2
Depuis trois ans qu'il traînait ses bottes entre Lima, La Paz et Antofagasta, Romain Deslieux avait appris à se méfier des rabonas. Aussi lança-t-il sa monture vers le plus proche cerro dès qu'il aperçut leur troupe marchant vers lui au milieu de la piste.
Il savait de quoi étaient capables ces femmes et les craignait comme des mygales. Il en avait rencontré un peu partout, aussi bien dans la pampa de Chacra que dans la puna bolivienne ou encore dans les faubourgs d'Arequipa ou de Cuzco. Elles surgissaient de nulle part, ombres menaçantes et jacassantes dont la seule apparition annonçait toujours des exactions, des pillages, des brutalités d'une folle violence, des meurtres.
Car ces maritornes, qui vivaient dans l'entourage des troupes – qu'elles soient régulières ou ramassis de rateros, ces odieux pillards –, ne se contentaient pas d'agir en simples mendiantes, voire en modestes chapardeuses. Non, prenant à cœur leur fonction de vivandières tenues, entre autres, de fournir aux hommes la nourriture et la boisson, elles fondaient sur les pueblos ou les haciendas avec une audace et une méchanceté pétrifiantes. Et comme leur arrivée précédait de peu celle des soldats ou des maraudeurs, seuls les inconscients attendaient passivement leur déferlement ; quant aux autres, ils se terraient ou s'enfuyaient sans aucun remords. Les rabonas étaient trop nombreuses et mauvaises pour qu'on pût leur tenir tête, sauf à coups de fusil ; mais, alors, c'était prendre le risque d'une bataille rangée, non seulement avec elles, mais encore avec tous les hommes qui les suivaient, à une heure de marche ou à une demi-journée. Mais qui les suivaient toujours, prêts à toutes les représailles que leur suggéraient les harpies qui leur servaient de femmes.
Malheur alors aux péons trop arrogants ou pas assez généreux et aux Indiens trop endormis ! Même les créoles isolés n'étaient pas à l'abri, car les épouvantables mégères, presque toujours ivres de chicha, d'aguardiente et de coca, ne tenaient aucun compte de la couleur de peau de leurs proies, seul importait ce qu'elles pensaient pouvoir leur soustraire.
Romain Deslieux gardait un très mauvais souvenir de sa dernière rencontre avec les rabonas. Elle avait eu lieu quelques jours plus tôt dans un petit pueblo bâti au bord du río Loa, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Quilliagua. Ce soir-là, épuisé et affamé par une longue journée de piste, il était en train de négocier avec un péon l'achat de deux cochons d'Inde – gras à lard et qui allaient être succulents à la broche – lorsque des hurlements avaient retenti derrière lui.
Et tout de suite elles avaient jailli de partout. Quinze ou vingt rabonas armées jusqu'aux dents, de fusils, de machettes, de sabres et de baïonnettes ; gorgones ricanantes et puantes, déjà soûles et prêtes au meurtre.
Il n'avait même pas eu le temps de réagir qu'il était cerné, tripoté, fouillé par cinq ou six matrones aux regards troubles. Soudain, alors qu'il se débattait pour échapper aux serres qui l'agrippaient et le griffaient, il avait vu avec horreur son vendeur de cochons d'Inde s'effondrer en cherchant à extirper de son ventre le sabre qu'une rabona venait d'y plonger en riant.
Alors, comprenant qu'il allait être la prochaine victime, fou de rage et de dégoût, il avait frappé à grands coups de poing et de pied dans la meute qui l'encerclait. Puis, risquant le tout pour le tout, il avait couru jusqu'à son cheval que, par chance, nulle femme ne tenait encore au mors. Sautant en voltige sur sa monture, il avait fui à toute allure, accompagné par une miaulante volée de plombs.
Le sort avait voulu qu'aucun ne l'atteignit ; en revanche, sa bête avait henni de douleur et trébuché lorsque deux balles s'étaient fichées dans son flanc gauche. Il avait dû la fouetter et l'éperonner pour l'obliger à galoper, à s'éloigner au plus vite de ce pueblo maudit d'où, par vagues, montaient des hurlements, des rires et des cris de douleur.
Brutalement foudroyé par une hémorragie interne, son cheval s'était écroulé après quinze cents mètres de course ; il n'avait même pas eu besoin de lui donner le coup de grâce.
Chargé de sa selle et de son sac, il avait fui à pied à travers la pampa sur laquelle tombait la nuit ; et dans son dos, l'incendie qui ravageait le pueblo rougeoyait comme un soleil.
C'était pour ne point revivre de semblables expériences qu'il poussait maintenant sa monture dans les éboulis et la rocaille.
Il faillit tomber lorsque, au détour d'un gros bloc de rocher, son cheval fit un écart pour éviter le groupe d'urubus, de condors et de coyotes agglutinés sur un cadavre. Affolés, les charognards déguerpirent dans la rocaille pendant que les vautours s'élevaient d'un vol lourd et maladroit. Il nota que la carcasse sur laquelle adhéraient encore des lambeaux de robe était celle d'un cheval chilien, un de ces petits mais robustes et nerveux chevaux sur lesquels les huasos, ces infatigables cavaliers, étaient, assurait-on, capables de courir vingt-quatre heures.
Il remarqua également que l'animal ne portait aucun reste de harnachement et qu'il avait dû crever là un ou deux jours plus tôt, pas plus, car malgré leur nombre les prédateurs n'avaient pu encore en venir à bout.
C'est à quelques mètres de là qu'il découvrit dans la poussière les multiples traces de pas d'une troupe en déplacement. Il vérifia soigneusement la direction empruntée par le groupe et se sentit rassuré. Amis ou ennemis, rabonas ou soldats, les marcheurs qui étaient passés là dans la matinée se dirigeaient plein nord, vers Calate. Lui, il filait sud-ouest, droit sur Tocopilla. Et, s'il avait la chance de ne point rencontrer une nouvelle cohorte de rabonas, il atteindrait son but dès le lendemain.
Ce ne fut pas sans mal qu'Antoine et Edmond trouvèrent à se loger à Tocopilla. Ils n'y parvinrent qu'après avoir soudoyé, au prix le plus fort, les locataires d'une espèce de bouge répugnant, pompeusement baptisé : Habitación de dos camas (chambre à deux lits) !
La cahute, minuscule et grouillante de vermine, empestait le lama et le bouc et ils durent, avant de pouvoir y déposer leurs bagages, verser à son propriétaire – pour le dédommager, disait-il, de la perte de ses quatre précédents clients, des officiers aux grades indéterminés – un loyer digne d'un appartement au grand hôtel San Cristóbal de Santiago !
« C'est pas Dieu possible, je ne pourrai jamais dormir là-dedans ! protesta Edmond dès qu'il eut franchi le seuil du cabanon.
— Joaquin va nettoyer, laver, aérer. On verra ensuite, assura Antoine, mais, en attendant, on devrait aller faire un tour en ville, dans cette superbe cité ! »
En dépit de son ton enjoué, il était un peu embarrassé par la présence d'Edmond. Non que celui-ci fût un compagnon désagréable, tant s'en fallait ! C'était un homme de bonne compagnie, sympathique, et sa présence en ces lieux prouvait qu'il avait le sens de l'amitié, de l'entraide. Mais c'était aussi un homme qui, malgré toute sa bonne volonté était, aux yeux d'Antoine, beaucoup plus fait pour les bureaux, les banques, les repas d'affaires, voire les salons de Santiago, que pour les pistes.
Lui, Antoine, avait derrière lui l'expérience de toutes ses années de colportage ; les nuits à la belle étoile, les repas frustes et l'inconfort d'un chariot ne lui faisaient pas peur. Et même la cagna dans laquelle ils allaient devoir coucher ne le dérangeait pas outre mesure et ne troublerait pas son sommeil. Il aurait certes préféré que la chambre fût confortable et propre, mais il pouvait se contenter de celle-ci.
Il n'était pas du tout sûr qu'il en aille de même pour Edmond. Pas du tout certain non plus que ce dernier puisse supporter sans peine l'épreuve qui les attendait. Car c'était vraiment une épreuve d'être contraint d'affronter, en pleine guerre, toutes les rigueurs du désert, et comme c'était bel et bien là qu'Herbert Halton s'était imprudemment aventuré…
À son sujet, Antoine avait été surpris de voir à quel point Edmond tenait à partir au plus tôt à sa recherche.
« Vous comprenez, avait-il expliqué, je n'oublie pas que c'est grâce à lui que je n'ai pas complètement sombré lors de la faillite de la Soco Delmas et Cie. Je n'oublie pas non plus qu'il est aussi notre associé et je sais également que c'est un excellent ami. Voilà pourquoi il faut le retrouver. »
Cette attitude, tout à l'honneur d'Edmond, n'était pas pour déplaire à Antoine, mais il était quand même inquiet à l'idée de tout ce qu'ils allaient devoir vivre et subir et pour lequel, pensait-il, Edmond n'était pas prêt. Il n'était qu'à voir la façon dont il tentait de masquer l'odeur ambiante en se tamponnant le nez avec sa pochette de soie parfumée de Jean-Marie Farina pour avoir quelques inquiétudes sur son comportement à venir. Car Antoine savait que l'expédition dans laquelle ils allaient se lancer risquait d'être déjà assez pénible sans qu'il fût besoin d'y rajouter les protestations et les états d'âme d'un compagnon peu ou pas entraîné à courir les pistes.
Certes, il n'oubliait pas qu'Edmond s'était un jour lancé à son secours ; mais il doutait que cette expérience fût suffisante car, pour éprouvante qu'elle eût pu être, la chevauchée qu'il avait alors endurée n'avait rien de comparable avec celle qui les attendait maintenant.
« Enfin, on verra bien, tout se passera peut-être au mieux », pensa-t-il une fois de plus pour se rassurer.
« Bon, lança-t-il à Joaquin, on va faire un tour. Pendant ce temps, nettoie-moi cette porcherie. Je ne veux plus voir sauter une puce à notre retour ! Et cesse aussi de bouder ! Tu me fatigues ! Tu vois, malgré tes prédictions, le voyage s'est bien passé, on n'a pas fait naufrage ! Alors cesse de ronchonner ! Qu'est-ce que tu dis ? demanda-t-il car il n'avait rien compris aux marmonnements que le métis venait d'émettre entre ses dents.
— Je dis que je n'aime pas ce port ni ce pays étranger ; il est tout plein de cholos pouilleux qui traînent partout ! C'est rien que des crapules, ces gens-là, et ils portent tous malheur !
— Alors là, tu ne manques pas d'audace ! s'esclaffa Antoine. Les cholos, comme tu dis, ce sont tout simplement des métis et sur ce sujet, il me semble que tu…
— Les cholos, c'est pas des métis, c'est des moins que rien ! Des cholos, quoi ! s'entêta Joaquin en empoignant un vieux balai et en s'affairant rageusement.
— À l'entendre, on jurerait qu'il n'a que du sang bleu dans les veines ! plaisanta Edmond dès qu'Antoine l'eût entraîné hors de la pièce ; pourtant, il peut difficilement cacher son propre métissage !
— Eh oui ! Mais lui, c'est Joaquin et les autres des cholos ! dit Antoine en riant. Lui, il vous expliquera qu'il est chilien et que les autres sont boliviens, c'est ça toute la différence. Sacré Joaquin, il est capable de la pire mauvaise foi et du plus fichu caractère, mais je ne pourrais pas m'en passer !
— Je croyais qu'il aspirait au calme et qu'il ne voulait plus prendre la piste.
— C'est exact, c'est bien pour ça que, de temps en temps, il a ses grosses crises de mauvaise humeur. Mais il faut dire que ça lui arrive surtout lorsque nous débarquons dans un endroit où il n'a pas ses habituelles connaissances… Mais je ne m'inquiète pas pour lui : si nous restons seulement trois jours ici, l'ami Joaquin aura déjà déniché une élue, chola ou pas ! De toute façon, la plus sévère brimade que je pourrais lui infliger serait de lui interdire de m'accompagner. Car, voyez-vous, c'est ma femme qui lui a demandé de me servir d'ange gardien ! Il en est très flatté. Vous comprenez, ce n'est pas le premier cholo venu qui peut atteindre à ce rang !
— Bien sûr », approuva distraitement Edmond.
Antoine lui jeta un coup d'œil, vit qu'il était songeur et se tut.
« Dites, demanda soudain Edmond, si vous aviez été à la place d'Herbert, je veux dire, sans Joaquin pour vous aider, qu'est-ce que vous auriez fait avant de partir en expédition ?
— J'aurais cherché un bon guide, quelqu'un qui connaisse le pays comme sa poche, un vaqueano, donc, assura Antoine.
— C'est ça, un vaqueano, approuva Edmond. Et où les trouve-t-on ?
— Dans les auberges et les bistrots.
— Eh bien, je pense qu'on va devoir en faire la tournée ; ainsi on aura peut-être des nouvelles d'Herbert.
— D'accord, mais alors attention ! recommanda Antoine. Offrez à boire tant que vous voudrez à tous les pouilleux qu'on va devoir interroger, mais arrangez-vous pour ne pas trop toucher à leur saloperie de chicha ou d'aguardiente, car vu le nombre de tripots qu'on va devoir suivre, ça va être terrible… »
Fascinés par le combat et complètement sourds à tout ce qui pouvait se passer hors de la minuscule arène de planches, les spectateurs vibraient à chaque attaque. Et les hurlements d'encouragements ou de dépit qu'ils lançaient étaient si rageurs et puissants qu'ils se confondaient en une espèce de mugissement saccadé, plein de violence et de menace.
Uniquement éclairée par les maigres flammes d'un brasero où se consumaient quelques bouses sèches de lama, la scène avait quelque chose d'angoissant, comme quelque sordide cérémonie démoniaque.
Comme étaient inquiétants aussi les regards furtifs, mais lourds de reproches, que jetaient parfois les joueurs en direction des deux étrangers qui, contre toute tradition, avaient eu l'audace, ou l'inconscience, de venir se mêler à leur groupe. Leur présence en ces lieux était déplacée, provocante. Elle était indécente aussi, car, non contents de s'immiscer dans un groupe où ils n'avaient pas leur place, ces maudits gringos parlaient haut et fort et troublaient ainsi le spectacle.
« C'est tout à fait répugnant ! » protesta Edmond lorsque, en un dernier assaut, le maigre et nerveux coq rouge, à la crête rasée et au cou nu et ruisselant de sang, ficha un de ses ergots d'acier – affûté comme un rasoir – dans l'orbite de son adversaire ; et le coup fut si violent que la pointe étincelante ressortit au milieu du crâne.
La foule hurla lorsque le vaincu, battant fébrilement des ailes et dressant le cou en un dernier spasme, inonda d'un sang noir les plus proches parieurs.
« Répugnant ! redit Edmond, pendant qu'autour d'eux, au milieu des rires, des cris, des applaudissements et des grandes régalades de pisco, les pesos changeaient de mains.
— Bon Dieu ! Parlez pas si fort ! On va se faire étriper ! » grogna Antoine en lui expédiant un coup de coude.
Jusque-là, les réflexions d'Edmond s'étaient noyées dans le brouhaha, mais Antoine n'était pas du tout certain qu'il en soit longtemps ainsi. Plus le temps passait et plus les vapeurs mélangées de tous les breuvages qu'Edmond avait ingurgités le rendaient loquace et bruyant. Car, malgré toute la prudence et la modération dont ils avaient fait preuve l'un et l'autre, il avait bien fallu qu'ils boivent pour tenter de nouer le dialogue avec ceux qu'ils voulaient interroger. En pure perte d'ailleurs, car nul ne leur avait fourni le plus petit indice quant à la direction empruntée par Herbert Halton.
C'était rageant, car il avait certainement été vu par beaucoup ; mais, depuis, tous ceux qui avaient pu l'apercevoir avait oublié ou, tout simplement, n'étaient pas certains qu'il faille en parler. Tout ça, c'étaient des histoires d'étrangers, de Blancs ; la prudence recommandait de ne jamais s'en occuper.
« Ils le font exprès ou quoi ? avait lancé Edmond au début de leur investigation.
— Non, même pas, avait expliqué Antoine. Ils s'en moquent, ça ne les intéresse pas. Et puis il faut dire qu'ils ont des excuses, avec tout ce va-et-vient de soldats ! »
Ils avaient alors poursuivi leurs recherches et c'est là que, peu à peu, par la force des choses, l'alcool leur était monté à la tête, surtout à celle d'Edmond qui, curieusement, s'était soudain senti très assoiffé.
Après avoir fait le tour de tous les débits de boisson et cantinas du port, ils avaient poussé jusqu'aux dernières cahutes de Tocopilla. C'était au-delà du cimetière, derrière un corral où somnolaient des lamas, qu'ils avaient aperçu le groupe d'hommes rassemblés pour participer aux combats de coqs.
Antoine, plus résistant qu'Edmond à l'alcool du pays, avait tout de suite compris qu'ils étaient de trop, qu'ils gênaient ; mais c'est en vain qu'il avait essayé de dissuader son compagnon de prendre place au milieu des spectateurs. Et maintenant, c'était également en vain qu'il essayait de le faire taire.
« Je vous dis que c'est rép… pugnant ! répéta Edmond. Il faudrait interdire ce spectacle !
— D'accord, mais il est tard et on devrait rentrer dormir, proposa Antoine en essayant de l'entraîner.
— Non, non, non ! Je veux voir un autre combat ! s'entêta soudain Edmond contre toute logique. Allez ! lança-t-il, en… envoyez les poulets ! »
Antoine se demanda un instant s'il ne devait pas l'assommer pour le contraindre au silence. Puis il nota que le regard des hommes avait soudain changé comme si, ayant enfin compris l'état d'Edmond, ils ne jugeaient plus leur présence gênante et déplacée, mais plutôt amusante et tout à fait excusable parce que tout ça, c'était la faute au pisco, donc à personne.
« Tiens, je vais même parier ! poursuivit Edmond en regardant d'un œil trouble les préparatifs du prochain combat. Oui, oui ! Je parie sur lui, sur ce coq noir ! dit-il en tendant un index tremblant vers l'animal que tenait un métis. Cent pesos que c'est lui le meilleur ! Cent pesos qu'il va plumer cette squeli… squilitèque ridicule poule jaune ! lança-t-il en désignant le deuxième combattant.
— Ça va pas, non ! protesta Antoine devant l'énormité de la somme. Vous n'allez quand même pas risquer cent pesos ! Vous vous rendez compte ? C'est beaucoup plus que ne peuvent miser tous ces gens réunis ! C'est plus que chacun d'eux gagne en un an de travail ! Allez, partons !
— Toi, fous-moi la paix ! lâcha dignement Edmond. Parfaitement, fous-moi la paix ! » redit-il.
Et il se mit à rire niaisement, heureux de constater avec quelle aisance il s'était soudain mis à tutoyer son compagnon.
« Bon, on s'en va ! décida Antoine en cherchant à l'entraîner.
— Fous-moi la paix ! protesta Edmond.
— Vous avez bien dit que mon coq n'était qu'une poule jaune et que vous misiez cent pesos contre lui ? » lança alors le propriétaire de l'animal mis en cause.
C'était un homme jeune, trapu, aux traits durs et aux yeux furieux.
« Foutu, songea Antoine, on ne va jamais s'en sortir. Il faudrait pouvoir partir en courant et ce pauvre Edmond ne fera pas dix mètres avant de s'étaler ! »
« Oui, je l'ai dit ! Et… et je le redis ! s'entêta Edmond.
— Cent pesos, hein ? Vous les avez ?
— Comment ça, si je les ai ? Tu… tu veux que je te fasse fouetter pour t'apprendre la politesse ? Espèce de… de trou-du-cul !
— Il les a ! Oui, oui ! Il les a, j'en suis garant ! intervint Antoine soucieux de limiter, dans la mesure du possible, les déclarations d'Edmond.
— Très bien, alors que le meilleur gagne ! » lança l'homme en posant son champion au sol.
Antoine n'eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait tant la bataille fut brève, foudroyante. Il était encore en train de se répéter qu'Edmond était vraiment dans un triste état que, déjà, le coq choisi par son compagnon gisait dans le sable souillé de sang et de plumes, décapité net.
La foule hurla en trépignant, pour un beau combat, c'était un beau combat !
« Qu'est-ce qui se passe ici ? » demanda Edmond sans rien comprendre.
Depuis quelques instants, il se sentait les paupières lourdes et ne savait même plus ce qu'il faisait là, au milieu de tous ces gens dont certains le regardaient en riant.
« Je vous expliquerai ! intervint Antoine. Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout ! Et parce que leurs voisins les observaient déjà sévèrement et que, insensiblement, le cercle des joueurs se refermait autour d'eux, il sortit précipitamment cinq pièces d'or de sa poche, cinq gros condors chiliens. Voilà ! dit-il en tendant les pièces au vainqueur, on a perdu, on paie, c'est normal. Mais au fait, dit-il soudain traversé par une inspiration, est-ce que quelqu'un aimerait gagner, disons… un condor, et sans risque, sans pari. J'ai bien dit vingt pesos, alors ?
— Pour… pourquoi tu discutes avec tous ces abrutis, hein ? Et qu'est-ce que tu leur rac… contes, hein ? bégaya Edmond en se passant la main sur les yeux comme pour les soulager de la chape qui les fermait.
— Rien, rien ! lui jeta Antoine, on va partir. Alors ? insista-t-il en sortant une nouvelle pièce de sa poche.
— Ça peut se discuter, dit soudain un métis, ça dépend de ce qu'il faut faire… Faut voir quoi…
— Nous cherchons quelqu'un, un ami. Un ami qui a sûrement eu besoin d'un bon vaqueano, il y a plus de quinze jours. Il suffit de me dire si quelqu'un sait dans quelle direction il est parti, et avec qui. Je ne demande rien tout de suite, mais, si l'un de vous est intéressé ou s'il croit simplement savoir quelque chose, qu'il vienne me voir tout à l'heure, je serai à l'auberge, la grande, en face du débarcadère. Et, cette fois, on s'en va ! » dit-il en entraînant Edmond qui, maintenant complètement assommé, titubait en chantonnant Les Trois Orfèvres.
Il leur fallut plus d'une demi-heure pour rejoindre la chambre où les attendait Joaquin, déjà inquiet de leur longue disparition.
« C'est bien, dit Antoine en observant la pièce – elle était propre, aérée et rangée et ne sentait presque plus le lama. Tu as bien travaillé. Mais il faut encore que je ressorte, alors tu vas t'occuper de M. Edmond, enlève-lui ses bottes et ses habits et ensuite couvre-le. Et puis prépare aussi beaucoup de café, très fort, il en aura besoin quand il se réveillera. Et moi aussi. »
Il hocha la tête en contemplant Edmond qui ronflait, étalé en travers du lit, et sortit dans la nuit.
Parce que l'homme était le seul à dîner au milieu de tous les buveurs, Antoine le remarqua immédiatement. Il était assis au fond de la salle et se restaurait d'une grosse portion de haricots noirs et d'une fricassée de poulet aux piments. Et il mangeait avec un tel appétit, poussant ses cuillerées par de grandes rasades de vin rouge, qu'Antoine eut soudain faim à son tour, très faim.
« C'est vrai que, si nous avions eu la sagesse de dîner avant de faire la tournée des bistrots, Edmond ne serait pas dans l'état où il est », songea-t-il en s'installant à une place libre.
Il refusa d'un geste excédé le cruchon de chicha qu'une servante venait de poser devant lui et commanda à souper.
« Et tu m'apporteras aussi un pichet de vin, il est buvable au moins ?
— Très correct ! lança alors le dîneur du fond de la salle – et il leva son verre en direction d'Antoine. Si vous voulez mon avis, poursuivit-il, ce vin est un honnête aspero, de Locumba. »
Antoine sursauta un peu car, bien que l'espagnol de l'homme fût excellent, il y chantait un petit air de français.
« Français ? lança-t-il.
— Ah ! je me doutais bien que vous n'étiez pas d'ici ! dit l'homme en se levant et en venant vers Antoine. Bon sang, ça fait plaisir de rencontrer un compatriote au milieu de tous ces rats ! assura-t-il en serrant la main d'Antoine. Mais que faites-vous dans ce coin perdu ? Allons, venez vous asseoir à ma table et racontez-moi tout ça. »
Antoine le suivit tout en calculant qu'il devait avoir une trentaine d'années ; il nota aussi qu'il avait le teint recuit d'un coureur de piste, la démarche chaloupée d'un cavalier et de larges mains de pionnier.
« Ça alors ! redit l'homme en s'installant à sa table et en remplissant le verre d'Antoine. Vous savez, ce n'est pas souvent qu'on voit des Français par ici, surtout depuis cette foutue guerre ! Je m'appelle Romain Deslieux, de Paris, poursuivit-il. Pour l'instant, je suis prospecteur, c'est un bon métier. »
Antoine approuva d'un signe de tête et goûta le vin ; c'était bien un péruvien, un peu lourd et traître, mais agréablement âpre et chaud. Puis il se présenta à son tour et ajouta : « Et moi je suis… disons, homme d'affaires et régisseur.
— Bigre ! Pour de vrai ? Ça m'impressionne, plaisanta Romain en avalant une énorme cuillerée de haricots. Mais régisseur de quoi ? Et où ?
— D'une hacienda, vers Concepción.
— Concepción, Chili ?
— Oui.
— Alors ne me dites pas que vous êtes à la recherche de bestiaux qui seraient venus se perdre jusqu'ici, ça fait un peu trop loin !
— Effectivement, sourit Antoine.
— Et comme affaires ?
— Nitrates, guano, mines en tout genre, matériel industriel, quincaillerie, bonneterie, récita Antoine et il remercia d'un signe de tête la servante qui venait de déposer son repas sur la table.
— Alors je comprends que vous soyez dans la région.
— Non, dit Antoine en remplissant son assiette, non, ce n'est pas pour ce que vous croyez. Et vous, quand vous dites prospecteur, c'est en quoi ?
— Au choix, assura Romain, ça dépend des circonstances et des gisements.
— Ah ! oui ?
— Parfaitement. J'ai suffisamment fait de géologie pour classer un sol et suffisamment fait de chimie pour analyser un échantillon de ce même sol. Et, si ce n'est pas ce que vous attendez de moi, je peux devenir ingénieur. Oui, j'ai fait assez de topographie et de topométrie pour vous établir un très beau tronçon de voie ferrée. Mais, si vous cherchez simplement un bon mineur, un charpentier, un forgeron ou même un comptable, je peux vous dépanner. J'ai aussi fait tout ça et bien d'autres choses encore et ce n'est pas une blague de Parisien !
— Je vous crois, assura Antoine qui sourit en reconnaissant soudain un des métis qu'il avait vus deux heures plus tôt aux combats de coqs. Excusez-moi », dit-il en se levant.
Il traversa la salle, prit le métis par le bras, l'installa devant le zinc et lui commanda une bolée de chicha.
— Alors ? demanda-t-il.
— Ça marche toujours pour les vingt pesos ? demanda le cholo après avoir vidé la moitié de son écuelle.
— Oui, ça marche.
— Il était comment, votre homme ? »
Antoine se mit à rire et fit signe à la servante de remplir le récipient de son voisin.
« Non, non, dit-il sans cesser de rire, c'est toi qui vas me dire à quoi ressemblait l'étranger que tu as aperçu. Parce que, si c'est moi qui te dépeins l'homme que je cherche, je suis sûr qu'il ressemblera à celui que tu as vu ! Même si je cherchais un zambo, cul-de-jatte et que tu aies croisé un Chinois géant ! Allez, raconte ! »
Le métis haussa les épaules, but une rasade.
« Bon. C'était un gringo, encore jeune, comme celui avec qui vous êtes à table. Grand, avec des cheveux bien ondulés et rouges ; enfin, oui, un peu rouges. Et aussi une petite moustache, et puis…
— Ça va, coupa Antoine, ça doit être lui, les cheveux rouges, comme tu dis, c'est plutôt rare dans le pays. Alors, qu'a-t-il fait ?
— Il cherchait un vaqueano pour monter vers Quilliagua.
— Quilliagua ? Tu es sûr ? Tu ne confonds pas avec Calama ?
— Non, non ! protesta le métis. C'est bien Quilliagua, au nord !
— Bon sang, maugréa Antoine, qu'est-ce qu'il est allé foutre là-haut ? Calama, j'aurais compris, c'est un vrai tas de cuivre, mais Quilliagua !… Ensuite ? insista-t-il.
— Ben, personne voulait grimper là-haut, à cause de la guerre. On dit que c'est plein de bandes par là, et on sait jamais à qui on a affaire !
— Alors ?
— Il a quand même fini par trouver son vaqueano, mais c'était pas un guide d'ici. Ensuite, ils sont partis, voilà.
— Bon, murmura Antoine en cherchant ce qu'il pouvait encore extirper au métis. Tu es sûr que c'est tout ?
— Oui.
— Très bien », dit Antoine. Il lança le condor à l'homme, rejoignit son voisin de table et reprit silencieusement son repas.
« Ça valait si cher que ça ? » demanda Romain après plusieurs minutes.
Antoine lui jeta un coup d'œil, comprit aussitôt à quoi il faisait allusion.
« Ça valait plus, dit-il en remplissant les verres.
— Plus de vingt pesos ?
— Oui.
— Il en a de la chance, ce cholo…
— Vous avez besoin de vingt pesos ? coupa Antoine un peu agacé.
— Non, pas en ce moment. Je suis là pour négocier environ vingt livres de très bon argent, extrait par mes soins. Alors, c'est vous dire ! Ce n'est pas pour ça que je pose la question. Simplement, si j'ai bien entendu, vous parliez de Quilliagua.
— Exact.
— Il vous intéresse, ce pueblo pouilleux ?
— Non, pas du tout. Écoutez, dit soudain Antoine, je ne sais pas ce que vous avez entendu de la conversation, mais ce n'est pas un secret. Voilà, je suis à la recherche d'un ami, je sais maintenant qu'il est parti vers Quilliagua, mais je ne sais pas du tout pourquoi.
— Vous connaissez ?
— Quilliagua ? Non.
— Moi, si, j'en viens. Enfin, je viens de toute cette foutue région. Et que cherche-t-il, votre ami ?
— À négocier des gisements.
— Le moment n'est peut-être pas très bien choisi, mais l'endroit est bon, très bon.
— À ce point ?
— Garanti, assura Romain. Il y a de tout là-haut, or, argent, cuivre, nitrates, guano, tout ! Si j'avais les moyens, c'est là que je prendrais une concession.
— Alors tout s'explique, on le trouvera donc là-haut, enfin j'espère, dit Antoine en proposant un cigare. Il alluma le sien, vida son verre et bâilla. Bon, faut vraiment que j'aille dormir, je suis mort de fatigue, dit-il en se levant. Content de vous avoir rencontré, ça m'a fait plaisir.
— À moi aussi. On se reverra ?
— C'est possible, mais on va sûrement partir demain, alors… De toute façon, si vous descendez un jour jusqu'à Santiago, passez nous voir ; vous demandez La Maison de France, ça suffit. Salut ! »
Il jeta quelques pièces sur la table, serra la main de Romain et sortit.