L’ANTRE DE HUON

 

Les grottes des hommes-lézards se firent plus rares dans la falaise et finirent par disparaître. Les Indiens, de toute façon, ne leur prêtaient aucune attention, apparemment convaincus que Graydon saurait répondre à toute nouvelle attaque des monstres.

L’homme qu’ils portaient gémit, ouvrit les yeux, et parla. Son camarade fit un signe d’assentiment et lui posa les pieds par terre. Il se tint droit, regardant Graydon avec l’étonnement dont avait déjà témoigné son camarade, puis, après avoir vu le bracelet de la Mère-Serpent, il eut une expression de crainte respectueuse.

Le premier Indien se mit à parler rapidement, trop rapidement pour que Graydon le comprit. Quand il eut terminé, le second lui prit la main, la posa d’abord sur son cœur, ensuite sur son front.

— Seigneur, dit-il, ma vie vous appartient.

— Où est-ce que vous vous rendez ? demanda Graydon.

Ils échangèrent un regard, mal à l’aise.

— Seigneur, nous nous rendons au lieu qui est le nôtre, finit par répondre l’un d’eux, évasivement.

— C’est ce que je suppose, dit Graydon. Ce lieu est-il… Yu-Atlanchi ?

De nouveau, ils hésitèrent avant de répondre.

— Nous ne pénétrerons pas dans la cité, seigneur, dit finalement le premier Indien.

Graydon mesura leurs échappatoires, leur répugnance à répondre nettement, se demandant jusqu’à quel point il pouvait compter sur leur reconnaissance. Ils ne lui avaient posé aucune question quant à l’endroit d’où il venait, ni sur ce qu’il était. Mais il fallait mettre cette retenue sur le compte de la courtoisie car ils étaient manifestement dévorés par la curiosité. Il sentit qu’il ne pourrait escompter une telle considération de la part des autres Indiens qu’il serait susceptible de rencontrer une fois à l’intérieur de la terre interdite. Il ne pourrait rechercher aucun secours, du moins pas tout de suite, de la part de la Mère-Serpent. Il était persuadé que sa vision du temple n’avait pas été une illusion. Les cors des serpents volants qui lui avaient indiqué le chemin, et l’immunité dont il jouissait de leur part, en étaient une preuve. Mais la Mère-Serpent avait aussi déclaré qu’il devrait parvenir jusqu’à elle par la seule vertu de sa propre astuce et de son propre courage avant qu’elle puisse lui apporter son aide.

Il se tourna vers le blessé ; sa décision – bonne ou mauvaise – était prise.

— Tu as dit que la vie m’appartenait ?

L’Indien lui reprit la main et, de nouveau, la porta successivement à son cœur et à son front.

— Je veux entrer dans Yu-Atlanchi, dit Graydon, mais, pendant quelque temps, je ne veux pas qu’on m’y voie. Peux-tu me conduire, m’abriter, nul autre que toi ne sachant où je suis jusqu’à l’heure que j’aurai choisie pour m’avancer seul ?

— Te moques-tu de nous, seigneur tout-puissant ? demanda le premier Indien. En quoi a-t-il besoin que nous le guidions celui qui arbore le symbole de la Mère et qui porte ceci ? ajouta-t-il en désignant le fusil.

— Je ne me moque pas, dit Graydon. Connaissez-vous le seigneur Lantlu ?

Leurs traits se durcirent, la méfiance se lut dans leur regard ; il vit que les deux hommes haïssaient le maître de la meute des dinosaures. Bien ! il allait leur en dire un peu plus.

— Je cherche la Mère, dit-il. Le seigneur Lantlu se dresse entre elle et moi. Pour certaines raisons, je dois venir à bout de lui sans aucune aide. C’est pourquoi il me faut le temps d’établir un plan, et jusqu’à ce que celui-ci soit prêt, le seigneur Lantlu ne doit rien savoir de moi.

Leurs visages exprimèrent le soulagement et, aussi, une curieuse satisfaction. Ils chuchotèrent entre eux.

— Seigneur, dit le premier, veux-tu jurer sur la Mère (ils s’inclinèrent une fois de plus devant le bracelet), que tu nous as dit la vérité ; que tu n’es ni l’ami – ni l’espion – du seigneur Lantlu ?

Graydon leva le bracelet.

— Je te le jure, dit-il. Que la Mère m’anéantisse entièrement, corps et âme, si ce que je vous ai dit n’est pas la vérité !

Il baisa le petit serpent lové.

Les Indiens se remirent à chuchoter.

— Viens avec nous, Seigneur, dit celui qui s’était voué à Graydon. Nous allons te conduire chez le seigneur Huon. Jusqu’à ce que nous y soyons arrivés, ne nous pose plus de questions. Tu nous as demandé un abri pour te protéger du seigneur Lantlu. Nous te conduirons au seul abri contre lui. Et tu auras cet abri – s’il plaît au seigneur Huon. S’il te le refuse, nous t’accompagnerons et mourrons avec toi. Pouvons-nous faire davantage ?

— Par Dieu ! s’exclama Graydon, ému jusqu’au tréfonds du cœur, ni vous ni nul autre homme ne pourraient davantage pour son prochain. Mais je ne pense pas que votre seigneur Huon, bien que je ne sache rien de lui, vous tiendra rigueur de m’a voir conduit auprès de lui.

Il rejoignit rapidement le blessé ; les plaies et les entailles étaient relativement graves, mais aucune artère n’avait été sectionnée et aucun organe vital touché.

— Tu as perdu beaucoup de sang, lui dit Graydon. Je pense qu’il faut te porter.

Mais le blessé n’accepta pas.

— Le poison des Urds apporte le sommeil, expliqua le premier Indien. Le sommeil s’achève dans la mort. L’eau de feu du seigneur tout-puissant a vaincu ce sommeil et l’a réveillé. Maintenant, il a peur de se rendormir si on le porte car, dit-il, l’eau de feu ne le brûle plus.

Cette façon de considérer l’iode qu’il avait utilisée pour les blessures fit sourire Graydon. Cependant, le raisonnement n’en était pas moins logique. Si le venin des hommes-lézards avait une action narcotique, la marche, en l’absence de tout agent neutralisant, contribuerait à l’élimination du poison. Il souleva les pansements couvrant les entailles les plus profondes pour y verser une nouvelle dose d’iode. Au raidissement des muscles, il comprit qu’elle agissait.

— C’est bon, dit l’Indien, l’eau de feu me brûle.

— Elle brûle le poison, dit gaiement Graydon. Si tu as un autre médicament, tu feras bien de t’en servir.

— Il y en a là où nous allons, dit le premier Indien. Mais s’il n’avait pas eu le tien, seigneur, il serait maintenant très enfoncé dans le sommeil des Urds – et ce n’est pas un sommeil paisible. Maintenant, allons le plus vite possible.

Ils reprirent leur route en longeant le canyon. Ils avaient peut-être parcouru quinze cents mètres quand, brusquement, les deux parois des falaises se rapprochèrent. Elles étaient séparées par une fissure d’environ six mètres de large, découpée comme au ciseau dans le roc, et aussi noire qu’une nuit sans étoiles.

— Attends, dit le premier Indien, qui se dirigea vers l’entrée de la crevasse.

Il sortit de son sac un objet ayant l’allure d’une boule de cristal de roche, grosse à peu près comme une balle de tennis, l’arrière incrusté dans un cône de métal. Il leva le globe au-dessus de sa tête. Il en jaillit une lumière qui inonda le tunnel. Ce n’était pas un rayon ; cela ressemblait à un nuage lumineux se déplaçant à grande vitesse. Il remit le globe dans son sac et leur fit signe d’approcher et ils pénétrèrent dans la fissure. Elle n’était plus sombre. Il y régnait une pâle luminosité, comme si le nuage émis par le globe y avait répandu une brume phosphorescente. Ils parcoururent quelque trois cents mètres. L’Indien ne se resservit pas de son globe, la lumière persistait cependant.

Il s’arrêta. Graydon s’aperçut qu’ils étaient arrivés au bout de la fissure. À l’extérieur, c’était l’obscurité. Très au-dessous, on entendait le bruit d’une eau bouillonnante. L’Indien souleva le cône. Et un nouveau nuage lumineux en jaillit.

Graydon sursauta. La vapeur lumineuse se répandit au-dessus d’un abîme. Soudain, la face d’une falaise surgit, à une trentaine de mètres. Le nuage de lumière s’y était heurté. Aussitôt, une partie de la falaise se leva comme un immense rideau. Par le portail ainsi découvert sortait une langue de métal, plate, de trois mètres de large. Elle léchait l’abîme, suivant le sentier de lumière. Elle s’arrêta à leurs pieds.

Les Indiens adressèrent à Graydon un sourire rassurant.

— Suis-moi, seigneur, dit l’un d’eux. Il n’y a pas de danger.

Graydon avança sur l’enjambement, le bourricot sur les talons. Le grondement du torrent, à une trentaine de mètres au-dessous, parvenait jusqu’à lui.

Ils atteignirent l’extrémité de cet étrange pont. Les Indiens vinrent se placer à sa hauteur. Ils firent encore cinquante pas. En regardant en arrière, l’entrée du passage lui apparut comme une grande porte sur le crépuscule. Il perçut un léger soupir, et l‘espace crépusculaire s’effaça. Le rideau de pierre était tombé.

Il se trouvait dans un vaste cube creux d’une trentaine de mètres de côté. Les murs et le plafond étaient faits de pierre noire polie, et dans cette pierre étaient incrustés de petits corpuscules à l’éclat changeant, pareils à ceux qu’il avait vus sortir des murs d’ébène de la caverne du Visage. Ils étaient la source de la lumière.

L’endroit était vide, sans trace du passage par lequel ils étaient arrivés ni de système d’ouvertures. Cependant, Graydon entendit un murmure, comme si de nombreuses personnes chuchotaient dans la pièce, puis une phrase prononcée d’un ton sec, dite trop rapidement pour qu’il pût la comprendre.

L’Indien indemne salua et avança de quelques pas. Il répondit à l’interpellateur avec une égale vélocité d’élocution. Mais Graydon n’eut aucune peine à en saisir le sens. Il racontait le combat avec les hommes-lézards. Il acheva son récit ; il y eut un bref instant de silence, puis l’interlocuteur invisible émit un nouvel ordre bref. L’Indien lui fit signe.

— Seigneur, lève le bracelet, dit-il.

À cet instant, bien sûr, Graydon se rendit compte que l’interlocuteur invisible n’était pas réellement ans la chambre de pierre, mais derrière le mur. Sa voix parvenait, sans doute, par un système de tube, et il y avait probablement des judas. Toutefois, il ne put rien détecter de tel. Il leva le poignet auquel était accrochée l’image en or de la Mère-Serpent. Les yeux pourpres étincelèrent. Les murmures se firent plus forts, des exclamations éclatèrent ; un nouvel ordre suivit.

— Pose ton arme, seigneur, dit l’Indien, et avance vers le mur. N’aie pas peur. Nous resterons près de toi…

Il fut interrompu par la voix grave de l’interlocuteur invisible. L’Indien secoua la tête et se plaça auprès de Graydon, son camarade de l’autre côté. Graydon, sachant qu’ils avaient reçu l’ordre de demeurer en arrière tandis qu’il avancerait seul, posa son fusil par terre et leur chuchota d’obéir. Il avança, tout en libérant son revolver de son étui sous l’aisselle. Au moment où il s’arrêta, la lumière clignota et s’éteignit.

Le noir ne dura qu’un instant. Lorsque reprit le rayonnement, un tiers de la paroi avait disparu. À sa place s’étendait un couloir, large et bien éclairé. De chaque côté, il y avait des Indiens en rangs. Une autre rangée se tenait entre lui et ses deux guides restés avec l’âne. Ils portaient des lances à la pointe de métal noir et brillant ; ils avaient de petits boucliers ronds dans la même matière. Leur chevelure noire et raide était tenue par de minces filets d’or. Ils n’avaient pour tout vêtement qu’une petite jupe en soie jaune matelassée. Graydon vit tout cela en un clin d’œil avant que son regard ne se pose sur l’homme qui était auprès de lui.

C’était un géant, dont le visage indiquait un pur spécimen de la race de Suarra et de Lantlu ; il dépassait d’une bonne vingtaine de centimètres le mètre quatre-vingts de Graydon. Ses cheveux étaient blanc d’argent, s’arrêtant à la nuque et retenus par un filet de laque ambre. Quatre balafres lui sillonnaient parallèlement la figure de la tempe droite au menton. Son nez avait été fracturé et écrasé. Des épaules tombait une cotte de mailles en métal noir, attachée comme celles que portaient les Croisés. Elle était serrée à la taille par une ceinture. Des chausses de mailles lui couvraient les fesses et les jambes jusqu’aux genoux, où elles faisaient des poches. Les mollets étaient protégés par les cordons des sandales dont il était chaussé. Il était amputé de l’avant-bras droit. Un meurtrier trident de métal était attaché au coude par une bande d’or et retenu par une bretelle à l’épaule. Il avait à la ceinture une hachette double, identique à celles figurant dans les armes de la Crète antique.

Il paraissait redoutable, mais il avait, au coin de l’œil, les rides du rire, de la bonne humeur et de la tolérance ; et même la méfiance et la surprise qu’il éprouvait en ce moment n’avaient pu les effacer entièrement. De même, bien qu’il eût une chevelure d’argent, il n’était pas âgé ; la quarantaine au maximum, estima Graydon.

Il s’exprimait en aymara, d’une voix vive, rauque, rugissante de basse.

— Ainsi, tu désires voir Huon ! Eh bien, tu le verras. Et ne va surtout pas voir une marque d’ingratitude dans le fait que je t’ai fait attendre aussi longtemps et t’ai enlevé ton arme. Mais le Ténébreux est subtil, et Lantlu, puissent ses Xinlis le déchiqueter, l’est aussi. Ce ne serait pas non plus la première fois qu’il aurait tenté d’introduire chez nous des espions prétendument désireux de nous rendre service. Mon nom est Regor, certains m’appellent Regor le Noir. Ma noirceur n’est pas celle du Ténébreux ; toutefois, moi aussi, je suis subtil. Mais il se peut que tu ignores tout de ce Ténébreux, hein, mon garçon ?

— J’ai entendu un peu parler de lui, répondit prudemment Graydon.

— Ah oui ! tu as entendu un peu parler de lui ! Eh bien, qu’est-ce que ce petit peu t’en a fait penser ?

— Rien ! répondit Graydon, citant un proverbe aymara qui comporte un certain sens, on ne sait pourquoi, indécent, rien qui me ferait souhaiter être assis côte à côte avec lui pour casser des œufs de concert.

— Oh ! Oh ! rugit le géant en agitant dangereusement son trident. Mais c’est bon ça ! Il va falloir que je dise à Huon que…

— Et de plus, n’est-il pas l’ennemi de… cette femme ? ajouta Graydon en levant le bracelet.

Regor le Noir se retint de rire ; il donna un ordre au garde.

— Suis-moi, dit-il à Graydon.

Celui-ci, en jetant un coup d’œil en arrière avant de répondre à cette invitation, vit l’un des deux Indiens ramasser son fusil avec précaution, et tous les deux se mettre en marche de part et d’autre du bourricot. Il se demanda, inquiet, tout en essayant de régler son pas sur celui de Regor, s’il avait verrouillé son arme avant de la jeter ; puis il se dit qu’il l’avait fait.

Mais un doute plus grave commença à croître en lui. Il avait échafaudé tous ses espoirs en se fondant sur l’idée que Huon, quel qu’il pût être, était un ennemi juré de Lantlu, qu’il se réjouirait de l’aide qu’il lui apporterait et qu’il lui accorderait la sienne en retour. Et il avait eu l’intention de lui raconter toute l’histoire de sa rencontre avec Suarra, et de ce qui s’était produit par la suite. À présent, agir ainsi lui paraissait témoigner d’une trop grande naïveté. La situation n’était pas du tout aussi simple que cela. Après tout, que savait-il de ces gens aux sinistres stratagèmes – leur peuple-araignée et leur peuple-lézard, et Dieu savait encore quelles autres monstruosités.

Et, après tout, que savait-il vraiment de cette créature manifestement mystérieuse, incroyable, la Mère-Serpent ?

Sa vigilance fut brutalement remise en éveil. Devant lui, le couloir était barré par d’immenses portes de métal noir. Elles étaient gardées par une double rangée de soldats en kilt jaune ; au premier rang, des lanciers ; au second, les archers armés de longs arcs de métal. Ils étaient placés sous les ordres d’un capitaine, un Indien trapu, un nabot, qui laissa presque échapper sa hache à double tranchant en apercevant Graydon.

Regor lui chuchota quelques mots. Le capitaine approuva d’un signe de tête, et frappa le sol du pied. Les battants de la grande porte s’ouvrirent, plis de rideaux transparents pareils à une cascade de toiles d’araignée, à travers lesquels un soleil eût dardé ses rayons.

— Je vais parler de toi à Huon, grommela Regor d’une voix caverneuse. Attends patiemment.

Il se mêla aux voiles arachnéens. Les portes se refermèrent sans bruit derrière lui.

Et, en silence, Graydon attendit ; les gardes en kilt jaune l’observaient fixement, et de longues minutes s’écoulèrent. Une cloche tinta ; les grandes portes s’ouvrirent. De derrière les arantèles lui parvint un murmure. Le capitaine fit signe aux deux Indiens. En passant devant lui avec l’âne, ils pénétrèrent dans la pièce dérobée. Il s’écoula un temps plus long encore, puis la cloche se fit à nouveau entendre et, à nouveau, la porte s’ouvrit. Le capitaine fit un signe, et Graydon avança et traversa les voiles arachnéens.

Il fut ébloui par ce qui lui parut être des flots de lumière solaire passant à travers des vitres jaunes. Les détails s’aiguisèrent. Il eut une vague impression de murs tendus de tapisseries aux couleurs changeantes.

Un rire de femme éclata. Il tourna la tête en direction du rire et s’élança en avant, le nom de Suarra sur les lèvres, mais quelqu’un l’attrapa par le bras et le retint… Et il vit que la rieuse n’était pas Suarra. Cette femme était étendue sur un divan bas, la tête dressée reposant sur une longue main blanche. Son adorable visage était empreint d’une ironie tout à fait étrangère à la douceur de la jeune fille. Il y avait une touche de cruauté sur ses lèvres parfaites, et une sorte de refus inhumain dans ses yeux sombres – rien de la tendresse qui se lisait dans ceux de Suarra ; cela ressemblait davantage à ce qu’il avait vu sur le visage de Lantlu au moment où la meute des dinosaures avait repéré l’araignée écarlate.

— Notre hôte inattendu paraît impétueux. Donna, dit une voix d’homme s’exprimant en aymara. Si c’est simple hommage à votre beauté, j’applaudis. Il m’a semblé toutefois y deviner comme un parfum de… retrouvailles.

Celui qui avait parlé se leva d’une chaise placée à la tête au divan. Son visage avait l’extraordinaire beauté que tous les membres de cette race étrange paraissaient avoir reçu en partage. Les yeux étaient de ce bleu profond qui est habituellement un signe de bonté, bien qu’on en détectât aucune, pour l’heure, dans les siens. Comme ceux de Regor, ses cheveux roux étaient pris dans un filet ambre. Sous la robe blanche en forme de toge qui l’enveloppait, Graydon devina un corps athlétique.

— Vous savez que je ne suis pas une faiseuse de rêves, Huon, dit la femme d’une voix traînante. Moi, je suis une réaliste. Où aurais-je pu le rencontrer, sinon en rêve ? Pourtant, bien que n’étant pas rêveuse, peut-être ai-je connu…

Sa voix était légèrement languissante, mais le regard qu’elle adressa à Graydon était chargé d’une ironie méchante. Huon rougit, ses yeux devinrent froids ; il lança un mot dur. Aussitôt, Graydon eut la poitrine serrée comme dans un étau, les côtes écrasées, le souffle coupé. Ses mains se levèrent pour desserrer cette étreinte ; elles se refermèrent sur un bras mince, tendineux, qui donnait moins une sensation de chair que de cuir. Il tourna la tête. Un visage à moitié humain, agnathe, le dominait d’une soixantaine de centimètres. De longues mèches rouges emmêlées tombaient sur son front qui descendait abruptement. Ses yeux étaient ronds et dorés, pleins de mélancolie ; mais, aussi, d’intelligence.

Un homme-araignée !

Un autre, bras tendineux, couvert de poils écarlates, lui enserra la gorge. Un troisième le saisit sous les genoux et le souleva !

Il entendit Regor émettre un rugissement de protestation. À l’aveugle, il frappa le visage agnathe qui était tout près du sien et, au moment où il frappa, les pierres pourpres du bracelet d’or étincelèrent comme une minuscule gerbe de feu. L’homme-araignée poussa un gémissement, et Huon un cri aigu.

Il se sentit tomber, tomber toujours plus vite dans le noir, puis il ne sentit ni n’entendit plus rien…