressif lorsque parfois, après leur départ, elle lui parlait de l'une ou l'autre d'entre elles.

« Bon sang ! Je suis encore tombé dans l'embuscade ! » ragea-t-il ce soir-là dès qu'il eut compris que ces dames étaient encore là.

Il faillit ressortir mais se reprocha ce premier et lâche réflexe ; il était chez lui et libre d'y rentrer quand bon lui semblait ! Et d'ailleurs, rien ne l'obligeait à saluer les amies de Rosemonde, même si, pour aller dans son bureau, il était contraint de passer devant la grande porte vitrée du salon où elles bavardaient.

« Et tant pis si je les vexe ! » maugréa-t-il en allumant un cigare.

Il attendit qu'il soit bien embrasé, lâcha alors quelques énormes bouffées de fumée et marcha vers son bureau.

« Tu as fait exprès de ne pas les saluer, n'est-ce pas ? » demanda Rosemonde dès que la bonne eut rejoint l'office après avoir déposé la soupière sur la table.

Martial haussa les épaules, déplia sa serviette dont il coinça un des bouts dans son gilet et attendit que Rosemonde se servît.

« Tu l'as fait exprès, uniquement pour les choquer ! insista-t-elle en le regardant.

— Sers-toi tant que c'est chaud, soupira-t-il en lui souriant avec un peu de lassitude.

— Non, réponds d'abord. Pourquoi es-tu passé en faisant semblant de ne pas les voir ?

— Je t'ai déjà dit cent fois que tes amies me fatiguent, elles me fatiguent et m'énervent. Je t'ai déjà dit aussi que je ne les aimais pas, alors pourquoi veux-tu que je les salue ? Estime-toi encore heureuse que je te laisse les fréquenter à ta guise !

— Il ferait beau voir que tu essaies de m'en empêcher !

— Mais non, soupira-t-il, rassure-toi et fais ce que tu veux avec ces dindes, mais surtout ne te mets pas à leur ressembler ! Allez, n'en parlons plus et sers-toi. »

Ils mangèrent quelques instants en silence, mais Rosemonde était trop furieuse pour laisser se désamorcer l'explication qu'elle voulait avoir.

« Il n'empêche que j'ai dû m'excuser auprès d'elles et dire que ton travail te rendait distrait.

— Très bien.

— C'est tout l'effet que ça te fait ?

— Quoi ?

— Que je sois obligée de m'excuser à cause de…

— De ma muflerie », coupa-t-il en se versant un verre de vin. Il le dégusta lentement, s'essuya les lèvres : « Non, dit-il soudain avec violence, ce n'est pas tout l'effet que ça me fait ! Parce que, si tu veux savoir, j'ai presque honte de te voir t'humilier devant ces imbéciles ! Bon sang ! Tu trembles à l'idée de leur déplaire ! Mais bon Dieu, regarde-les ! Pas une de ces sinistres pimbêches ne t'arrive à la cheville, pas une ! Pas une n'aurait été capable de faire ce que tu as fait avec Pauline pendant des années ! Pas une n'aurait pu seulement supporter le voyage ! Et le comptoir de la calle de los Manzanos, tu les vois le tenant ? Et pour l'accouchement de Pauline, tu les imagines ? Et même pour gérer La Maison de France et pour tout ? Mais bon Dieu ! Observe-les, ces foutues péronnelles ! Elles n'ont eu que le mal de naître et ensuite d'épouser et de se coucher sous quelque gros et gras Bordelais cousu d'or ! Toi et Pauline aviez quand même fait autre chose, non ? Et votre vie a eu une autre allure que celle de ces bourgeoises de naissance ! Alors cesse de vouloir leur ressembler, tu vaux beaucoup mieux que ça !

— Tu n'as vraiment rien compris », dit-elle en agitant la sonnette pour appeler la bonne.

Ils attendirent qu'elle débarrasse la soupière et la remplace par un rôti à la purée. Martial coupa quatre tranches, poussa le plat vers son épouse.

« Parfaitement, répéta Rosemonde, tu n'as rien compris, comme d'habitude !

— Écoute, soupira-t-il, j'ai eu une journée chargée, je suis fatigué, alors, par pitié, change de conversation !

— Non, il faut qu'on parle », dit-elle.

Et, parce que sa voix s'était légèrement cassée, il la regarda, vit qu'elle avait les yeux brillants et se sentit un peu coupable.

« Bon, maugréa-t-il, d'accord, j'ai été un peu grossier avec tes amies. Eh bien, jeudi prochain, j'arriverai plus tard, quand elles seront parties, c'est promis, n'en parlons plus.

— Il ne s'agit pas du tout de ça », dit-elle. Et, comme il se taisait, ne faisant rien pour relancer le dialogue, elle insista, mais son ton était de plus en plus voilé : « Je sais que tu m'en veux, oui, je le sais. Tu m'en veux depuis un an maintenant, depuis que je t'ai obligé à rentrer en France ! Ne dis rien, laisse-moi, c'est bien mon tour de parler ! Oui, tu m'en veux, je le sais, même si tu ne me l'as jamais dit. Mais avec toi, c'est pis, tu te tais et tu me regardes ! Écoute, je sais que tu t'ennuies ici, mais pas moi ! Ici, je suis dans ma ville, chez moi. J'ai retrouvé une vie que j'aime et je ne veux pas la quitter.

— Est-ce que je t'ai jamais demandé de le faire ?

— Non, c'est vrai, tu ne m'as rien demandé, mais tes yeux me reprochent quand même de t'obliger à être là !

— Tu dis des stupidités, lâcha-t-il en haussant les épaules.

— Mais non ! Alors écoute bien, écoute, dit-elle en essayant de sourire : tu sais, mes amies, ce n'est pas pour moi que je les fréquente, enfin pas uniquement…

— Allons donc ! C'est pour moi peut-être ?

— Non plus, mais laisse-moi parler. Tu sais, je suis peut-être bête, mais quand même pas autant que tu le crois ! Mes amies, comme tu dis, je les connais, elles viennent ici et elles me reçoivent uniquement parce que tu as une très belle situation et que tu fais des affaires qui peuvent un jour servir à leurs maris. Oui, ça je le sais, mais ça m'est égal, c'est pas grave, car moi j'ai besoin d'elles. »

Et comme il la regardait sans comprendre, elle reprit :

« Nous deux, quoi qu'on fasse et même si tu gagnes encore plus d'argent, jamais on n'appartiendra au même monde que ces dames, jamais…

— Je suis content que tu me dises ça, avoua-t-il en souriant, oui, très content ! Depuis notre retour en France, j'avais peur que tu aies oublié d'où nous venons tous les deux…

— Je n'ai rien oublié, rien.

— Pourtant, tu es bien loin de la petite Rosemonde de jadis, dit-il avec un peu de tristesse.

— Et toi ! Tu crois que tu ressembles encore au Martial qui venait à l'auberge ?

— Je ne sais pas.

— Moi, je sais ! Nous ne sommes plus les mêmes, c'est bien normal d'ailleurs… »

Songeur, il nettoya distraitement son assiette, se versa un demi-verre de vin.

« Pourquoi as-tu dit que tu avais besoin des personnes dont nous parlions ? demanda-t-il soudain.

— J'en ai besoin pour notre petite Armandine. Je veux qu'un jour elle puisse entrer, la tête haute et tout naturellement, dans cette société que tu me reproches de fréquenter. Mais elle ne pourra y entrer que si, bientôt, elle peut jouer avec les filles de ces bourgeoises que tu détestes et si, plus tard, elle fréquente les mêmes établissements qu'elles. C'est comme ça qu'elle deviendra une dame à son tour et pas autrement. Et je ferai tout pour que ça se passe comme ça ! »

Il la regarda longuement, un peu inquiet de découvrir en elle un esprit calculateur qu'il ne lui connaissait pas.

« Ne me dis pas que c'est uniquement pour ça que tu les reçois ? dit-il enfin.

— Non, avoua-t-elle, pas uniquement, j'y prends plaisir, c'est vrai. Je te l'ai dit, j'aime ma vie ici, j'aime cette existence. » Elle l'observa, lui sourit et reprit : « Écoute, je voulais aussi te dire que… » Elle se mordit les lèvres : « Tout à l'heure, je disais que je n'ai rien oublié, rien, et surtout pas comment je t'ai forcé la main un jour ; ou plutôt un soir, un soir d'été où il faisait si lourd, si orageux… Ne dis rien, je sais que tu n'as pas oublié non plus. À cette époque, tu voulais aller au Chili sans moi… Aujourd'hui aussi tu aimerais y revenir, je le sais, je le vois. Alors, écoute : si un jour tu le veux, fais-le… Oui, fais-le et cette fois sans t'occuper de moi… » Elle tendit la main par-dessus la table et la lui posa sur le bras. « Repars si tu le veux, insista-t-elle, et surtout ne me dis pas que tu n'en as pas envie !

— Et toi ? Tu as envie de me voir repartir ?

— Oh moi… Moi, maintenant, j'ai Armandine, je ne suis plus seule. Et puis tu m'as habituée depuis si longtemps à te voir partir ! Souviens-toi quand tu t'en allais, que ce soit ici il y a plus de dix ans, ou à Santiago. Il a toujours fallu que tu galopes, c'est ça ta vie.

— Non, dit-il, c'était ça, mais ça ne l'est plus. J'ai vieilli… »

Elle secoua la tête en silence, sourit de nouveau, comme pour atténuer le voile de tristesse qui lui brouillait un peu la voix.

« C'est vrai, tu as vieilli, mais ça ne t'empêche pas de t'ennuyer, bien au contraire ! Alors je te le redis, va-t'en si tu le veux, quand tu voudras. On fera comme dans le temps, on se retrouvera quand on pourra, quand tu pourras. Je m'ennuierai sûrement, mais beaucoup moins que de te regarder ronger ton frein comme depuis notre retour en France…

— Ça se voit tant que ça ?

— Oui. Même en ce moment tu n'es pas avec moi, tu es loin, quelque part vers Coquimbo ou Valparaíso. Je me trompe ? »

Il soupira, haussa les épaules et garda le silence.

« Il y a du monde là-bas », prévint Joaquin en tirant sur les rênes de sa monture.

Antoine qui faisait entièrement confiance à l'acuité visuelle du métis arrêta lui aussi son cheval. Il avait, pendant presque huit ans, tellement couru les pistes et vécu tant d'aventures avec Joaquin qu'il ne lui serait pas plus venu à l'idée de mettre en doute sa vue exceptionnelle que sa capacité à allumer un feu, à dépouiller une viscache ou à plumer un tinamou, cette succulente perdrix andine.

Aussi, sans jamais oublier que son très superstitieux compagnon avait parfois une fâcheuse propension à exagérer ou à interpréter ses observations, prêtait-il grande attention à ses avertissements.

« Pourquoi vous arrêtez-vous ? leur lança Edmond, surpris de ne plus les voir chevaucher à ses côtés.

— Paraît qu'il y a du monde devant nous », expliqua Antoine.

Devant, c'était la désolation désertique, une immense étendue minérale écrasée de chaleur, et vide, désespérément vide et morte.

« Vous plaisantez, fit Edmond en écarquillant les yeux.

— Non, non ! Je ne vois rien, moi non plus, mais si Joaquin dit qu'il y a quelqu'un, c'est sûrement vrai. »

Sceptique, Edmond haussa les épaules et profita de leur halte pour se désaltérer. Il avait un peu moins mal à la tête qu'au début de la journée, mais était toujours atteint d'une soif insatiable. Il but longuement puis observa la poussiéreuse piste grise qui filait vers les cerros ocre et violet qui barraient l'horizon.

« Pas possible, il rêve ou il a des mirages ! Où voit-il du monde ? » ironisa-t-il en s'essuyant la bouche avec sa pochette de soie.

Elle était devenue franchement sale, maculée de taches, et Antoine se demanda avec amusement pendant combien de temps encore il oserait en faire usage.

« Hein, redit Edmond, où diable voit-il quelqu'un ?

— Ah ! ça… », fit prudemment Antoine.

Contrairement à son compagnon, il savait que le métis était très susceptible dès l'instant où l'on mettait ses dires en doute ; dans ce cas, il était capable de s'enfermer dans le plus opaque mutisme, ce qui devenait vite très horripilant. Or, manifestement, il s'estimait atteint par le ton ironique d'Edmond et tout laissait présager une grosse bouderie.

« Allons, allons, temporisa Antoine en sortant sa boîte de cigarillos. Tiens, sers-toi », dit-il en la tendant à Joaquin. Il attendit qu'il se serve, lui offrit même du feu et insista : « Bon, on n'a pas de temps à perdre. Que vois-tu et où ?

— Un groupe, à pied, lâcha Joaquin après quelques instants d'observation. Là-bas, dit-il en tendant la main, au pied de ce cerro, un peu à droite de ce gros cactus tout sec qui est juste à côté de la piste…

— C'est une plaisanterie ! grommela Edmond vexé de ne rien déceler, pas même le cactus en question.

— Je ne crois pas, coupa Antoine. Et il y a beaucoup de monde dans ce groupe ? »

Joaquin observa de nouveau, plus longuement encore.

« Une vingtaine d'hommes, dit-il enfin. Ils ne bougent pas, peut-être qu'ils sont assis. Je ne vois pas, s'excusa-t-il.

— Eh bien, nous sommes encore en territoire chilien ; on va voir si le laissez-passer du colonel de Tocopilla vaut quelque chose. Et puis, peut-être qu'ils auront des renseignements sur Herbert ! » dit Antoine.

Il allait mettre sa bête au trot lorsqu'il se retourna, intrigué par l'attitude de Joaquin qui n'avait toujours pas bougé.

« Et alors, tu rêves ? lui lança-t-il.

— Non, non, expliqua Joaquin en le rattrapant, mais là-bas, ils nous ont vus…

— Ah ! bon ?

— Oui.

— Et alors ?

— Ils partent…

— Comment ça, ils partent ?

— Oui, et vite même, très vite, comme s'ils avaient peur…

— Peur ? Tu veux rire ! À vingt contre trois !

— Ce sont peut-être des cholos, dit Joaquin avec dédain, ces gens-là arrivent à se faire peur rien qu'en pétant ! Alors s'ils ont mangé des haricots, ça doit faire du bruit et c'est normal qu'il partent !

— Non, non », dit Antoine d'un ton soucieux.

Contrairement à Joaquin, il se méfiait de cette troupe qui, les ayant vus, s'empressait de disparaître. Lui-même, jadis, quand il était soldat, aurait agi de même en face des Prussiens, non pour les fuir, mais pour leur tendre une embuscade… Dans le cas présent, ce départ était tout à fait illogique : des Chiliens n'avaient aucune raison de se méfier de trois cavaliers venant du sud ; illogique et inquiétant. Il réfléchit, puis se décida :

« On abandonne la piste et on oblique vers la gauche, dit-il soudain. De toute façon, on atteindra quand même le río Loa. Oui, expliqua-t-il à Edmond qui le regardait d'un air intrigué, ce groupe ne me dit rien de bon. Je me trompe peut-être, mais je préfère parcourir quelques kilomètres de plus pour l'éviter.

— Je ne vois pas ce qui vous tracasse, vous avez dit vous-même que c'étaient des Chiliens ! Enfin, faites comme vous voulez », bougonna Edmond.

Il était de plus en plus persuadé que la troupe n'existait que dans l'imagination de Joaquin ; mais, comme son mal de tête l'avait repris et le torturait, il n'avait aucune envie de discuter.

C'était pendant son séjour au Texas, quatre ans plus tôt, que Romain Deslieux avait pris l'habitude, lorsqu'il était vraiment pressé, d'effectuer ses déplacements avec deux montures.

À cette époque, ses diverses pérégrinations l'avaient conduit jusqu'à Kent où il avait réussi à se faire engager comme pianiste dans un saloon. Ce n'était pas un emploi très bien payé, mais il l'avait trouvé de tout repos. Il est vrai qu'il n'y avait rien de commun entre taper sur un piano – pourtant très mal accordé et auquel il manquait deux touches ! – et être garde-chiourme dans cette mine de plomb argentifère de San Pedro, petite bourgade mexicaine située en pleine sierra, au nord de Galeana, où il avait dû travailler pendant trois mois, à son corps défendant.

Car, si on l'avait appâté en lui faisant miroiter une fonction et un salaire de contremaître – il serait chargé de surveiller la solidité des boyaux et leur bon étayage –, il avait vite compris qu'il était surtout là pour faire trimer les mineurs indiens. S'il l'avait pu, il ne serait pas resté vingt-quatre heures dans cet enfer, mais, ayant débarqué là sans un peso, il avait bien dû contracter un emprunt auprès du responsable de cette chiourme. Ensuite, pour modeste que fût la somme avancée, et il en avait besoin, ne serait-ce que pour se nourrir, force lui avait été de travailler pour la rembourser. Mais il gardait un souvenir atroce de cet antre suffocant de chaleur et de poussière, où s'échinaient, quinze heures par jour et nourris d'une poignée de fèves et de maïs, des Indiens prétendument volontaires qu'il devait surveiller. Alors, comparé à ce labeur, son rôle de musicien devenait presque exaltant !

Et tout aurait été parfait si Violette avait habité plus près. C'était une gentille rousse, très accueillante, qu'il connaissait depuis plus de six mois et qui avait beaucoup de charme. C'est en allant la retrouver, deux ou trois fois par mois, qu'il était devenu un excellent cavalier.

En effet, la jeune femme habitait Sierra Blanca, à cent kilomètres de là, et comme il devait être présent tous les soirs devant son piano, il lui fallait faire l'aller et retour en un temps record. C'est alors qu'il avait adopté le système qui lui permettait de couvrir la distance qui le séparait de sa belle en moins de cinq heures, grâce à deux chevaux qu'il enfourchait alternativement. Il avait trouvé ce principe excellent et ne s'était jamais autant réjoui de l'avoir adopté que le jour où il avait dû semer quelques soupirants de Violette tout à fait excédés par les faveurs qu'elle accordait à ce maudit Français !

Et maintenant, parce qu'il voulait rattraper Antoine et ses compagnons le plus vite possible, c'est en se souvenant de cette époque qu'il galopait sur leurs traces ; à ses côtés, prêt à prendre la relève, courait, alerte et sans fatigue, le deuxième cheval.

Romain n'avait eu aucune peine à retrouver la piste empruntée par les trois hommes. Il l'avait tout de suite identifiée et savait que rien ne la lui ferait perdre, sauf naturellement un vent de sable.

Curieusement, ce n'était pas à la suite de quelque confidence ou leçon de vieux trappeurs pleins d'expérience qu'il était capable de lire une empreinte, de la dater même. C'était simplement parce que, quinze ans plus tôt et bien avant qu'il ne décidât de disparaître, son père, maître Jean-Victor Deslieux possédait, en forêt de Romorantin, trois mille hectares de chasse sur lesquels il courait cerfs, chevreuils, sangliers et même loups deux à trois fois par mois en saison.

Romain aimait ce genre de traque et ce qu'il préférait surtout c'était retrouver le pied d'une bête qui, après s'être forlongée, avait tenté de donner le change en se faisant accompagner par quelques femelles. À cette poursuite, difficile et pleine de pièges, il s'était vite révélé aussi redoutable qu'un vieux piqueux. Aussi traduisait-il maintenant, sans aucune hésitation, tous les indices qui jalonnaient la piste. Et s'il fut étonné en constatant que les empreintes bifurquaient brusquement vers la gauche, il ne ralentit même pas et suivit les traces de sabots qui grimpaient vers le cerro.

Antoine dirigea sa monture vers la cime du piton rocheux dont l'altitude devait permettre d'embrasser tout le versant nord, celui qui, logiquement, dévalait vers le río Loa. Il atteignit enfin le sommet et sourit en constatant que le río était beaucoup plus près qu'il ne l'avait pensé. Il était là, à ses pieds, à moins de quinze cents mètres. Il se retourna vers Edmond et Joaquin qui l'attendaient à mi-pente et leur fit signe de le rejoindre.

« Contrairement à ce que je craignais, le fait d'avoir quitté la piste ne nous a pas fait perdre de temps, expliqua-t-il à Edmond dès que ce dernier arriva.

— Eh bien, tant mieux, soupira Edmond, parce que je vous avouerai que j'en ai plein les reins de cette cavalcade à travers les éboulis ! Alors, c'est ça, le río Loa ? dit-il en s'épongeant le front.

— Oui, et il va s'agir de trouver un gué… »

Il était en effet facile de constater que, contrairement à beaucoup de cours d'eau, presque toujours aux trois quarts secs, celui-ci roulait des flots rapides sur toute sa largeur ; ils miroitaient au soleil en bondissant de rocher en rocher. Il est vrai qu'ils chutaient de très haut, de ces sommets andins qui crevaient le ciel là-bas, à droite, non loin du volcan Mino, et qu'ils étaient grossis par toute la neige fondue au soleil du printemps.

« Après tout, décida Antoine, rien ne nous oblige à traverser tout de suite. Si j'en crois la carte et la boussole, le río descend droit vers Quilliagua, donc si nous restons sur la rive gauche, nous limiterons les risques de tomber sur les troupes boliviennes ou péruviennes, parce que, si j'en crois les militaires, nous sommes ici dans un secteur contrôlé par nos amis.

— Possible, mais bien malin qui pourrait s'y reconnaître ! » fit Edmond en haussant les épaules.

Il tombait maintenant de sommeil et avait hâte de voir venir la nuit, car alors, et pour pressés qu'ils soient, il faudrait bien qu'ils s'arrêtent et établissent un semblant de bivouac ; il se sentait prêt à dormir n'importe où, même sur un lit de cailloux. Mais la nuit ne viendrait pas avant deux bonnes heures ; il pensa qu'elles allaient être longues, bâilla bruyamment, s'ébroua et s'élança derrière ses compagnons.

L'attaque fut stupéfiante et Edmond, qui trottinait à quatre-vingts mètres derrière Antoine et Joaquin, ne réalisa pas tout de suite ce qui se passait, ni ce qu'était cet attroupement bruyant qui tourbillonnait autour de ses compagnons. Puis il entendit des hurlements, distingua les lames qui brillaient au soleil et comprit. Alors, malgré la peur qui lui serrait le ventre, il empoigna l'arme suspendue à sa selle et lança son cheval au galop, droit sur la mêlée.

C'est en arrivant dans le groupe au milieu duquel, faute d'avoir eu le temps de saisir leur fusil, Antoine et Joaquin se débattaient à grands coups de fouet qu'il s'aperçut que leurs adversaires étaient des femmes, d'abominables matrones vêtues d'oripeaux parmi lesquels, parfois, se reconnaissait une vareuse militaire ouverte sur un poitrail ballottant.

« Des femmes ! pensa-t-il, c'est pas Dieu possible, on ne peut quand même pas leur tirer dessus ! »

Il en vit soudain une, mafflue, sale, à la bouche édentée grande ouverte en un hurlement de bête, qui courait vers lui en brandissant une machette. Il hésita et, au lieu de lui décharger son douze en plein corps, tenta d'esquiver le coup qui visait son ventre. Il y parvint de justesse, fit volter sa monture et se crut sauvé. Il le croyait encore lorsqu'il ressentit une fulgurante brûlure dans la cuisse droite.

Alors, hurlant de douleur et affolé par le flot de sang qui déjà rougissait son pantalon et sa selle, il vida enfin son arme dans la masse grouillante qui le cernait ; la volée de plombs desserra l'étreinte.

Puis il vit, surgissant à ses côtés, Antoine et Joaquin, juchés sur la même monture. Il ne comprit pas bien pourquoi le métis saisissait son cheval à la bride et l'entraînait, mais il se laissa conduire car, paralysé par la douleur, il était presque inconscient.

Antoine galopa jusqu'au sommet du plus proche cerro, sauta à terre, ordonna à Joaquin de s'occuper d'Edmond et commença aussitôt à décharger son fusil Henry en direction de la horde qui grimpait vers eux.

Lui non plus n'en revenait pas de la rapidité et de la violence de l'attaque. Certes, il avait déjà entendu parler des rabonas, mais il avait toujours pensé qu'il y avait beaucoup d'exagérations dans les récits qui couraient à leur sujet. De plus, contrairement à ses voisins souvent secoués par des révolutions et des guérillas internes, le Chili, en temps de paix, était indemne de ce genre de parasite.

« Ce sont sûrement elles que Joaquin a aperçues tout à l'heure, pensa-t-il en rechargeant son arme ; elles nous avaient repérés, elles aussi, et si elles paraissaient fuir, c'était bel et bien pour nous tendre une embuscade. Elles ont dû être furieuses en nous voyant changer de direction, mais ces garces ont vite réagi et nous ont retrouvés ! »

Il revit l'attaque, sa violence et aussi le cheval de Joaquin roulant à terre, tendons sans doute tranchés par un coup de sabre.

« Pas croyable, des femelles pareilles ! Et ce pauvre Edmond qui avait des scrupules à se défendre ! »

Il avait bien vu le long moment d'hésitation pendant lequel son compagnon n'avait pas tiré, comme s'il n'osait pas le faire sur des femmes. C'est alors qu'il s'était rapproché de lui, pas assez vite pour lui éviter un coup de machette, mais suffisamment pour lui sauver la vie.

« Enfin, pour le moment…, songea-t-il. Parce que, bon sang, je ne sais pas comment on va tenir si ces garces décident de monter à l'assaut, et elles semblent bien capables de le faire ! De toute façon, il ne faut pas qu'on se fasse surprendre ici par la nuit, donc il faut qu'on parte avant… »

Il tira trois coups en direction d'une silhouette qui se glissait dans les rochers, à cent pas de là, puis se retourna vers Edmond que Joaquin avait sommairement pansé.

« Ça ira ?

— Oui, oui, grimaça Edmond, l'estafilade est belle, mais elle n'est pas trop profonde. Enfin, je crois, ajouta-t-il en essayant de sourire.

— Prends mon deuxième fusil, les cartouches sont dans mes fontes de droite, lança Antoine à Joaquin. Et les chevaux, ça va, pas blessés ?

— Ça va !

— Bon, on les laisse souffler une petite demi-heure et on file par là, expliqua Antoine en désignant d'un coup de pouce la pente abrupte qui dégringolait vers le sud.

— Pas sûr, pronostiqua Joaquin après avoir jeté un coup d'œil dans la direction indiquée, pas sûr… Ces espèces de salopes sont en train de s'y installer, alors comme elles sont aussi partout ailleurs…

— Eh bien, elles vont voir ce que donne un 44 à seize coups, dit Antoine en tapotant son fusil Henry, parce que faudra bien qu'on passe, crois-moi. Je n'ai aucune envie de coucher cette nuit avec toutes ces femelles dans le secteur, elles ne me plaisent pas du tout. Et puis Mme Pauline ne me le pardonnerait pas ! » ajouta-t-il en essayant de plaisanter, mais le cœur n'y était pas.