LA CHAMBRE PEINTE

 

Le visage de Kon était déformé par ce que, sans aucun doute, il voulait être un sourire rassurant. Graydon, que ses épreuves avaient réduit à l’état de loque, tomba à quatre pattes. Kon tendit la main vers le bord de l’estrade et le souleva avec autant de facilité que s’il s’était agi d’une marionnette. Pour grotesque qu’il fût, Graydon le vit alors d’une beauté plus grande que les fantômes de femmes qui avaient failli l’entraîner dans les filets de l’ombre. Il passa ses bras autour des épaules velues et s’y accrocha fermement. L’homme-araignée lui caressa amicalement le dos avec ses membres supérieurs, en émettant des claquements de langue manifestement consolants.

Du jardin parvint un bourdonnement aigu qu’on eût dit produit par un essaim de milliers d’abeilles. Les fleurs et les arbres se penchaient et se tordaient comme sous l’effet d’un vent violent. De ses yeux énormes, Kon le scruta, se demanda ce qui se passait, puis, serrant toujours étroitement Graydon, il contourna le bord de l’écran. Le bourdonnement du jardin monta de plusieurs octaves, menaçant et… on eût dit qu’il traduisait comme une invitation à comparaître.

Alors qu’ils en tournaient le coin, Graydon s’aperçut que l’écran ne formait pas un bloc à part ainsi qu’il l’avait supposé. C’était en réalité une alcôve sculptée, taillée dans le devant d’un contrefort qui saillait dans la caverne rouge comme la proue d’un bateau. Un escarpement lisse de pierre noire en partait vers l’arrière.

Au pied de l’à-pic, leur pelage écarlate les rendant à peine visibles dans la brume rouille, se tenaient deux autres hommes-araignées. Accrochées aux extrémités de leurs quatre bras, ou pieds, du milieu, il y avait de longues barres de métal pareilles à celle que portait Regor mais, au contraire de celle-ci, elles comportaient des poignées et se terminaient par des pommeaux armés de piquants. Ils passèrent deux de ces barres à Kon. Au bourdonnement insistant du jardin se mêlait maintenant, venu de loin, un léger sifflement qui ne tarda pas à s’enfler et à se rapprocher : la clameur des Urds.

Graydon s’agita dans les bras de Kon, et demanda par gestes qu’on le pose à terre. L’homme-araignée secoua la tête. Il cliqueta à l’intention des deux autres, saisit ses deux barres dans l’autre main et, s’appuyant sur quatre de ses échasses, il se détourna brusquement du mur de pierre. Ses compagnons l’encadrèrent. Ils se mirent à détaler, presque courbés en deux, à la vitesse d’un cheval de course. Ils pénétrèrent dans la brume rouille. Le bourdonnement et le sifflement se transformèrent en ronronnement, avant d’être entièrement absorbés par le silence.

Devant eux, une barrière de rochers rougeâtres se dressa dans le brouillard, allant se perdre dans les hauteurs. À son pied gisaient de gros cailloux, tombés de la falaise, au milieu desquels s’en trouvaient des centaines de plus petits, lisses et ocre, taillés avec une curieuse régularité. Les hommes-araignées prirent le pas de marche, scrutant la face du précipice. Brusquement, Graydon sentit l’odeur des hommes-lézards et comprit ce qu’étaient vraiment ces cailloux aussi étrangement semblables…

— Kon ! cria-t-il en les désignant du doigt. Les Urds !

Les cailloux se mirent en mouvement, sautèrent, s’élancèrent sur eux – une meute d’hommes-lézards, sifflant, la salive dégoulinant de leurs mâchoires armées de crocs, les yeux rouges jetant des éclairs.

Avant qu’ils aient pu faire demi-tour, la meute les avait encerclés. Kon s’appuya sur ses trois pattes, se servit de deux autres pour faire des moulinets avec ses longues barres. Ses camarades se dressèrent sur leurs pattes inférieures, une barre dans chacun de leurs quatre membres libres. Ils fauchaient à grands coups de leurs fléaux d’armes les premiers rangs de la meute. Ils se reformèrent en triangle, dos à dos. Au centre du triangle, Kon installa Graydon d’un ordre bref. Les barres se remirent en action, faisant éclater les crânes pointus des Urds, incapables de frapper avec leurs bras courtauds sous ces moulinets destructeurs, ou d’en rompre le cercle.

Les hommes-araignées reculèrent lentement le long de la base de l’escarpement, se frayant un chemin à mesure. Graydon ne pouvait plus suivre le combat, occupé qu’il était à ne pas perdre l’équilibre en marchant sur les corps tordus qui gisaient à terre. Il perçut un rude cliquetis émis par Kon, sentit son bras l’enserrer et le soulever. Il y eut une rapide ruée en avant. Ils avaient franchi les vagues des Urds. Ils se mirent sur quatre échasses et s’éloignèrent en courant tout en poussant des cliquetis triomphants. Le sifflement de la meute et le piétinement de leurs poursuivants s’éteignirent.

Ils ralentirent, ils allèrent de plus en plus lentement, Kon étudiant l’escarpement. Il s’arrêta, déposa Graydon à terre, et désigna la falaise. Très au-dessus du sol de la caverne, posée dans la face de roche rouge, il y avait une pierre ovale noire. L’homme-araignée y grimpa, tendit ses longs bras, et en tâta délicatement le pourtour. Il émit un cliquetis de satisfaction et, posant ses griffes à un endroit à côté de la pierre, il fit signe à Graydon.

Il lui prit la main, la plaça contre la falaise, les doigts largement écartés et le dos de la main fortement plaquée contre la roche. À trois reprises, il recommença cette opération, puis, le soulevant, il lui plaça avec précaution les doigts là où il avait posé ses propres griffes. Graydon comprit. Il lui indiquait l’endroit où se trouvait un mécanisme que les doigts effilés de Kon ne pouvaient actionner. Il appuya les doigts et le dos de la main conformément aux indications.

Une pierre se souleva lentement comme un rideau, faisant apparaître un sombre tunnel. Kon cliqueta à l’intention de ses camarades. Les deux tisseuses passèrent prudemment à travers le trou noir, les barres prêtes. Elles revinrent aussitôt et s’entretinrent. L’nomme-araignée donna une tape amicale dans le dos de Graydon et, désignant le tunnel, l’y suivit. Kon, de nouveau, tâta la partie intérieure de l’ouverture et lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait, il reposa la main de Graydon à un endroit qui lui parut au toucher exactement pareil à la surface environnante, comme cela avait été le cas pour le déclic extérieur. Le rideau de pierre s’abaissa, le laissant dans une obscurité totale.

De toute évidence, la nuit ne gênait pas plus les hommes-araignées qu’elle ne gênait les hommes-lézards, car il les entendit poursuivre leur chemin devant lui.

Ils marchaient, marchaient dans les ténèbres. Graydon sentit s’élever autour de lui une fine et impalpable poussière, si fine qu’elle n’avait pu être amenée à ce degré de ténuité que par les meules d’innombrables siècles. Il comprit ainsi que ce passage n’était utilisé ni par la race des hommes-lézards ni par aucune autre, et il était évident que c’était aussi l’opinion dés hommes-araignées car ils avançaient en confiance et en hâtant de plus en plus le pas.

Le soir commença à tourner au gris ; il pouvait maintenant apercevoir les parois du tunnel ; et ils en sortaient à présent pour pénétrer dans une immense chambre taillée dans le roc vif. Aussi pâle qu’elle pût être en un pareil lieu, la lumière parut éclatante aux yeux de Graydon après la brume rouillée de la caverne de l’ombre et l’obscurité du passage. Elle filtrait par des fissures situées sur le côté le plus éloigné de cet endroit. Au sol, la poussière impalpable formait un épais tapis.

Au centre se trouvait une énorme mare ovale dans laquelle brillait de l’eau, une vingtaine de personnages pareils à des gnomes gris étant installés autour de son bord relevé. Ils étaient immobiles, figés. C’étaient des effigies sculptées d’hommes-singes gris, sans queue et sans poils. Dans leurs orbites de pierre se trouvaient des gemmes ressemblant à des topazes fumées. De ces yeux topaze, ils fixaient l’étang avec cette sorte de mélancolie étonnée qui emplissait le regard d’or de Kon et de ses compagnons.

En tournant autour d’eux, Graydon s’aperçut qu’ils étaient à la fois mâles et femelles, et que chacun portait une couronne. Il se pencha davantage. Leurs couronnes étaient des mini-sculptures d’hommes-serpents et de femmes-serpents dont les écailles formaient une guirlande autour de la tête des hommes-singes gris comme le serpent soleil sur la couronne ornée d’un uraeus des pharaons.

Une volée de marches en marbre jaune descendait dans le calme étang et allait se perdre dans ses profondeurs.

Étonné, il se dirigea vers une fissure, à travers laquelle il vit une plaine sur laquelle se dressaient des monolithes.

Le soleil était bas ; se levait-il ? Dans ce cas, il n’aurait passé qu’une nuit avec l’ombre. Le temps lui avait paru beaucoup plus long. Il demeura un instant attentif ; le soleil se couchait. Son épreuve avait duré une nuit et un jour.

Il se tourna vers Kon, prenant brusquement conscience de ce qu’il avait faim et soif. Sous la lumière directe des fissures, la paroi par laquelle ils étaient arrivés était recouverte de peintures. Des peintures de maîtres disparus, aussi riches dans le détail que Le Jugement dernier de Michel-Ange, des paysages d’une beauté mystique égale à ceux de Greco ou de Davies, des portraits d’un réalisme comparable à celui de Holbein ou de Sargent, colorés comme ceux de Botticelli, fantastiques – à tel point qu’il en oublia sa soif et sa faim.

Ici, c’était une ville aux dômes de corail rose dont les rues étaient bordées d’arbres au feuillage ressemblant à d’immenses fougères. Les hommes-serpents circulaient dans des litières que les hommes-singes gris portaient sur leurs têtes. Là, c’était un décor nocturne où les constellations contemplaient calmement les champs couverts de cercles de rayons vert pâle que les hommes-serpents traversaient avec un étrange cérémonial.

Ces constellations avaient un aspect curieux ; il les étudia. La Grande Ourse n’avait évidemment pas la même configuration qu’aujourd’hui. Les quatre étoiles plus rapprochées formaient un carré parfait. Quant aux griffes du Scorpion, elles ne constituaient pas un arc mais une ligne droite.

Si la représentation qui en était donnée correspondait à la réalité, on avait une image des deux tels qu’ils avaient dû être il y a des millions d’années. Combien avait-il fallu de siècles pour que ces orbes lointains se déplacent pour occuper la position qui paraissait aujourd’hui la leur ? Il en avait le vertige.

Et les images du peuple-serpent avaient quelque chose de singulier. On n’y retrouvait pas la qualité humaine, si nette et si étrange, de la Mère. Leurs têtes étaient plus longues, plus plates, reptiliennes. Ils représentaient, sans erreur possible, un moment de l’évolution des Sauriens. Il pouvait les accepter comme des réalités possibles, étant donné que, selon l’environnement, une espèce peut évoluer de toutes sortes de façons. Il se rendait compte que c’était le passage brutal du serpent à la femme qui faisait de la Femme-Serpent un être incompréhensible, irréel.

Il fut de nouveau en proie au doute obsédant ; était-elle en réalité telle qu’il l’avait vue, ou, par quelque mystérieux pouvoir de la volonté, parvenait-elle à créer dans l’esprit de ceux qui la contemplaient l’illusion d’un corps d’enfant et d’un visage en forme de cœur d’une exquise beauté ? Il retourna à l’étang et examina de plus près les couronnes coiffant les hommes-singes gris. Elles étaient à l’image du peuple-serpent peint sur la paroi.

En s’interrogeant, il revint à l’étude des peintures murales. Il s’absorba longuement dans la contemplation d’un tableau représentant un marais dans lequel pataugeaient des corps monstrueux ; de sa boue émergeaient des têtes hideuses, et de grands lézards ailés le survolaient en frappant l’air de leurs ailes de cuir rappelant celles de chauves-souris. Il s’attarda davantage encore sur le tableau suivant. C’était le même marais avec, au premier plan, un groupe d’hommes-serpents. Ils gisaient lovés derrière ce qui semblait être un immense disque de cristal. Le disque paraissait tourner à grande vitesse. Et partout au-dessus du bourbier, livrant bataille aux monstres, il y avait des formes ailées de feu. Elles se composaient d’un noyau d’une brillante incandescence d’où s’échappaient deux ailes vaguement irradiantes, identiques à celles de la couronne solaire au cours d’une éclipse. Les formes ailées donnaient l’impression de jaillir brutalement de l’air vide, de se lancer à l’assaut des monstres et de plonger sur eux leurs ailes blafardes.

Et il y avait une autre cité… la ville qu’il avait vue de la caverne de la femme-grenouille sur l’autre rive du lac en était une réduction, mais elle n’était pas entourée de montagnes. Il se dit que cela devait être le Yu-Atlanchi d’un temps immémorial, d’où le peuple-serpent et tous ceux qu’il avait nourris s’étaient enfuis avant l’invasion des glaces qu’ils avaient été impuissants, en dépit de leurs connaissances, à endiguer… Il vit une flotte d’étranges navires, dont l’un repoussait l’attaque d’un groupe de gigantesques sauriens marins aux têtes s’élevant bien au-dessus de ses mâts…

L’histoire de tout un monde disparu se trouvait dans cette caverne peinte. Elle recelait le récit illustré d’une ère oubliée de l’histoire de la Terre.

Il s’aperçut qu’à une époque les peintures avaient recouvert les quatre parois. Elles étaient presque effacées sur deux côtés, et totalement sur le mur aux fissures. Il n’y avait qu’à l’endroit où le passage avait été ouvert qu’elles étaient intactes.

Qu’avait été cette chambre ? Pourquoi avait-elle été abandonnée ?

De nouveau, il prit conscience d’avoir soif. Il retourna à la mare. Il fut mis en garde par un cliquetis de Kon. Graydon montra successivement l’eau et sa gorge. Pour faire bonne mesure, il se frotta le ventre et fit mine de mâcher. L’homme-araignée hocha la tête, se rendit vers les marches jaunes qu’il descendit. Il plongea une main dans l’onde qu’il renifla et goûta avec précaution. Il fit un geste d’approbation, se pencha et en aspira une grande gorgée. Graydon s’agenouilla et en tira de pleines poignées. L’eau était fraîche et agréable au goût.

Kon cliqueta à l’intention de ses camarades. Ils se mirent à fureter autour des fissures et revinrent aussitôt avec de gros morceaux de matière fongueuse. Kon en prit un, le plongea dans l’eau, en coupa un bout et tendit le reste à Graydon. Il l’accepta avec réticence, mais l’ayant goûté, il vit que cela absorbait l’eau comme une éponge et ressemblait un peu à du pain avec une agréable saveur de levure. Il en prit un autre bout et le trempa. Les trois tisseuses prirent place auprès de lui. D’un geste solennel, ils trempèrent leurs champignons dans la fontaine et les mâchèrent.

Et, brusquement, Graydon se mit à rire. Certainement, jamais aucun homme n’avait dîné comme il le faisait, installé au bord d’une étrange fontaine en compagnie de trois grotesques écarlates, trempant des champignons dans l’eau sous le regard d’hommes-singes aux yeux topaze, sans fourrure, l’histoire d’une époque oubliée s’étalant devant lui à titre de distraction. Il rit, rit, d’un rire montant très vite jusqu’à l’hystérie.

Kon le dévisagea, en émettant des cliquetis interrogateurs. Graydon était incapable de réprimer son rire, non plus que les hoquets qui commençaient à le ponctuer. Kon le prit dans ses longs bras et le berça comme un bébé.

Graydon s’accrochait à lui ; l’hystérie se dissipa. Et en se dissipant, elle fit également disparaître toute trace des murmures de l’ombre, tout l’attrait odieux du jardin du mal. La pellicule de mal qui recouvrait son esprit fut emportée comme l’écume de l’eau sous l’effet d’un violent vent purificateur.

Il avait sommeil, il n’avait jamais eu autant sommeil ! Il pouvait maintenant dormir sans craindre que l’ombre s’introduise dans son corps. Kon ne permettrait pas qu’une telle chose se produise. La lumière diminuait rapidement… le soleil devait être presque couché… il allait dormir…

Bercé dans les bras de l’homme-araignée, Graydon tomba dans un profond sommeil sans rêves.