I. Une goutte de sang
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Ce furent quatorze années d'enfer, en tout et pour tout, mais c'est à peine si elle s'en rendit compte. L'essentiel du temps, elle vivait dans un état d'hébétude tellement profond qu'on aurait dit la mort et, à plusieurs reprises, elle éprouva la certitude que ce n'était pas son existence qu'elle vivait, qu'en réalité elle allait finir par se réveiller — bâillant et s'étirant aussi joliment que l'héroïne d'un dessin animé de Walt Disney. Cette idée lui venait surtout lorsqu'il l'avait battue si sauvagement qu'elle devait rester alitée quelque temps pour s'en remettre. Cela lui arrivait trois ou quatre fois par an. En 1985 — l'année de Wendy Yarrow, l'année du blâme officiel, l'année de sa « fausse couche » — presque une douzaine de fois. En septembre de cette année-là, elle fit son second et dernier (enfin, jusqu'ici) séjour à l'hôpital du fait des mauvais traitements de Norman. Elle avait craché du sang. Il la retint à la maison pendant trois jours, espérant que ça allait s'arrêter, mais comme son état ne faisait qu'empirer, au contraire, il lui expliqua ce qu'elle devait dire exactement (il lui expliquait toujours quoi dire exactement) et la conduisit à l'hôpital Sainte-Mary. Il préféra cet établissement parce que, lors de la « fausse couche », les ambulanciers avaient choisi l'hôpital général. Il s'avéra qu'elle avait une côte cassée qui lui perforait le poumon. Elle raconta pour la deuxième fois en trois mois l'histoire de la chute dans l'escalier, mais eut l'impression que même l'externe qui avait assisté à l'examen et aux soins ne l'avait pas crue ; personne, cependant, ne lui posa de questions gênantes. On se contenta de lui arranger ça et de la renvoyer chez elle. Norman comprit toutefois qu'il avait eu de la chance, et adopta ensuite une attitude plus prudente.
Parfois, quand elle était allongée dans son lit, la nuit, des images se mettaient à grouiller dans son esprit comme autant d'étranges comètes. La plus courante était celle du poing de son mari, du sang entre les articulations et sur la bague en relief de l'Académie de police. Certains matins, elle avait vu les mots inscrits sur l'anneau — Service, Loyauté, Communauté — imprimés sur la peau de son ventre ou sur l'un de ses seins. Ce qui lui faisait penser immanquablement à l'estampille à l'encre bleue des services vétérinaires que l'on voit sur les gigots ou les quartiers de boeuf.
Elle était toujours sur le point de s'endormir, détendue, muscles relâchés, lorsque ces images lui venaient à l'esprit. Elle voyait alors le poing flotter vers elle et se réveillait en sursaut, puis restait toute tremblante à côté de Norman, priant pour qu'il ne se retournât pas, lui-même à demi réveillé, et ne lui donnât pas un coup de poing dans l'estomac ou sur les cuisses pour l'avoir dérangé.
Elle s'enferma dans cet enfer quand elle avait dix-huit ans et ne se réveilla de son hébétude qu'environ un mois après son trente-deuxième anniversaire, soit presque la moitié d'une vie plus tard. Et ce qui la tira de son état fut une simple goutte de sang, pas plus grande qu'une pièce de cinq cents.
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Elle la vit en faisant le lit. Sur le drap de dessus, de son côté, près de l'endroit où repose l'oreiller, le lit terminé. En fait, il aurait suffi de tirer un peu l'oreiller vers la gauche pour dissimuler la tache, qui avait séché et pris une couleur marron hideuse. C'était facile, et elle fut tentée de le faire, avant tout parce qu'elle ne pouvait pas se contenter de changer le drap en question ; elle n'avait plus de draps blancs propres, et si elle mettait un drap à fleurs sur le dessus, il lui faudrait aussi changer le drap de dessous. Sinon, il risquait de lui en faire la remarque.
Regardez-moi ça, t'es même pas foutue de coordonner tes draps, l'entendit-elle dire. Celui de dessous est blanc, et celui de dessus avec des fleurs. Bon Dieu, comment peux-tu être aussi paresseuse ? Viens un peu ici. Va falloir qu'on ait une petite discussion entre quat'z'yeux.
Elle resta immobile à côté du lit, dans un rayon de soleil printanier, la feignante, la salope qui passait ses journées à briquer la petite maison (une simple marque de doigt au coin du miroir de la salle de bains pouvait lui valoir un gnon) et à se creuser la tête pour faire le menu du dîner de monsieur... Elle resta immobile, perdue dans la contemplation de la minuscule goutte de sang sur le drap, le visage tellement mou et vide de vie qu'un observateur aurait pu la croire atteinte de retard mental. Je croyais que mon fichu nez avait arrêté de saigner... j'en étais sûre.
Il la frappait rarement au visage ; il évitait, même. Frapper au visage était bon pour ces connards d'ivrognes qu'il avait arrêtés par centaines, au cours de sa carrière de policier, tout d'abord en tenue, puis comme détective-inspecteur. Frappez quelqu'un — votre femme, par exemple — trop souvent au visage et, au bout d'un moment, les histoires de chute dans l'escalier, de contact violent avec la porte de la salle de bains, la nuit, ou de pied posé sur un râteau ne tenaient plus la route. Les gens comprenaient. Les gens parlaient. Et on finissait par avoir des ennuis, même si la femme la fermait, parce que l'époque où les gens ne s'occupaient que de leurs affaires était apparemment révolue.
Mais évidemment ces considérations ne tenaient pas compte de son caractère. Le sien était mauvais, très mauvais, et parfois il faisait un faux pas. Ce qui était arrivé hier soir, lorsqu'elle lui avait apporté un deuxième verre de thé glacé et qu'elle lui en avait renversé un peu sur la main. Pan ! et le nez de Rose s'était mis à couler comme une fontaine avant même qu'il eût compris ce qu'il venait de faire. Il avait tout d'abord affiché une expression dégoûtée en voyant le sang lui couler sur la bouche et le menton, puis un air inquiet et calculateur — et si jamais il lui avait cassé le nez ? Il faudrait une troisième hospitalisation. Un instant, elle crut bien qu'il allait lui flanquer une de ses « vraies » corrections, une de celles qui la laissaient recroquevillée sur elle-même dans un coin, secouée de hoquets, en larmes, essayant d'avaler assez d'air pour pouvoir vomir. Dans son tablier. Toujours dans son tablier. Dans cette maison, on ne criait pas, on ne discutait pas avec le patron, et on ne vomissait certainement pas par terre — en tout cas, pas si l'on tenait à garder la tête bien vissée sur les épaules.
Puis son instinct de conservation, instinct qui était particulièrement développé chez lui, avait pris le dessus et, après avoir préparé une serviette pleine de glaçons, il l'avait conduite au salon pour qu'elle s'allongeât sur le canapé, l'iceberg improvisé pesant entre ses yeux embués de larmes. C'était là qu'il fallait le poser, lui expliqua-t-il, si on voulait arrêter rapidement le saignement et réduire la taille de l'hématome. C'était, bien entendu, cet hématome qui l'inquiétait. Elle devait aller faire le marché le lendemain, et on ne dissimulait pas un nez enflé comme un oeil au beurre noir, avec une paire de lunettes de soleil.
Il était allé ensuite terminer son repas — poisson grillé et pommes de terre nouvelles rissolées.
Le nez de Rose n'avait guère enflé, finalement, comme le lui avait appris un rapide coup d'oeil dans le miroir, ce matin (il l'avait lui-même examiné de près et avait eu un hochement de tête approbateur avant de boire son café et de partir travailler), et le saignement s'était arrêté environ un quart d'heure après la pose des glaçons... du moins avait-elle cru. Mais pendant la nuit, une goutte de sang traîtresse avait profité de son sommeil pour se faufiler hors de son nez et venir faire cette tache, ce qui signifiait qu'elle allait devoir refaire entièrement le lit, en dépit de son dos douloureux. Car elle avait constamment mal au dos, depuis quelque temps ; le seul fait de se pencher un peu ou de soulever un fardeau léger la faisait souffrir. Son dos était l'une des cibles favorites de Norman. Contrairement aux « coups sur la gueule », comme il disait, il n'y avait aucun risque à frapper quelqu'un dans le dos... si le quelqu'un en question avait compris qu'il valait mieux la fermer, évidemment. Cela faisait quatorze ans que Norman s'occupait ainsi des reins de sa femme, et les traces de sang qu'elle voyait de plus en plus souvent dans ses urines ne la surprenaient plus, ne l'inquiétaient plus. Rien que l'un des nombreux aspects désagréables du mariage, et des millions de femmes devaient certainement connaître pire. Des milliers, rien que dans cette ville. Du moins, jusqu'à aujourd'hui, avait-elle toujours considéré les choses ainsi.
Elle contemplait la tache de sang, envahie par un ressentiment inhabituel qui pulsait dans sa tête, et aussi par d'autres sensations, par une sorte de picotement d'aiguille, sans savoir que c'était ce que l'on éprouvait lorsque, finalement, on s'éveillait.
Elle avait un petit fauteuil à bascule en bois près de son lit pour quelque raison obscure, elle l'avait toujours appelé dans sa tête la chaise à Pooh. Elle partit à reculons dans sa direction, sans quitter des yeux la petite tache de sang qui l'accusait, sur le drap, et s'assit. Elle resta sur la chaise à Pooh pendant presque cinq minutes, puis sursauta lorsqu'une voix s'éleva dans la pièce : sur le coup, elle ne s'était pas rendu compte que c'était la sienne.
« Si ça continue comme ça, il me tuera. » Une fois surmonté son effarement initial, elle se dit que c'était à la goutte de sang — ce minuscule fragment d'elle-même qui avait coulé de son nez pour venir mourir sur le drap — qu'elle s'adressait.
La réponse se produisit à l'intérieur de sa tête, et elle était infiniment plus terrible que la possibilité qu'elle venait d'envisager à voix haute :
Sauf que ce n'est pas sûr. As-tu pensé à ça ? Il n'est pas sûr qu'il te tuera.
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Non, elle n'y avait pas pensé. Si l'idée qu'un jour il la frapperait trop fort, au mauvais endroit, lui avait souvent traversé l'esprit (même si elle ne se l'était jamais formulée à voix haute, comme aujourd'hui), elle n'avait en revanche jamais envisagé la possibilité qu'elle pourrait vivre...
La tension augmenta dans ses muscles et ses articulations. D'ordinaire, elle se contentait de rester assise dans la chaise à Pooh, les mains jointes sur les genoux, regardant, par-dessus le lit et à travers la porte de la salle de bains, son reflet dans le miroir ; mais ce matin, elle commença à se balancer, faisant décrire de petits arcs brutaux au fauteuil. Il lui fallait se balancer. Les sensations de bourdonnement et de picotement dans ses muscles l'exigeaient. Et la dernière chose qu'elle avait envie de faire était de regarder son reflet, même si son nez n'avait pas tant enflé que ça.
Va falloir qu'on ait une petite discussion, mon chou, une petite discussion entre quat'z'yeux.
Quatorze ans de ça. Cent soixante-huit mois, avec comme hors-d'oeuvre les cheveux tirés et l'épaule mordue pour avoir fait claquer trop fort une porte pendant leur nuit de noces. Une fausse couche. Un poumon perforé. La chose horrible qu'il lui avait faite avec la raquette de tennis. Les anciennes marques, sur des parties de son corps que cachaient les vêtements. Des traces de morsures, la plupart du temps. Norman adorait mordre. Elle avait tout d'abord essayé de se raconter que c'était des preuves d'amour. Bizarre de se dire qu'elle avait pu être à ce point jeune et naïve, et pourtant elle avait bien dû être ainsi, non ?
Va falloir qu'on ait une petite discussion, mon chou, une petite discussion entre quat'z'yeux.
Soudain, elle fut capable d'identifier ce bourdonnement, qui emplissait maintenant tout son corps. C'était de la colère, de la rage, qu'elle ressentait, et cette prise de conscience toute neuve l'émerveilla.
Tire-toi de là, l'exhorta soudain la part la plus profonde en elle-même. Tire-toi de là tout de suite, sur-le-champ. Ne prends même pas le temps de te donner un coup de peigne. Tire-toi, point final.
« C'est ridicule », dit-elle en se balançant de plus en plus fort. La tache de sang lui donnait l'impression de grésiller. D'ici, elle avait l'air du point sous un signe d'exclamation. « C'est ridicule ! Où irais-je ? »
N'importe où pourvu qu'il n'y soit pas, lui répondit la voix. Mais il faut le faire tout de suite. Avant que...
Avant que quoi ?
Facile, celle-là. Avant qu'elle se rendorme.
Une partie de son esprit — partie matée, intimidée — se rendit soudain compte qu'elle y songeait sérieusement et poussa une clameur terrifiée. Quitter la maison où elle vivait depuis quatorze ans ? La maison où elle trouvait instantanément ce qu'elle voulait ? Le mari qui, s'il avait un peu mauvais caractère et était un peu trop prompt à se servir de ses poings, l'avait toujours correctement entretenue ? Cette idée était ridicule. Elle devait l'oublier, et tout de suite.
Et elle aurait pu y parvenir, y serait même certainement parvenue, s'il n'y avait eu la tache sur le drap. Cette unique tache d'un rouge sombre.
Eh bien, ne la regarde pas ! rétorqua avec nervosité la partie d'elle-même qui se considérait comme pratico-raisonnable. Pour l'amour du ciel, ne la regarde pas, sinon tu cours au-devant des ennuis !
Mais voilà : elle ne pouvait en détourner les yeux. Ils restaient soudés à la tache, et elle se balançait plus vite que jamais. Elle frappait le sol de ses pieds chaussés de tennis à un rythme de plus en plus rapide (le bourdonnement s'était réfugié dans sa tête, lui ébranlait le cerveau, faisait monter la pression), et elle pensa : Quatorze ans. Quatorze ans qu'il me dit qu'on va avoir une conversation sérieuse. La fausse couche. La raquette de tennis. Trois dents, dont une que j'ai avalée. La côte fracturée. Les coups. Les pinçons. Et les morsures, bien entendu. Beaucoup de morsures. Beaucoup de...
Arrête ! C'est absurde de raisonner ainsi, parce que tu n'iras nulle part, parce qu'il se lancera à tes trousses et te ramènera, il te trouvera, c'est un policier, retrouver les gens fait partie des choses qu'il sait faire, c'est l'un des trucs dans lesquels il est bon...
« Quatorze ans... », murmura-t-elle. Ce n'était plus les quatorze ans passés qu'elle évoquait, maintenant, mais les quatorze ans à venir. Parce que l'autre voix, la voix venue du tréfonds, avait raison. Il pouvait ne pas la tuer. Rien ne disait qu'il la tuerait. Et dans quel état serait-elle au bout de quatorze ans de plus, quatorze ans de conversations sérieuses, de conversations entre quat'z'yeux avec lui ? Pourrait-elle seulement se baisser ? Connaîtrait-elle une heure — un quart d'heure, même —, une journée, pendant laquelle ses reins ne lui donneraient pas l'impression d'être deux pierres brûlantes enfouies dans son dos ? Ne risquait-il pas de la frapper en quelque endroit vital, si bien qu'elle ne pourrait plus bouger un bras ou une jambe, ou qu'elle se retrouverait avec tout un côté du visage flasque et sans expression, comme la pauvre Mme Diamond, qui travaillait au supermarché, en bas de la colline ?
Elle se releva si brusquement que le dossier de la chaise à Pooh alla heurter le mur. Elle resta immobile un moment, respirant fort, les yeux encore écarquillés sur la tache marron, puis elle fonça vers la salle de séjour.
Où vas-tu comme ça ? lui hurla dans la tête Miss Pratico-raisonnable, cette partie d'elle-même qui semblait accepter parfaitement la perspective d'être estropiée ou tuée pour continuer à avoir le privilège de savoir où se trouvaient les sachets de thé dans le placard et où se rangeaient les produits d'entretien sous l'évier. Où t'imagines-tu que tu peux...
Elle rabattit un couvercle sur cette voix, chose qu'elle n'aurait même pas soupçonné pouvoir faire avant de l'avoir faite. Elle prit le sac à main posé sur la table basse et repartit en direction de la porte d'entrée. La pièce lui paraissait soudain immense, la traversée très longue.
Je n'ai qu'à effectuer un seul pas à la fois. Si je commence à réfléchir au pas suivant, je vais perdre mon sang-froid.
Pourtant, elle ne pensait pas qu'il y eût là une véritable difficulté. Tout d'abord parce qu'elle agissait dans une sorte d'état halluciné — elle ne pouvait évidemment pas quitter tout bêtement sa maison et son mari comme ça, sur un coup de tête, non ? Il devait s'agir d'un rêve. Oui, d'un rêve. Sans compter que ne pas réfléchir trop à l'avance était devenu une seconde nature chez elle, une habitude prise lors de leur nuit de noces, lorsqu'il l'avait mordue comme un chien pour avoir claqué une porte.
De toute façon, tu ne peux pas sortir comme ça, même si c'est pour perdre courage au coin de la rue, lui fit remarquer Pratico-raisonnable. Change au moins ce jean, qui laisse voir à quel point tu as grossi, et donne-toi un coup de peigne.
Elle s'immobilisa et fut sur le point de tout laisser tomber avant même d'avoir atteint la porte. Puis elle comprit ce que cachait ce conseil — un stratagème désespéré pour l'empêcher de quitter la maison. Habile, en plus. Il ne fallait pas longtemps pour échanger un jean contre une jupe ou pour faire gonfler ses cheveux et y passer le peigne ; mais pour une femme dans sa situation, cela aurait presque certainement suffi.
Suffi pour quoi ? Pour retomber dans son sommeil, pardi. Elle aurait éprouvé de sérieux doutes, le temps de remonter la fermeture éclair de la jupe, et conclu qu'elle avait été victime d'un bref accès de démence, d'une sorte d'absence probablement en relation avec ses règles, le temps de se recoiffer.
Après quoi, elle serait retournée dans la chambre et aurait changé les draps.
« Non, murmura-t-elle. Pas question. Jamais de la vie. »
Une main sur le bouton de la porte, elle hésita encore.
Enfin, elle retrouve son bon sens ! s'exclama Miss Pratico-raisonnable, avec dans le ton un mélange de soulagement, de jubilation et — était-ce possible ? — une pointe de déception. Alléluia, cette fille retrouve la raison ! Mieux vaut tard que jamais !
La jubilation et le soulagement de cette voix mentale se transformèrent en horreur muette lorsqu'elle fonça vers le manteau de la cheminée, au-dessus du foyer au gaz qu'il avait installé deux ans auparavant. Ce qu'elle espérait y découvrir ne s'y trouverait probablement pas, étant donné qu'en règle générale il ne l'y laissait que vers la fin du mois (« pour ne pas être tenté », disait-il), mais elle ne risquait rien à vérifier. Ça ne pouvait pas faire de mal. En plus, elle connaissait son numéro de code : c'était le même que celui de leur téléphone, après inversion du premier et dernier chiffre.
Ça va faire mal ! hurla Miss Pratico-raisonnable. Si tu prends quelque chose qui lui appartient, ça va faire très mal et tu le sais parfaitement ! Très, très mal !
« De toute façon, elle n'y sera pas », murmura-t-elle. Mais justement, elle s'y trouvait, la carte verte Merchant's Bank, avec le nom de Norman gravé en relief.
Ne la prends pas ! Tu n'oseras jamais !
Et pourtant, elle osa ; pour cela, il lui suffit de se remémorer l'image de la goutte de sang. En outre, c'était aussi sa carte à elle, son argent ; n'était-ce pas ce que signifiaient les liens du mariage ?
La question, cependant, n'était pas l'argent, pas vraiment. Il s'agissait de faire taire la voix de Miss Pratico-raisonnable ; il s'agissait de faire de cet élan aussi brusque qu'inattendu vers la liberté une nécessité et non plus un choix. Une partie d'elle-même savait que, si elle ne procédait pas ainsi, tout ce que l'avenir lui réservait d'incertitudes lui apparaîtrait comme un banc de brouillard dès le coin de la rue, et qu'elle ferait demi-tour pour retourner chez elle et aller précipitamment changer les draps du lit afin d'avoir le temps de laver le carrelage du rez-de-chaussée avant midi... et si invraisemblable que cela fût, c'était exactement à ça qu'elle avait pensé en se réveillant le matin même : qu'elle devait laver le carrelage du rez-de-chaussée.
Sans tenir compte de la clameur de la voix, dans sa tête, elle cueillit la carte bancaire, la laissa tomber dans son sac et prit de nouveau rapidement la direction de la porte.
Ne fais pas ça, pleurnicha la voix de Miss Pratico-raisonnable. Oh, Rosie, il ne va pas seulement te faire mal pour un truc pareil ! Tu vas te retrouver à l'hôpital ! Il va peut-être même te tuer ! Tu ne vois donc pas ?
Sans doute le voyait-elle, mais elle n'en continua pas moins à marcher, la tête rentrée dans les épaules comme si elle faisait face à un vent violent. Oui, sans doute lui ferait-il tout cela, mais il lui faudrait d'abord la retrouver.
Cette fois, lorsque sa main se posa sur le bouton de porte, il n'y eut pas d'hésitation : elle le tourna, ouvrit le battant et sortit. La journée, en ce milieu du mois d'avril, était superbe, ensoleillée, et les branches d'arbre grosses de mille bourgeons. Son ombre s'allongea sur le perron et les premières pousses vert pâle de l'herbe, comme un découpage en papier effectué avec des ciseaux effilés. Elle resta un instant à respirer profondément l'air du printemps, humant les odeurs de terre humide avivées par l'averse de la nuit, l'averse tombée pendant qu'elle dormait, une narine suspendue au-dessus de la goutte de sang qui séchait.
C'est tout l'univers qui s'éveille, pas seulement moi, pensa-t-elle.
Un homme en jogging passa sur le trottoir tandis qu'elle refermait la porte derrière elle. Il la salua de la main et elle lui rendit son salut. Elle prêta l'oreille à la voix intérieure, s'attendant à entendre sa clameur, mais la voix resta silencieuse. Peut-être le vol de la carte bancaire l'avait-il pétrifiée, réduite au silence ; peut-être la paix tranquille de cette matinée d'avril l'avait-elle calmée.
« Je m'en vais, murmura-t-elle. Je m'en vais vraiment. Vraiment. »
Elle demeura néanmoins encore quelques instants sur le perron, comme un animal resté si longtemps en cage qu'il n'arrive pas à croire à la liberté qu'on lui offre. Elle tâtonna dans son dos et toucha le bouton de la porte — la porte qui conduisait dans sa cage.
« Plus jamais », souffla-t-elle. Elle cala le sac à main sous son bras et fit ses premiers pas dans le banc de brume qui était maintenant son avenir.
4
Premiers pas qui la conduisirent jusqu'au point où l'allée bétonnée rejoignait le trottoir — là où le coureur était passé une minute auparavant. Elle amorça un mouvement vers la gauche, puis s'arrêta. Norman lui avait dit un jour que les gens qui croyaient choisir une direction au hasard — lorsqu'ils étaient perdus dans les bois, par exemple — prenaient presque toujours celle de leur main dominante. C'était probablement sans importance, mais elle se rendit compte qu'elle refusait de lui donner raison même sur le point de savoir quelle direction elle avait prise une fois sur Westmoreland Street.
Pas même là-dessus.
Elle tourna donc à droite, dans la direction de sa main stupide, la direction du bas de la colline. Elle passa devant le supermarché, refrénant une envie de lever la main pour se dissimuler le visage une fois à hauteur de la vitrine. Elle se sentait déjà comme une fugitive, et une pensée effrayante la rongeait comme un rat ronge un fromage : si jamais il revenait de bonne heure et ne la trouvait pas à la maison ? Si jamais il la voyait dans la rue, en jean et chaussures basses, le sac sous le bras, les cheveux mal peignés ? Il se demanderait ce qu'elle pouvait bien fabriquer là dehors, le matin où elle aurait dû laver le carrelage du rez-de-chaussée, non ? Et il voudrait connaître la réponse. Certainement. Il voudrait avoir une petite discussion sérieuse, une petite discussion entre quat'z'yeux avec elle.
C'est ridicule. Pour quelle raison rentrerait-il à cette heure à la maison ? Il est parti il y a seulement une heure. Ça ne tient pas debout.
Peut-être pas, mais il arrivait parfois que les gens fissent des choses ne tenant pas debout. Elle-même, par exemple : regardez donc ce qu'elle était en train de faire. Et si jamais il était pris d'une soudaine intuition ? Combien de fois lui avait-il dit que les flics développent un sixième sens, au bout d'un certain temps, qu'ils savent quand des choses bizarres vont se produire ? On a comme une petite aiguille au bas de la colonne vertébrale, lui avait-il dit une fois. Je ne sais pas comment le décrire autrement. Je sais bien que ça fait rigoler les gens, mais demande à n'importe quel flic, il ne rira pas, lui. Cette petite aiguille m'a sauvé la vie une ou deux fois, mon chou.
Et si jamais il avait senti la petite aiguille au cours des vingt dernières minutes ? Si jamais il avait décidé de sauter dans sa voiture et de rentrer ? C'était précisément par ce chemin qu'il reviendrait, et elle se maudit d'avoir tourné à droite et non pas à gauche. Puis une idée encore plus déplaisante lui vint à l'esprit, une idée que sa plausibilité rendait d'autant plus hideuse... sans parler d'une sorte d'effet en retour ironique. Si jamais il s'était arrêté au guichet automatique de la banque, à deux coins de rue d'ici, avec l'idée de retirer dix ou vingt dollars pour son déjeuner ? Si jamais il avait décidé, après s'être assuré que la carte n'était pas dans son portefeuille, de revenir la prendre à la maison ?
Ressaisis-toi. Les choses ne se passeront pas comme ça. Rien ne se passera comme ça.
Une voiture s'engagea dans Westmoreland Street, un peu plus bas, venant d'une rue adjacente. Elle était rouge — quelle coïncidence, la leur était justement rouge, celle de Norman, plutôt ; la voiture ne lui appartenait pas davantage que la carte de crédit ou l'argent auquel cette carte donnait accès. Leur voiture était une Sentra récente et — seconde coïncidence ! — la voiture qui se dirigeait vers elle n'était-elle pas une Sentra rouge ?
Non, c'est une Honda !
Sauf que ce n'était pas une Honda, elle avait seulement voulu s'en persuader. C'était bel et bien une Sentra, une Sentra rouge flambant neuve. La Sentra de Norman. Son cauchemar le plus effrayant se réalisait au moment même où elle l'évoquait.
Pendant quelques instants, elle eut un poids effroyablement douloureux sur les reins, sa vessie lui donna l'impression d'être effroyablement pleine : c'était certain, elle allait faire pipi dans sa culotte. Comment avait-elle pu s'imaginer qu'elle pourrait lui échapper ? Quelle folie !
C'est trop tard pour y penser, maintenant, lui fit remarquer Miss Pratico-raisonnable. Sa crise d'hystérie était passée ; c'était la seule partie de son esprit qui paraissait encore capable de réflexion, et elle s'exprimait du ton froid et calculateur d'une créature qui place la survie avant toute autre considération. Tu ferais mieux de penser à ce que tu vas lui dire lorsqu'il se garera et te demandera ce que tu fiches ici. Et t'as intérêt à trouver une bonne excuse. Tu sais que c'est un rapide, qu'il voit tout.
« Les fleurs, balbutia-t-elle. Je suis sortie faire un petit tour pour voir les fleurs qui étaient écloses, c'est tout. » Elle s'était arrêtée, les cuisses pressées l'une contre l'autre pour essayer de faire tenir le barrage. Allait-il la croire ? Elle l'ignorait, mais il devrait s'en contenter : elle n'arrivait pas à trouver autre chose. « Je voulais juste aller jusqu'au coin de Saint Marks Avenue et revenir pour laver les... »
Elle s'interrompit, les yeux écarquillés, incrédule, regardant le véhicule — une Honda, en fin de compte, ni neuve, ni vraiment rouge, plutôt orange — passer lentement à sa hauteur. La femme au volant lui jeta un regard curieux et la femme sur le trottoir pensa : Si ç'avait été lui, aucune histoire n'aurait tenu le coup, si vraisemblable qu'elle soit... il aurait lu la vérité sur ton visage, soulignée et éclairée au néon. Tu es prête à faire demi-tour, maintenant ? À devenir raisonnable et à rentrer ?
Impossible. Son envie insurmontable d'uriner était passée mais elle ressentait encore cette impression de vessie pleine, ses reins l'élançaient, ses jambes tremblaient et son coeur battait si violemment dans sa poitrine qu'elle prit peur. Jamais elle ne serait capable de remonter la colline, même si la pente était très faible.
Si, tu le peux. Tu sais très bien que tu le peux. Tu as accompli des choses plus difficiles que ça pendant ton mariage, et tu as survécu.
Admettons ; peut-être serait-elle capable de remonter, mais une autre idée lui vint alors à l'esprit. Il lui passait parfois un coup de fil. Cinq ou six fois par mois, en général, mais parfois plus souvent. Pour dire juste : salut, comment ça va, est-ce que tu veux que je rapporte quelque chose, bon, d'accord, salut. Elle ne détectait cependant aucune sollicitude dans ces appels, aucune attention particulière. Il la contrôlait, c'était tout, et si elle ne répondait pas au téléphone, il le laissait sonner. Ils ne possédaient pas de répondeur. Elle lui avait demandé une fois si ce ne serait pas une bonne idée d'en avoir un. Il lui avait porté un coup qui n'était pas entièrement inamical et répondu de ne pas être aussi bête. Que c'était elle, le répondeur.
Et si jamais il appelait pendant qu'elle n'était pas là ?
Il se dira que j'ai été au marché plus tôt, c'est tout.
Non. C'était ça, le problème : les sols le matin, les courses l'après-midi. Les choses s'étaient toujours passées ainsi, et il entendait qu'elles continuent à se passer ainsi. On n'encourageait guère les initiatives, au 809, Westmoreland Street. Si jamais il appelait...
Elle reprit sa marche, sachant qu'il lui faudrait quitter Westmoreland au prochain coin de rue, même si elle ignorait où aboutissait exactement Tremont Street, d'un côté comme de l'autre. À ce stade, c'était sans importance ; ce qui comptait était de ne plus être sur le trajet de son mari s'il revenait par la 1-295, comme il le faisait d'ordinaire. Elle avait l'impression d'être épinglée sur le rond central d'une cible de tir à l'arc.
Elle s'engagea sur Tremont Street et poursuivit son chemin, dans un quartier de banlieue tranquille, au milieu des maisons que séparaient des haies basses ou des rangées d'arbres décoratifs, notamment des oliviers de Russie, très en vogue dans le secteur. Un homme, qui ressemblait à Woody Allen avec ses lunettes à monture d'écaille, ses taches de rousseur et le chapeau bleu informe aplati sur le sommet de son crâne, leva les yeux des fleurs qu'il arrosait et lui adressa un petit salut. Tout le monde cherchait à se comporter en bon voisin, aujourd'hui, aurait-on dit. Sans doute le beau temps, pensa-t-elle, mais elle s'en serait bien passée. Il n'était que trop facile de l'imaginer, lui, remontant un peu plus tard sa trace, avec patience, posant des questions, utilisant ses petits trucs pour stimuler les mémoires défaillantes, exhibant la photo de sa femme à chacun.
Rends-lui son salut. Il ne faut pas qu'il te catalogue comme inamicale. On se souvient mieux des gens ayant eu un comportement antipathique. Réponds-lui donc et passe ton chemin.
Elle lui répondit et passa son chemin. L'envie de faire pipi était revenue, mais elle allait devoir faire avec.
Aucun moyen de se soulager : rien que des maisons, des haies, des pelouses vert pâle et des oliviers de Russie à perte de vue.
Elle entendit une voiture arriver derrière elle. C'était lui ! Elle se retourna, les yeux écarquillés, et vit une Chevrolet rouillée qui roulait au pas, au beau milieu de la rue. Le vieil homme au volant affichait une expression de détermination terrifiée sous son chapeau de paille. Elle se tourna rapidement, avant qu'il ait pu prendre note de sa propre expression de terreur, trébucha, puis repartit d'un pas résolu, tête baissée. Les élancements avaient repris dans ses reins et sa vessie lui envoyait aussi des messages insistants. Elle se dit que dans une minute, deux tout au plus, elle ne pourrait plus se retenir. Si jamais cela arrivait, elle pouvait faire ses adieux à l'idée d'une évasion discrète. Les gens ne se souviendraient peut-être pas d'une petite brune pâle croisée dans la rue par une belle matinée d'avril, mais elle ne voyait pas comment ils pourraient oublier une petite brune pâle avec une tache sombre allant s'agrandissant autour de l'entrejambe de son jean. Il lui fallait régler ce problème de toute urgence.
La troisième maison devant elle, sur le même trottoir, était un bungalow couleur chocolat dont tous les stores étaient tirés ; trois journaux gisaient sur le porche, un quatrième au bas des marches qui y conduisaient. Rosie regarda rapidement autour d'elle, ne se vit observée par personne, coupa d'un pas vif à travers la pelouse pour gagner le côté du bâtiment. La cour, derrière, était vide. Un rectangle de papier pendait au bouton de la porte-moustiquaire en aluminium. Elle s'en approcha à petits pas contraints et lut le message imprimé : Amitiés d'Ann Cosso, votre conseillère Avon ! Vous n'étiez pas chez vous aujourd'hui mais je repasserai ! Merci! N'hésitez pas à m'appeler au 555-1731 si vous souhaitez me parler de l'un de nos excellents produits ! Nom et numéro de téléphone étaient écrits à la main, ainsi que la date, en dessous : 17/4, soit deux jours auparavant.
Rosie jeta un autre coup d'oeil circulaire, vit qu'elle était protégée par une haie d'un côté et par des oliviers de Russie de l'autre, défit son jean et s'accroupit dans la niche formée par le perron et le réservoir de propane. Il était trop tard pour se demander si quelqu'un ne risquait pas de la voir du premier étage de l'une des maisons voisines. De toute façon, le soulagement rendait ce genre de question — pour le moment — purement académique.
Tu es cinglée, tu sais.
Oui, bien sûr qu'elle le savait... mais tandis que diminuait la pression de sa vessie et que le ruisseau d'urine dessinait ses minuscules méandres sur le dallage de brique de cette arrière-cour, une joie folle lui envahit soudain le coeur. Elle sut, à cet instant, ce que l'on devait éprouver lorsque, après avoir traversé une rivière pour entrer dans un pays inconnu, on brûle le pont derrière soi et qu'on reste debout sur la rive, la respiration haletante, à regarder partir en fumée sa seule chance de battre en retraite.
5
Elle marcha pendant près de deux heures, traversant des quartiers qu'elle ne connaissait pas, avant d'arriver dans un centre commercial, celui, lui sembla-t-il, de l'ouest de la ville. Il y avait une cabine téléphonique devant une droguerie et lorsqu'elle appela un taxi, elle découvrit avec stupéfaction qu'elle se trouvait en réalité à Mapleton, en banlieue. Elle avait une ampoule énorme à chacun de ses talons et se dit qu'il n'y avait là rien de bien étonnant : elle avait dû parcourir au moins dix kilomètres.
Le taxi arriva un quart d'heure après ; elle avait eu le temps de faire un saut dans un magasin, à l'autre bout du centre commercial, et de s'y procurer des lunettes de soleil bon marché, ainsi qu'un foulard en synthétique d'un rouge éclatant. Elle s'était souvenue de Norman lui expliquant que le meilleur moyen de détourner l'attention de son visage était d'arborer un vêtement de couleur vive qui attirait l'oeil.
Le chauffeur était un gros bonhomme mal peigné, aux yeux injectés de sang et à l'haleine fétide. Son T-shirt tout déformé s'ornait d'une carte du Sud-Vietnam. À MA MORT J'IRAI AU PARADIS CAR J'AI DÉJÀ FAIT MON TEMPS EN ENFER, lisait-on en dessous, TRIANGLE DE FER, 1969. Ses yeux rouges en bouton de bottine la parcoururent rapidement, des lèvres aux seins puis de nouveau aux lèvres, et parurent perdre tout intérêt.
« Et où on va, mon petit ? demanda-t-il.
— Pouvez-vous me conduire à la gare routière Greyhound ?
— Portside ?
— C'est bien le terminal des bus ?
— Ouaip. » Il la regarda par l'intermédiaire du rétroviseur. « Mais c'est de l'autre côté de la ville. La course va chercher dans les vingt dollars, facile. C'est dans vos prix ?
— Évidemment », répondit-elle, prenant une profonde inspiration avant d'ajouter : « Pouvez-vous me trouver un distributeur de la Merchant's Bank en chemin ?
— Si tous les problèmes de la vie étaient aussi faciles à régler... » Sur quoi il fit tomber le petit drapeau de son taximètre qui afficha : PRISE EN CHARGE 2,50 $.
Elle data le début de sa nouvelle vie de l'instant où le compteur passa de 2,50 $ à 2,75 $ et où les mots PRISE EN CHARGE disparurent. Plus jamais elle ne s'appellerait Rose Daniels, sauf en cas de nécessité absolue — pas seulement parce que Daniels était le nom de Norman, donc un nom dangereux à porter, mais parce qu'elle l'avait rejeté. Elle était de nouveau Rose McClendon, une jeune femme happée par l'enfer à l'âge de dix-huit ans. Il y aurait des moments où elle serait sans doute forcée de porter son nom de femme mariée, se disait-elle, mais elle resterait de toute façon Rosie McClendon dans son coeur et dans sa tête.
Je suis la vraie Rosie, songea-t-elle tandis que le taxi franchissait le pont sur la Trunkatawny. Elle sourit à cette évocation des paroles de la chanson de Maurice Sendak et crut entendre flotter dans son esprit la voix fantomatique de Carole King. Je suis Rosie la vraie.
Vraiment ? Était-elle réelle ?
C'est précisément ce que je commence à chercher, pensa-t-elle. Ici et tout de suite.
6
Le taxi s'arrêta à Iroquois Square et le chauffeur lui indiqua un alignement de distributeurs de billets, sur le côté d'une petite place au milieu de laquelle coulait une fontaine, à côté d'une sculpture en acier satiné ne ressemblant à rien de particulier. Le dernier distributeur à gauche était d'un vert éclatant. « Ça vous va ? demanda l'homme. — Oui, merci. J'en ai pour une minute. » Il lui fallut cependant un peu plus longtemps. Elle commença par avoir du mal à composer le numéro de code, en dépit du clavier aux larges touches ; et lorsqu'elle eut finalement réussi cette première partie de l'opération, c'est sur le montant qu'elle n'arrivait plus à se décider. Elle appuya sur le sept, le cinq, point, zéro zéro, hésita sur la touche valid. et retira la main. Elle aurait droit à une raclée carabinée pour s'être enfuie, s'il la retrouvait — aucun doute là-dessus. Mais s'il la battait au point de l'expédier à l'hôpital (ou s'il te tuait, murmura une petite voix, il pourrait tout aussi bien te tuer, et tu es une idiote si tu l'oublies) ce serait pour avoir osé dérober la carte bancaire... et osé s'en servir. Allait-elle courir de tels risques pour seulement soixante-quinze dollars ? Était-ce assez ?
« Non », murmura-t-elle, appuyant sur correc. Cette fois, elle composa trois, cinq, zéro, point, zéro, zéro... puis hésita à nouveau. Elle ignorait combien il y avait de « disponible », comme il disait, sur le compte courant où puisait la machine, mais trois cent cinquante dollars devaient en constituer une partie non négligeable. Il allait se mettre dans une de ces colères...
Elle tendit de nouveau la main vers la touche annul., puis se demanda quelle différence cela ferait. De toute façon, il serait en colère. Il n'y avait aucun moyen de reculer, maintenant.
« Vous en avez encore pour longtemps, m'dame ? fit une voix derrière elle. Parce que ma pause café est terminée.
— Oh, désolée, dit-elle en sursautant légèrement. Non, je crois que... que j'étais un peu dans la lune. » Elle enfonça la touche valid. Les mots UN INSTANT S'IL VOUS PLAÎT apparurent sur l'écran. L'attente ne fut pas longue : suffisante, toutefois, pour qu'elle eût le temps d'imaginer, de manière on ne peut plus nette, la machine déclenchant le ululement d'une sirène suraiguë, et une voix mécanique grondant : « Cette femme est une voleuse, arrêtez-la ! Cette femme est une voleuse ! »
Au lieu de la traiter de voleuse, cependant, l'écran afficha un MERCI et lui souhaita une bonne journée, tandis que l'appareil régurgitait dix-sept billets de vingt et un de dix. Rosie adressa un sourire au jeune homme qui attendait derrière elle en évitant de le regarder, puis courut jusqu'au taxi.
7
Portside était un vaste bâtiment bas aux murs nus couleur de grès. Des autocars en tous genres — pas seulement de la Greyhound, mais des compagnies Trailways, American Pathfinders, Eastern Highways,
Continental Express — encerclaient le terminal, leur nez aplati enfoncé au maximum dans les emplacements des quais d'accès. Aux yeux de Rosie, ils faisaient l'effet de porcelets de chrome qui téteraient une truie d'une extrême laideur.
Elle resta devant l'entrée, examinant l'intérieur du terminal routier. Il n'y avait pas autant de monde qu'elle l'avait vaguement espéré (se disant qu'il était plus facile de se fondre dans une foule), mais aussi vaguement craint (après quatorze années passées à ne voir que son mari et les collègues qu'il invitait parfois à la maison, elle souffrait d'une bonne dose d'agoraphobie), sans doute parce qu'on était en milieu de semaine et encore assez loin des prochaines vacances. Cependant, il devait bien y avoir cent cinquante à deux cents personnes, estima-t-elle, qui allaient et venaient sans but, restaient assises sur de vieux bancs de bois démodés à haut dossier, jouaient à des jeux vidéo, prenaient un café au snack-bar ou faisaient la queue au guichet pour un billet. Les enfants s'accrochaient à la main de leur mère, renversaient la tête en arrière ou beuglaient comme les veaux perdus sur la fresque rurale à demi effacée qui ornait le plafond. Des haut-parleurs dont l'écho se répercutait comme la voix de Dieu le Père dans une superproduction biblique à la Cecil B. De Mille annonçaient les destinations : Erié, Pennsylvanie ; Nashville, Tennessee ; Jackson, Mississippi ; Miami, Floride (la voix retentissante et désincarnée prononçait Miameuh) ; Denver, Colorado.
« Madame, fit une voix fatiguée. Hé, madame, juste un peu d'aide... pouvez pas m'aider ? »
Elle tourna la tête et vit un jeune homme, les traits pâles sous une tignasse noire et crasseuse, accroupi contre le mur, à côté de l'entrée du terminal. Il tenait un bout de carton sur lequel on lisait : JE SUIS SDF ET J'AI LE SIDA, AIDEZ-MOI S'IL VOUS PLAÎT.
« Vous avez pas un peu de monnaie ? Pour m'aider à m'en sortir ? Vous f''rez encore du ski nautique sur le lac Saranac que j'serai mort depuis longtemps. Une p'tite pièce ? »
Elle se sentit soudain toute bizarre, sur le point de s'évanouir, au bord de la surtension mentale et émotionnelle. La gare routière lui donna l'impression de croître sous ses yeux, jusqu'à prendre les dimensions d'une cathédrale, et il y avait quelque chose d'épouvantable dans les mouvements de marée des gens qui en parcouraient les allées et les chapelles. Un homme affligé d'un sac adipeux, ridé et agité de pulsations sur le côté du cou, passa à côté d'elle, tête baissée, tirant derrière lui un sac marin par le cordon. Le sac sifflait comme un serpent en glissant sur le sol dallé et couvert de saletés. Une poupée Mickey Mouse qui dépassait du haut du sac lui adressa son sourire niais au passage. La voix de l'Éternel annonça à l'assemblée des voyageurs que l'express Trailways pour Omaha partirait dans vingt minutes du quai 17.
Je peux y arriver, pensa-t-elle soudain. Je suis capable de vivre dans ce monde. La question n'est pas juste de savoir où se trouvent les sachets de thé et les produits d'entretien ; la porte derrière laquelle il me battait était aussi celle qui me séparait de toute cette confusion et de cette folie. Et jamais je ne pourrai la franchir à nouveau.
Pendant un instant, une image étonnamment vive de sa classe de catéchisme lui emplit l'esprit : Adam et Ève, avec une feuille de figuier pour tout vêtement, une même expression de honte et de souffrance sur le visage, marchant pieds nus sur un chemin caillouteux, vers un avenir amer et stérile. Derrière eux, le jardin d'Eden regorgeait de fleurs. Un ange ailé se dressait devant les portes fermées, et l'épée qu'il tenait à la main brillait d'un éclat terrible.
« Vous n'avez pas le droit de me dire ça ! s'ecria-t-elle tout d'un coup, si bien que l'homme se recroquevilla vivement et faillit en lâcher son panneau. Vous n'avez pas le droit !
— Bon Dieu, je suis désolé, fit-il en roulant des yeux. Continuez, si ça peut vous faire plaisir !
— Non... vous n'y êtes pour rien... Je pensais à mon... »
L'absurdité de son comportement — essayer de s'expliquer devant un mendiant du terminal routier — lui sauta brusquement aux yeux. Elle tenait encore deux dollars à la main, la monnaie que lui avait rendue le chauffeur de taxi. Elle les jeta dans la boîte à cigare du jeune homme et se précipita à l'intérieur de la gare.
8
Un autre jeune homme — avec une minuscule moustache à la Errol Flynn et un visage qui n'inspirait pas confiance — avait préparé un jeu qu'elle reconnut pour l'avoir vu à la télé, trois cartes étaient retournées sur le haut de sa valise, près du fond du terminal.
« Vous pouvez trouver l'as de pique ? L'as de pique, ma petite dame ? »
Elle vit, en esprit, un poing qui flottait vers elle. Avec une bague à l'annulaire, une bague portant les mots Service, Loyauté, Communauté.
« Non merci. Je n'ai jamais eu de problème pour ça. » L'expression de l'homme laissait entendre que, pour lui, elle devait avoir quelque chauve-souris en liberté dans le beffroi. Mais peu lui importait. Ce type n'était pas son problème. Pas plus que l'autre, à l'entrée, qu'il eût ou non le sida, ou l'homme affligé d'un goitre qui tirait un sac marin dont dépassait une poupée Mickey Mouse. C'était Rose Daniels — non, attention, Rose McClendon — son problème. Son unique problème.
Elle prit l'allée centrale, mais s'arrêta à la vue d'une poubelle exhibant, sur son gros ventre vert, cet impératif sommaire : NE JETEZ RIEN PAR TERRE ! Elle ouvrit son sac à main, en étudia quelques instants le contenu, sortit la carte bancaire qu'elle regarda un moment avant de la jeter à travers le rabat mobile de la poubelle. Ça lui déplaisait de s'en débarrasser, mais elle était en même temps soulagée de ne plus l'avoir sur elle. En la gardant, elle aurait pu être tentée de s'en resservir... et Norman n'était pas un imbécile. Une brute, oui. Un idiot, non. Si elle lui donnait le moindre indice pour la retrouver, il l'utiliserait. Il lui fallait garder cette idée bien présente à l'esprit.
Elle prit une profonde inspiration, retint l'air pendant deux ou trois secondes et s'approcha de la batterie d'écrans qui affichaient les départs et les arrivées, au centre du bâtiment. Sans regarder derrière elle. Dommage, car elle aurait vu le jeune homme à la moustache errol-flynnienne déjà en train de farfouiller dans la poubelle, à la recherche de ce que la bonne femme — la toquée aux lunettes de soleil et au foulard d'un rouge éclatant — venait d'y balancer. Il avait cru reconnaître une carte de crédit. Probablement pas, mais le seul moyen de le savoir était de vérifier. Les coups de pot, ça arrivait, parfois. Parfois ? Souvent, ouais... On était au pays des veinards, non ?
9
La plus grande ville, à l'ouest, n'était même pas à quatre cents kilomètres. Trop près. Elle se décida pour une autre encore plus grande, à environ neuf cents kilomètres, celle-là. Une ville située au bord d'un lac, comme celle qu'elle quittait, avec un changement de fuseau horaire en prime. Un car de la Continental Express y partait dans une demi-heure. Elle se rendit aux guichets et fit la queue. Elle avait le coeur qui cognait dans la poitrine; la bouche sèche. Juste avant que la personne qui la précédait eût terminé sa transaction et se fût éloignée, elle mit la main devant la bouche pour retenir un renvoi acide qui avait le goût de son café matinal.
Je ne dois utiliser aucun de mes deux noms. S'ils en veulent un, j'en donnerai un autre.
« J'peux vous aider, m'dame ? » demanda l'employé, par-dessus les verres en demi-lune en équilibre précaire sur le bout de son nez.
— Angela Flyte », répondit-elle. Le nom de sa meilleure amie en terminale — la dernière véritable amie qu'elle se soit faite, d'ailleurs. Au lycée d'Aubreyville, Rosie n'avait fréquenté que le garçon avec lequel elle s'était mariée une semaine après les résultats des examens, et ils avaient constitué un pays de deux habitants... un pays dont les frontières étaient en général fermées aux touristes.
« Je vous demande pardon, m'dame ? »
Elle se rendit compte qu'elle venait de donner un nom de personne et non de destination, et à quel point (ce type doit probablement regarder mes poignets et mon cou pour voir les marques laissées par la camisole de force) cela avait dû paraître bizarre. Elle rougit, confuse, gênée, et fit un effort pour retrouver le fil de ses idées, pour les remettre plus ou moins en ordre.
« Je suis désolée », dit-elle, frappée par une affligeante prémonition : quoi que l'avenir lui réserve, cette petite phrase pitoyable allait la suivre comme une casserole attachée à la queue d'un chien. Une porte fermée s'était interposée entre elle et la plus grande partie du monde pendant quatorze ans et elle se sentait terrifiée comme une souris qui s'est trompée de trou dans la plinthe de la cuisine.
L'employé la regardait toujours, et on lisait maintenant de l'impatience dans ses yeux, au-dessus des lunettes en demi-lune. « Puis-je ou non vous aider, madame ?
— Oui, s'il vous plaît. Je voudrais un billet pour le car de onze heures cinq. Il reste encore des places ?
— Oh, une bonne quarantaine, je crois. Aller simple ou aller-retour ?
— Aller simple. » Une autre bouffée de chaleur vint lui brûler les joues, devant l'énormité de ce qu'elle venait de proférer. Elle essaya de sourire et répéta, avec plus de conviction, cette fois : « Aller simple, s'il vous plaît.
— Ça fera cinquante-neuf dollars et soixante-dix cents », répondit l'employé.
Elle ressentit un tel soulagement que ses jambes devinrent toutes molles. Elle s'était attendue à un tarif beaucoup plus élevé, voire même à devoir donner pratiquement tout ce qu'elle avait.
« Merci », dit-elle. L'homme dut percevoir la note de gratitude dans la voix de sa cliente, car il leva les yeux vers elle et lui sourit. Il n'avait plus son expression impatiente, cet air d'être sur ses gardes.
« Mais de rien. Des bagages, m'dame ?
— Je... je n'ai aucun bagage. » Soudain, elle eut peur de ce regard. Elle essaya de trouver une explication — voilà qui devait lui paraître bizarre : une femme seule, partant pour une ville lointaine avec son sac à main comme seul équipement — mais rien ne lui vint à l'esprit. Elle se rendit compte que ce n'était qu'un détail. Il n'était pas soupçonneux, même pas curieux. Il se contenta de hocher la tête et commença à remplir le billet. Elle eut une soudaine et fort agréable prise de conscience : elle n'avait rien d'un cas exceptionnel, ici. Cet homme voyait tout le temps des femmes comme elle, des femmes se dissimulant derrière des lunettes de soleil, des femmes achetant des billets pour des destinations lointaines, des femmes qui donnaient l'impression d'avoir oublié en chemin qui elles étaient, ce qu'elles étaient en train de faire, et pour quelles raisons elles le faisaient.
10
Rosie ressentit un profond sentiment de soulagement lorsque le car quitta le terminal de Portside — à l'heure, tourna à gauche —, retraversa la Trunkatawny et s'engagea sur la 1-78 en direction de l'ouest. En passant devant la dernière des sorties qui desservaient le centre-ville, elle aperçut le bâtiment triangulaire tout en vitres du tout nouvel hôtel de police ; elle ne put s'empêcher de penser que son mari se trouvait peut-être, en ce moment même, derrière l'une de ces immenses baies vitrées et qu'il regardait — pourquoi pas ? — l'autocar brillant qui s'avançait lourdement, comme un gros insecte, sur la nationale. Elle ferma les yeux et compta jusqu'à cent. Lorsqu'elle les rouvrit, le bâtiment avait disparu. Pour toujours, espérait-elle.
Elle avait choisi un siège vers l'arrière, et le diesel ronronnait régulièrement, non loin derrière elle. Elle ferma de nouveau les yeux et appuya la tête contre la fenêtre. Elle n'allait pas dormir, non, elle était trop tendue pour ça, mais elle pouvait au moins se reposer. Quelque chose lui disait qu'elle avait intérêt à se reposer le plus possible. Elle se sentait toujours aussi stupéfaite de la soudaineté avec laquelle tout s'était passé — l'événement tenait plus de la crise cardiaque ou de l'attaque d'apoplexie que d'un changement de vie. Un changement ? C'était une litote. Elle n'avait pas seulement changé de vie. Elle l'avait bouleversée, elle s'était arrachée à son ancienne vie. Tu parles d'un changement... non, jamais elle ne pourrait dormir. C'était hors de question.
C'est sur ces réflexions qu'elle glissa non pas dans le sommeil, mais dans cet état qui oscillait entre sommeil et veille. Elle allait et venait comme une bulle sur un tourbillon, vaguement consciente du bourdonnement du moteur, du chuintement des pneus sur la chaussée, du garçonnet, à quatre ou cinq rangées devant elle, qui demandait à sa mère quand est-ce qu'ils arriveraient chez tante Norma. Elle avait aussi conscience, cependant, de s'être désarrimée d'elle-même, que son esprit s'était ouvert comme une fleur (une rose, évidemment), ouvert comme cela n'arrive que lorsqu'on n'est ni ici ni là.
Je suis la vraie Rosie...
La voix de Carole King, sur les paroles de Maurice Sendak. Voix qui venait flotter, portée par l'écho, dans le corridor où elle se trouvait, en provenance de quelque pièce lointaine, accompagnée par les notes cristallines et fantomatiques du piano.
...Je suis Rosie la vraie...
Je vais finir par m'endormir, en fin de compte. Vraiment. C'est incroyable !
Mieux vaut me croire... Je suis une sacrée bonne affaire...
Elle n'était plus dans le corridor gris, mais dans un espace dégagé et sombre. Son nez — toute sa tête — était plein d'odeurs estivales tellement suaves et prenantes qu'elle en était submergée. La plus marquante était celle du chèvrefeuille, qui lui arrivait par bouffées. Elle entendait des grillons et, lorsqu'elle leva les yeux, elle vit la face d'os poli de la lune, courant très haut dans le ciel. La blancheur de son éclat était posée partout et transformait en fumée la brume qui s'élevait du fouillis d'herbes autour de ses jambes nues.
Je suis la vraie Rose... Je suis Rosie la vraie...
Elle leva les mains, doigts écartés, les pouces se touchant presque ; elle encadra la lune comme un tableau et, tandis que le vent nocturne caressait ses bras nus, elle sentit son coeur qui se gonflait de bonheur puis se contractait de peur. Elle pressentait la présence de toutes sortes de sauvageries dans ce lieu, comme s'il y avait eu des bêtes avec de grandes dents en liberté dans ces sous-bois parfumés.
Viens donc un peu par ici, Rose. Va falloir qu'on ait une petite discussion entre quat'z'yeux.
Elle tourna la tête et vit le poing de Norman jaillir des ténèbres. Des reflets glacés de lune brillaient sur les lettres en relief de sa bague. La tension le faisait grimacer, lui retroussait les lèvres comme sur un sourire...
... et elle se réveilla en sursaut sur son siège, haletante, le front couvert de sueur. Cela devait faire un moment qu'elle respirait fort, car la vitre était presque complètement embuée par la condensation de son haleine. Elle dégagea un espace, du revers de la main, et regarda dehors ; ils étaient déjà pratiquement sortis de la ville et passaient devant les dernières stations d'essence et les derniers fast-foods, au-delà desquels s'étendaient des champs.
Je l'ai quitté. Peu importe ce qui m'arrivera à partir de maintenant, je l'ai quitté. Même si je dois dormir sous les ponts, je l'ai quitté. Il ne me mordra plus jamais, parce que je l'ai quitté.
Elle découvrit, toutefois, qu'elle n'y croyait pas entièrement. Il allait être furieux contre elle et essaierait de la retrouver. Elle en était sûre.
Mais comment le pourrait-il ? J'ai brouillé les pistes ; je n 'ai même pas eu besoin d'écrire le nom de ma copine de classe pour avoir mon billet. J'ai jeté la carte bancaire, c'est l'essentiel. Comment pourrait-il me retrouver ?
Elle n'aurait su dire, exactement... mais retrouver les gens était son métier, et elle allait devoir se montrer très, très prudente.
Je suis la vraie Rosie... Je suis Rosie la vraie...
Oui, la chanson pouvait bien avoir raison, mais elle ne s'était jamais sentie comme une « sacrée bonne affaire ». Plutôt comme un minuscule débris d'épave, au milieu d'un océan insondable. Elle ressentait encore quelque chose de la terreur qu'elle avait éprouvée à la fin de son rêve bref, mais également des restes des sentiments de bonheur et de jubilation : la sensation d'exister, faible, peut-être, mais libre.
Elle s'enfonça dans le siège à haut dossier et regarda s'éloigner les derniers restaurants, les derniers garages. Il n'y avait plus que la campagne, des champs récemment défrichés ceinturés d'arbres qui se paraient de ce vert d'absinthe fabuleux que l'on ne voit qu'en avril. Elle les regarda défiler, les mains mollement jointes sur les genoux et laissa le grand autocar d'argent l'emmener vers ce qui l'attendait là-bas.