VIII. Viva ze Toro
1
Il avait vaguement eu l'impression de flotter au-dessus de sa propre tête, mais tout avait changé lorsque Tatie Gertie lui avait pissé dessus. Loin de lui sembler un ballon gonflé à l'hélium, son crâne lui faisait maintenant l'effet d'être un galet plat qu'une main puissante avait lancé sur l'eau d'un lac. Il ne flottait plus, il rebondissait.
Il n'arrivait toujours pas à croire à ce que lui avait fait cette grosse salope de négresse. Certes, il le savait, mais un abîme sépare parfois croire et savoir, et tel était le cas aujourd'hui. Comme s'il venait de se produire une ténébreuse transmutation qui aurait fait de lui une créature nouvelle, une entité ricochant, impuissante, à la surface de la perception, ne lui laissant que de brèves périodes de conscience et des fragments d'expérience bizarres, sans lien entre eux.
Il se rappelait s'être remis péniblement debout, derrière les chiottes, avec une bonne demi-douzaine de coupures et d'éraflures sur son visage en sang, le nez presque bouché, des douleurs dans tout le corps à la suite de ses empapaoutages répétés avec le fauteuil roulant, la cage thoracique et le ventre courbatus d'avoir eu cent vingt kilos de Tatie Gertie dessus... mais tout ça, il aurait pu l'endurer, et même davantage. C'était l'urine qui le mouillait et l'odeur de la pisse, odeur de pisse de femme, en plus, qui faisaient faire un saut de carpe à son esprit à chaque fois qu'il y revenait. La simple idée de ce qu'elle lui avait fait lui donnait envie de hurler et le monde — avec lequel il avait pourtant plus que jamais besoin de rester en contact étroit, s'il ne voulait pas se retrouver derrière des barreaux, dans une camisole de force et bourré de neuroleptiques — se transformait en brouillard.
Pendant qu'il titubait le long de la palissade, il pensa : Chope-la, chope-la, fais demi-tour et chope-la, chope-la et tue-la pour avoir fait ça, sans quoi tu ne pourras jamais redormir de ta vie, sans quoi tu ne pourras jamais penser à nouveau !
Mais quelque chose en lui devait être encore assez raisonnable pour savoir qu'il valait mieux ficher le camp.
Tatie Gertie avait sans doute cru qu'il s'était enfui en entendant le bruit des gens qui approchaient, mais non. Il avait fui parce que sa cage thoracique était tellement douloureuse qu'il ne pouvait respirer qu'à petites bouffées, pour l'instant, parce que son estomac lui faisait horriblement mal et parce que de ses testicules montaient les élancements profonds et désespérés que seuls connaissent les hommes.
La douleur n'était pas la seule raison de sa fuite : c'était aussi ce que signifiait cette douleur. Il avait peur, en se jetant une fois de plus sur elle, que Tatie Gertie fasse davantage que de lui en filer une bonne. Il avait donc pris la poudre d'escampette, plié en deux, le long de la palissade, aussi vite qu'il le pouvait tandis que le pourchassait la voix moqueuse de cette salope de négresse : Rosie n'est pas ici, Norm... mais elle t'a laissé un petit message de ses reins, par l'intermédiaire des miens... J'espère que tu es prêt, parce qu'il ari'ive.
Puis la première fugue s'était produite, une courte absence, le galet de son esprit frappant la surface de la réalité à intervalles rapprochés ; et lorsqu'il revint à lui, il s'était peut-être écoulé entre quinze ou quarante-cinq secondes. Il courait dans l'allée principale en direction des attractions, courait sans plus réfléchir qu'une vache dans un rodéo, courait en fait dans la direction opposée aux sorties du parc, vers la jetée proprement dite, vers le lac, là où ce serait un jeu d'enfant de le repérer puis de le coincer.
Entre-temps, son esprit s'était mis à hurler avec la voix de son père, ce roi des peloteurs d'entrejambe (et, lors d'une mémorable partie de chasse, roi des suceurs de pine par la même occasion) : Une femme ! Comment as-tu pu laisser cette conne, cette pétasse, te faire ça, Normie ?
Il repoussa la voix. Le vieux lui avait suffisamment crié après pendant qu'il était en vie, qu'il soit pendu s'il prêtait l'oreille à toutes ses conneries et radotages, maintenant qu'il était mort. Il allait s'occuper de Gertie, il allait s'occuper de Rose, il allait s'occuper de toute la ménagerie, mais il devait commencer par ficher le camp d'ici... avant que tous les types de la sécurité se mettent à la recherche du chauve plein de sang. Déjà tout le monde le regardait, bouche bée, ce qui n'avait rien d'extraordinaire : il puait la pisse et avait l'air d'être passé entre les griffes d'un puma.
Il s'engagea dans l'allée qui séparait l'arcade de jeux vidéo d'une attraction (les Aventures des Mers du Sud), sans le moindre plan en tête, voulant seulement s'éloigner des badauds de l'allée centrale — et c'est ainsi qu'il gagna le gros lot.
La porte latérale de l'arcade s'ouvrit et il en sortit quelqu'un qui, estima Norman, devait être un enfant. Impossible d'en être sûr. Il avait la taille d'un enfant et était habillé comme un enfant — jean, Reebok aux pieds, un T-shirt McDermott affirmant J'AIME UNE FILLE QUI S'APPELLE PLUIE, qu'est-ce que cette connerie pouvait bien vouloir dire ? —, mais avait la tête recouverte d'un masque en caoutchouc. Le masque de Ferdinand, le taureau pacifique du vieux dessin animé. Ferdinand arborait un grand sourire stupide et avait les cornes décorées d'une guirlande de fleurs. Norman n'hésita pas une seconde : il tendit la main et dépouilla la tête du masque, arrachant une bonne poignée de cheveux par la même occasion — mais qu'est-ce qu'il en avait à foutre ?
« Hé ! » hurla le môme. Sans son masque, on lui donnait environ onze ans. Pourtant, il paraissait davantage scandalisé qu'apeuré. « Rendez-moi ça ! C'est à moi, je l'ai gagné ! Qu'est-ce qui vous donne le droit de... »
Norman, saisissant le garçon sous le menton, le repoussa violemment en arrière. Les flancs des Aventures des Mers du Sud étaient en toile et le gamin alla valser au travers, dans une grande envolée de ses baskets hors de prix.
« Si tu rapportes, je reviens te tuer », dit Norman à l'adresse de la toile qui continuait à onduler. Il retourna ensuite rapidement vers l'allée centrale, enfilant la tête de Ferdinand en même temps. Le masque dégageait une odeur de caoutchouc, celle aussi des cheveux en sueur de son ex-propriétaire, mais ni l'une ni l'autre ne gênaient Norman. Pas comme l'idée qu'il allait bientôt puer la pisse de Gertie.
Puis son esprit fit un nouveau ricochet et disparut un temps dans l'ozone. Lorsqu'il revint à lui, cette fois, il trottait dans le parking de Press Street, se tenant les côtes de la main droite, là où chaque respiration était comme un coup de poignard. L'intérieur du masque puait exactement comme il l'avait redouté et il l'enleva, aspirant à petites bouffées pleines de gratitude un air qui n'empestait pas la pisse et la chatte. Il regarda l'objet qu'il tenait à la main et frissonna ; il y avait quelque chose, dans ce mufle souriant et béat, qui lui foutait les boules. Un taureau avec un anneau dans son grand pif et des guirlandes autour des cornes. Un taureau arborant l'expression d'une créature que l'on a dépouillée de quelque chose de vital, mais tellement bête qu'elle ne s'en aperçoit pas. Sa première impulsion fut de jeter cette cochonnerie, mais il se retint. Il fallait penser au gardien de parking, et s'il ne faisait aucun doute que celui-ci se souviendrait d'un conducteur portant le masque de Ferdinand le taureau, il ne ferait peut-être pas tout de suite le rapprochement avec l'homme dont la police n'allait pas tarder à lui demander des nouvelles. Si le masque lui faisait gagner un peu de temps, ce n'était pas à négliger.
Il se glissa derrière le volant de la Tempo, jeta le masque sur le siège, se pencha sous le tableau de bord et mit en contact les fils de l'allumage. Dans cette position, l'odeur de la pisse qui montait de son T-shirt était tellement pénétrante qu'il en avait les larmes aux yeux. Rosie dit que t'aimes bien les reins, proféra Tatie Gertie, la négresse de l'enfer, dans sa tête. Il avait une peur bleue qu'elle ne fût définitivement installée sous son crâne, maintenant, comme si elle l'avait violé, laissant en lui l'embryon fertilisé d'un enfant malformé, monstrueux.
Elle a dit aussi que t'étais du genre pas très courageux qui aimait bien les reins parce que ça ne laissait pas de traces.
Non, arrête, arrête de penser à ça.
... Elle t'a laissé un petit message de ses reins, par l'intermédiaire des miens... et ça lui avait coulé sur la figure, puant et chaud comme une fièvre d'enfant.
« Non ! lança-t-il à voix haute, frappant du poing le tableau de bord matelassé. Non ! Elle peut pas ! Elle peut pas me faire ça ! » Il lança le poing, cette fois, en direction du rétroviseur — lequel dégringola contre le pare-brise avant de rebondir au sol. Il frappa alors le pare-brise, se faisant mal à la main (la bague de l'Académie de police lui laissa une marque en forme d'astérisque hypertrophié). Il s'apprêtait à s'en prendre au volant lorsqu'il finit par retrouver le contrôle de lui-même. Il releva la tête, vit le ticket de parking coincé dans le pare-soleil et se concentra là-dessus, s'efforçant de regagner tout son sang-froid.
Quand il se sentit un peu mieux, il prépara un billet de cinq dollars, se raidit contre l'odeur (sauf qu'il n'avait aucun moyen de s'en défendre), remit le masque de Ferdinand sur sa tête et roula au pas en direction de la sortie. Arrivé à la hauteur de la guérite, il se pencha par la portière et regarda le gardien par les trous du masque ; Norman vit l'homme qui s'accrochait d'une main mal assurée au montant de son abri tandis qu'il s'inclinait pour prendre le billet tendu, et le mari de Rosie comprit cette chose merveilleuse : il était ivre.
« Viva ze toro ! s'exclama le gardien du parking, avec un éclat de rire.
— Ouais ! répondit le taureau penché par la fenêtre de la Tempo. Ze toro grande !
— Ça fera deux dollars cinquante...
— Gardez la monnaie », répondit Norman. Puis il accéléra.
Il n'alla pas plus loin qu'une centaine de mètres et s'arrêta, se rendant compte que, s'il n'enlevait pas tout de suite ce foutu masque, il allait rendre les choses encore pires, et dans des proportions grandioses, en dégobillant dedans. Il tâtonna dessus, le retirant avec les gestes de panique de quelqu'un qui a une sangsue collée sur lui, puis ce fut de nouveau le noir total, nouveau ricochet, et son esprit s'éleva au-dessus de la surface de la réalité comme un missile téléguidé.
Lorsqu'il revint à lui, cette fois, il était au volant de la Tempo, torse nu, arrêté à un feu rouge. De l'autre côté du carrefour, l'horloge d'une banque indiquait qu'il était quatorze heures sept. Il regarda autour de lui et vit son T-shirt sur le plancher, à côté du rétroviseur cassé et du masque de taureau. Ce cochon de Ferdie, l'air dégonflé et bizarrement déformé, le regardait de ses orbites vides ; à travers, on voyait le tapis de sol de la voiture. Le sourire idiotement béat s'était plissé et lui donnait une expression entendue, complice. C'était parfait comme ça. Au moins n'avait-il plus cette saloperie sur la tête. Il mit la radio, qui était toujours branchée sur la station des vieilles rengaines, et eut droit à Tommy James et les Shondells chantant « Hanky Panky ». Norman se mit aussitôt à chanter avec eux.
Dans la Camry qui attendait à côté de sa voiture, un homme qui avait tout du comptable étudiait Norman avec une curiosité inquiète. Norman se demanda tout d'abord ce que le type pouvait bien lui trouver, puis il se souvint qu'il avait le visage couvert de sang, ou plutôt de croûtes de sang, à en croire ses doigts. Et qu'il était torse nu, évidemment. Il allait devoir rapidement s'occuper de ça. En attendant...
Il se pencha, saisit le masque, glissa une main à l'intérieur et prit les lèvres entre ses doigts. Puis il le tendit ainsi vers la fenêtre, faisant bouger la bouche au rythme de la chanson — faisant chanter Ferdinand avec Tommy James et les Shondells. Il avançait et reculait aussi le bras en mesure, si bien que le taureau avait plus ou moins l'air de suivre la musique. L'homme qui avait une tête de comptable se tourna vivement pour regarder devant lui. Resta un instant parfaitement immobile. Puis se pencha et verrouilla la portière du passager d'un geste sec.
Norman sourit.
Il rejeta le masque sur le plancher, essuya la main qui l'avait tenu sur sa poitrine. Il savait à quel point il avait l'air bizarre, cinglé, mais plutôt crever que de remettre cette chemise pleine de pisse. Le blouson de cuir, posé sur le siège à côté de lui, était au moins sec à l'intérieur. Norman l'enfila et remonta la fermeture éclair jusqu'au menton. Le feu passa au vert à ce moment-là, et la Camry bondit au milieu du carrefour comme si elle avait eu la postcombustion. Norman démarra aussi, mais plus tranquillement, chantant avec la radio : Je l'ai vue qui marchait sur la ligne... Je l'ai vue comme ça la première fois... Une jolie fille, toute seule... Hé, mignonne, je peux te ramener chez toi ? Cela lui rappelait le lycée. La vie était chouette, alors. Aucune douce petite Rose pour tout bousiller, foutre le bordel. Sauf en dernière année, bien sûr.
Où es-tu, Rose ? Comment se fait-il que tu n'étais pas au pique-nique de ces salopes ? Qu'est-ce que tu branles ?
« Elle est à son propre pique-nique », murmura ze toro, avec une voix qui avait quelque chose d'inhumain dans le ton, comme s'il ne s'agissait pas d'une spéculation mais du savoir d'un oracle.
Norman alla se garer le long du trottoir, en dépit du panneau formel d'interdiction de stationner, et reprit le masque. Se l'enfila sur la main. Mais tourné vers lui, ce coup-ci. Il avait beau voir ses doigts à travers les orbites vides, les orbites vides ne semblaient pas moins le regarder.
« Qu'est-ce que tu racontes, son propre pique-nique ? » demanda-t-il d'une voix rauque. Ses doigts s'agitèrent et firent bouger le mufle du taureau. Il ne les sentait pas, mais il les voyait. Il se dit que la voix qu'il entendait devait être la sienne, mais elle n'en avait pas le timbre et ne paraissait pas venir de sa gorge. Plutôt de ces babines souriantes en caoutchouc.
« Elle aime la façon dont il l'embrasse, continua Ferdinand. Comment, ça t'étonne ? Elle aime aussi la façon dont il la pelote. Elle a envie de faire hanky panky avec lui avant de repartir. Comme dans la chanson. » Le taureau donna l'impression de soupirer et sa tête alla de droite à gauche et de gauche à droite, dans un geste de dénégation résignée étrangement universel. « Mais elles sont toutes pareilles, les bonnes femmes, non ? Faire hanky panky. Le tango cochon. Toute la nuit.
— Qui c'est ? » cria Norman au masque. Une veine gonflée battait à sa tempe. « Qui l'embrasse ? Qui la pelote ? Et où sont-ils ? Dis-le-moi ! »
Mais le masque garda le silence. En admettant, bien sûr, qu'il eût parlé.
Qu'est-ce que tu vas faire maintenant, Normie ? Cette voix-ci, il la connaissait. La voix de papa. Faisait chier, mais faisait pas peur. L'autre voix lui avait fait peur. Même si elle était sortie de sa propre gorge, elle lui avait fichu la trouille.
« La trouver, murmura-t-il. Je vais la trouver et lui apprendre comment on fait hanky panky, moi. Ma version personnelle. »
Bon, d'accord, mais comment ? Comment vas-tu la trouver ?
La première idée qui lui vint à l'esprit fut la maison de Durham Avenue. L'adresse de Rosie devait figurer quelque part, il en était certain. Mais ce n'en était pas moins une mauvaise idée. Cette baraque était transformée en forteresse. Il fallait une carte magnétique d'un modèle ou d'un autre — une carte du genre de sa carte bancaire volée — pour y entrer, et peut-être même avoir un numéro de code pour ne pas déclencher l'alarme.
Sans parler des personnes qui s'y trouveraient. Il pouvait toujours canarder les plus teigneuses et faire fuir les autres, s'il le fallait. Son revolver de service se trouvait dans le coffre de sa chambre, à l'hôtel (un des avantages d'avoir voyagé en bus), mais un pétard était la plupart du temps une méthode d'enfoiré. Et si l'adresse était sur ordinateur ? Probablement le cas ; tout le monde se servait de ces joujoux, aujourd'hui. Il serait encore en train de faire l'idiot, à essayer de forcer l'une des bonnes femmes à lui donner le mot clef pour entrer dans le fichier des noms, quand la police arriverait et lui ferait sa fête.
Puis autre chose lui vint à l'esprit, sous la forme d'une autre voix. Une voix qui s'éleva de sa mémoire comme une forme ténue dans de la fumée de cigarette : ... Désolée de manquer le concert, mais si je veux la voiture, je ne peux pas sauter un...
A qui appartenait cette voix, et qu'est-ce qu'elle ne pouvait se permettre de sauter ?
Au bout d'un moment, la réponse à la première question lui revint. La voix était celle de Blondie. Blondie, la fille aux grands yeux et au joli petit cul. Blondie, dont le véritable nom était Pam quelque chose. Pam travaillait au Whitestone, Pam pouvait très bien connaître sa Rose vagabonde et Pam ne pouvait se permettre de sauter quelque chose. De quoi pouvait-il s'agir ? Lorsqu'on y réfléchissait un peu, lorsqu'on mettait sa casquette de pisteur de gibier, lorsqu'on mettait en branle ce brillant esprit de détective, la réponse n'était pas bien difficile, n'est-ce pas ? Quand on voulait une voiture, on ne pouvait se permettre de sauter l'occasion de quelques heures de boulot supplémentaires, non ? Et, étant donné que le concert avait lieu ce soir même, il y avait de bonnes chances qu'elle fût à l'hôtel en ce moment. Ou alors, elle n'allait pas tarder à y arriver. Et si elle savait quelque chose, elle parlerait. La salope punk n'avait rien dit, mais c'était parce qu'il n'avait pas eu le temps de discuter avec elle comme il l'aurait fallu. Cette fois, il aurait tout le temps voulu.
Il y veillerait.
2
John Gustafson, le collègue du lieutenant Hale, conduisit Gert Kinshaw et Rosie jusqu'aux bureaux de police du 3e district, à Lakeshore. Bill les suivit sur la Harley. Rosie ne cessait de se retourner pour voir s'il était toujours là ; Gert s'en rendit compte mais ne fit aucun commentaire.
Hale avait présenté Gustafson comme « la meilleure moitié de lui-même », mais il était en réalité le chien de tête de la meute, ce que comprit Rosie dès l'instant où elle vit les deux hommes ensemble. Rien qu'à la manière dont Gustafson regardait Hale, quand celui-ci, par exemple, s'installa sur le siège passager de la Caprice banalisée. Rosie avait déjà vu cela des milliers de fois, sous son propre toit.
Ils passèrent devant une horloge de banque, la même que celle sur laquelle Norman avait lu l'heure, peu auparavant, et Rosie se pencha pour la lire à son tour : seize heures neuf. La journée s'était étirée comme du caramel mou.
Elle regarda une fois de plus par-dessus son épaule, terrifiée à l'idée de ne plus voir Bill. Mais il suivait toujours et lui adressa un sourire et un bref salut de la main. Elle lui répondit de la même façon.
« Il a l'air sympathique, observa Gert.
— Oui, répondit Rosie, qui n'avait aucune envie de parler de Bill, en particulier avec les deux flics, sur les sièges avant, qui écoutaient certainement tout ce qu'elles pourraient dire. Tu aurais dû rester à l'hôpital pour te faire examiner. Il t'a peut-être fait mal avec sa matraque électrique.
— Et merde, c'est excellent pour moi », dit Gert avec un sourire. Elle portait une robe de chambre de l'hôpital rayée bleu et blanc par-dessus sa robe déchirée. « C'est la première fois que je me suis sentie aussi réveillée depuis le jour où j'ai perdu mon pucelage dans un camp de vacances, en 1974. »
Rosie essaya de lui rendre son sourire, avec un succès très relatif. « C'était l'attraction surprise, non ? » Gert parut intriguée. « Qu'est-ce que tu veux dire ? » Rosie regarda ses mains et ne fut pas entièrement étonnée de voir qu'elle avait les poings serrés. « C'est de Norman que je parle. La bête puante venue pisser sur notre pique-nique. L'espèce d'enculée de sale hyène. » Elle entendit sortir de sa bouche le mot enculée et eut peine à croire qu'elle venait de le prononcer, en particulier dans une voiture de police, avec deux flics assis devant. Elle fut encore plus étonnée quand elle donna un coup de poing dans la portière, juste au-dessus de la poignée de la vitre.
Au volant, Gustafson sursauta légèrement. Hale se tourna vers l'arrière, le visage dénué d'expression, puis reprit sa position initiale. Peut-être marmonna-t-il quelque chose à l'adresse de son collègue, mais Rosie n'en aurait pas juré et, de toute façon, elle s'en fichait.
Gert lui prit la main (Rosie s'était fait un peu mal) et essaya de la décrisper en la massant comme si elle avait eu une crampe. « Tout va bien, Rosie. » Elle avait parlé doucement, la voix grave comme un moteur de camion qui tourne au ralenti.
« Non, ça va mal, s'écria Rosie. Viens pas me raconter que ça va bien ! » Les larmes lui picotaient les yeux, mais de ça aussi elle se fichait. Pour la première fois de sa vie d'adulte, elle pleurait de rage plutôt que de honte ou de peur. « Qu'il aille au diable ! Pourquoi ne me fout-il pas la paix ? Il a massacré Cynthia, il a gâché le pique-nique... fumier de Norman ! » Elle voulut à nouveau frapper la porte, mais Gert lui retint la main. « Espèce d'enculé de Norman, espèce de sale hyène ! »
Gert hocha la tête. « Ouais. Norman, l'enculée de hyène.
— Il est comme... comme... comme une marque de naissance. Plus on frotte dessus pour s'en débarrasser, plus elle ressort ! Enculé de mec ! Enculée de hyène puante ! Je le hais ! Je le hais ! »
Elle se tut, haletante. Le sang battait dans sa tête, ses joues étaient mouillées de larmes... et cependant, elle ne se sentait pas tout à fait mal.
Bill ? Où est Bill ?
Elle se retourna, convaincue qu'il aurait disparu, ce coup-ci, mais il était toujours là. Il lui fit bonjour de la main gauche. Elle lui rendit son salut, puis se rassit normalement, un peu calmée.
« Mets-toi en colère, Rosie. Tu as largement le droit de te mettre en colère. Mais...
— Oh, ça, je suis folle de rage.
— Mais il n'a pas gâché la journée, tu sais.
— Quoi ? dit-elle en clignant des yeux. Comment ont-elles pu continuer ? Après...
— Et toi, comment pouvais-tu continuer, à chaque fois qu'il te battait ? »
Rosie secoua la tête, ne comprenant pas.
« C'est en partie une question d'endurance. En partie une question d'entêtement. Mais surtout, il s'agit de faire bonne figure devant le monde. De montrer qu'on ne se laisse pas intimider. Crois-tu que ce soit la première fois qu'il arrive un incident de ce genre ? Tu parles... Norman est le pire, mais pas le premier. Et que fait-on lorsqu'une hyène puante vient pisser partout pendant un pique-nique ? On attend que la brise souffle un bon coup et on continue. C'est ce qu'elles font à Ettinger's Pier et pas seulement parce que nous avons signé un contrat avec les Indigo Girls. On continue parce que nous devons nous convaincre nous-mêmes qu'on ne peut pas nous empêcher de vivre par la force.
Qu'on ne peut pas nous enlever notre droit de vivre par la force. Bien sûr, il y en a qui ont dû partir — Lana Kline et ses deux patientes sont parties depuis un bon moment, sans doute —, mais le reste va se regrouper autour du drapeau. Consuelo et Robin retournaient là-bas au moment où nous quittions l'hôpital.
— Une bonne chose pour vous, les filles, observa le lieutenant Hale.
— Comment avez-vous pu le laisser filer ? demanda Rosie d'un ton accusateur. Bon Dieu ! Savez-vous seulement comment il a pu s'évaporer dans la nature ?
— Eh bien, à parler strictement, nous ne l'avons pas laissé filer, répondit Hale d'un ton conciliant. Il était sous la responsabilité des services de sécurité du parc d'attractions ; quand les flics de la ville sont arrivés, votre mari avait déjà disparu depuis un bon moment.
— On le soupçonne d'avoir volé le masque d'un gamin, intervint Gustafson. Un de ces trucs dans lesquels on enfile complètement la tête. Il a eu de la chance, je peux vous le dire.
— Il en a toujours eu », dit Rosie avec amertume. La voiture venait de s'engager dans le parking du poste de police, Bill toujours derrière. « Tu peux me lâcher la main, maintenant », ajouta-t-elle pour Gert.
Rosie en profita pour redonner un coup de poing dans la portière. Ça lui fit encore plus mal, cette fois, mais quelque chose en elle (quelque chose de nouveau) y prit plaisir.
« Pourquoi ne me fiche-t-il pas la paix ? » répéta-t-elle à nouveau, sans s'adresser à personne en particulier. Et cependant, une voix suavement rauque lui répondit, des profondeurs de son esprit.
Tu obtiendras le divorce, dit cette voix. Tu obtiendras le divorce, Rosie.
La chair de poule lui hérissait les bras.
3
Son esprit ricocha une fois de plus, haut, très haut, loin ; il rangeait la Tempo sur une place de parking lorsqu'il revint à lui. Il ne savait pas très bien où il se trouvait, mais il avait l'impression de reconnaître le garage souterrain situé à peu de distance du Whitestone, où il avait déjà laissé la voiture volée. Il aperçut la jauge d'essence lorsqu'il se baissa pour débrancher les fils et constata quelque chose d'intéressant : l'aiguille indiquait que le réservoir était plein. Il s'était arrêté quelque part pour prendre de l'essence pendant sa dernière fugue mentale. Pourquoi ?
Parce qu'il y avait autre chose que le plein que je voulais faire, se répondit-il à lui-même.
Il s'inclina pour se regarder dans le rétroviseur, puis se souvint que le miroir gisait sur le plancher. Il le ramassa et se regarda attentivement. Son visage était couvert d'ecchymoses et de bleus, gonflé par endroits ; il était bougrement évident qu'il avait participé à une bagarre, mais il n'y avait plus de sang. Il s'était débarbouillé dans les toilettes d'une station-service, pendant que la pompe remplissait le réservoir de la Tempo. Il pouvait donc se montrer dans la rue — du moins tant qu'il ne prendrait pas de risques inutiles — et c'était une bonne chose.
Tout en tripotant les fils du contact, il se demanda l'heure qu'il pouvait bien être. Pas moyen de le savoir ; il ne portait pas de montre, cette poubelle de Tempo n'avait pas d'horloge et il était en sous-sol. Mais était-ce important ? Est-ce que...
« Pas du tout, dit doucement une voix familière. Pas important. Le temps est détraqué. »
Il abaissa les yeux et vit le masque de taureau qui le regardait depuis le tapis de sol, côté passager : les yeux vides, ses lèvres plissées en un sourire inquiétant, les cornes ridicules avec leur décoration de fleurs. Soudain, il en eut envie. C'était stupide, il détestait ces guirlandes, il détestait encore plus ce sourire heureux-d'avoir-été-castré... mais peut-être allait-il lui porter chance. Le taureau ne parlait pas vraiment, bien entendu, tout ça se passait simplement dans sa tête, mais sans le masque, il n'aurait jamais réussi à filer d'Ettinger's Pier. C'était sûr et certain.
D'accord, d'accord, viva ze toro, pensa-t-il. Et il se pencha vers le masque.
Puis, apparemment sans solution de continuité, il s'inclinait encore et prenait la taille de Blondie en pince dans ses bras, la serrant tellement fort qu'elle n'avait même pas assez d'air pour crier. Elle venait juste de franchir la porte sur laquelle était indiqué SERVICE, poussant son chariot devant elle, et il se dit qu'il devait avoir attendu ici un certain temps ; ce qui n'avait plus d'importance, vu qu'ils retournaient directement derrière la porte marquée SERVICE, rien qu'eux deux, Pam et son nouvel ami Norman, viva ze toro.
Elle le bombardait de coups de pied dont certains atteignirent ses tibias, mais elle portait des chaussures de sport et c'est à peine s'il les sentait. Il la retenait d'une seule main ; de l'autre, il referma la porte derrière lui et repoussa le verrou. Coup d'oeil circulaire pour vérifier qu'ils étaient bien seuls dans le local. Un samedi en fin d'après-midi, en plein week-end, il y avait des chances... Longue et étroite, la pièce comportait une rangée d'armoires individuelles (des casiers, en fait) à l'autre bout. Il y régnait une odeur merveilleuse, celle du linge frais repassé, qui lui rappela les jours de lessive, chez lui, quand il était petit.
Il y avait d'énormes piles de draps pliés et empilés sur des palettes, des paniers à linge en plastique, pleins de serviettes de toilette duveteuses, des oreillers rangés sur des étagères. Une impressionnante collection de couvre-pieds était entassée le long de l'un des murs. C'est là-dessus que Norman poussa Blondie, voyant sans le moindre intérêt la jupe de son uniforme remonter haut sur ses cuisses. Ses pulsions sexuelles avaient pris un congé, voire même leur retraite définitive, ce qui n'était peut-être pas plus mal. Le service trois-pièces qu'il trimbalait entre les jambes lui avait surtout valu des ennuis, depuis quelques années. C'était un sacré truc, du genre à vous faire croire que Dieu a plus en commun avec Andrew Dice Clay qu'on aimerait le croire. Pendant douze ans, on n'y faisait pas attention, puis pendant les cinquante (voire les soixante) années suivantes, il vous faisait tourner en bourrique comme si c'était un diable de Tasmanie enragé.
« Ne crie pas, dit-il. Ne crie pas, Pamie. Sinon je te tue. » Ce n'était qu'une menace, pour le moment, mais elle l'ignorait.
Elle venait de prendre une profonde inspiration, qu'elle relâcha silencieusement. Norman se détendit légèrement.
« Je vous en prie, ne me faites pas mal », le suppliat-elle. Fichtre, comme c'était original... on ne la lui avait jamais faite, celle-là, non, vraiment, jamais.
« Je ne veux pas te faire de mal, répondit-il d'un ton chaleureux. Absolument pas. » Quelque chose lui battait les fesses et il y porta la main ; c'était le masque en caoutchouc, qu'il avait fourré dans sa poche revolver. Ce ne fut pas vraiment une surprise. « Il suffit que tu me dises exactement ce que je veux savoir, Pam. Après quoi tu vas ton chemin de ton côté, toute guillerette, et moi du mien.
— Comment connaissez-vous mon nom ? »
Il eut ce haussement d'épaules mis au point dans les salles d'interrogatoire, celui qui disait qu'il savait des tas de choses, que c'était son boulot.
Elle resta assise sur la pile de couvre-pieds comme si elle avait été sur son lit du neuvième étage, se tirant la jupe sur les genoux. Elle avait des yeux d'un bleu vraiment extraordinaire. Une larme grossit dans le gauche, trembla et glissa sur sa joue en laissant une trace de Rimmel.
« Vous... vous allez me violer ? » demanda-t-elle. Elle le regardait avec ses grands yeux de bébé, des yeux magnifiques, des yeux à faire damner un saint, n'est-ce pas, Pamie ? Mais cependant, il n'y trouvait pas le regard qu'il aurait voulu y voir. Ce regard que l'on voyait au cours d'un interrogatoire, lorsqu'un type qu'on avait bombardé de questions toute une journée et la moitié de la nuit suivante était sur le point de craquer : regard humble, suppliant, regard qui disait : Je vous avouerai tout ce que vous voudrez, n'importe quoi, mais laissez-moi un peu tranquille. Il ne voyait pas ça dans les yeux de Blondie.
Pas encore.
« Pam...
— Je vous en prie, ne me violez pas, je vous en prie, mais... si vous le faites, mettez un préservatif, s'il vous plaît, j'ai tellement peur du sida ! »
Il resta un instant bouche bée puis éclata de rire. Rire lui faisait mal à l'estomac, encore plus mal au diaphragme, et plus que tout, au visage ; mais, pendant un moment, il ne put se retenir. Il se dit qu'il fallait s'arrêter, qu'un employé de l'hôtel, voire le gérant, pourrait l'entendre et se demander ce qui se passait dans la lingerie, mais même cette idée n'y fit rien ; la crise dut passer toute seule.
Blondie le regarda tout d'abord avec stupéfaction, puis esquissa un sourire hésitant. Plein d'espoir.
Norman finit par reprendre le contrôle de lui-même, les yeux remplis de larmes. « Non, je ne vais pas te violer, Pam, finit-il par répondre, quand il fut capable de dire quelque chose sans repartir de plus belle dans son fou rire.
— Comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ? » demanda-t-elle à nouveau.
Il sortit le masque, glissa une main dedans et se mit à le manipuler comme il l'avait fait à l'intention de l'enfoiré au volant de la Camry. « Pam-Pam-bo-ban, banana-fanna-fo-fam, fi-fi-mo-mam », chantonna-t-il. Il le faisait sautiller comme Shari Lewis sa foutue côtelette, sauf que c'était un taureau, et non une côtelette, un con de taureau pédé aux cornes enguirlandées. Il n'avait pas la moindre raison au monde d'aimer cette horreur, mais le fait était là : d'une certaine manière, elle lui plaisait.
« Toi aussi tu me plais, d'une certaine manière », dit Ferdi la Tapette, regardant Norman de ses orbites vides. Puis le masque se tourna de nouveau vers Pam et, Norman lui faisant mouvoir les lèvres, il ajouta : « Ça vous pose un problème ?
— N-n-non », répondit la jeune femme, sans avoir encore le regard qu'il aurait voulu y voir, non, pas encore, mais ça venait ; il la terrifiait — ils la terrifiaient —, cela au moins était certain.
Norman s'accroupit, mains pendantes entre les genoux, les cornes de caoutchouc de Ferdinand effleurant le sol. Il la regarda avec une expression de sincérité. « Mais tu préférerais me voir disparaître de cette pièce et de ta vie, n'est-ce pas, Pamie ? »
Elle hocha si vigoureusement la tête que ses cheveux rebondirent sur ses épaules.
« Ouais, c'est bien ce que je pensais, et ça ne me gêne pas. J'ai besoin d'une seule information et je m'évanouis comme un courant d'air. Rien de bien compliqué. » Il se pencha vers elle et les cornes de Ferdi frottèrent sur le plancher. « Tout ce que je veux savoir, c'est l'adresse de Rose. Rose Daniels. Où habite-t-elle ?
— Ô mon Dieu ! » Ce qui restait de couleur dans le visage de Pam — deux taches rouges très haut sur ses pommettes — disparut et ses yeux s'écarquillèrent au point qu'ils parurent sur le point de jaillir de leur orbite. « Ô mon Dieu, c'est vous, Norman... »
Cette réaction le surprit et le mit en colère — il avait le droit de savoir le nom de cette fille, c'était comme ça que ça marchait, mais elle n'avait pas le droit de savoir le sien — et tout ce qui suivit partit de là. Elle bondit de la pile de couvre-pieds pendant qu'il digérait encore ce qu'elle venait de dire et elle faillit bien lui échapper. Il sauta après elle, tendant la main droite, sur laquelle il y avait encore le masque. Il s'entendit vaguement dire qu'elle ne pourrait aller nulle part, qu'il avait l'intention d'avoir une petite conversation avec elle, une petite conversation entre quat'z'yeux.
Il l'attrapa par le cou. Elle poussa un cri étranglé qui aurait bien voulu être un hurlement et se rua en avant avec une vigueur inattendue. Il aurait néanmoins pu la retenir, sans le masque. Il glissa sur sa main humide de transpiration et elle s'arracha à sa prise, tomba en direction de la porte, bras écartés, battant l'air, et sur le coup Norman ne comprit pas ce qui se passait.
Il y eut un bruit, mou, mat, un peu comme un bouchon de Champagne qui saute, et Pam se mit à frapper désespérément contre le battant de la porte, la tête renversée selon un angle bizarre, raide, comme on regarderait avec conviction le drapeau national au cours d'une cérémonie patriotique.
« Hein ? » dit Norman, et Ferdi s'éleva devant ses yeux, de travers sur sa main. Le taureau avait l'air ivre.
« Oups », répondit le taureau.
Norman arracha le masque et le fourra dans sa poche, prenant conscience d'un bruit de gouttes tombant au sol. Il vit alors que la chaussure gauche de Pam n'était plus blanche, mais rouge. Du sang s'étalait en flaque autour et courait en longs filets sur le battant de la porte. Les mains de la jeune femme continuaient à s'agiter vainement. Elles lui firent l'effet d'oiseaux affolés.
Elle paraissait comme clouée à la porte et, lorsque Norman s'avança, il vit que c'était le cas, à peu de chose près. Il y avait un portemanteau fixé sur le battant. Après avoir échappé à sa prise, elle avait plongé en avant et s'était empalée dessus. Le foutu crochet s'était enfoncé dans son oeil gauche.
« Oh, Pam, merde ! Espèce d'idiote ! » dit Norman. Il se sentait à la fois furieux et dépité. Il continuait à voir le sourire stupide du taureau, à entendre son Oups de personnage de dessin animé.
Il arracha Pam au crochet. Il y eut un bruit abominable de cartilage broyé. Son bon oeil — plus bleu que jamais, eut-il l'impression — le regardait fixement, plein d'une horreur inexprimable.
Puis elle ouvrit la bouche et hurla.
Norman ne réfléchit pas un seul instant ; ses mains agirent d'elles-mêmes ; il saisit la jeune femme par les joues, ses grandes paluches plantées aux jointures de la délicate mâchoire, et exécuta un mouvement de torsion. Il y eut un unique et bruyant craquement — celui d'un pied qui écrase une planchette et la casse — et elle devint toute molle dans ses bras. Elle était morte, emportant avec elle tout ce qu'elle avait pu savoir à propos de Rose.
« Oh, pauvre gourde, murmura Norman, essoufflé. Quelle idée, aussi, de se fourrer ce foutu crochet dans l'oeil ! »
Il la secoua. La tête de Pam oscilla mollement d'un côté et de l'autre. Elle avait maintenant un bavoir rouge sur le devant de son uniforme blanc. Il la rapporta jusque sur la pile de couvre-pieds et l'y laissa tomber. Elle s'étala, jambes écartées.
« Salope, effrontée, grommela Norman. Même morte, faut que tu continues à faire du gringue, hein ? » Il lui croisa les jambes. L'un des bras de Pam retomba sur les couvre-pieds. Il vit une sorte de bracelet frisotté violet autour de son poignet — on aurait presque dit un bout de fil téléphonique. Une clef y était attachée.
Norman la regarda, puis se tourna vers les armoires individuelles du fond de la pièce.
Il n'est pas question que tu ailles là-bas, Normie, fit la voix de son père. Je sais que tu t'es mis ça dans la tête, mais faudrait être cinglé pour aller traîner tes guêtres du côté de Durham Avenue.
Norman sourit. Faudrait être cinglé. C'était plutôt rigolo, au fond. De plus, où pouvait-il aller, sinon là ? De quelle autre solution disposait-il ? Il n'avait pas beaucoup de temps. Tous ses ponts brûlaient joyeusement derrière lui, tous, sans exception.
« Le temps est détraqué », murmura Norman Daniels en débarrassant Blondie de son bracelet. Il se dirigea vers les armoires, l'objet entre les dents, le temps d'enfiler de nouveau le masque de taureau sur sa main. Puis il brandit le poing et laissa Ferdi parcourir des yeux les étiquettes collées sur chacun des casiers.
« Ici », dit Ferdi, tapotant de son mufle de caoutchouc celui sur lequel on lisait PAMELA HAVERFORD.
La clef correspondait à la serrure. A l'intérieur, outre un jean, un T-shirt, un soutien-gorge de sport et une charlotte, il trouva le sac à main de la jeune femme. Il alla en renverser le contenu sur les serviettes d'un panier à linge, puis fit circuler Ferdinand au-dessus, comme un satellite espion peu orthodoxe.
« Et voilà le travail », murmura Ferdi.
Norman pécha une fine plaquette de plastique gris au milieu du fouillis de produits de maquillage, de mouchoirs et de papiers. Elle devait ouvrir la porte de devant de la maison, aucun doute là-dessus. Il commençait déjà à se tourner...
« Attends », souffla ze toro, qui s'approcha de l'oreille de Norman dans le balancement de ses cornes fleuries.
Norman écouta, puis acquiesça. Il se débarrassa du masque, le remit dans sa poche et se pencha de nouveau sur le contenu éparpillé du sac de Pam. Il le tria avec soin, cette fois, exactement comme s'il avait enquêté sur une « scène du crime », pour employer le jargon de la police... si ce n'est qu'il aurait sans doute utilisé la pointe d'un crayon ou d'un stylo à bille au lieu de ses doigts.
Les empreintes digitales ne seront certainement pas un problème ici, pensa-t-il. Et il éclata de rire. Plus un problème.
Il repoussa le porte-billets et s'empara d'un petit carnet rouge sur lequel était écrit ADRESSES. Il regarda à D, ne trouva pas ce qu'il cherchait, et revint à la première page, où un grand nombre de numéros s'étalaient dans tous les sens, entre des griffonnages de Pam (des yeux et des noeuds papillons, pour la plupart). Tous, cependant, paraissaient être des numéros de téléphone.
Il sauta à la dernière page, l'autre endroit probable. D'autres numéros, d'autres yeux, d'autres noeuds papillons... et au milieu, soigneusement encadré et entouré d'astérisques, ce numéro à quatre chiffres :
« Oh, merde, marmonna-t-il. Tenez-vous bien, les gars, je crois que je viens de faire banco. N'est-ce pas, Pamie ? »
Il arracha la page du carnet, la fourra dans une de ses poches et revint jusqu'à la porte sur la pointe des pieds. Il tendit l'oreille. Personne, là-dehors. Il poussa un long soupir et effleura le bout de papier au fond de sa poche. Son esprit plongea dans une nouvelle fugue et, pendant quelque temps, il n'y eut plus rien du tout.
4
Hale et Gustafson conduisirent Rosie et Gert dans un coin du poste de police qui avait un faux air de salon ; le mobilier y était vieux mais confortable et les détectives n'avaient pas de bureau derrière lequel s'abriter. Ils se laissèrent tomber sur un canapé d'un vert passé, coincé entre le distributeur de boissons fraîches et la table sur laquelle était posée une machine à café. Au-dessus, au lieu d'une affiche sinistre représentant des drogués ou des victimes du sida, il y avait au mur une vue grand format des Alpes suisses. Les deux policiers étaient calmes, sympathiques, leurs questions discrètes et respectueuses, mais ni leur attitude ni cet environnement agréable n'aidèrent beaucoup Rosie. Elle était toujours en colère, en proie à une rage comme elle n'en avait jamais connu, mais aussi terrifiée. Terrifiée du seul fait d'être ici.
À plusieurs reprises, au cours de l'interrogatoire, elle fut sur le point de perdre le contrôle de ses émotions ; à chaque fois, elle jetait un coup d'oeil à Bill qui attendait patiemment au fond de la pièce, de l'autre côté de la barrière sur laquelle une pancarte précisait que le public n'était pas admis.
Elle savait qu'elle aurait dû aller lui dire de ne pas l'attendre plus longtemps, de rentrer chez lui et de l'appeler demain. Elle ne put s'y résoudre. Elle avait besoin qu'il fût ici tout comme elle avait eu besoin qu'il l'escortât sur la Harley, lorsque les policiers les avaient conduites ici ; elle avait besoin de lui comme un enfant trop imaginatif a besoin d'une lampe de chevet allumée au cas où il se réveillerait au milieu de la nuit.
Elle ne cessait, il est vrai, d'avoir des idées délirantes. Elle savait qu'elles l'étaient, mais cela n'y changeait rien. Pendant un moment ça allait, elle répondait simplement à leurs questions, puis elle se mettait tout d'un coup à penser que Norman était quelque part dans le sous-sol, qu'ils le cachaient, évidemment, vu que la police était une grande famille, que les flics étaient tous frères et que les femmes de flics n'avaient pas le droit de ficher le camp ni de mener une vie indépendante, pour quelque raison que ce fût. Oui, Norman était bien à l'abri dans une minuscule cellule du deuxième sous-sol où l'on pouvait hurler à pleins poumons sans que personne entendît, une cellule avec des murs suintants et une unique ampoule qui pendait au bout d'un fil, et lorsque cette comédie absurde serait terminée, ils la conduiraient à lui. Ils l'amèneraient à Norman.
Délirant. Mais elle ne le reconnaissait pleinement que lorsqu'elle levait les yeux sur Bill, de l'autre côté de la balustrade, Bill qui la regardait et attendait la fin de l'interrogatoire pour la ramener chez elle sur son cheval de fer.
Ils revinrent longuement sur chaque détail ; parfois, c'était Gustafson qui posait les questions, parfois Hale ; et, si Rosie n'eut jamais l'impression qu'ils jouaient au bon et au méchant flic, il lui tardait qu'ils en eussent fini avec leurs interminables questions, leurs interminables formulaires, et la laissent partir. Peut-être qu'une fois à l'extérieur du poste de police, ce yoyo paralysant entre rage et terreur s'atténuerait-il un peu.
« Redites-moi comment il se faisait que vous aviez la photo de M. Daniels dans votre sac, madame Kinshaw », demanda Gustafson. Il avait devant lui un rapport à demi complété et tenait un Bic à la main. Il fronçait furieusement les sourcils ; il avait l'air, songea Rosie, d'un gamin qui sèche sur une interrogation écrite qu'il n'a pas préparée.
« Je vous l'ai déjà dit deux fois, protesta Gert.
— Ce sera la dernière », intervint Hale d'un ton calme.
Gert se tourna vers lui. « Parole d'honneur ? »
Hale sourit — un sourire tout à fait séduisant — et acquiesça. « Parole d'honneur. »
Elle leur raconta donc une fois de plus comment elle et Anna avaient fait le rapprochement entre Norman Daniels et le meurtre de Peter Slowik, et comment elles avaient obtenu la photo de Norman par fax. Puis elle expliqua comment elle avait remarqué l'homme en fauteuil roulant, lorsque le vendeur de tickets lui avait crié après. Rosie connaissait l'histoire par coeur, maintenant, mais la bravoure dont Gert avait fait preuve la laissait encore stupéfaite. Quand la Noire en arriva à l'affrontement entre elle et Norman, derrière les toilettes, s'exprimant du ton dont elle aurait lu une liste de commissions, Rosie prit sa grande main et la serra bien fort.
Lorsqu'elle eut terminé, cette fois, Gert regarda Hale et souleva un sourcil. « Ça va ?
— Oui, répondit le policier. Très bien. Cynthia Smith vous doit la vie. Si vous étiez flic, je demanderais une citation pour vous. »
Gert eut un petit reniflement. « Je ne réussirais jamais les épreuves physiques. Trop grosse.
— Ça ne change rien, répondit Hale, la regardant sans sourire.
— Eh bien, le compliment me fait plaisir, mais ce qui me ferait encore plus plaisir serait de savoir que vous l'avez attrapé.
— On va l'attraper », dit Gustafson. Il paraissait sûr de lui et Rosie pensa : Vous ne connaissez pas mon Norman, officier.
« Vous en avez fini avec nous ? voulut savoir Gert.
— Avec vous, oui, mais il me reste quelques questions à poser à Mme McClendon... si vous vous en sentez la force. Sinon, elles peuvent attendre. » Il marqua une pause. « Mais il vaudrait mieux pas. Je crois que nous le savons tous les deux, n'est-ce pas ? »
Rosie ferma brièvement les yeux. Puis elle eut un regard vers Bill, toujours assis dans son coin, et revint à Hale.
« Demandez-moi ce que vous avez à me demander, dit-elle. Mais faites aussi vite que possible. Il me tarde de rentrer chez moi. »
5
Cette fois-ci, lorsqu'il revint sous son propre crâne, il descendait de la Tempo, dans une artère tranquille qu'il reconnut presque aussitôt : Durham Avenue. Il s'était garé à un peu plus de cent mètres de Château-Chagatte. Il ne faisait pas encore nuit, mais les ombres épaisses, veloutées, presque charnues, sous les arbres, annonçaient le crépuscule.
Il s'examina et constata qu'il avait dû passer par sa chambre avant de quitter l'hôtel. Sa peau fleurait bon le savon et il portait des vêtements propres, convenant particulièrement bien à son expédition : pantalon kaki, T-shirt ras du cou sous une grosse chemise de travail bleue dont les pans dépassaient. Tout à fait l'allure du type qui débarque, un week-end, pour vérifier s'il n'y a pas une fuite de gaz...
« ... ou l'état de l'alarme antivol, murmura Norman avec un sourire. Foutrement culotté, senor Daniels, foutrement culotté... »
La panique le frappa avec la soudaineté d'un coup de tonnerre et il porta vivement la main gauche à sa poche revolver. Il ne sentit que le renflement de son portefeuille. Il fit le même geste de la main droite et poussa un brusque soupir de soulagement au contact flasque du masque de caoutchouc. Il avait apparemment oublié son arme, sans doute restée dans le coffre de la chambre, mais pas le masque et, en ce moment, ze toro lui paraissait beaucoup plus important que son pistolet. Délirant, c'était probable, mais incontestablement vrai.
Il se dirigea vers le 251. S'il ne s'y trouvait que quelques connasses, il essaierait de toutes les prendre en otage. S'il y en avait beaucoup, il en prendrait le plus possible — disons une demi-douzaine — et enverrait les autres au diable. Puis il les abattrait l'une après l'autre, jusqu'à ce que l'une d'elles crache l'adresse de Rosie. Si aucune ne la connaissait, il les descendrait toutes et se mettrait à fouiller dans les fichiers... mais il pensait qu'il ne serait pas nécessaire d'en arriver là.
Et qu'est-ce que tu vas faire si les flics sont sur place, Normie ? lui demanda son père d'un ton nerveux. Des flics devant, des flics dedans, des flics pour protéger l'endroit contre toi, justement ?
Il l'ignorait. Et ça lui était à peu près égal.
Il passa devant le 245, le 247, le 249. Une haie clôturait le terrain de ce dernier numéro et, lorsqu'il arriva au bout, Norman s'arrêta soudain, étudiant le 251, Durham Avenue les yeux plissés, une expression soupçonneuse sur le visage. Il avait prévu une activité plus ou moins importante, mais pas ce qu'il voyait : activité zéro.
Le bâtiment de « Filles et soeurs » s'élevait au bout de sa pelouse tout en longueur, les stores des premier et deuxième étages tirés contre la chaleur du jour. Il y régnait un silence de crypte. A la gauche du porche, les fenêtres étaient noires, bien qu'ayant les stores relevés.
Aucune silhouette ne s'y déplaçait. Personne sous le porche. Pas une voiture dans l'allée.
Je ne peux pas rester planté ici, pensa-t-il, se remettant en marche. Il s'avança devant la maison, regarda au passage le jardin potager où il avait vu les deux putes, la première fois — dont celle qu'il avait cravatée derrière les toilettes du parc. Le jardin aussi était désert. Tout comme la cour de derrière, dans la partie qu'il apercevait.
C'est un piège, Normie, dit son père. Tu t'en doutes bien, non ?
Il poursuivit son chemin jusqu'à une maison de style Cape Cod portant le numéro 257 sur la porte, puis revint sur ses pas d'une démarche de flâneur. Il voyait bien que cela ressemblait à un piège, la voix paternelle n'avait pas tort, mais pour quelque obscure raison, il ne sentait pas le piège.
Ferdinand le Taureau s'éleva devant ses yeux comme un fantôme caoutchouteux en vieux fromage — il avait tiré le masque de sa poche et l'avait enfilé sur son poing sans même y penser. Ce n'était pourtant pas très judicieux ; quiconque aurait regardé par une fenêtre se serait demandé ce que fabriquait ce grand gaillard au visage enflé, à s'adresser à un masque en caoutchouc... et, en plus, à le faire répondre par des mouvements des lèvres. Mais de cela aussi il se fichait pas mal. La vie était devenue... singulièrement élémentaire, disons. Ça ne lui déplaisait pas.
« Non, c'est pas un piège, dit Ferdinand.
— Tu en es sûr ? » demanda-t-il. Il était de nouveau presque à la hauteur du 251.
« Ouais, sûr, répondit ze toro en hochant ses cornes enguirlandées. Elles sont toutes à leur pique-nique, c'est tout. En ce moment, elles doivent être assises en rond autour d'un feu à fàire griller de la guimauve pendant qu'une grande gouine en robe de grand-mère leur chante "Blowin'in the Wind". Tu as autant compté qu'un pet dans leur journée. »
Il s'immobilisa devant l'allée qui aboutissait à « Filles et soeurs » et regarda le masque, pétrifié.
« Hé, désolé, mon vieux, s'excusa Ferdi. Mais ce n'est pas moi qui invente les informations. Je ne fais que les rapporter. »
Pétrifié de découvrir qu'il existait quelque chose de presque aussi affreux que d'arriver chez soi pour se rendre compte que votre épouse a pris ses cliques et ses claques, votre carte bancaire dans sa poche : être traité par le mépris.
Être traité par le mépris par une bande de gonzesses.
« Eh bien, suggéra Ferdi, apprends-leur que c'est pas comme ça que ça marche. Vas-y, Norm. Apprends-leur qui tu es. Apprends-leur, qu'elles n'oublient jamais la leçon.
— Qu'elles n'oublient jamais la leçon », grommela Norman, sur quoi le masque hocha la tête avec enthousiasme au bout de son poing.
Il le fourra dans sa poche revolver et pécha, dans une des poches de devant, la carte-clef et le bout de papier déchiré dans le carnet d'adresses de Pam, tandis qu'il s'approchait de la maison. Il escalada les marches du porche avec un simple coup d'oeil, qu'il espéra indifférent, à la caméra montée au-dessus de la porte. Il dissimulait la carte contre sa cuisse ; peut-être l'observait-on, après tout. Il serait bien inspiré de ne pas l'oublier, chanceux ou pas, car Ferdinand n'était qu'un masque en caoutchouc avec la main de Norman Daniels en guise de cervelle.
La fente de la carte-clef se trouvait exactement là où il l'avait prévu, à côté d'un interphone accompagné d'instructions : APPUYEZ POUR PARLER.
Norman les suivit, se pencha et dit : « Midland Gaz, vérification pour une fuite dans votre secteur, vous m'entendez ? »
Il relâcha le bouton. Attendit. Jeta un coup d'oeil à la caméra. Noir et blanc, on ne distinguerait sans doute pas bien son visage tuméfié... espéra-t-il. Il sourit pour montrer qu'il était inoffensif, tandis que son coeur pompait férocement dans sa poitrine, comme une petite machine.
Pas de réponse. Rien.
Il recommença. « Y a personne chez vous, les filles ? »
Il leur laissa du temps, et compta lentement jusqu'à vingt. Son père lui murmura que c'était un traquenard, le genre de souricière qu'il aurait lui-même tendue dans une situation de ce genre ; on attire le salopard sur place, on lui fait croire que la baraque est vide et on lui fait dégringoler un tombereau de briques dessus. Incontestablement le genre de souricière qu'il aurait tendu... pourtant, il n'y avait personne, là-dedans. Il en était presque certain. Cette maison lui faisait l'effet d'être aussi vide qu'une boîte de bière au rebut.
Il introduisit la carte dans la fente. Il y eut un cliquetis bruyant et sec. Il retira la carte, tourna la poignée et entra dans le vestibule de « Filles et soeurs ». De sa gauche montait un son bas et régulier : mip-mip-mip-mip. Une alarme électronique. Les mots PORTE D'ENTRÉE clignotaient sur l'écran des messages.
Norman consulta son bout de papier, pria un instant pour que le numéro fût bien le bon et pianota 0471 sur le clavier. L'alarme continua ses mip pendant un instant, de quoi avoir une crise cardiaque, puis s'arrêta. Il laissa échapper un long soupir et referma la porte. Puis il rebrancha l'alarme sans même y penser, simple réflexe de flic au travail.
Il regarda autour de lui, remarqua l'escalier qui conduisait au premier étage et s'engagea dans le couloir principal. Il passa une tête par la porte de la première pièce à sa droite. On aurait dit une salle de classe, avec ses chaises disposées en cercle et son tableau noir sur lequel étaient écrits les mots DIGNITÉ, RESPONSABILITÉ, FOI.
« Quelles paroles pleines de sagesse, Norm », observa Ferdi. Il trônait une fois de plus sur la main de Norman. Il y était venu comme par magie. « Pleines de sagesse.
— Puisque tu le dis... pour moi, c'est toujours les mêmes conneries. » Il étudia la pièce puis éleva la voix ; cela faisait presque l'effet d'un sacrilège, dans ce silence voué à la poussière, mais un homme doit se comporter en homme.
« Hello ? Y a quelqu'un là-dedans ?
— Hello ! » cria Ferdi, faisant lui aussi le tour de la pièce de ses yeux vides avec son air rigolard. Il parlait avec le pseudo-accent allemand comique que le père de Norman employait parfois quand il était ivre. « Hellôô, y a bas guelgu'un ?
— La ferme, marmonna Norman.
— Oui mon capitaine », répliqua ze toro sans plus rien ajouter.
Norman fit lentement demi-tour et continua dans le couloir. Il y avait d'autres pièces — un salon, une salle à manger, une petite bibliothèque —, mais toutes étaient vides. Comme la cuisine, tout au bout. Un nouveau problème se posait à lui : où aller pour trouver ce qu'il cherchait ?
Il prit une profonde inspiration, ferma les yeux et essaya de réfléchir (essaya aussi de repousser le mal au crâne qui faisait mine de se réinstaller). Il avait envie d'une cigarette mais n'osa pas en allumer une ; peut-être existait-il des détecteurs de fumée réglés au maximum qui allaient se mettre à ululer à la première bouffée de tabac.
Il respira une fois de plus à fond, remplissant ses poumons tant qu'il put, et reconnut alors l'odeur qui régnait ici : non pas une odeur de poussière, mais une odeur de femmes, des femmes vivant depuis longtemps en camp retranché avec d'autres femmes, des femmes qui s'étaient tricoté un linceul commun de pharisaïsme pour tenter d'empêcher le monde réel de faire irruption. Une odeur de sang et de chatte, de savons parfumés et de shampooings, de déodorants et de parfums avec des noms aussi cons que Péché, Opium ou Obsession. Odeur des légumes qu'elles aimaient bouffer, odeur fruitée des thés qu'elles aimaient boire. Une odeur qui n'était pas celle de la poussière, non, mais celle de la levure, une odeur de fermentation qui lui remplissait le nez, la gorge, le coeur, l'étouffait, allait le faire s'évanouir, le suffoquait presque.
« Gondrôle tes nerfs, mon gars ! intervint vivement Ferdinand. La zeule odeur qu'on zente ici est zelle de la sauce spakhetti d'hier au soir ! Enfin, voyons, pon Tieu de pon Tieu ! »
Il vida ses poumons, les remplit, ouvrit les yeux. Sauce spakhetti ? Ouais, sauce spaghetti. Un arôme rouge, comme le sang. Mais rien de plus que de la sauce à spaghetti.
« Désolé, j'ai un peu dérapé pendant une minute, dit-il.
— Oh, c'est des choses qui arrivent, non ? observa (sans accent) Ferdi, dont les orbites vides semblaient maintenant exprimer sympathie et compréhension. C'est dans un endroit comme ça que Circé a transformé les hommes en pourceaux, après tout. » Le masque pivota sur le poing de Norman, parcourant les lieux de ses orbites sans yeux. « Ouais, un endroit comme ça.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Laisse tomber.
— Je ne sais pas où aller, dit Norman, parcourant aussi les alentours du regard. Il faut se grouiller, mais cette baraque est immense, bordel ! Il doit y avoir au moins vingt pièces. »
Le taureau pointa ses cornes vers une porte, face à la cuisine. « Essaie donc celle-là.
— Hé, c'est juste l'arrière-cuisine, à tous les coups.
— A mon avis, non. Je ne crois pas qu'il y aurait écrit PRIVÉ dessus, Normie. »
Bien vu. Norman remit le masque dans sa poche, traversa la cuisine jusqu'à la porte (remarquant au passage la passoire dans laquelle on avait égoutté les spaghettis qui séchaient sur la paillasse), et frappa au battant. Rien. Il essaya la poignée. Elle tourna sans peine. Il ouvrit, passa une main tâtonnante à sa droite et trouva l'interrupteur.
La suspension éclaira un bureau de la famille des dinosaures, croulant sous des piles diverses. En équilibre sur l'une d'elles était posée une petite plaque dorée sur laquelle on lisait : ANNA STEVENSON et : BÉNI SOIT CE DÉSORDRE. Sur le mur, une photo encadrée représentait deux femmes que Norman reconnut. La première était feu la célèbre Susan Day, l'autre la salope aux cheveux blancs qu'il avait vue dans le journal, celle qui ressemblait à Maude. Elles se tenaient par les épaules et se souriaient les yeux dans les yeux, comme de vraies lesbiennes.
Des classeurs s'alignaient le long d'un mur latéral. Norman s'en approcha, s'agenouilla et commença à fouiller dans celui marqué D-E, puis s'arrêta. Elle ne se servait plus du nom de son mari. Il ne se souvenait plus si c'était un truc que lui avait dit Ferdinand ou s'il l'avait deviné tout seul, mais il n'en était pas moins sûr. Elle avait repris son nom de jeune fille.
« Tu seras Rose Daniels jusqu'au jour de ta mort, connasse », dit-il, tendant la main vers le classeur marqué M. Il tira. Rien. Fermé à clef.
Un problème, mais mineur. Il allait bien trouver de quoi le forcer dans la cuisine. Il se tourna, avec l'intention de ressortir, puis s'arrêta, les yeux sur un panier d'osier posé à l'angle du bureau. Une carte pendait de l'anse, ALLEZ, VOLEZ, PETITES MISSIVES, était-il écrit en onciale. On voyait plusieurs lettres prêtes à partir ; en dessous d'une enveloppe adressée à Lakeland Cable TV, il vit dépasser ceci :
... endon
... renton Street
... endon ?
McClendon ?
Il s'empara brutalement de la lettre, renversant par la même occasion le panier dont le contenu se répandit sur le sol. Ses yeux s'étaient agrandis, avaient pris une expression avide.
Oui, McClendon, bon Dieu, Rosie McClendon ! Et juste en-dessous, écrite en caractères d'imprimerie bien lisibles, l'adresse pour laquelle il avait dû traverser l'enfer : 897, Trenton Street.
Il y avait un long coupe-papier chromé, à demi enfoui sous une pile de prospectus pour le pique-nique de « Filles et soeurs ». Norman le prit, ouvrit la lettre et mit le coupe-papier dans sa poche revolver, sans même y penser, en retirant en même temps le masque, qu'il enfila sur sa main. Une seule page, avec gravé en relief, cet en-tête : ANNA STEVENSON en grosses lettres et, en lettres légèrement plus petites : Filles et soeurs.
Norman n'eut qu'un bref coup d'oeil pour cette manifestation de vanité et tourna le masque vers la lettre, pour qu'il la lût pour lui. Anna Stevenson avait une grande écriture élégante — prétentieuse, auraient même dit certains. Les doigts couverts de transpiration de Norman tremblaient en s'agrippant à l'intérieur du masque, lequel se trouva animé de grimaces et ricanements convulsifs.
Ma chère Rosie,
Je voulais simplement vous envoyer un mot dans votre nouvelle « planque », sachant combien ces premières lettres qu'on reçoit sont importantes, pour vous dire à quel point j'avais été heureuse de vous avoir accueillie à « Filles et soeurs », à quel point j'étais contente que nous ayons pu vous aider. Je voulais également vous féliciter pour votre nouveau travail : quelque chose me dit que vous n'allez pas rester longtemps à Trenton Street !
Chacune des femmes qui passe par « Filles et soeurs » apporte quelque chose à la vie de toutes les autres, aussi bien celles qui sont ici, pendant les premiers jours de la convalescence, que celles qui arrivent après son départ, car chacune y laisse une partie de son expérience, de sa force, de ses espérances. Mon espérance à moi, Rosie, est de vous revoir souvent chez nous, pas seulement parce que votre guérison est loin d'être achevée et qu'il y a encore bien des choses que vous n'avez pas réglées (surtout la colère que vous ressentez, me semble-t-il), mais aussi parce que vous avez contracté l'obligation morale de transmettre ce que vous avez appris ici. Je n'ai probablement pas besoin de vous rappeler tout cela, mais...
Un clic, faible mais sonore, dans ce silence. Suivi d'un autre bruit : mip-mip-mip-mip. L'alarme antivol. Norman avait de la compagnie.
6
À aucun moment Anna ne remarqua la Tempo garée le long du trottoir, non loin de « Filles et soeurs ». Elle était profondément plongée dans l'une de ses rêveries personnelles, un fantasme dont elle n'avait jamais parlé à personne, même pas à son analyste, mais un fantasme indispensable lors de journées horribles comme celle-ci. Elle se voyait sur la couverture de Time Magazine. Pas une photo, mais une peinture à l'huile énergique, où elle était représentée en robe-chemise bleu foncé (le bleu était la couleur qui lui allait le mieux et la robe-chemise avait l'avantage de faire disparaître l'épaississement déprimant de sa taille, depuis deux ou trois ans). Elle tournait la tête vers l'artiste par-dessus son épaule gauche, offrant ainsi son meilleur profil, et ses cheveux retombaient en cascade neigeuse sur son épaule droite — une cascade neigeuse sexy.
La légende, (sous le portrait, disait simplement : UNE SAMARITAINE AMÉRICAINE.
Elle s'engagea dans l'allée, renonçant à contrecoeur à poursuivre sa rêverie (elle en était au point où l'auteur de l'article disait : « Bien qu'elle ait sauvé la vie de plus de mille cinq cents femmes battues, Anna Stevenson est restée étonnamment modeste, touchante, même... »). Elle coupa le moteur de l'Infiniti et resta assise quelques instants derrière le volant, se massant délicatement sous les yeux.
Peter Slowik, auquel elle donnait d'ordinaire, au moment de leur divorce, des sobriquets comme Pierre le Grand, Raspoutine ou le Marxiste Fou, avait été un bavard impénitent pendant sa vie, et ses amis s'étaient montrés déterminés, semblait-il, à s'inspirer de son exemple. Les discours s'éternisaient, chaque « florilège de souvenirs » (elle aurait volontiers fait passer devant le peloton d'exécution les trouducs politiquement corrects qui passaient leur temps à concocter des formules pareilles) donnait l'impression de durer plus que le précédent et, à quatre heures, lorsque l'assemblée s'était finalement levée pour aller se restaurer — le vin était une bibine ignoble, exactement celui que Peter aurait choisi —, elle était sûre d'avoir la forme de sa chaise pliante tatouée sur les fesses. L'idée de s'esquiver, par exemple après avoir avalé un mini-sandwich et bu une gorgée de vin, ne lui avait pas traversé l'esprit. On l'observerait, on commenterait son comportement. Elle était Anna Stevenson, une personnalité importante de la vie politique de cette ville, et il y avait des personnes avec lesquelles elle se devait de s'entretenir après une cérémonie de ce genre. Des gens avec lesquels elle voulait être vue en train de s'entretenir, car c'était comme ça que tournait le monde.
Et, pour couronner le tout, son bip s'était déclenché par trois fois en l'espace de quarante-cinq minutes. Il restait des semaines entières silencieux au fond de son sac, mais cet après-midi, au cours d'une réunion ponctuée de longues périodes de silence seulement rompues par des gens incapables, apparemment, de parler autrement qu'en murmurant d'une voix étranglée, l'appareil était devenu fou. La troisième fois, elle en eut assez de voir les têtes se tourner vers elle et coupa cet emmerdeur. Elle espérait que personne n'aurait accouché pendant le pique-nique, que personne n'aurait jeté un fer à cheval à la tête d'un enfant et surtout, surtout, que le mari de Rosie ne serait pas venu faire son numéro. Quelque chose lui disait, cependant, qu'il devait se méfier et n'oserait pas se montrer. De toute façon, la personne qui avait essayé de la joindre avait forcément commencé par appeler « Filles et soeurs », et elle allait consulter le répondeur dès son arrivée. Elle écouterait les messages pendant qu'elle ferait pipi. Dans la plupart des cas, ça suffisait.
Elle descendit de voiture, verrouilla les portes (même dans un voisinage choisi comme celui-ci, c'était plus prudent), escalada les marches du porche. Elle entra et coupa le mip-mip-mip du système d'alarme sans même y penser, encore tout imprégnée des derniers lambeaux (seule femme de sa génération à avoir été aimée et respectée par toutes les tendances des mouvements féministes, pourtant de plus en plus divergentes) de son rêve éveillé.
« Salut, tout le monde ! » lança-t-elle en s'avançant dans le couloir.
Seul le silence lui répondit, comme elle s'y était attendue... et, il faut bien le dire, comme elle l'avait espéré. Avec un peu de chance, elle pourrait même jouir de deux ou trois heures bénies de calme absolu avant que ne reprissent les fous rires, le sifflement des douches, le claquement des portes, le caquet des feuilletons télévisés.
Elle se rendit dans la cuisine, se demandant si un long bain moussant ne serait pas le meilleur moyen d'effacer les fatigues de la journée. Puis elle s'arrêta net, fronçant les sourcils à la vue de la porte de son bureau. Elle était entrouverte.
« Nom de Dieu, grommela-t-elle. Nom De Dieu ! » S'il y avait bien une chose qu'elle détestait entre toutes — mis à part, peut-être, les gens qui éprouvent tout le temps le besoin de vous tripoter —, c'était l'envahissement de son domaine privé. Elle ne fermait pas son bureau à clef parce qu'elle n'estimait pas cela nécessaire. Elle était chez elle, après tout ; les femmes hébergées ici l'étaient grâce à sa générosité et à sa tolérance. Elle ne voulait pas se voir réduite à fermer cette porte à clef. Son désir que personne n'y entrât sans y être expressément invité aurait dû suffire.
C'était presque toujours le cas, mais de temps en temps, une des pensionnaires décidait qu'elle avait réellement besoin de tel document, qu'elle avait réellement besoin d'utiliser la photocopieuse d'Anna (laquelle chauffait plus vite que celle de la salle de jeux, en bas), qu'elle avait réellement besoin d'un timbre ; et cette personne dépourvue de tout respect entrait donc, farfouillait dans un endroit qui n'était pas le sien, voyait peut-être des choses qui ne la regardaient pas et viciait l'air de son parfum bon marché...
Anna marqua un temps d'arrêt, la main sur le bouton de porte, sondant du regard la pièce qui servait d'arrière-cuisine quand elle était petite fille. Ses narines palpitèrent légèrement et son froncement de sourcils s'accentua. Il y avait bien une odeur, mais ce n'était pas tout à fait un parfum. Quelque chose qui lui rappelait plutôt le Marxiste Fou. C'était...
Les hommes portent tous Cuir Anglais ou ne portent rien.
Nom de Dieu, Bordel de nom de Dieu !
La chair de poule lui hérissa les bras. Anna était une femme qui s'enorgueillissait de son esprit réaliste, mais il était tentant, soudain, d'imaginer le fantôme de Peter Slowik l'attendant dans son bureau, ombre aussi immatérielle que la puanteur de cette horrible eau de toilette dont il s'aspergeait...
Son regard s'était posé sur une lumière qui brillait dans l'obscurité : le témoin du répondeur. La petite lumière rouge clignotait furieusement, comme si toute la ville l'avait appelée, aujourd'hui.
Il était arrivé quelque chose. Tout d'un coup, ce fut une certitude. Cela expliquait le bip... et elle, comme une gourde, l'avait coupé pour qu'on arrêtât de la dévisager. Il était arrivé quelque chose, probablement à Ettinger's Pier. Quelqu'un avait été blessé. Ou... Ô mon Dieu, pourvu que non...
Elle entra dans le bureau, chercha l'interrupteur de la main et s'immobilisa, intriguée par ce qu'elle avait senti. Il était en position allumée, ce qui signifiait que la suspension aurait dû fonctionner ; or, elle était éteinte.
Anna manipula le bouton à deux reprises et s'apprêtait à recommencer une troisième fois lorsqu'une main s'abattit sur son épaule droite.
Ce contact la fit hurler à pleins poumons, avec des accents dont la frénésie n'avait rien à envier à une héroïne de film d'épouvante ; et lorsqu'une deuxième main la saisit par le bras gauche et la fit pirouetter sur elle-même, lorsqu'elle vit la silhouette qui se détachait dans la lumière provenant de la cuisine, elle hurla encore plus fort.
La chose qui l'avait attendue derrière la porte n'était pas humaine. Des cornes dépassaient de sa tête, des cornes qui paraissaient couvertes d'excroissances étranges. C'était...
« Viva ze toro », dit une voix creuse. C'est alors qu'elle comprit qu'elle avait affaire à un homme, un homme portant un masque. Elle ne se sentit pourtant absolument pas rassurée, car elle avait une idée très précise de l'identité de son assaillant.
Elle s'arracha à sa prise et recula jusqu'au bureau. Elle sentait encore Cuir Anglais, mais également d'autres odeurs. Le caoutchouc chaud. La sueur. L'urine. Était-ce elle ? S'était-elle fait pipi dessus ? Impossible à savoir : elle était insensible à partir de la taille.
« Ne me touchez pas », bredouilla-t-elle d'une voix tremblante qui n'avait rien à voir avec son timbre calme et autoritaire habituel. Elle tâtonna derrière elle, à la recherche du bouton qui alertait la police. Il était là, quelque part, enfoui sous des masses de papiers. « Je vous avertis, ne me touchez pas !
— Anna-Anna-bo-Banna, banana-fana-fo-Fanna », déclara la créature masquée sur un ton de profonde méditation, avant de repousser la porte derrière elle. La pièce était maintenant plongée dans une obscurité totale.
« Ne me touchez pas », répéta-t-elle, se déplaçant le long du bureau. Si seulement elle pouvait gagner les toilettes et s'enfermer dedans...
« Fi-fi-mo-Manna... »
Il était sur sa gauche. Tout près. Elle bondit vers la droite, mais pas assez vite. Des bras puissants l'étreignirent. Elle voulut hurler à nouveau, mais la prise se resserra sur elle et elle ne poussa qu'un gros soupir chevrotant.
Si j'étais Misery Chastain, je... pensa-t-elle, sur quoi Norman se jeta sur sa gorge, enfouissant son visage contre elle comme s'ils étaient deux ados excités se pelotant dans un jardin public, puis des dents furent dans sa gorge, quelque chose de chaud jaillit sur elle, et elle ne pensa plus rien.
7
Le temps d'en arriver aux dernières questions, à la signature de la dernière déclaration, la nuit était déjà tombée depuis un bon moment. Rosie avait la tête qui tournait et éprouvait un sentiment un peu irréel, comme après ces journées passées à plancher sur des examens, en terminale.
Gustafson partit classer ses paperasses, qu'il tenait devant lui comme s'il s'agissait du Saint Graal, et Rosie se leva et se dirigea vers Bill, déjà debout. Gert était partie dans la direction des toilettes des femmes.
« Madame McClendon ? » La voix de Hale retentit à côté d'elle.
Elle oublia sa fatigue, soudain prise d'une horrible prémonition ; ils n'étaient que tous les deux, Bill était encore trop loin pour entendre ce que le policier pourrait lui glisser à l'oreille, à voix basse, d'un ton confidentiel. Il allait lui dire de laisser tomber toutes ces idioties sur son mari tant qu'il était encore temps, que cela valait beaucoup mieux pour elle. Qu'elle allait désormais la fermer sur la question des flics, à moins que l'un d'eux (a) ne lui posât une question ou (b) n'ouvrît sa braguette. Il allait lui rappeler que la police était une grande famille et...
« Je vais le coincer, dit Hale sans élever la voix. J'ignore si je peux vous en convaincre complètement, mais je tiens à ce que vous m'entendiez le dire, de toute façon. Je vais le coincer. C'est une promesse. »
Elle le regarda, bouche bée.
« Je vais le coincer parce que c'est un meurtrier, qu'il est cinglé, qu'il est dangereux. Je vais aussi le faire parce que je n'aime pas beaucoup la façon que vous avez de nous regarder et de sursauter à chaque fois que claque une porte, ici. Ni vos mouvements de recul, dès que je lève le petit doigt.
— Je ne...
— Si, vous faites ça. Vous ne vous en apercevez même pas. Je ne vous reproche rien, parce que je comprends pour quelle raison vous le faites. Si j'étais une femme et si j'avais vécu ce que vous avez vécu... » Sa voix mourut et il la regarda d'un air interrogateur. « Vous est-il arrivé de vous dire à quel point vous avez de la chance, une chance insensée, d'être encore en vie ?
— Oui », répondit Rosie. Ses jambes tremblaient. Bill se tenait devant le portail, l'air inquiet. Elle lui adressa un sourire forcé et leva un doigt — une minute.
« Et comment », dit Hale en parcourant le poste de police des yeux. Rosie suivit son regard. Installé à un bureau, un policier prenait la déposition d'un adolescent en larmes, dont le blouson portait le nom d'une université. Devant un autre, près des fenêtres grillagées, un flic en uniforme et un détective qui avait tombé la veste (laissant voir le calibre 38 « spécial police » qu'il portait dans son holster) examinaient ensemble une pile de photos, têtes rapprochées. De l'autre côté de la pièce, sous une rangée d'écrans vidéo, Gustafson parlait de ses rapports avec une jeune recrue qui donnait l'impression de n'avoir pas plus de seize ans.
« Vous savez beaucoup de choses sur les flics, reprit Hale, mais une bonne partie de tout ça est faux. »
Elle ne savait que répondre, mais peu importait : il n'avait pas l'air d'attendre une réaction de sa part.
« Voulez-vous savoir quelle est ma principale motivation pour vouloir le coincer, madame McClendon ? La numéro un au hit-parade ? »
Elle acquiesça.
« Je veux le coincer justement parce que c'est un flic. Un héros de la police, en plus. Mais la prochaine fois que sa tronche apparaîtra dans un journal de sa bonne vieille ville natale, soit on en parlera comme de feu Norman Daniels, soit on le verra avec des fers aux pieds et des menottes aux poignets.
— Merci de m'avoir dit ça, répondit Rosie. Cela signifie beaucoup pour moi. »
Il la raccompagna jusqu'auprès de Bill, qui lui ouvrit le portillon et la prit dans ses bras. Elle se serra contre lui, les yeux fermés.
« Madame McClendon ? » fit Hale.
Elle ouvrit les yeux, vit Gert revenir dans la pièce et lui adressa un signe de la main. Puis elle regarda le policier, avec timidité mais sans crainte. « Vous pouvez m'appeler Rosie, si vous voulez. »
Il eut un bref sourire. « Voulez-vous que je vous dise quelque chose qui devrait vous aider à vous sentir un peu mieux, après votre réaction rien moins qu'enthousiaste à cet endroit ?
— Je... oui, je veux bien.
— Laissez-moi deviner, intervint Bill. Vous avez quelques difficultés avec les flics de la ville natale de Rosie. »
Hale eut un sourire amer. « Exactement. Ils se font tirer l'oreille pour nous faxer les renseignements médicaux sur Daniels — même ses empreintes. On a déjà affaire aux avocats de la police. Des fouille-merde !
— Ils le protègent, dit Rosie. Je savais qu'ils le feraient.
— Pour le moment. C'est un réflexe, comme celui de tout laisser tomber et de vous lancer aux trousses du tueur, quand un flic a été assassiné. Mais ils vont arrêter de nous mettre des bâtons dans les roues quand ils vont comprendre que tout ça n'est que trop vrai.
— Vous le croyez vraiment ? » voulut savoir Gert.
Hale réfléchit et acquiesça. « Oui, je le crois.
— Et la protection de la police pour Rosie, tant que tout ça ne sera pas terminé ? » demanda Bill.
Hale acquiesça de nouveau. « Il y a déjà un véhicule de patrouille devant votre domicile, sur Trenton Street, Rosie. »
Elle regarda tour à tour Gert, Bill et le policier, retrouvant toute sa frayeur et son angoisse. Elle n'arrivait pas à se dépêtrer de la situation ; elle avait commencé à reprendre confiance, et voilà qu'elle se faisait étaler une fois de plus, d'un coup venu d'une autre direction.
« Pourquoi ? Pourquoi ? Il ne sait pas où j'habite ! C'est pour cette raison qu'il est venu au pique-nique, parce qu'il pensait que j'y serais. Cynthia ne lui a rien dit, n'est-ce pas ?
— Elle affirme que non. » Hale mit l'accent sur affirme, mais si légèrement que Rosie ne le remarqua pas. Gert et Bill, en revanche, s'en aperçurent, et ils échangèrent un regard.
« Vous voyez ! Et ce n'est pas Gert qui le lui a dit non plus ! N'est-ce pas, Gert ?
— Non, m'dame, répondit Gert.
— Eh bien, j'aime autant jouer la sécurité — tenons-nous-en là. J'ai deux types devant chez vous, et deux voitures de renfort peuvent arriver en moins de deux dans le secteur. Je ne cherche pas à vous ficher la frousse, mais un cinglé qui connaît les méthodes de la police n'est pas un cinglé comme les autres. Autant ne prendre aucun risque.
— Puisque vous le dites, admit Rosie d'une petite voix.
— Madame Kinshaw, je vais charger quelqu'un de vous ramener ou vous voulez...
— À Ettinger's Pier, le coupa Gert avec un geste vers sa robe de chambre. J'ai l'intention de me faire remarquer au concert. »
Hale sourit et tendit la main à Bill. « J'ai été content de faire votre connaissance, monsieur Steiner. »
Bill lui serra la main. « Et moi de même. Merci pour tout.
— C'est mon boulot. » Il jeta un coup d'oeil à Gert et Rosie. « Bonne nuit, les filles. » Puis il revint tout de suite sur Gert, et son visage s'éclaira d'un sourire qui le rajeunit instantanément de quinze ans. « Bien joué ! » Puis il éclata de rire. Au bout d'une seconde, Gert se joignit à lui.
8
Dehors, sur les marches, Bill, Gert et Rosie restèrent encore quelques instants ensemble. L'air était chargé d'humidité et le brouillard montait du lac. Il était encore léger, se réduisant pour le moment à un nimbe autour des lampadaires et à des volutes de fumée au-dessus de la chaussée mouillée, mais dans une heure, pensa Rosie, il serait à couper au couteau.
« Tu ne veux pas venir coucher à "Filles et soeurs", ce soir ? demanda Gert à Rosie. Elles vont revenir du concert d'ici deux heures ; on pourrait préparer le pop-corn. »
Rosie, qui n'éprouvait aucune envie de retourner là-bas, s'adressa à Bill. « Peux-tu passer la nuit au studio, si je rentre chez moi ?
— Bien sûr, répondit-il aussitôt, lui prenant la main. Avec plaisir. Et ne t'inquiète pas du confort. Je dors très bien sur un canapé.
— Tu n'as pas vu le mien », répondit-elle, sachant que son minuscule sofa n'allait pas être un problème, vu que Bill ne coucherait pas dessus. Certes, elle n'avait qu'un lit à une place, et ils y seraient un peu serrés, mais quelque chose lui disait que ça ne les gênerait absolument pas. Que cela ajouterait même peut-être un peu de sel à la situation.
« Merci encore, Gert.
— De rien. » Gert la serra brièvement dans ses bras, puis se tourna vers Bill et lui colla un gros bécot sur la joue. Une voiture de police vint se garer au coin et attendit, moteur au ralenti. « Prenez bien soin d'elle, jeune homme.
— Comptez sur moi. »
La Noire partit vers la voiture, puis s'arrêta avec un geste en direction de la Harley de Bill, garée dans l'un des emplacements réservés à la police. « Et ne vous fichez pas en l'air dans le brouillard avec ce truc.
— On va rouler pépère, m'man, promis. »
Elle agita son gros poing vers lui, le sourcil menaçant, et Bill tendit le menton, les yeux mi-clos, en prenant un air de martyr, qui fit éclater de rire Rosie. Elle n'aurait jamais cru rire un jour d'aussi bon coeur sur les marches d'un poste de police, mais depuis quelque temps beaucoup de choses auxquelles elle ne se serait jamais attendue s'étaient produites.
Beaucoup.
9
En dépit de tout ce qui s'était passé, Rosie prit presque autant de plaisir à cette promenade nocturne qu'à la balade de la matinée. Elle s'agrippait à Bill tandis que la grosse Harley-Davidson s'ouvrait en douceur un chemin dans le brouillard qui s'épaississait. Pendant la fin du parcours, ce fut comme s'ils roulaient dans un rêve matelassé au coton hydrophile. Le phare projetait un cylindre conique brillant comme un rayon de lampe torche dans une pièce enfumée. Lorsque Bill s'engagea finalement dans Trenton Street, les bâtiments se réduisaient à des fantômes et Bryant Park à une vaste masse blanche indistincte.
La voiture de patrouille dont Hale avait parlé était garée en face du 897. Les mots Servir et protéger étaient inscrits sur ses flancs. L'emplacement devant le véhicule était vide. Bill y rangea la Harley, passa au point mort et coupa le moteur. « Ma parole, tu trembles », observa-t-il en l'aidant à descendre.
Elle acquiesça et se rendit compte qu'il lui fallait faire un effort pour empêcher ses dents de claquer quand elle parlait. « C'est davantage l'humidité que le froid », dit-elle. Néanmoins, elle savait au fond d'elle-même que ce n'était ni l'un ni l'autre ; que les choses n'étaient pas comme elles auraient dû l'être.
« Eh bien, allons te mettre dans quelque chose de chaud et sec. » Il rangea les casques, bloqua le volant en position antivol et glissa les clefs dans sa poche.
« C'est l'idée du siècle. »
Il lui prit la main pour l'accompagner jusqu'aux marches du bâtiment. Lorsqu'ils passèrent devant la voiture radio, Bill leva la main pour saluer le flic installé au volant. Celui-ci lui rendit son salut d'un geste négligent par la fenêtre, et les lampadaires brillèrent sur sa bague. Son collègue paraissait dormir.
Rosie ouvrit son sac, prit la clef qui ouvrait la porte de l'immeuble, à cette heure tardive, et l'introduisit dans la serrure. Elle était à peine consciente de ce qu'elle faisait ; toute impression de bien-être avait disparu et son ancienne terreur lui était retombée dessus comme quelque lourd objet de métal dégringolant, étage après étage, à l'intérieur d'un vieil édifice, un objet dont la chute ne s'arrêterait qu'au dernier sous-sol. Elle avait l'estomac noué, la tête qui bourdonnait, et elle ne savait pas pourquoi.
Elle avait vu quelque chose, quelque chose, et elle était tellement concentrée sur ses réflexions qu'elle n'entendit pas la portière du véhicule de police s'ouvrir, puis se refermer avec un claquement assourdi. Elle n'entendit pas non plus le bruit de pas, un léger frottement, sur le trottoir qu'ils venaient d'emprunter.
« Rosie ? »
C'était la voix de Bill, surgissant de l'obscurité. Ils se trouvaient dans le vestibule, mais c'est à peine si elle distinguait le tableau représentant un vieux bonhomme (il lui semblait qu'il s'agissait de Calvin Coolidge) sur le mur de droite, ou la silhouette décharnée du portemanteau avec son pied de laiton et son hérisson de crochets, au pied des marches. Pourquoi faisait-il si fichtrement noir ici ?
Parce qu'il y avait une panne d'électricité, évidemment. Mais une question plus difficile restait à résoudre : comment se faisait-il que le flic, assis du côté passager, dormît dans une position aussi inconfortable, le menton plongeant sur la poitrine et la casquette tellement tirée sur les yeux qu'il avait l'air d'un voyou dans un film de gangsters des années trente ? Et d'ailleurs, pourquoi dormait-il, alors que la personne auprès de laquelle il était chargé de monter la garde devait arriver d'une minute à l'autre ? Hale serait furieux s'il le savait, pensa-t-elle distraitement. Il aurait deux mots à lui dire. Entre quat'z'yeux.
« Rosie ? Qu'est-ce qui ne va pas ? »
Les pas derrière eux devinrent précipités.
Elle repassa mentalement le film des événements en arrière, comme sur un magnétoscope. Vit Bill qui adressait un signe de la main au flic installé au volant de la voiture de patrouille, signe signifiant « salut, les gars, on est bien contents de vous voir ». Vit le policier qui levait la main en réponse ; vit le reflet d'un lampadaire sur la bague qu'il avait au doigt. Elle n'était pas suffisamment près pour lire la devise, mais elle sut tout d'un coup ce qu'elle disait. Elle avait souvent été imprimée à l'envers dans sa propre chair, comme un tampon des services sanitaires sur un quartier de boeuf.
Service, Loyauté, Communauté.
Les pas accéléraient dans l'escalier derrière eux. La porte se referma violemment. Quelqu'un haletait en essayant de faire le moins de bruit possible dans l'obscurité, et Rosie sentit l'odeur de Cuir Anglais.
10
L'esprit de Norman s'envola pour l'un de ses grands ricochets pendant que, torse nu devant l'évier de la cuisine, il se débarrassait du sang qui le couvrait. Le soleil était bas sur l'horizon et l'aveugla de sa lueur orangée lorsqu'il tendit les mains vers la serviette ; il la toucha, puis, sans qu'il eût conscience de la moindre interruption, même pas en un clin d'oeil, il se retrouva dans la rue, loin de « Filles et soeurs », en pleine nuit. Il avait la casquette des White Sox sur la tête et portait aussi un imperméable du modèle dit « brouillard de Londres ». Dieu seul savait ou il l'avait dégotté, mais il convenait on ne peut mieux, car le brouillard s'était levé. Il tâta de la main le coûteux tissu imperméabilisé, et apprécia ce contact. Un vêtement élégant. Il essaya de se rappeler où il l'avait pris, mais en vain. Avait-il tué quelqu'un d'autre ? Pas impossible, les amis, pas impossible du tout — rien n'était impossible quand il était aux abonnés absents.
Il examina Trenton Street et vit une voiture de patrouille de la ville — ce qu'on appelait dans sa juridiction une Charlie-David — garée dans le brouillard, à quelque distance du prochain carrefour. Il glissa la main dans la profonde poche gauche de l'imperméable (vraiment sensationnel, cet imper, le type avait bon goût) et sentit un objet froissé et caoutchouteux. Il eut un sourire heureux, comme quelqu'un qui serre la main à un vieil ami. « Ze toro, murmura-t-il. Ze toro grande. » Il fouilla dans son autre poche, sans trop savoir ce qu'il allait y trouver, mais certain que ce serait quelque chose d'utile.
Il se piqua le majeur sur l'objet, grimaça, et le sortit délicatement. Il s'agissait du coupe-papier chromé pris sur le bureau de sa copine Maude.
Qu'est-ce qu'elle a gueulé ! pensa-t-il avec un sourire, tout en retournant le coupe-papier dans ses mains ; la lumière des lampadaires faisait courir un éclat blanc sur la lame. Oui, elle avait hurlé... puis elle s'était arrêtée. A la fin, les gonzesses s'arrêtent toujours de crier, et quel soulagement...
En attendant, il avait un gros problème à résoudre. Il devait y avoir deux flics dans la voiture, armés de pistolets, alors que lui était équipé, en tout et pour tout, d'un coupe-papier chromé. Il fallait se débarrasser de deux hommes, et aussi silencieusement que possible. Sacré problème, qu'il ne voyait absolument pas comment résoudre.
« Norm », fit une voix en provenance de sa poche gauche.
Il sortit le masque. Ses orbites vides le fixèrent avec une expression intense, et le sourire lui parut une fois de plus trahir la complicité. Dans cette lumière, les fleurs qui décoraient les cornes auraient pu être des caillots de sang.
« Quoi ? demanda-t-il d'un ton de conspirateur. Qu'est-ce qu'il y a ?
— Simule une crise cardiaque », lui souffla ze toro. C'est donc ce qu'il fit. Il remonta lentement, pesamment le trottoir en direction de la voiture de patrouille, ralentissant de plus en plus le pas au fur et à mesure qu'il s'en rapprochait. Il prenait bien soin de garder les yeux baissés et de ne surveiller la voiture qu'en vision périphérique. Ils l'avaient certainement aperçu, maintenant, même s'ils étaient nuls : par la force des choses, vu qu'il était le seul objet en mouvement du secteur. Il voulait leur donner le spectacle d'un homme qui regarde ses pieds, d'un homme qui doit calculer chacun de ses pas. Un homme qui est soit ivre, soit souffrant.
Il avait passé la main droite dans l'imper et se massait le côté gauche. La lame du coupe-papier, qu'il tenait dans cette main, faisait de petites entailles dans sa chemise. Une fois suffisamment près de son objectif, il vacilla — nettement, mais pas trop — et s'immobilisa. Il resta parfaitement tranquille, tête baissée, comptant lentement jusqu'à cinq, sans laisser osciller son corps d'un côté ou de l'autre. Leur première supposition — que Monsieur Boit-sans-soif retournait laborieusement chez lui après avoir passé quelques heures au Dew Drop Inn — devait laisser la place à d'autres éventualités. Il tenait cependant à les faire sortir de la voiture et venir à lui. Il irait jusqu'à eux s'il ne pouvait agir autrement, mais dans ce cas, il se ferait probablement avoir.
Il avança de trois pas, en direction non pas de la voiture, mais du perron le plus proche. Il saisit la rampe métallique froide, humide de brouillard, et s'appuya dessus, haletant, tête toujours baissée, espérant donner l'impression d'un type en proie à une crise cardiaque, et non pas d'un homme qui dissimule un coupe-papier sous son imper.
Juste au moment où il commençait à se dire qu'il venait de commettre une sérieuse erreur, les portes du véhicule s'ouvrirent. Il les entendit plus qu'il ne les vit, et leur bruit fut suivi d'un autre, encore plus satisfaisant : celui de pas précipités venant dans sa direction. Bon Dieu, Rocky, les flics, pensa-t-il, risquant un petit coup d'oeil. Il le fallait bien, pour voir dans quel ordre ils se présentaient. En ordre dispersé, il lui faudrait simuler un évanouissement... mais cela comportait, non sans ironie, un risque précis : que l'un des deux retournât au véhicule de patrouille demander une ambulance par radio.
C'était le duo Charlie-David classique : un vétéran et un gosse avec encore le goût de la tétine dans la bouche. Norman trouva quelque chose de familier au plus jeune, comme s'il l'avait vu dans une série télévisée. Peu importait. Ils étaient proches l'un de l'autre, presque épaule contre épaule, et c'était ça qui comptait. Parfait. Les doigts dans le nez.
« Monsieur ? l'interpella le plus vieux. Quelque chose ne va pas, monsieur ?
— Ça me fait fichtrement mal, siffla Norman.
— Où ça ? » interrogea encore le plus âgé. Le moment était crucial ; pas celui de passer à l'attaque, mais presque. Le flic âgé pouvait donner à son collègue, à tout instant, l'ordre d'appeler les urgences et il serait coincé, mais ils étaient encore un poil trop loin pour foncer.
À cette seconde, il se sentit exactement le même qu'autrefois, comme cela ne lui était pas arrivé depuis le début de son expédition : froid, l'esprit clair, totalement présent, conscient de tout, depuis les gouttes de rosée sur la rampe jusqu'à la plume de pigeon d'un gris sale, gisant dans le caniveau à côté d'un paquet de chips froissé. Il distinguait le susurrement à peine perceptible et régulier de la respiration des flics.
« C'est là », répondit Norman dans un hoquet, se frottant sous l'imper avec la main droite. La pointe du coupe-papier entailla la chemise et le piqua, mais c'est à peine s'il le sentit. « C'est comme une colique hépatique, mais dans la poitrine.
— Il vaudrait peut-être mieux appeler une ambulance », dit le jeune policier. Soudain, Norman sut qui il lui rappelait : Jerry Mathers, le gamin qui jouait le « Castor » dans Leave it to Beaver. Il avait vu l'intégralité de la rediffusion sur Canal 11 et certains épisodes jusqu'à cinq ou six fois.
Son collègue, cependant, n'avait rien à voir avec Wally, le frère du Castor.
« Attends une seconde », dit le flic le plus âgé. Puis — c'était à n'y pas croire — il signa son arrêt de mort. « Laisse-moi regarder. J'étais infirmier, à l'armée.
— L'imper... les boutons... », marmonna Norman, sans quitter le Castor du coin de l'oeil.
Le flic le plus âgé fit un nouveau pas ; il se trouvait maintenant juste devant Norman ; le jeune avança aussi d'un pas. Le vieux défit le bouton du haut de l'imper « brouillard de Londres ». Puis le bouton suivant.
Au troisième, Norman sortit le coupe-papier et le plongea dans la gorge de l'homme. Il en jaillit un torrent de sang qui se répandit sur son uniforme ; dans la pénombre et le brouillard, on aurait dit de la sauce ketchup.
Le Castor ne posa pas de problème. Il resta figé sur place, horrifié, tandis que son collègue levait des mains sans force et tentait d'arracher la chose qu'il avait dans la gorge. Il avait l'air de quelqu'un qui cherche à se débarrasser d'une sangsue. « Beuh ! éructa-t-il. Ahk ! Beuh ! »
Le Castor se tourna vers l'homme à l'imper. Il était dans un tel état de choc qu'il ne paraissait absolument pas se rendre compte que Norman avait quelque chose à voir avec ce qui venait d'arriver à son collègue, ce qui ne surprit nullement Norman. Il avait déjà assisté à ce genre de réaction. Frappé de stupeur, médusé, le jeune flic semblait soudain n'avoir que dix ans : il n'avait plus seulement une vague ressemblance avec le Castor, il en était le portrait craché.
« Il est arrivé quelque chose à Hal ! » s'exclama-t-il. Norman savait aussi autre chose sur le compte de ce futur héros cité à l'ordre de la police : dans sa tête, il croyait crier, il le croyait vraiment, alors qu'il ne sortait qu'un murmure haché de sa bouche. « Il est arrivé quelque chose à Hal !
— Je sais », répondit Norman en portant un uppercut au menton du gosse — un coup dangereux si votre adversaire est dangereux, mais un gamin de douze ans aurait pu venir à bout du Castor, vu l'état dans lequel il était. Il l'atteignit exactement comme prévu, et le jeune flic s'effondra contre la rampe métallique à laquelle Norman s'agrippait encore trente secondes auparavant. Le Castor n'était pas complètement assommé, comme Norman l'avait espéré, même s'il avait le regard vague et hébété ; pas de problème, cependant. Il avait perdu sa casquette. Il portait les cheveux courts, mais pas au point de ne pas pouvoir servir de prise. Norman en saisit une poignée et fit violemment retomber la tête du gosse pendant qu'il relevait le genou. Il y eut un bruit assourdi mais terrifiant, comme si on avait donné un coup de maillet dans un sac matelassé plein de porcelaines.
Le Castor s'effondra. Norman chercha son collègue des yeux et constata quelque chose d'incroyable : le vieux flic n'était plus là.
Il fit brusquement volte-face, de la fureur dans le regard, et le vit qui remontait le trottoir, très lentement, mains tendues devant lui comme un zombie dans un film d'horreur. Norman exécuta un tour complet sur lui-même, pour voir si la scène n'avait pas eu de témoin. Personne. Des cris et des sifflets venaient du parc — des adolescents jouant à poigne-moi-le-cul dans le brouillard, mais c'était tout. Jusqu'ici, il avait bénéficié d'une veine insensée. Encore quarante-cinq secondes, une minute tout au plus, et il serait tranquille.
Il courut derrière le vieux flic qui s'était arrêté et essayait une fois de plus d'arracher le coupe-papier d'Anna Stevenson de sa gorge. Il avait réussi à parcourir vingt-cinq mètres.
« Officier ! » lança Norman d'un ton péremptoire, le touchant au coude.
Le flic se retourna avec des mouvements saccadés. Il avait les yeux vitreux, exorbités, des yeux d'animal empaillé dans une cabane de chasse. Son uniforme, détrempé, était écarlate du cou jusqu'aux genoux. Norman n'arrivait pas à comprendre comment il pouvait encore être en vie et, en plus, conscient. Ma parole, ils fabriquent des flics drôlement coriaces, dans le Midwest, se dit-il.
« A-eu-lè an-u-lance », bredouilla l'homme qui parlait d'un ton encore incroyablement fort, en dépit des gargouillis étouffés qui accompagnaient ses paroles. Il avait commis une grosse erreur, une erreur de débutant, mais c'était un flic qu'il aurait aimé avoir comme collaborateur. La poignée du coupe-papier oscillait à chacun de ses efforts pour articuler, ce qui rappelait à Norman les mouvements du masque de taureau quand il en faisait bouger les lèvres de l'intérieur.
« Oui, je vais appeler une ambulance », répondit-il vivement, avec douceur et sincérité. Il referma la main sur le poignet du vieux flic. « Mais pour le moment, revenez à la voiture. Par ici, officier. » Il l'aurait bien appelé par son nom, mais le sang recouvrait la plaque qui l'indiquait sur sa poitrine. Il n'allait tout de même pas l'appeler « officier Hal ». Il tira une deuxième fois doucement sur sa manche et, cette fois-ci, l'homme le suivit.
C'est donc un flic « Charlie-David » avec un coupe-papier planté dans la gorge que Norman ramena au véhicule de patrouille, s'attendant à tout instant à voir quelqu'un surgir du brouillard de plus en plus épais — un type avec un pack de bières, une femme revenant du cinéma, deux mômes de retour d'un rancard (peut-être même, Dieu bénisse le roi, d'une sortie à Ettinger's Pier !) —, quelqu'un qu'il serait alors obligé de tuer aussi. Une fois qu'on a commencé, il semble qu'il soit impossible de s'arrêter ; le premier meurtre est comme une vaguelette qui s'élargit à l'infini.
Mais pas un seul passant ne se présenta. Seules lui parvenaient les voix désincarnées, depuis le parc. C'était un miracle, comme le fait que l'inspecteur Hal tînt encore debout alors qu'il saignait comme un cochon qu'on égorge et laissait derrière lui une traînée sanglante formant, par endroits, de véritables flaques. Celles-ci prenaient des reflets d'huile de vidange dans la lumière des lampadaires.
Norman s'arrêta pour ramasser la casquette du Castor et, lorsqu'il passa à hauteur de la fenêtre baissée du véhicule de police, il se pencha vivement à l'intérieur, posa le couvre-chef et prit les clefs de contact.
Il y en avait une impressionnante quantité, au point qu'elles étaient tendues autour de leur anneau comme les rayons de soleil d'un dessin d'enfant ; Norman n'eut cependant aucun mal à trouver celle qui ouvrait le coffre.
« Venez, dit-il d'un murmure rassurant. Encore deux pas, que l'on puisse appeler les secours. » Il s'attendait à ce que le flic s'effondrât. Pas du tout. Il avait simplement renoncé à retirer le coupe-papier de sa gorge. « Attention au bord du trottoir, officier, hop là ! » Quand le flic posa sa chaussure noire réglementaire dans le caniveau, la blessure de sa gorge se mit à béer comme une ouïe de poisson autour de la lame, et un jet de sang dégoulina sur sa chemise.
Voilà que je suis un tueur de flic, maintenant, pensa Norman. Il s'attendait à être atterré à cette idée, mais non. Parce que tout au fond de lui, il y avait un sage qui savait que ce n'était pas lui, en réalité, qui avait poignardé cet excellent, ce robuste officier de police ; quelqu'un d'autre l'avait fait : quelque chose d'autre. Vraisemblablement le taureau. Plus il y pensait, plus Norman trouvait cela plausible.
« Ne bougez pas, officier, nous y voici. » Le flic s'immobilisa. Norman ouvrit le coffre. Il contenait un pneu de rechange, chauve comme une fesse de bébé, un cric, deux gilets pare-balles (en kapok, pas en kevlar), une paire de bottes, un exemplaire taché de graisse de Penthouse, une boîte à outils et un poste de radio de police éventré. Pas mal rempli, ce coffre, en d'autres termes, comme tous les coffres de voitures de police qu'il avait vus. Mais comme dans tous les coffres de bagnoles de flics qu'il avait vus, il restait encore de la place pour un truc de plus. Il repoussa la boîte à outils d'un côté, la radio de l'autre, tandis que l'acolyte du Castor, à côté de lui, oscillait sur ses pieds, silencieux, les yeux apparemment fixés sur un point lointain, comme s'il voyait l'endroit où allait commencer son nouveau voyage. Norman fourra le cric derrière le pneu, puis regarda l'espacement qu'il venait de ménager.
« O.K., dit-il, bien. Mais je suis obligé de t'emprunter ta casquette, d'accord ? »
Le flic ne répondit rien, se contentant de vaciller d'arrière en avant. Cependant, comme aimait à le répéter son hypocrite de mère : Qui ne dit mot consent, et Norman estimait que c'était un excellent proverbe, sûrement meilleur que la devise de son père : S'ils sont assez grands pour pisser, ils sont assez grands pour moi. Norman prit la casquette du vieux flic et la posa sur son crâne rasé, après avoir jeté la casquette de base-ball dans le coffre.
« Banh », marmonna le flic en tendant une main ensanglantée vers Norman. Il n'y avait pas d'inquiétude dans son regard, comme s'il était tourné vers d'autres horizons.
« Oui, je sais, du sang, c'est ce foutu taureau », répondit Norman ; puis il poussa le flic dans le coffre. Il s'y affala mollement. Une de ses jambes pendait encore dehors, agitée de tremblements. Norman la plia au genou, la fit passer à l'intérieur et claqua le coffre. Puis il retourna vers le jeunot. Celui-ci essayait de se relever, alors que son regard paraissait totalement inconscient. Ses oreilles saignaient. Norman s'agenouilla devant lui, lui mit les mains autour de la gorge et serra. Lorsque le Castor eut cessé de bouger, Norman posa une oreille contre sa poitrine ; il entendit trois battements de coeur, irréguliers, désordonnés, comme un poisson qui se débat sur la rive. Norman soupira et passa à nouveau les mains autour du cou du jeune homme, enfonçant les pouces dans la trachée-artère. Quelqu'un va finir par se ramener, quelqu'un va finir par se ramener... Eh bien, non. Personne ne se ramena. Une voix lança : « Espèce d'enculé ! » depuis la blancheur indistincte de Bryant Park, ce qui fut suivi d'un éclat de rire suraigu (du genre de ceux que seuls les beurrés ou les gogols arrivent à émettre), mais ce fut tout. Norman posa de nouveau l'oreille contre la poitrine du Castor. Ce type était destiné à faire de la figuration passive, et il ne s'agissait pas qu'il revînt à la vie à un moment crucial.
Cette fois-ci, seule la montre du jeune flic continuait à marquer le passage du temps de son tic-tac.
Norman le souleva, le traîna jusqu'à la porte de la Caprice et l'installa sur le siège du passager. Il lui abaissa autant qu'il put la casquette sur les yeux : noire, enflée, la figure du gosse était devenue celle d'un troll.
Puis il claqua la portière. Il avait maintenant des élancements dans tout le corps, mais les plus douloureux provenaient une fois de plus de ses mâchoires et de ses dents.
Maude... tout ça c'est à cause de Maude...
Il fut soudain très content de ne pas se souvenir de ce qu'il avait fait avec elle, ou de ce qu'il lui avait fait... Bien entendu, ça n'avait pas été lui, mais ze toro, ze toro grande. N'empêche, bon Dieu, que ça lui faisait mal, bigrement mal ! Comme si on était en train de le démonter de l'intérieur, boulon après boulon, rouage après rouage.
Le Castor glissait lentement vers la gauche, les yeux exorbités comme des agates. « Hé, on bouge pas, mon pote », dit Norman en le redressant. Il se pencha un peu plus et lui mit la ceinture de sécurité. Impec. Se reculant d'un pas, il examina le tableau d'un oeil critique. Dans l'ensemble, il ne s'en était pas si mal sorti. Le Castor avait simplement l'air de roupiller, de prendre un petit supplément de ronflette.
Toujours penché par la vitre, prenant soin de ne pas déranger le cadavre, il ouvrit la boîte à gants. Il espérait bien y trouver un kit de premiers soins, et ne fut pas déçu. Il fit sauter le couvercle, prit un vieux flacon poussiéreux d'aspirine et en avala cinq ou six. Il était adossé au flanc de la voiture, à mâcher les cachets qui le faisaient grimacer, tant ils étaient amers, lorsqu'il eut une nouvelle fugue.
Il s'était écoulé un peu de temps, lorsqu'il revint à lui, mais probablement pas beaucoup ; sa bouche et sa gorge étaient encore remplies par l'amertume de l'aspirine. Il se trouvait dans l'entrée de l'immeuble de Rose, faisant jouer le commutateur, mais rien ne se produisait ; le hall restait sombre. Il avait donc tripatouillé l'installation électrique. Excellent. Dans l'autre main, il tenait l'un des revolvers des Charlie-David — par le canon, exactement — et il se dit qu'il avait dû s'en servir pour marteler quelque chose avec la crosse. Des fusibles ? Était-il descendu au sous-sol ? Peut-être, mais il s'en fichait. L'éclairage était coupé, ici, et cela seul comptait.
C'était un immeuble de rapport — pas trop mal, mais un immeuble de rapport tout de même. Impossible de s'y tromper, à cette odeur de nourriture bon marché, du genre qu'on fait cuire sur une plaque chauffante. Une odeur qui finissait par suinter des murs, au bout d'un moment, et dont rien ne pouvait venir à bout. D'ici deux à trois semaines, à l'odeur caractéristique viendraient s'ajouter les bruits caractéristiques de ce genre d'appartements en été : le ronronnement des petits ventilateurs fixés aux fenêtres pour essayer de rafraîchir des pièces où, en août, régnait une chaleur de four. Elle avait échangé sa jolie maison contre ce pue-la-misère étriqué, mais pour le moment, il n'avait pas le loisir de se pencher sur ce mystère. La question d'actualité était de savoir combien de ces appartements étaient occupés, et combien de locataires se trouvaient sur place, en ce samedi soir. Combien, autrement dit, pourraient s'avérer être un problème ?
Aucun, répondit la voix en provenance du nouvel imper de Norman. Une voix au ton confiant. Aucun, parce que ce qui arrivera ensuite n 'a aucune importance, ce qui simplifie tout. Si quelqu'un se met en travers de ton chemin, tue-le.
Il se rendit sur le perron et tira derrière lui la porte de l'entrée. Il essaya de la rouvrir et constata qu'elle était verrouillée. Sans doute l'avait-il forcée pour entrer (la serrure ne paraissait guère redoutable), mais il trouvait un peu désagréable de ne pas en être sûr. Et la lumière, là-dedans ? Pourquoi s'était-il donné tant de mal pour la couper, alors qu'elle allait rentrer toute seule, selon toute vraisemblance ? Et au fait, comment savait-il qu'elle n'était pas encore rentrée ?
La réponse à cette seconde question était facile : il le savait parce que le taureau le lui avait dit, et qu'il l'avait cru. Quant à la première, il se pourrait qu'elle ne fût pas seule. Gertie risquait de l'accompagner, ou alors... ze toro avait bien parlé d'un petit ami, non ? Franchement, il trouvait cela difficile à avaler, mais... « Elle aime la manière dont il l'embrasse », lui avait dit Ferdi. Ridicule. Jamais elle n'aurait osé... toutefois, prudence est mère de sûreté.
Il descendit les marches avec l'intention de rejoindre la voiture de police, de se glisser derrière le volant et d'attendre son retour. Et c'est à ce moment-là que se produisit le dernier ricochet, un véritable bond en l'air, cette fois — comme celui que fait la pièce quand elle saute du pouce de l'arbitre, avant un match, pour savoir qui donnera le coup d'envoi, qui aura le ballon —, et lorsqu'il redescendit sur terre, il venait de claquer la porte du hall derrière lui, fonçait dans l'obscurité et refermait les mains sur le cou du petit ami de Rosie. Il ignorait comment il savait que cet homme était son petit ami et non pas un simple flic en civil chargé de la raccompagner jusqu'à son domicile, mais qu'importait ? Il le savait, et ça lui suffisait. Sous son crâne, ce n'était qu'une vibration de fureur outragée. Avait-il vu ce type échanger sa salive avec celle de Rose avant d'entrer, avait-il vu ses mains descendre le long du dos de Rose pour venir s'arrondir sur ses fesses ? Il ne s'en souvenait pas, ne voulait pas s'en souvenir, n'avait pas besoin de s'en souvenir.
« Je t'avais averti ! » dit le taureau. En dépit de sa fureur, il parlait d'une voix parfaitement contrôlée. « Je t'avais averti, non ? Voilà ce que lui ont appris ses copines ! Charmant, vraiment charmant ! »
« Je vais te buter, sale enculé ! » murmura-t-il au visage invisible de l'homme qui était le petit ami de Rose, tout en le repoussant contre le mur du hall. « Et si je peux et si Dieu le veut, deux fois plutôt qu'une ! »
Il prit Bill Steiner à la gorge et commença à serrer.
11
« Norman ! hurla Rosie dans l'obscurité. Lâche-le, Norman ! »
La main de Bill, jusqu'ici posée avec légèreté sur le bras de Rosie depuis qu'elle avait retiré les clefs de la porte, disparut soudain. Elle entendit trébucher — trébucher lourdement — dans le noir. Puis il y eut un coup sourd plus marqué, celui d'un corps heurtant le mur du hall.
« Je vais te buter, sale enculé ! fit une voix. Et si je peux et si Dieu le veut... »
Deux fois plutôt qu'une, acheva-t-elle dans sa tête avant de le lui entendre dire à voix haute. L'une des menaces préférées de Norman, de celles qu'il proférait souvent devant la télé à l'intention d'un arbitre qui comptait une pénalité à ses Yankees bien-aimés, ou si quelqu'un lui coupait la route en voiture. Si Dieu le veut, je vais te buter deux fois plutôt qu'une ! Et voici qu'elle entendait des gargouillis étranglés qui montaient, bien entendu, de la gorge de Bill. Bill en passe de se faire assassiner par étouffement. Par les grandes mains puissantes de Norman.
Au lieu de la terreur que son mari avait toujours provoquée en elle, elle éprouva une flambée de rage, la même que celle qu'elle avait ressentie dans la voiture de Hale et au poste de police. Cette fois-ci, elle parut l'envahir presque complètement. « Fiche-lui la paix, Norman ! hurla-t-elle. Ne le touche pas avec tes sales pattes !
— La ferme, espèce de pute ! » fit la voix dans l'obscurité, mais Rosie y détecta de la surprise, en plus de la colère. C'était la première fois qu'elle lui donnait un ordre, la première fois, de tout leur mariage, qu'elle lui parlait sur ce ton.
Autre chose : il y avait une bande de chaleur sourde à l'endroit où Bill venait de la toucher. Le bracelet. Le bracelet en or que lui avait donné la femme en chiton.
Et, dans son esprit, Rosie l'entendit lui intimer d'en finir avec « ces stupides jérémiades ».
« Arrête tout de suite, je t'avertis », répliqua-t-elle en se précipitant vers l'endroit d'où lui parvenaient les gargouillements et grognements d'effort. Elle fonça, mains tendues devant elle comme une aveugle, les lèvres retroussées sur un rictus.
Je ne te laisserai pas l'étrangler, pensa-t-elle. Non, je ne te laisserai pas l'étrangler. Tu aurais dû me ficher la paix, Norman. Tu aurais dû me ficher la paix, nous ficher la paix tant qu'il était encore temps.
Des pieds tambourinaient désespérément contre le mur, juste devant elle, et elle n'eut pas de mal à imaginer Norman collant Bill contre la paroi, babines retroussées sur les dents, des dents avec lesquelles il l'avait souvent mordue. Brusquement, elle ne fut plus qu'une femme en verre, remplie d'un liquide rouge pâle, un liquide qui était de la fureur pure, sans la moindre altération.
« Espèce d'ordure, tu m'entends ? Je te dis de le lâcher ! ! »
Elle tendit la main gauche, qui lui faisait maintenant l'effet d'avoir la force d'une serre d'aigle. Le bracelet la brûlait férocement — elle avait l'impression qu'elle aurait pu le voir, même à travers son chandail et le blouson que lui avait prêté Bill, luire comme des braises sous la cendre. Elle ne ressentait cependant aucune douleur, rien qu'une sorte de terrible jubilation. Elle saisit par l'épaule l'homme qui lui avait infligé quatorze ans de corrections et le tira en arrière, avec une aisance déconcertante. Elle lui étreignit le bras à travers la matière glissante de son vêtement puis détendit son propre bras et l'envoya valser dans les ténèbres. Elle entendit ses pas précipités, puis un coup sourd, une explosion de verre brisé. Le président Coolidge (ou machin-truc, bref le portrait dans le cadre) venait de sauter sans parachute.
Elle entendait Bill tousser, s'étouffer. Elle le chercha à tâtons, doigts écartés, trouva ses épaules et posa les mains dessus. Il était plié en deux, ahanait pour aspirer un peu d'air et se mettait aussitôt à tousser. Rosie n'était pas étonnée ; elle connaissait la force de Norman.
Elle glissa la main droite le long du bras gauche de Bill et le saisit sous le coude. Elle craignait de se servir de sa main gauche, de lui faire mal avec. Elle la sentait qui bourdonnait d'énergie contenue, qui pulsait. Ce que cette sensation avait peut-être de plus terrifiant était le plaisir qu'elle y prenait.
« Bill, murmura-t-elle. Viens vite, Bill. Viens avec moi. »
Il fallait lui faire gagner le premier étage. Elle ne savait pas exactement pourquoi, pas encore, mais elle n'avait aucun doute que, le moment venu, elle le saurait. Il ne bougea pas. Plié en deux, les mains sur les genoux, il n'arrêtait pas de tousser et d'émettre des gargouillis.
« Viens, bon Dieu de Dieu ! » murmura-t-elle d'un ton dur et péremptoire... et c'est tout juste si elle n'avait pas ajouté une insulte du genre : Amène-toi, crétin ! Elle savait bien à qui elle ressemblait, ce faisant, oh oui, même en ces circonstances désespérées, elle le savait très bien.
Il finit cependant par se mettre en mouvement, et c'était tout ce qui comptait, pour l'instant. Rosie l'entraîna à travers le hall avec la confiance d'un chien d'aveugle.
« Halte ! » hurla Norman de l'endroit où il était. En dépit du ton officiel, il y avait quelque chose de désespéré dans sa voix. « Halte ou je tire ! »
Non, tu ne tireras pas, ça gâcherait tout ton plaisir. Il fit tout de même feu, en l'air, et la détonation du calibre 45 produisit un bruit terrifiant dans cet espace clos ; l'odeur de la poudre brûlée était forte à faire pleurer les yeux. Il y eut aussi un bref éclair jaune orangé, si brillant que son image rémanente resta imprimée comme un tatouage sur les rétines de Rosie. Elle supposa que c'était pour cette raison qu'il avait tiré : pour avoir une idée de l'endroit où elle et Bill se trouvaient. Ils étaient au pied de l'escalier.
Bill émit un bruit de vomissement étouffé et vacilla contre elle, la repoussant contre le mur de l'escalier. Et, tandis qu'elle s'efforçait de ne pas tomber à genoux, elle entendit Norman qui se précipitait vers eux.
12
Elle escalada les deux premières marches, tirant Bill derrière elle. Il pédalait comme il pouvait, essayant de l'aider, et peut-être y parvint-il, dans une certaine mesure. Au moment où Rosie atteignait la deuxième marche, elle lança le bras gauche latéralement et renversa le portemanteau en travers des marches, comme une barricade. Norman se prit les pieds dedans et se mit à jurer. Elle lâcha Bill qui s'affaissa un peu, mais sans tomber ; il s'étouffait encore et elle le sentit qui se pliait en deux, essayant de retrouver sa respiration, essayant de faire fonctionner à nouveau sa tuyauterie.
« Reste là, Bill, ne bouge pas », murmura-t-elle.
Elle le contourna et se plaça de façon à pouvoir utiliser son bras gauche ; si elle devait le traîner jusqu'en haut de l'escalier, elle allait avoir besoin de toute la force que lui conférait le bracelet d'or. Elle glissa donc le bras autour de la taille de Bill et soudain, tout fut facile. Elle commença à monter avec lui, respirant fort, penchée sur la droite pour contrebalancer le poids, mais sans haleter ni sentir ses genoux plier. Elle avait l'impression qu'elle aurait pu le porter ainsi tout en haut d'une échelle, s'il l'avait fallu. Il essayait bien, ici et là, de poser un pied par terre pour l'aider, mais la plupart du temps ses chaussures venaient buter contre le rebord des marches moquettées. Puis, alors qu'ils atteignaient la dixième marche (la moitié du chemin, si elle ne s'était pas trompée), il commença à la soulager un peu plus. Ce n'était pas plus mal, parce qu'il y eut un craquement, au-dessous d'eux, indiquant que les cent kilos de Norman venaient d'avoir raison du portemanteau. Elle l'entendit qui se jetait à leur poursuite ; au bruit, cependant, on aurait dit qu'il était non pas debout, mais à quatre pattes.
« Tu ne vas pas jouer à ce petit jeu avec moi, Rose », lança-t-il d'une voix haletante. Impossible de dire à quelle distance au juste il se trouvait. Et si le portemanteau l'avait retardé, Norman ne trimbalait pas un homme blessé et à demi conscient. « Arrête-toi où tu es ! C'est pas la peine de courir ! Je veux simplement te parler...
— Fiche-moi la paix ! » Seize... dix-sept... dix-huit. La lumière ne fonctionnait pas non plus sur le palier, où il faisait noir comme dans un puits de mine car il n'y avait pas de fenêtre. Puis elle trébucha, son pied ayant cherché une dix-neuvième marche qui, apparemment, n'existait pas. Dix-huit marches et non pas vingt, cet escalier. Merveilleux. Au moins étaient-ils arrivés là-haut avant lui. C'était déjà ça de gagné. « Fiche-moi la paix, Nor... »
Une idée la frappa soudain, une idée si effrayante qu'elle en resta pétrifiée sur place et en avala la dernière syllabe du nom de son mari, comme si elle venait de recevoir un coup de poing dans l'estomac.
Où étaient ses clefs ? Ne les avait-elle pas laissées pendre sur la serrure, celle de la porte extérieure ?
Elle lâcha Bill de façon à tâter la poche gauche du blouson de cuir et, à ce moment-là, la main de Norman se referma avec une douceur persuasive sur son mollet, comme un serpent qui étouffe sa proie plutôt que de l'empoisonner avec son venin. Sans même réfléchir, elle donna un violent coup de talon en arrière avec son autre jambe. La semelle de la chaussure de sport entra sèchement en contact avec le nez déjà endommagé de Norman, qui laissa échapper un ululement nauséeux de douleur. Il se changea en cri de surprise lorsque, ayant cherché à se raccrocher à la rampe, il manqua sa prise et tomba à la renverse dans l'escalier. Rosie comprit, aux deux bruits sourds qui se succédèrent, qu'il venait de faire un double saut périlleux.
Casse-toi donc le cou ! lui cria-t-elle en silence, alors que sa main se refermait sur la forme ronde et rassurante du porte-clefs — en fin de compte, elle l'avait bien remis dans sa poche, merci Jésus, merci mon Dieu, merci tous les saints du paradis et les anges des cieux ! Casse-toi donc le cou, qu'on en finisse une bonne fois pour toutes, casse-toi le cou, salopard, crève et fous-moi la paix !
Mais non. Elle l'entendait déjà qui remuait et bougeait, là-bas en bas, et qui la couvrait d'injures ; puis il y eut les chocs sourds, parfaitement identifiables, de ses genoux sur les marches dont il entreprenait de nouveau l'escalade, en reptation, la traitant de tous les noms possibles : salope, connasse, gouine, pute...
« Je peux marcher », dit soudain Bill. Il parlait d'une petite voix étranglée, mais ce fut néanmoins pour elle un soulagement de l'entendre. « Je peux marcher, Rosie. Allons chez toi. Ce cinglé rapplique. »
Sur ce, il se remit à tousser. En contrebas — mais pas très bas —, Norman se mit à rire. « C'est ça, mon mignon, le cinglé rapplique. Le cinglé va t'arracher les yeux, mon salaud, et te les faire bouffer. Je me demande bien quel goût ils auront ?
— Fiche-nous la paix, Norman ! » hurla Rosie, commençant à entraîner Bill dans l'obscurité du couloir. Son bras gauche lui entourait toujours la taille ; de la main droite elle tâtait le mur, à la recherche de sa porte. Sa main gauche, contre le flanc de Bill, était un poing qui serrait les trois seules clefs qu'elle avait accumulées depuis qu'elle avait changé d'existence : porte d'entrée, boîte aux lettres et studio. « Je t'avertis, ne t'approche pas ! »
Et des ténèbres derrière eux — encore de l'escalier, mais pas très loin du haut — flotta cette ultime absurdité : « Comment oses-tu m'avertir, moi, espèce de salope ! »
Le mur laissa la place à une porte qui devait être la sienne. Elle lâcha Bill, choisit la bonne clef (facile à reconnaître, avec sa tête carrée et non pas ronde) et voulut la ficher dans la serrure. Elle n'entendait plus Norman. Était-il encore dans l'escalier ? Déjà sur le palier ? Juste derrière eux, tendant les mains vers la toux de Bill ? Elle trouva la serrure, pressa l'index dessus pour guider la clef, mais celle-ci refusa de s'insérer plus avant. Elle sentit la panique qui commençait à lui grignoter l'esprit avec d'actives dents pointues de rat.
« Je n'arrive pas à la rentrer, dit-elle à Bill, haletante. C'est bien la bonne clef, mais elle n'arrive pas à entrer !
— Tu l'as mise à l'envers, peut-être.
— Hé, qu'est-ce qui se passe là-bas ? » Une nouvelle voix, un peu plus loin dans le couloir et venant d'au-dessus d'eux. Probablement du palier du deuxième. Suivie des vains clic-clic-clic d'un interrupteur. « Et pourquoi la lumière ne fonctionne-t-elle pas ?
— Restez... », cria Bill, qui se mit aussitôt à tousser. Il émit un son grinçant, terrifiant, pour essayer de s'éclaircir la voix. « Restez où vous êtes ! Ne descendez pas ! Appelez la pol...
— C'est moi, la police, connard », fit une voix douce, étrangement sourde, une voix qui monta des ténèbres, à côté d'eux. Suivie d'un grondement gras, bas, un son qui exprimait l'avidité et la satisfaction. Bill fut brusquement arraché à Rosie au moment où elle arrivait finalement à introduire la clef dans la fente.
« Non ! » hurla-t-elle, moulinant de son bras gauche dans l'obscurité. Sur le haut de son bras, le bracelet d'or était plus brûlant que jamais. « Non ! fiche-lui la paix ! Fiche-lui la paix ! »
Elle saisit du cuir, lisse sous la main — le blouson de Bill —, puis la prise lui échappa. Les horribles gargouillis de quelqu'un qui s'étouffe reprirent ; on aurait dit que la gorge de Bill se remplissait de sable fin. Norman éclata de rire. Un rire, là aussi, assourdi. Rosie se dirigea vers le son, mains tendues, quêteuses. Elle toucha Bill aux épaules, le dépassa et heurta alors quelque chose de répugnant — de la chair morte, mais animée de mouvements. Bosselée... caoutchouteuse...
Caoutchouteuse ?
Il porte un masque... une sorte de masque, pensa-t-elle.
Puis sa main gauche se trouva prise et entraînée dans un trou humide qu'elle comprit être la bouche de Norman au moment où ses mâchoires se refermèrent, la mordant jusqu'à l'os.
La douleur fut effroyable, mais une fois de plus sa réaction ne fut ni la peur, ni un besoin incontrôlable de renoncer, de laisser Norman n'en faire qu'à sa guise, comme il l'avait toujours fait — mais une rage tellement démesurée qu'elle frôlait la folie. Au lieu d'essayer de dégager les doigts des dents qui entraient dans sa chair, elle les replia à hauteur de la deuxième articulation contre la gencive de sa mâchoire inférieure et, s'appuyant de la paume contre le menton de Norman, elle tira avec toute la force surnaturelle qui était en elle.
Il y eut une étrange sensation de craquement sous sa main, le bruit que ferait une planche à l'instant qui précède l'éclatement sous le poids d'un genou. Elle sentit Norman sursauter, l'entendit émettre un son creux, interrogatif, uniquement constitué de voyelles — Aaaaoooouuuu ? —, puis le bas de son visage glissa vers l'avant comme un tiroir, disloqué, déboîté. Il poussa un hurlement d'angoisse et Rosie libéra sa main ensanglantée, se disant : Voilà ce que tu as gagné à mordre, salopard, essaie donc de recommencer, tu vas voir.
Elle l'entendit partir en arrière en trébuchant, suivant son parcours grâce à ses cris et au froissement de sa chemise contre le mur. Il va tirer, maintenant, pensa-t-elle en se tournant vers Bill. Adossé au mur, silhouette encore plus noire que le noir qui régnait sur le palier, il toussait de nouveau désespérément.
« Hé, les gars, arrêtez un peu ! Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes. » C'était encore l'homme de l'étage au-dessus ; le ton était irrité, contrarié, mais sa voix semblait parvenir du premier, à l'autre bout du palier ; Rosie fut saisie d'une prémonition au moment même où elle donnait un tour de clef et poussait le battant de sa porte. On n'aurait pas dit que c'était sa voix, quand elle cria, mais celle de l'autre.
« Tirez-vous d'ici, imbécile ! Il va vous tuer ! Ne... »
Il y eut une détonation. Elle regardait sur sa gauche et eut la vision cauchemardesque de Norman, assis sur le sol, ses jambes repliées sous lui. L'éclair aurait dû être trop bref pour qu'elle eût le temps d'identifier ce qu'il portait sur la tête, mais elle le reconnut tout de même : un masque de taureau, affublé d'un sourire stupide. Du sang (le sien) lui barbouillait le mufle. Elle vit les yeux fous de Norman la regarder à travers les orbites du masque — les yeux d'un homme des cavernes sur le point de s'engager dans quelque bataille ultime, cataclysmique.
Le locataire rouspéteur hurla au moment où Rosie entraînait Bill à l'intérieur de l'appartement et claquait le battant dans son dos. Le studio était plongé dans la pénombre, et le brouillard avait assourdi la lueur du lampadaire qui, d'habitude, projetait une barre de lumière sur le plancher ; mais, après les ténèbres du hall, de l'escalier et du palier, la pièce paraissait claire.
La première chose que vit Rosie fut son bracelet en or, qui scintillait doucement, posé sur la table de nuit.
C'est moi qui l'ai fait, se dit-elle. Sa stupéfaction était telle qu'elle s'en sentait stupide. Je l'ai fait toute seule, le seul fait de penser que je le portais a suffi...
Évidemment, répondit une autre voix, celle d'une visiteuse qui s'était faite rare, depuis quelque temps : Miss Pratico-raisonnable. Évidemment, puisque le bracelet n'a jamais détenu de pouvoirs spéciaux, jamais. Le pouvoir a toujours été en elle, il a toujours été...
Non, non. Elle refusait de s'avancer davantage dans cette voie, pas question. De toute façon, son attention fut attirée ailleurs à cet instant : Norman venait de se jeter sur la porte comme une locomotive. Le bois craqua sous son poids, les gonds émirent des grincements. Plus loin, le voisin du dessus, un homme que Rosie n'avait jamais rencontré, commença à pousser des gémissements.
Vite, Rosie, vite ! Tu sais ce qu 'il faut faire, tu sais où aller...
« Rosie... appeler... faut appeler... » Bill n'alla pas plus loin — impossible d'achever sa phrase — et recommença à tousser. Elle n'avait pas le temps de s'intéresser à ces stupidités. Plus tard, il aurait peut-être de bonnes idées, mais pour le moment, elles ne parviendraient qu'à les faire tuer. Sa tâche était maintenant de prendre soin de lui, de le mettre à l'abri... autrement dit, dans un endroit où il serait en sécurité. Où ils seraient tous les deux en sécurité.
Rosie ouvrit brusquement la porte du placard, s'attendant à le voir rempli de cet étrange autre monde, tout comme il avait rempli le mur lorsqu'elle s'était réveillée au roulement du tonnerre. La lumière du soleil allait couler à flots, aveugler ses yeux habitués à l'obscurité...
Mais ce n'était qu'un placard, petit, sentant le moisi, avec rien dedans : elle portait sur elle les deux objets qu'il contenait d'ordinaire, les chaussures de sport et le chandail. Bon, d'accord, le tableau s'y trouvait aussi, toujours appuyé à la paroi contre laquelle elle l'avait posé, mais il n'avait pas changé de dimensions, ne s'était pas transformé, pas ouvert, rien. Rien qu'un tableau sorti de son cadre, le genre de toile médiocre que l'on trouve dans l'arrière-boutique d'un brocanteur, au marché aux puces, ou chez un prêteur sur gages. Pas autre chose.
Sur le palier, Norman se jeta une deuxième fois contre la porte. Le craquement fut plus bruyant ; un long éclat se détacha du bois et tomba au sol. Encore quelques charges vigoureuses, et le battant céderait ; deux ou trois suffiraient peut-être. Les portes des immeubles de rapport ne sont pas faites pour résister à la folie meurtrière.
« C'était bien plus qu'un foutu tableau ! s'écria Rosie. Il avait été mis là-bas pour moi et c'était bien plus qu'un foutu tableau ! Il donnait sur un autre monde ! J'en suis sûre, parce que j'ai son bracelet ! »
Elle tourna la tête, regarda le bijou, courut jusqu'à la table de nuit et s'en empara. Il lui paraissait plus lourd que jamais. Et très chaud.
« Rosie », dit Bill. A peine le distinguait-elle ; il se tenait la gorge à deux mains. Elle avait l'impression qu'il avait du sang à la bouche. « Il faut absolument appeler la... » Il s'interrompit pour laisser échapper un cri : une lumière puissante inondait la pièce... même si elle n'avait pas l'éclat de celle d'une journée d'été brumeuse. Plutôt celui d'un clair de lune, surgissant dans le studio depuis le fond du placard. Elle revint vers Bill, le bracelet à la main, et regarda à l'intérieur. À la place du mur du fond, elle vit le sommet de la colline, les hautes herbes qui ondulaient sous l'effet d'une brise nocturne, douce et intermittente, vit les silhouettes livides des colonnes et du temple qui brillaient dans l'obscurité. Et au-dessus, la lune, pièce de monnaie brillante voguant devant un ciel violet.
Elle pensa à la renarde de ce matin, il y avait mille ans de ça, l'imagina qui regardait une même lune. La renarde tournée vers l'astre de la nuit pendant que ses petits dormaient à côté d'elle dans le creux dé l'arbre foudroyé, de la fascination dans ses yeux noirs.
Le visage de Bill exprimait la plus profonde stupéfaction ; la lumière déposait un reflet argenté sur sa peau. « Rosie », dit-il d'une voix mal assurée et inquiète. Ses lèvres bougèrent encore, mais aucun son n'en sortit.
Elle le prit par le bras. « Viens, Bill. Nous n'avons pas une seconde à perdre.
— Qu'est-ce qui se passe ? » Il était pitoyable, avec ses blessures, son air confus. Ce qu'elle lisait sur son visage soulevait en Rosie des émotions étranges et contradictoires : une impatience féroce devant ces réactions d'une lenteur bovine, et un amour sauvage — pas tout à fait maternel — qui était comme une flamme dans sa tête. Elle allait le protéger. Oui. Oui. Le protéger jusqu'à la mort, si nécessaire.
« Ne t'occupe pas de ce qui se passe, répondit-elle. Fais-moi simplement confiance, comme je t'ai fait confiance sur la moto. Fais-moi confiance et viens. Il faut y aller tout de suite ! »
Elle l'entraîna de la main droite ; le bracelet pendait à sa main gauche comme un beignet en forme d'anneau. Il résista un instant, puis Norman hurla et se jeta de nouveau sur la porte. Avec un cri de peur et de rage, Rosie affermit sa prise sur le bras de Bill, le tira violemment à l'intérieur du placard et, de là, dans le monde éclairé par la lune qui s'étendait maintenant au-delà du mur du fond.
13
Les choses commencèrent à sérieusement mal tourner lorsque cette salope fit dégringoler le portemanteau en travers des marches. Norman s'empêtra dedans ou, du moins, le « brouillard de Londres » qu'il appréciait tellement s'y accrocha. L'un des bras de laiton passa directement à travers une boutonnière (le plus joli coup de la semaine), un autre s'enfonça dans sa poche comme le plus maladroit des pickpockets à la recherche d'un portefeuille. Un troisième, enfin, enfonça sèchement un doigt métallique dans ses couilles déjà passablement endommagées. Rugissant, la couvrant d'insultes, il essaya tout de même de bondir en avant. L'abominable portemanteau refusa de le lâcher, et même le remorquer se révéla impossible ; l'un des pieds en forme de griffe se prit dans le poteau de la rampe, exactement comme un grappin, solide comme une ancre.
Il lui fallait monter à tout prix. Pas question de lui laisser le temps de s'enfermer avec son petit branleur de mec dans son petit trou de souris à la con. Il se sentait parfaitement capable d'enfoncer la porte, si nécessaire ; il avait enfoncé une sacrée cargaison de portes, depuis qu'il était flic, dont des clients sérieux, dans le lot, mais le temps jouait contre lui. Il se refusait à la descendre, trop rapide, et beaucoup, beaucoup trop gentil pour les Rose vagabondes, mais si les choses continuaient à mal tourner, il n'allait pas tarder à devoir se résoudre à tirer. Quelle honte, tout de même !
« Mets-moi sur la tête, patron ! lui cria le taureau depuis la poche de l'imperméable. J'ai le cuir tanné, je suis en forme, je suis reposé, je suis prêt ! »
Ouais, sacrée bonne idée, ça. Norman arracha le masque de sa poche et l'enfila précipitamment. Odeurs de sueur et de pisse. Mais odeurs pas si désagréables, en fin de compte, quand on les mariait ; assez sympathiques même, pour tout dire. Réconfortantes — si l'on veut.
« Viva ze toro ! » cria-t-il en se tortillant pour se défaire de l'imper. Il repartit de l'avant, le revolver à la main. Le foutu portemanteau craqua sous son poids, mais non sans avoir tenté d'enfoncer l'un de ses crochets dans le genou de Norman. Ce fut à peine s'il le sentit. Il souriait et faisait sauvagement claquer ses dents les unes contre les autres, sous le masque, un son qui lui plaisait et lui rappelait celui de boules de billard s'entrechoquant. « Tu ne vas pas jouer à ce petit jeu avec moi, Rose. » Il voulut se redresser, mais la rotule qui avait subi l'assaut du portemanteau n'y résista pas et sa jambe plia. « Arrête-toi où tu es ! C'est pas la peine de courir ! Je veux simplement te parler... »
Elle lui cria quelque chose en réponse, des mots, des mots, des mots — sans importance. Il reprit donc sa reptation, aussi vite et aussi silencieusement que possible. Il finit par sentir des mouvements juste au-dessus de lui. Il lança un bras, saisit Rose par la jambe gauche, enfonça les ongles dans son mollet. Que ça faisait du bien ! J'tai eue ! J'tai eue, bon Dieu ! J'tai eue ! pensa-t-il, triomphant.
Le pied de Rosie surgit des ténèbres à la vitesse d'un marteau-pilon, atterrit sur son nez auquel il donna un nouveau profil. La souffrance fut terrible — l'impression d'avoir un essaim d'abeilles africaines en folie sous le crâne. Elle s'arracha à sa prise, mais c'est à peine s'il s'en rendit compte ; il bascula en arrière, sa main tâtonna à la recherche de la rampe qu'il effleura un bref instant du bout des doigts. Il dégringola ainsi jusqu'au portemanteau, agrippé au revolver, l'index hors du pontet pour ne pas se tirer dessus... car du train où allaient les choses, c'était une possibilité qu'il valait mieux envisager. Il resta roulé en boule pendant quelques instants, se secoua la tête pour s eclaircir les idées, et repartit de l'avant.
Il n'y eut pas véritablement de ricochet dans la succession de ses pensées, cette fois, aucune rupture réelle de conscience ; il n'avait cependant pas la moindre idée de ce qu'ils lui avaient crié depuis le palier du premier étage, ni de ce que lui-même avait hurlé. Son nez traumatisé pour la deuxième fois oblitérait tout, derrière l'écran écarlate de la douleur.
Il se rendait compte que quelqu'un d'autre essayait de se mêler aux réjouissances — le mythique passant innocent — et le petit connard de copain de Rosie lui disait de se barrer. Avec l'avantage, du coup, de pouvoir localiser Petit-Connard. Il se jeta donc sur Petit-Connard. Il se jeta sur Petit-Connard et Petit-Connard était là. Il passa les mains autour du cou de Petit-Connard et entreprit à nouveau de l'étrangler. Il avait bien l'intention d'achever le boulot, cette fois, lorsque tout d'un coup il sentit la main de Rosie contre son visage... ou, plus exactement, contre le masque. C'était comme d'être caressé après avoir reçu une piqûre de novocaïne.
Rosie. Rosie le touchait. Elle était là. Pour la première fois depuis qu'elle avait fichu le camp avec la foutue carte bancaire dans la poche, elle était à ses côtés, et Norman perdit tout intérêt pour son amoureux. Il lui saisit la main, la fourra à travers le mufle du masque et mordit aussi fort qu'il pouvait. C'était l'extase. Excepté que...
Excepté qu'il se produisit quelque chose. Quelque chose de terrible. Quelque chose d'épouvantable. Il eut l'impression qu'elle lui arrachait la mâchoire inférieure. La douleur jaillit de part et d'autre de sa tête en flèches d'acier poli pour se heurter violemment au sommet de son crâne. Il poussa un hurlement et battit en retraite, ah, la salope, la putain de salope ! Qu'est-ce qui s'était passé ? Comment avait-elle pu changer au point de devenir ce monstre, de ne plus être la chose pitoyable et prévisible qu'elle était naguère ?
Le passant innocent éleva alors la voix et Norman fut à peu près sûr de l'avoir descendu. En tout cas, il avait descendu quelqu'un. Il fallait avoir reçu une balle ou être en feu pour ululer comme ça. Puis, au moment où il se tournait vers l'endroit où se tenaient Rosie et Petit-Connard, il entendit claquer une porte. Elle avait fini par le battre sur le poteau, la salope.
Mais, pour le moment, même cela revêtait une importance secondaire. Sa mâchoire remplaçait son nez comme centre de douleur, tout comme son nez avait remplacé son genou amoché et ses couilles violentées. Qu'est-ce qu'elle lui avait fait ? La partie inférieure de son visage ne lui faisait pas seulement l'effet d'être simplement tordue, mais également distendue, et ses dents étaient des satellites qui flottaient quelque part au-delà du bout de son nez.
Ne sois pas idiot, Normie, susurra la voix de son père. Elle t'a déboîté la mâchoire, c'est tout. Et tu sais ce qu'il faut faire dans ce cas-là. Alors fais-le !
« Ta gueule, vieux pédé », essaya de dire Norman. Mais vu l'état de sa figure, il ne put émettre qu'un bredouillis, ah-euh-eu-hé-hé ! Il posa le revolver sur le sol, passa les pouces sous le masque (qu'il n'avait pas fait descendre complètement lorsqu'il l'avait enfilé), puis pressa délicatement de la paume des mains contre l'articulation de la mâchoire. Ce fut comme de toucher des roulements à bille sortis de leur alvéole.
Se raidissant contre la douleur, il glissa les mains un peu plus bas, les redressa et donna une brusque poussée. Cela lui fit mal, c'est sûr, mais surtout parce qu'un seul des côtés se remit tout de suite en place ; le côté gauche resta de travers, comme un tiroir mal repoussé.
Garde trop longtemps la gueule comme ça, Norman, et tu ne pourras plus te la redresser ! cracha la voix de sa mère dans sa tête. L'ancien venin, dont il se souvenait si bien.
Norman poussa de nouveau sur le côté droit de sa mâchoire. Cette fois, il entendit un clic tout au fond de sa tête, lorsque l'articulation se remit en place. Tout le bas de sa figure, cependant, lui donnait l'impression d'être bizarrement lâche, comme si les tendons, après avoir été aussi férocement étirés, avaient besoin d'un certain temps pour retrouver leur tension normale. Il ne pouvait s'empêcher de redouter, au cas où il bâillerait, de voir sa mâchoire lui dégringoler jusqu'à la ceinture.
Le masque, Normie, murmura son père. Le masque va t'aider si tu l'enfiles complètement.
« C'est vrai, ça », confirma le taureau d'une voix étouffée, à cause de la manière dont il était froissé et plissé dans le bas, mais Norman n'eut aucun problème pour le comprendre.
Il l'abaissa donc avec soin, calant soigneusement le bord inférieur sous sa mâchoire, et effectivement, cela l'aida ; on aurait dit qu'il lui soutenait le bas du visage comme une prothèse d'athlète.
« Ouais, jubila ze toro. T'as qu'à te dire que je suis juste une jugulaire. »
Norman inspira à fond, se remit laborieusement debout et fourra le Colt 45 du flic dans sa ceinture. Ça baigne, pensa-t-il. Y a que les gars ici ; interdit aux gonzesses. Il avait même l'impression de voir plus clair, à travers les orbites du masque, comme si sa vision s'était mystérieusement améliorée. C'était le fruit de son imagination, sans aucun doute, mais c'était néanmoins ce qu'il ressentait. Très agréable. Ça lui donnait confiance.
Il s'adossa au mur puis s'élança contre la porte derrière laquelle avaient disparu Rose et Petit-Connard. Le choc fit douloureusement osciller sa mâchoire, même dans la gangue serrée du masque ; il recommença pourtant, sans hésiter, en y mettant autant d'énergie qu'avant. La porte ballotta sur son chambranle et un long fragment de bois sauta du panneau du haut.
Il regretta brusquement de ne pas avoir Harley Bissington avec lui. À tous les deux, ils auraient eu raison de la porte en un seul coup, et il l'aurait laissé baiser sa femme pendant que lui-même se serait occupé de Petit-Connard. Baiser Rose avait toujours été l'un des grands désirs inexprimés de Harley, désir que Norman ne comprenait pas mais qu'il avait lu dans le regard de son collègue chaque fois qu'il était venu à la maison.
Il se jeta une nouvelle fois sur la porte.
A la sixième fois — ou peut-être à la septième, avec un peu de chance, il avait perdu le compte —, la serrure céda et Norman se trouva catapulté dans la pièce. Elle était ici, ils y étaient tous les deux, ça ne pouvait pas être autrement, mais pour le moment il ne voyait ni l'un ni l'autre. La transpiration qui lui coulait dans les yeux lui brouillait momentanément la vue. La pièce paraissait vide. Impossible. Ils n'étaient pas sortis par la fenêtre, fermée et verrouillée.
Il se rua dans le studio, traversa la lumière blafarde émise par le lampadaire emmitouflé de brouillard, balançant la tête à droite et à gauche ; les cornes de Ferdinand fendaient l'air. Où était-elle passée ? La salope ! Bordel de Dieu, où était-elle passée ?
Par une porte ouverte, il aperçut, de l'autre côté de la pièce, le couvercle rabattu sur le siège des w.-c. Il se précipita et regarda dans la salle de bains. Vide. A moins que...
Il sortit son revolver et fit feu par deux fois à travers le rideau de douche, ouvrant deux yeux étonnés dans le vinyle décoré de fleurs. Puis il le repoussa ; le bac était vide. Les balles avaient pulvérisé deux carreaux du mur ; les dommages s'arrêtaient là. Mais au fond, il valait mieux. Il n'avait pas envie de la descendre comme ça.
Non, mais où pouvait-elle être passée ?
Il chargea de nouveau dans la pièce, se laissa tomber à genoux (la douleur le fit grimacer mais il ne la sentait pas vraiment) et balaya le dessous du lit avec le canon du revolver. Rien. De frustration, il donna un coup de poing au plancher.
Il alla jusqu'à la fenêtre, en dépit de ce que lui avaient dit ses yeux, parce que la fenêtre était tout ce qui restait... C'est ce qu'il pensa, du moins, jusqu'au moment où il vit la lumière — une lumière brillante, une lumière de clair de lune — qui jaillissait d'une autre porte ; il avait dépassé celle-ci sans la voir quand il avait fait irruption comme une bombe dans le studio.
Clair de lune ? Tu t'imagines que tu vois un clair de lune ? Tu dérailles complètement, Normie ! Je ne sais pas si tu t'en souviens, fiston, mais il y a du brouillard dehors. Du brouillard. Et même si c'était la pleine lune du siècle, ce truc-là est un placard. Un placard, dans un studio, à un premier étage.
Bon, peut-être, mais il avait fini par se douter que son pauvre type de père — puant la sueur, le cheveu gras, tripoteur de couilles et suceur de pine — ne savait pas forcément tout sur tout. Norman n'ignorait pas que voir sortir la lumière d'un clair de lune par la porte d'un placard ne tenait pas debout... mais voilà, c'était ce qu'il avait sous les yeux.
Il s'avança lentement vers la porte, le revolver pendant au bout du bras, et s'immobilisa dans le flot lumineux. Par les orbites du masque (sauf que, étrangement, on aurait dit que ses yeux regardaient par une seule orbite et non deux), il se mit à examiner l'intérieur du placard.
Des crochets dépassaient des planches latérales en bois brut et des cintres vides pendaient sur la barre métallique, mais tout le fond du placard avait disparu. À sa place, on voyait une colline envahie de hautes herbes, éclairée par le clair de lune. Des lucioles zigzaguaient au hasard, traits lumineux sur un fond indistinct d'arbres. Les nuages qui traversaient le ciel se métamorphosaient en lampes lorsqu'ils passaient devant la lune, pas tout à fait pleine. Au pied de la colline s'élevait une sorte de ruine. Aux yeux de Norman, on aurait dit ce qui restait d'une vieille maison coloniale, ou peut-être une église abandonnée.
Je suis devenu complètement cinglé. Ou alors, elle m'a assommé et je suis en train de faire un rêve délirant.
Non, il n'était pas d'accord. Inacceptable.
« Reviens ici, Rose ! » hurla-t-il dans le placard... lequel, à proprement parler, n'en était plus un. « Reviens ici, salope ! »
Rien. Sinon ce panorama improbable... et un léger souffle de brise, embaumant les herbes et les fleurs, pour lui prouver qu'il ne s'agissait pas de quelque illusion d'optique d'une perfection surnaturelle.
Sans compter le chant des grillons.
« Tu m'as volé ma carte bancaire, salope », dit Norman à voix basse. Il saisit l'un des crochets qui dépassaient des parois latérales ; on aurait dit un habitué des trains de banlieue regardant par la fenêtre de son wagon. Devant lui s'étendait ce monde nocturne étrange, mais sa colère lui faisait oublier la peur qu'il pouvait ressentir. « Tu me l'as volée, et c'est de ça que je veux te parler... entre... quat'z'yeux. »
Il s'avança, se baissa pour passer sous la barre métallique, et fit tomber un ou deux cintres au passage. Il s'immobilisa à nouveau quelques instants, regardant le paysage qui s'étendait devant lui.
Et il y pénétra.
Il eut l'impression de descendre légèrement, un peu comme dans ces vieilles maisons dont les planchers ne sont pas tout à fait au même niveau d'une pièce à l'autre, mais ce fut tout. Un seul pas, et il n'était plus sur la moquette, il n'était plus au premier étage d'un immeuble de rapport ; il se tenait debout dans l'herbe, et la brise parfumée bruissait autour de lui. Elle passait par l'orbite (oui, il n'en avait plus qu'une, maintenant ; il ignorait comment cela était possible, mais après une enjambée pareille, ça n'avait plus rien d'extraordinaire) et rafraîchissait sa peau tuméfiée et en sueur. Il saisit le masque par les rebords, avec l'intention de le retirer pour faire profiter tout son visage des effets balsamiques de la brise, mais ze toro ne voulut pas bouger. Pas bouger du tout. Comme si le caoutchouc et sa chair ne faisaient plus qu'un. Comme si ze toro était devenu partie intégrante de lui-même.