LES MINES DE THARNA

La cellule était longue, basse et étroite; elle mesurait environ un mètre vingt de large sur un mètre vingt de haut et trente mètres de long. À chaque extrémité brûlait une petite lampe nauséabonde, à l'huile de tharlarion. Combien de cellules se trouvaient dans le sous-sol de Tharna, dans ses nombreuses mines, je l'ignorais. En une longue file, les esclaves enchaînés les uns aux autres se courbaient et rampaient pour entrer dans la pièce. Quand elle fut pleine de ses infortunés occupants, une porte comportant un panneau de fer coulissant se rabattit. J'entendis fermer quatre verrous. Cette cellule était humide iI y avait des flaques d'eau çà et là sur le sol; les murs étaient mouillés ; à certains endroits, de l'eau dégouttait du plafond. La geôle était ventilée trop parcimonieusement par une série de minuscules orifices circulaires d'environ deux centimètres et demi de diamètre, aménagés tous les six mètres. Une plus grande ouverture, un puits circulaire de peut-être soixante centimètres de diamètre, béait au centre de ce long boyau. Andreas de Tor, qui était enchaîné à côté de moi, la désigna.

— Ce trou, dit-il, permet d'inonder la cellule.

Je hochai la tête et m'adossai contre la solide pierre humide qui formait les parois du cachot. Je me demandai combien de fois, sous la terre de Tharna, cette celIule avait été inondée, combien de malheureux enchaînés avaient été

noyés dans ces fosses lugubres semblables à des égouts. Je ne m'étonnais plus que la discipline soit aussi bien respectée dans les Mines de Tharna. J'avais appris qu'à peine un mois plus tôt, dans une mine qui n'était pas distante de plus de cinq cents mètres de celle-ci, il y avait eu des désordres provoqués par un seul prisonnier.

Noyez-les tous ! avait ordonné l'Administrateur des Mines.

Je n'étais donc pas surpris que les prisonniers euxmêmes envisagent avec horreur la seule idée de résister. Ils auraient étranglé un de leurs camarades qui songeait à la rébellion plutôt que de risquer l'inondation de la cellule. En fait, la mine tout entière, en cas de besoin, pouvait être inondée. Cela s'était produit une fois, m'avait-on dit, pour étouffer un soulèvement. Il avait fallu des semaines pour pomper l'eau et évacuer les cadavres des puits.

Andreas me dit :

Pour ceux qui ne tiennent pas à la vie, cet endroit offre pas mal d'agréments.

— C'est vrai, approuvai-je.

Il me fourra dans les mains un oignon et une croûte de pain.

— Prends cela.

— Merci.

Je les pris et commençai à les grignoter.

Tu apprendras à jouer des coudes comme nous tous.

Avant d'avoir été introduits dans la cellule, quand nous étions au-dehors dans une vaste salle rectangulaire, deux esclaves de la mine avaient déversé un baquet de pain et de légumes dans l'auge fixée au mur; les esclaves de la chaîne s'étaient précipités dessus comme des animaux en criant, jurant, se poussant, se bousculant pour tâcher de plonger les mains dans l'auge et d'emporter le plus qu'ils pourraient avant qu'elle soit vidée. Révolté, je ne m'étais pas joint à cette mêlée lamentable bien que, par mes chaînes, j'aie été tiré

jusquau bord même de l'auge. Je savais pourtant que, comme l'avait dit Andreas, j'apprendrais à aller à l'auge car je n'avais aucune envie de mourir et je ne voulais pas continuer à vivre de sa charité.

Je souris, me demandant pourquoi mes compagnons de

geôle et moi paraissions si déterminés à vivre. Pourquoi voulions-nous vivre ? La question est peut-être stupide, mais elle ne le semblait pas dans les Mines de Tharna.

— Nous devons songer à nous évader, dis-je à Andreas.

— Tais-toi, idiot! chuchota une voix grêle, terrifiée, à trois mètres de là.

C'était Ost de Tharna qui avait, comme Andreas et moi, été condamné aux Mines de Tharna.

Il me détestait, me rendant je ne sais pourquoi responsable du fait qu'il se trouvait dans cette situation terrible. Ce jour-là, à plusieurs reprises, il avait éparpillé le minerai que, à quatre pattes, j'avais accumulé, le fourrant dans le sac de toile que nous, les esclaves, portions au cou dans les mines. J'avais été battu par l'Esclave au Fouet pour n'avoir pas contribué ma part du quota quotidien de minerai exigé de la chaîne dont je faisais partie.

Si le quota n'était pas atteint, les esclaves ne recevaient pas de nourriture le soir. Si le quota n'était pas atteint trois jours de suite, les esclaves étaient fouettés avant d'entrer dans la longue cellule, puis, la porte verrouillée, la cellule était inondée. De nombreux esclaves me regardaient d'un oeil désapprobateur. Peut-être était-ce parce que le quota avait été augmenté le jour où j'avais été ajouté à leur chaîne. Moimême, je pensais que ce n'était pas une simple coïncidence.

— Je vais signaler que tu complotes une évasion, dit Ost d'une voix sifflante.

À la clarté indécise des petites lampes à huile de tharlarion fixées à chaque extrémité de la cellule, je vis la lourde silhouette trapue voisine d'Ost enrouler la chaîne de son poignet silencieusement autour du cou mince du misérable. Le cercle de la chaîne se resserra et Ost griffa vainement les anneaux avec ses doigts, les yeux exorbités.

— Tu ne signaleras personne, dit une voix que je reconnus pour celle du puissant Kron de Tharna, de la Caste des Forgerons, celui dont j'avais épargné la vie dans l'arène au cours des Combats de Boeufs.

La chaîne se serra. Ost frissonna comme un singe en proie à des convulsions.

— Ne le tue pas, dis-je à Kron.

À ton aise, Guerrier, déclara Kron qui laissa choir Ost fou de peur, en retirant sans ménagement la chaîne qui lui serrait la gorge.

Ost resta étendu sur le sol humide, les mains pressées sur le cou, haletant.

— On dirait que tu as un ami, fit remarquer Andreas de Tor. Avec un ferraillement de chaînes et une ondulation de ses épaules massives, Kron s'étendit de son mieux dans ce réduit bondé. Au bout d'une minute, sa forte respiration m'apprit qu'il dormait.

Où est Linna ? demandai-je à Andreas.

Pour une fois, sa voix était triste.

Dans une des Grandes Fermes. J'ai failli à mon devoir envers elle.

— Nous avons tous failli, dis-je.

On ne parlait guère dans la cellule, car les hommes n'avaient probablement pas grand-chose à raconter et leur corps était épuisé par les harassants travaux du jour. Je m'assis, le dos appuyé à la paroi humide et écoutai les bruits de leur sommeil.

J'étais loin des Monts Sardar, loin des Prêtres-Rois de Gor. Je n'avais rien accompli pour ma Cité, ma bien-aimée Talena, mon père, mes amis. Il n'y aurait plus pierre sur pierre. L'énigme des Prêtres-Rois, de leur volonté cruelle, incompréhensible, ne serait pas résolue. Leur secret serait gardé et je mourrais tôt ou tard fouetté et affamé, dans les chenils qu'étaient les Mines de Tharna.

Tharna compte cent mines ou davantage, chacune exploitée par sa propre chaîne d'esclaves. Elles forment des réseaux sinueux de galeries qui se faufilent, pouce par pouce, irrégulièrement, à travers les riches filons de minerai qui ont fait la fortune de la cité. La plupart des galeries ne permettent pas à un homme de se tenir debout. Beaucoup sont insuffisamment étayées. Quand l'esclave creuse, il rampe sur les mains et les genoux qui, au début, saignent mais, graduellement, se couvrent de cals épais et rugueux. Autour de son cou est suspendu un sac en grosse toile dans lequel sont rapportés aux balances les morceaux de minerai. Ce dernier est détaché des parois à l'aide d'un petit pic. La lumière est fournie par des minuscules lampes qui ne sont rien de plus que de petites coupes pleines d'huile de tharlarion avec des mèches en fibre.

La journée de travail est de quinze heures goréennes (ahns) ce qui, compte tenu de la légère différence dans la période de rotation de la planète, équivaut à environ dix-huit heures terrestres. Les esclaves ne sont jamais remontés à la surface et, une fois plongés dans la froide obscurité de la mine, ne voient plus jamais le soleil.

La seule détente dans leur existence a lieu une fois l'an, le jour anniversaire de la Tatrix, où on leur sert un petit gâteau fait de miel et de graines de sésame et un petit pot de Kal-da de qualité médiocre. Un de mes compagnons de chaîne - guère plus qu'un squelette édenté -se vanta d'avoir bu trois fois du Kal-da dans les mines. La plupart n'ont pas cette chance. L'espérance de vie d'un esclave de mine, étant donné le travail et la nourriture, s'il ne meurt pas sous le fouet des surveillants, est généralement de six mois à un an. Je me retrouvai en train d'examiner le large trou circulaire dans le plafond de l'étroite cellule.

Le lendemain matin - je savais que c'était le matin uniquement par les jurons des Esclaves au Fouet, le claquement des lanières, les cris des esclaves et le cliquetis des chaînes - mes compagnons de bagne et moi rampâmes hors de notre cellule, débouchant de nouveau dans la vaste salle rectangulaire sur laquelle elle s'ouvrait.

L'auge de nourriture avait déjà été remplie.

Les esclaves esquissèrent un mouvement en avant, mais reculèrent sous le fouet. Le signal permettant de se jeter sur l'auge n'avait pas encore été donné.

L'Esclave au Fouet, un autre esclave de Tharna mais qui avait la responsabilité de la chaîne, aimait sa tâche. Il ne reverrait jamais la lumière du soleil mais c'était lui qui tenait le fouet, lui qui était Ubar de ce macabre cachot.

Les esclaves s'énervaient, les yeux fixés sur l'auge. Le fouet se leva. Quand il retomberait, ce serait le signal qu'ils pourraient y courir.

Il y avait du plaisir dans les yeux de l'Esclave au Fouet, il jouissait de ce moment d'attente et de torture que son fouet levé imposait aux esclaves affamés en haillons.

Le fouet claqua.

Mangez ! cria-t-il.

Les esclaves se précipitèrent.

Non ! criai-je.

Ma voix les arrêta net.

Plusieurs trébuchèrent et tombèrent, s'affalant sur le sol dans un cliquetis de chaînes, entraînant d'autres chutes. Mais la plupart réussirent à rester debout, à retrouver leur équilibre et, presque comme un seul homme, cette misérable troupe dégradée d'esclaves tourna des yeux vides et craintifs vers moi.

— Mangez ! cria de nouveau l'Esclave au Fouet en faisant claquer sa lanière.

— Non ! répétai-je.

La foule hésita.

Ost essaya d'aller vers l'auge, mais il était enchaîné à

Kron qui refusa de bouger. Ost aurait tout aussi bien pu être enchaîné à un arbre.

L'Esclave au Fouet s'approcha de moi. Sept fois le fouet me frappa et je ne bronchai pas.

Puis je déclarai :

Ne me frappe plus.

Il recula; le bras qui tenait le fouet s'abaissa. Il avait compris, et il savait que sa vie était en danger. Quelle consolation serait-ce pour lui que toute la mine soit inondée s'il avait d'abord péri avec ma chaîne autour de sa gorge ?

Je me tournai vers les hommes.

Vous n'êtes pas des animaux, dis-je. Vous êtes des hommes

Puis, leur faisant signe d'avancer, je les conduisis vers l'auge.

Ost distribuera la nourriture, annonçai-je. Ost plongea les mains dans l'auge et se fourra un morceau de pain dans la bouche.

Les chaînes que Kron portait au poignet le frappèrent de la joue à l'oreille et le pain jaillit de sa bouche.

Distribue la nourriture ! ordonna Kron.

— Nous t'avons choisi, s'écria Andreas de Tor, parce que tu es connu pour ton honnêteté !

Et, si surprenant que ce soit à dire, ces misérables enchaînés rirent.

De mauvaise grâce, sous les yeux de l'Esclave au Fouet furieux et inquiet, Ost distribua la maigre pitance qui était dans l'auge.

Le dernier morceau de pain, je le cassai en deux, en pris la moitié et donnai l'autre à Ost.

— Mange, lui dis-je.

Hors de lui, jetant des coups d'oeil rapides à droite et à

gauche à la façon d'un urt, il mordit dans le pain et l'engloutit.

La cellule sera inondée pour une chose pareille, dit-il. Andreas de Tor riposta:

— Moi, en tout cas, je serai honoré de mourir en compagnie d'Ost.

Et de nouveau les hommes rirent et j'eus l'impression qu'Ost lui-même souriait.

L'Esclave au Fouet nous regarda monter à la file la longue pente menant au puits, son bras armé du fouet pendant à son côté. Perplexe, il nous observait, car un des hommes, de la Caste des Paysans, avait commencé à

fredonner un chant de labour et, l'un après l'autre, tous se joignirent à lui.

Le quota fut largement atteint ce jour-là et le jour suivant.

18

NOUS SOMMES TOUS DE LA MÊME CHAÎNE

De temps à autre, des bribes de nouvelles filtraient dans la mine, colportées par les esclaves qui remplissaient l'auge. Ces derniers avaient de la chance, car ils avaient accès au Puits Central. Chacune des cent mines de Tharna, à un niveau ou à un autre, ouvrait sur ce puits. Il ne faut pas le confondre avec les galeries d'exploitation beaucoup plus petites, qui sont propres à chaque mine : ce sont des espèces de puits étroits creusés dans la pierre et leurs plates-formes offrent tout juste assez de place pour le sac de minerai d'un esclave.

C'est par le Puits Central que les Mines de Tharna sont approvisionnées. C'est par là qu'arrivent non seulement les aliments, mais aussi, lorsque c'est nécessaire, les toiles, les outils et les chaînes. Bien entendu, l'eau potable est fournie par les puisards naturels de chaque mine. Mes compagnons de bagne et moi étions descendus par le Puits Central. Ne le remontaient que les esclaves morts.

Apportée par les esclaves manoeuvrant les poulies qui actionnaient la plate-forme d'approvisionnement, la nouvelle s'était répandue d'une mine à l'autre pour finir par atteindre même la nôtre, qui était la plus profonde.

Il y avait une nouvelle Tatrix à Tharna.

— Qui est la nouvelle Tatrix? questionnai-je.

— Dorna la Fière, dit l'esclave qui déversait pêle-mêle dans l'auge oignons, navets, radis, pommes de terre et pain.

Qu'est-il arrivé à Lara ?

Il rit.

Tu ne sais pas ?

Les nouvelles ne vont pas vite dans les mines.

— Elle a été enlevée.

Quoi ? m'exclamai-je.

Oui, par un tarnier, en l'occurrence.

Comment s'appelle-t-il ?

Tarl, dit l'esclave dont la voix se réduisit à un murmure... de Ko-ro-ba.

J'étais abasourdi.

— C'est le hors-la-loi, reprit l'autre, qui a survécu aux Divertissements de Tharna.

— Je sais, dis-je.

Il y avait un tarn portant l'entrave d'argent qui devait le tuer, mais il a libéré le tarn, sauté sur son dos et réussi à

s'enfuir. (L'esclave posa le baquet, maintenant vide. Il en pleurait de rire et il se tapa sur la cuisse.) Il n'est revenu que le temps de faire attaquer la Tatrix elle-même par le tarn et le tarn a enlevé la Tatrix comme un tabuk!

Son rire, qui gagna les autres esclaves de la salle enchaînés avec moi, peuit homérique et je compris mieux que jamais quelle affection on portait à la Tatrix dans les mines.

Mais moi, je ne riais pas.

— Et la Colonne des Échanges ? Est-ce que la Tatrix n'a pas été ramenée à la Colonne et libérée ?

— Tout le monde croyait que cela se passerait comme ça, répondit l'autre, mais le tarnier l'a préférée, apparemment, aux richesses de Tharna.

Quel homme ! s'écria un des esclaves.

— Peut-être qu'elle était très belle, dit un autre.

— Elle n'a pas été échangée ? demandai-je à l'esclave au baquet de nourriture.

Non, répliqua-t-il. Deux de ceux qui sont les plus haut placés à Tharna, Dorna la Fière et Thorn, un Capitaine, sont allés à la Colonne des Échanges, mais la Tatrix n'a pas été

ramenée. Des recherches ont été entre' prises, les collines et les champs passés au peigne fin, sans succès. Seuls ses vêtements déchirés et le masque d'or ont été retrouvés par Dorna la Fière et Thorn, Capitaine de Tharna. (L'esclave s'assit sur le baquet.) À présent, dit-il, c'est Dorna qui porte le masque.

À ton avis, quel a été le sort de Lara, qui était Tatrix ?

L'esclave éclata de rire et plusieurs autres en firent autant.

— Eh bien, nous savons qu'elle ne porte plus son costume doré.

Sans aucun doute, un vêtement plus approprié l'a remplacé, commenta un des esclaves.

L'homme au baquet rugit de rire.

— Oui, des soies de plaisir, dit-il en se tapant sur la cuisse. Tu te rends compte ! Lara, la Tatrix de Tharna, en soies de plaisir !

Il se tordait sur son baquet.

Les esclaves de la chaîne riaient tous, sauf moi et Andreas de Tor qui me regarda d'un air interrogateur. Je lui souris et haussai les épaules. Je ne connaissais pas la réponse à sa question.

Je m'efforçai de faire peu à peu renaître la dignité chez mes camarades d'esclavage. Cela commença assez simplement devant l'auge. Puis je me mis à les encourager à

se parler entre eux, à s'appeler mutuellement par leur nom et celui de leur cité - et, bien qu'il y eût là des hommes de différentes cités, ils partageaient la même chaîne et la même auge et finirent donc par s'accepter.

Quand l'un était malade, les autres veillaient à ce que son sac de minerai soit plein. Quand l'un était battu, les autres se passaient de l'eau de main en main pour que ses blessures soient bassinées, pour qu'il puisse boire, la chaîne ne lui permettant pas d'accéder à l'eau. Et, avec le temps, chacun connut ceux qui partageaient sa chaîne. Nous n'étions plus de sombres silhouettes anonymes les uns pour les autres, entassées dans l'humidité des Mines de Tharna. Avec le temps, seul Ost resta effrayé par ce changement, car il redoutait continuellement l'inondation de la cellule. Ma chaîne travaillait bien et le quota était atteint jour après jour et, lorsque ce quota fut augmenté, il fut de nouveau atteint. Quelquefois même, les hommes chantonnaient en travaillant et leur chant résonnait fortement dans les galeries de la mine. Les Esclaves au Fouet étaient perplexes et ils commencèrent à nous craindre. L'affaire de la distribution de nourriture à l'auge s'était répandue de mine en mine par le canal des esclaves porteurs des rations de nourriture. Et ils avaient parlé aussi des étranges choses nouvelles qui se passaient dans la mine au fond du Puits Central - comment les hommes s'entraidaient et trouvaient le temps et la volonté de se souvenir d'une chanson.

Et, par la suite, j'appris des esclaves distributeurs de nourriture que cette révolution, aussi inattendue et silencieuse que la démarche d'un larl, avait commencé à se propager d'une mine à l'autre. Je remarquai bientôt que les esclaves approvisionneurs ne parlaient plus et je compris qu'on leur avait recommandé de se taire. Cependant, à leur air, je devinai que la contagion de la dignité, de la noblesse, gagnait en force dans les mines au-dessous de Tharna. Là, sous terre, dans les mines, demeure de ce qu'il y avait de plus bas et de plus vil dans Tharna, des hommes en étaient venus à se regarder les uns les autres, et eux-mêmes, avec satisfaction.

Je décidai que le moment était venu.

Ce soir-là, quand nous fûmes ramenés en troupeau dans la longue cellule, les verrous poussés, je m'adressai à

mes compagnons.

— Parmi vous, lesquels voudraient être libres? demandais-je.

--Moi ! dit Andreas de Tor.

— Et moi ! grogna Kron de Tharna.

Et moi ! crièrent d'autres voix.

Ost, seul, souleva des objections.

C'est de la sédition de parler ainsi, pleurnicha-t-il.

— J'ai un plan, repris-je, mais il exige un grand courage et il se peut que vous mouriez tous.

— Il n'y a pas moyen de s'enfuir des mines, gémit Ost.

Conduis-nous, Guerrier! lança Andreas.

D'abord, dis-je, il faut que la cellule soit inondée. Ost hurla de terreur, et le gros poing de Kron se referma sur son gosier, le faisant taire. Ost se tortilla, débattant dans l'obscurité, impuissant.

— Tiens-toi tranquille, Serpent, gronda le puissant Kron. Il laissa choir Ost et le conspirateur s'éloigna en rampant de toute la longueur de sa chaîne pour se blottir contre le mur, tremblant de peur.

Le cri d'Ost m'avait appris ce que je voulais savoir. Je comprenais maintenant comment obtenir l'inondation de la cellule.

Demain soir, dis-je simplement en regardant dans la direction d'Ost, nous tenterons notre chance pour conquérir la liberté.

Le lendemain, comme je m'y attendais, un accident arriva à Ost. Il eut l'air de se blesser au pied avec le pic il supplia l'Esclave au Fouet avec tant d'insistance que l'autre le retira de la chaîne, lui mit un collier au cou et l'emmena tout boitillant. C'était une sollicitude inusitée de la part d'un Esclave au Fouet, mais il était évident pour lui comme pour nous tous qu'Ost voulait lui parler seul à seul, lui communiquer des renseignements d'extrême importance.

Tu aurais dû le tuer, commenta Kron de Tharna.

Non, répondis-je.

L'homme de Tharna me regarda d'un air interrogateur et haussa les épaules.

Ce soir-là, les esclaves qui apportaient le baquet de nourriture furent accompagnés par une douzaine de guerriers.

Ce soir-là, Ost ne fut pas ramené à la chaîne.

— Son pied a besoin de soins, déclara l'Esclave au Fouet en nous dirigeant du geste vers la longue cellule.

Lorsque la porte de fer fut fermée et les verrous poussés en place, j'entendis rire l'Esclave au Fouet.

Les hommes étaient abattus.

Ce soir, dit Andreas de Tor, la cellule va être inondée, tu sais.

Oui, répondis-je - et il me regarda d'un air incrédule. J'appelai l'homme qui se trouvait à l'extrémité de la cellule.

Passe la lampe ! ordonnai-je.

Je pris la lampe et m'avançai, plusieurs de mes compagnons de chaîne m'accompagnant par force, jusqu'à la cheminée circulaire de soixante centimètres environ par laquelle l'eau se précipiterait. Je haussai la lampe dans l'ouverture. Il y avait une grille fixée dans la pierre à quelque deux mètres cinquante à l'intérieur du conduit. Nous entendîmes une valve s'ouvrir quelque part là-haut.

Soulevez-moi ! criai-je, et, sur les épaules d'Andreas et de l'esclave enchaîné à côté de moi, je fus introduit dans la cheminée.

Ses parois étaient lisses et gluantes, mes mains glissèrent dessus.

Enchaîné comme je l'étais, je ne pouvais pas arriver jusqu'à la grille.

Je lâchai un juron.

J'eus alors l'impression qu'Andreas et mon compagnon de chaîne grandissaient sous mes pieds. D'autres esclaves s'agenouillaient sous eux, tendant le dos pour que les deux hommes puissent s'élever davantage. Debout côte à côte, ils me haussèrent dans le puits. Mes poings enchaînés saisirent la grille.

Je la tiens ! m'écriai-je. Tirez-moi vers le bas !

Andreas et l'autre se laissèrent retomber dans le puits et je sentis les chaînes qui reliaient mes poignets et mes chevilles aux leurs m'arracher les membres.

— Tirez ! criai-je, et les cent esclaves de la longue cellule se mirent à tirer sur les chaînes.

Mes mains saignaient sur la grille, le sang retombait sur ma figure levée vers elle, mais je ne voulais pas lacher les barreaux.

— Tirez ! criai-je de nouveau.

Un filet d'eau apparut sur les pierres de la paroi. La valve s'ouvrait.

Tirez ! criai-je encore.

Tout à coup, la grille se détacha et je tombai bruyament avec elle sur le sol dans un cliquetis de chaînes et métal. L'eau ruisselait à présent le long du puits.

— Le premier de la chaîne ! appelai-je.

Dans un ferraillement de chaînes, un petit homme avec une mèche de cheveux couleur de paille sur le front se faufila le long des autres et vint se poster devant moi.

— Il faut que tu fasses l'escalade, dis-je.

Comment ? demanda-t-il, déconcerté.

— Cale ton dos contre la paroi, expliquai-je. Sers-toi tes pieds !

Je ne peux pas, protesta-t-il.

— Tu pourras ! répliquai-je.

Son compagnon de chaîne et moi l'avons empoigné

poussé tout entier dans l'orifice.

Nous l'entendîmes dans la cheminée grogner et haleter, ses chaînes racler les pierres, tandis qu'il commençait, centimètre par centimètre, la terrible ascension.

— Je glisse ! s'exclama-t-il, et il dégringola dans le conduit, s'affalant sur le sol de la cellule en pleurant.

— Essaie encore, dis-je.

Je ne peux pas ! s'écria-t-il, à bout de nerfs. Je le saisis aux épaules et le secouai.

Tu es de Tharna. Montre-nous de quoi est capable un homme de Tharna!

C'est un défi qui avait été lancé à peu de ces hommes. Nous le hissâmes de nouveau dans le puits.

Je mis en place le second de la chaîne au-dessous de lui, puis le troisième au-dessous du second.

L'eau affluait maintenant par l'ouverture en un flot gros comme mon poing. En bas, elle nous montait à la cheville. Le premier de la chaîne se maintenait à présent tout seul en équilibre; le second, ses chaînes cliquetantes, commença à se hisser dans le puits vertical, soutenu par le troisième, lequel se dressait sur le dos du quatrième, puis ce fut le tour des autres.

À un moment donné, le second glissa, entraînant avec lui le premier et faisant lâcher prise au troisième, mais il y avait alors dans la cheminée une solide grappe humaine et les quatrième et cinquième hommes tinrent bon. Le premier recommença une fois de plus son ascension pénible, suivi par le second et le troisième.

L'eau atteignait près de soixante centimètres dans la cellule et montait vers le plafond bas lorsque je suivis Andreas dans le conduit. Kron venait en quatrième position derrière moi.

Andreas, Kron et moi étions dans le conduit vertical, mais qu'allaient devenir les pauvres diables de la chaîne derrière nous ?

Je regardai vers le haut du long puits la file d'esclaves qui s'élevaient centimètre par centimètre.

Dépêchez-vous ! criai-je.

Le flot semblait maintenant nous appuyer dessus, retarder notre progression. n aurait dit une petite cascade.

Vite! Vite ! cria la voix d'un homme encore en bas, avec un accent rauque, terrifié.

Le premier homme de la chaîne avait maintenant escaladé la cheminée jusqu'à la source même de l'eau, une autre galerie. Nous entendîmes soudain un bruit violent de cataracte. Il hurla d'une voix affolée :

— Ça vient, en grand !

— Cramponnez-vous ! criai-je à ceux qui étaient au dessus et au-dessous de moi. Hissez les derniers dans la cheminée !

Sortez-les de la cellule !

Mais mes dernières paroles furent couvertes par un brutal déferlement d'eau qui s'abattit sur mon corps comme un énorme poing, me coupant le souffle. La trombe grondait le long du puits, pilonnant les hommes. Certains perdirent pied et des corps restèrent coincés dans le conduit. Il était impossible de respirer, bouger, de voir.

Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la cataracte s'arrêta. Au-dessus, quiconque avait actionné la valve avait dû s'impatienter et l'ouvrir complètement, ou peut-être le brusque torrent d'eau venait-il d'un geste de miséricorde pour noyer rapidement les survivants éventuels. Dès que j'eus retrouvé ma respiration, je secouai mes cheveux dégoulinants pour me dégager la vue. Je scrutai l'obscurité humide bondée de corps enchaînés.

— Continuez à grimper! ordonnai-je.

En deux ou trois minutes, j'atteignis la galerie horizontale d'où s'était déversé le tumulte des eaux dans le conduit vertical. Je retrouvai ceux qui me précédaient dans la chaîne Comme moi, ils étaient trempés jusqu'aux os et frissonnants mais ils vivaient. Je pris le premier aux épaules.

— Bravo ! lui dis-je.

— Je suis de Tharna! répliqua-t-il fièrement.

Finalement, tous les hommes de la chaîne se retrouvèrent dans la galerie horizontale, mais les quatre derniers avaient dû être tirés jusqu'à son niveau, car ils pendaient, inertes, dans leurs chaînes. Combien de temps étaient-ils restés sous l'eau, c'était difficile à dire. Courbés sur eux dans le noir, nous leur avons donné

des soins, moi et trois hommes de Port Kar qui savaient ce qu'il fallait faire. Les autres esclaves de la chaîne attendaient patiemment sans qu'un seul se plaigne, sans qu'un seul nous presse de nous dépêcher. Enfin, l'un après l'autre, les corps inertes bougèrent, leurs poumons se dilatèrent pour aspirer l'air froid et humide de la mine

Celui que j'avais sauvé leva la main et me toucha.

Nous sommes de la même chaîne, déclarai-je. C'est une formule que nous avions pris coutume de dire dans les mines.

En route ! dis-je à mes compagnons.

Les conduisant sur deux files, enchaînés derrière moi, nous avons rampé le long de la galerie horizontale.

19

RÉVOLTE DANS LES MINES

— Non, non ! avait hurlé Ost.

Nous l'avions découvert près de la valve qui permettait de vider le réservoir d'eau dans le cachot des esclaves, plus de soixante mètres plus bas. Il portait maintenant la tenue d'Esclave au Fouet, récompense de sa trahison. Il jeta le fouet et tenta de fuir, détalant comme un urt mais, partout où il se tournait, la chaîne d'hommes hâves et violents le bloquait et, quand la chaîne ferma le cercle, Ost tomba à

genoux en tremblant.

— Ne lui faites pas de mal, dis-je.

Mais la main du puissant Kron de Tharna était sur le cou du conspirateur.

— C'est une affaire qui concerne les hommes de Tharna, déclara-t-il.

Ses yeux bleu d'acier parcoururent du regard les visages inflexibles des esclaves enchaînés.

Et les yeux d'Ost aussi, tels ceux d'un urt terrifié, allèrent de visage en visage, suppliants, mais il ne trouva aucune pitié dans ces yeux qui le fixaient comme s'ils étaient de pierre.

— Ost fait-il partie de la chaîne ? demanda Kron.

Non, crièrent une dizaine de voix, il ne fait pas partie de la chaîne !

Si, je suis de la chaîne ! hurla Ost. (Il scrutait avec un regard de rongeur les visages de ses ravisseurs.) Prenez-moi avec vous. Libérez-moi !

Voilà des propos séditieux, commenta quelqu'un.

Ost frissonna.

— Attachez-le et laissez-le ici, dis-je.

— Oui, supplia Ost d'une voix hystérique en se traînant aux pieds de Kron. C'est ça, Maîtres !

Andreas de Tor déclara:

— Faites comme Tarl de Ko-ro-ba le demande. Ne souillez pas vos chaînes avec le sang de ce serpent.

D'accord, acquiesça Kron, anormalement calme, ne souillons pas nos chaînes.

Merci, Maîtres, dit Ost en reniflant de soulagement, tandis que son visage reprenait cette expression pincée, sournoise, que je connaissais si bien.

Mais Kron abaissa les yeux sur ceux d'Ost, qui blêmit.

— Tu auras plus de chances que tu ne nous en as donné, déclara le robuste homme de Tharna.

Ost poussa un hurlement de terreur.

Je tentai de m'avancer, mais les hommes de la chaîne tenaient bon. Je ne pus venir au secours du conspirateur. Il essaya de ramper vers moi, les mains étendues. J'allongeai les miennes, mais Kron l'avait empoigné et le tirait en arrière.

Le petit conspirateur fut pris à bras-le-corps et lancé

d'esclave en esclave tout le long de la chaîne jusqu'au dernier qui le précipita, tête la première et criant grâce, dans cette étroite cheminée sombre que nous venions d'escalader. Nous entendîmes son corps heurter les parois une douzaine de fois et son cri d'effroi diminuer et n'être réduit au silence que par sa lointaine et sourde chute dans l'eau, tout en bas. Ce fut une nuit sans pareille dans les Mines de Tharna. Moi en tête de la chaîne qui s'alignait sur deux files à ma suite, nous avancions rapidement à travers les puits comme une éruption de lave en fusion issue du centre de la terre. Munis seulement de blocs de minerai et des pics avec lesquels on les détache des parois, nous sommes entrés en trombe dans les locaux des Esclaves au Fouet et des gardes, qui eurent à

peine le temps de saisir leurs armes. Ceux qui ne furent pas tués au cours de ce combat farouche, livré en majeure partie dans la pénombre des galeries, eurent les jambes entravées par des fers et furent rassemblés dans les salles servant d'entrepôts, et les hommes de la chaîne ne traitèrent pas avec douceur leurs anciens oppresseurs.

Nous arrivâmes vite aux marteaux qui devaient faire tomber nos chaînes et, l'un après l'autre, nous avons défilé

devant la grande enclume où Kron de Tharna, de la Caste des Forgerons, par des coups adroits, les détacha de nos poignets et de nos chevilles.

— Au Puits Central ! criai-je en brandissant une épée prise à

un garde maintenant enchaîné dans les galeries derrière nous.

Un esclave qui avait apporté des baquets de nourriture dans les auges du niveau inférieur ne fut que trop content de nous guider.

Nous atteignîmes enfin le Puits Central.

Notre mine aboutissait, à ce Puits, à trois cents mètres environ de la surface. Nous vîmes les énormes chaînes qui pendaient dans le Puits, dessinées par les petites lampes dans les ouvertures des autres mines au-dessus de nous et, tout en haut, par le reflet blanc de la clarté lunaire. Les hommes se rassemblèrent au fond du Puits Central, qui n'était qu'à trente centimètres au-dessous de l'entrée de notre mine, car elle était la plus profonde de toutes. Ils regardèrent vers le haut.

L'homme qui s'était vanté d'avoir bu trois fois du Kalda dans les Mines de Tharna pleura quand, en levant les yeux, il aperçut l'une des trois lunes qui filaient dans le ciel de Gor. J'envoyai plusieurs hommes escalader les chaînes jusqu'à leur point d'attache, si loin là-haut.

— Il faut que vous gardiez les chaînes, dis-je. Il faut empêcher qu'on les coupe !

Des silhouettes sombres aux gestes décidés, à qui la fureur de l'espoir donnait de l'agilité, se mirent à grimper le long des chaînes vers les lunes, là-haut.

Je fus fier de constater que personne ne suggéra que nous les suivions, personne ne supplia de prendre notre liberté avant que l'alarme générale soit donnée.

Non ! Nous sommes montés vers la seconde mine.

Qu'ils furent terribles pour les gardes et les Esclaves au Fouet ces moments où ils virent, tout à coup, déchaînée et irrésistible, cette avalanche de colère et de vengeance qui tombait sur eux ! Les dés et les cartes, les échiquiers et les gobelets s'éparpillèrent sur le sol rocheux des salles des gardes quand les Esclaves au Fouet et les gardes levèrent les yeux pour apercevoir, pointées sur leur gorge, les lames d'hommes désespérés et condamnés, enivrés maintenant qu'ils avaient goûté à la liberté et décidés à délivrer leurs compagnons.

L'une après l'autre, les cellules furent vidées de leurs misérables occupants enchaînés, puis remplies par les gardes et les Esclaves au Fouet entravés, qui savaient que le moindre signe de résistance ne ferait que provoquer une mort sanglante et rapide.

Les mines furent libérées l'une après l'autre et, à chaque fois que ce fut le cas, les esclaves, renonçant à chercher d'abord à assurer leur sécurité, se répandaient dans les mines au-dessus pour libérer leurs compagnons. Cela se faisait comme d'après un plan, mais je savais que c'était l'acte spontané d'hommes qui avaient retrouvé le sens de la dignité, les hommes des Mines de Tharna.

Je fus le dernier esclave à quitter les mines. Je grimpai le long de l'une des grandes chaînes jusqu'à l'énorme treuil installé au-dessus du Puits et me retrouvai parmi des centaines d'hommes qui, leurs chaînes rompues, brandissaient fièrement des armes, quand bien même n'étaitce qu'un fragment de roche ou une paire de menottes, et poussaient des acclamations. Les sombres silhouettes qui clamaient leur enthousiasme, dont beaucoup étaient déformées et usées par leurs travaux, me saluèrent à la clarté des trois lunes filantes de Gor. Ces hommes crièrent mon nom et, sans peur, celui de ma Cité. Debout au bord du grand Puits, je sentis sur moi le vent de la nuit froide. J'étais heureux.

Et j'étais fier.

Je voyais la grande valve que je savais pouvoir inonder les Mines de Tharna et je voyais qu'elle restait fermée. Je ressentis de la fierté quand je constatai que mes esclaves avaient défendu la valve car, auprès d'elle gisaient les corps des soldats qui avaient tenté de l'atteindre; mais je fus encore plus fier quand je me rendis compte que les esclaves n'avaient pas ouvert la valve à présent, alors qu'ils savaient que, sous terre, au fond de ces puits et cachots lugubres, il y avait leurs oppresseurs et mortels ennemis, enchaînés et impuissants. J'imaginais aisément la terreur de ces pauvres êtres tapis dans ces fosses souterraines, guettant un lointain bruit de torrent à travers les galeries. Mais ce bruit ne naîtrait pas.

Je me demandai s'ils comprenaient qu'une telle action est indigne d'hommes vraiment libres – et que les hommes qui les avaient combattus, qui avaient vaincu en cette froide nuit venteuse, qui s'étaient battus comme des larls dans l'obscurité des galeries, qui n'avaient pas cherché leur propre sécurité mais la libération de leurs camarades – ceux-là

étaient bien des hommes libres.

Je sautai sur le treuil et levai les bras. L'obscurité du Puits Central béait au-dessous de moi.

Le silence se fit.

— Hommes de Tharna et des Cités de Gor, criai-je, vous êtes libres !

Une énorme acclamation fusa.

— La nouvelle de nos hauts faits court maintenant vers le Palais de la Tatrix ! continuai-je.

Qu'elle tremble ! s'exclama Kron de Tharna d'une voix terrible.

Réfléchis, Kron de Tharna, que bientôt des tarniers s'envoleront des remparts de Tharna et que l'infanterie se mettra en marche contre nous !

Un murmure d'appréhension monta de la masse des esclaves libérés.

Parle, Tarl de Ko-ro-ba, dit Kron, employant le nom de ma Cité aussi aisément qu'il aurait prononcé le nom de toute autre.

— Nous n'avons pas les armes ni l'entraînement, ni les animaux dont nous aurions besoin pour tenir tête aux soldats de Tharna, déclarai-je. Nous serions anéantis, piétinés comme des urts. (Je fis une pause.) Par conséquent, nous devons nous disperser dans les forêts et les montagnes, et nous abriter où nous pourrons. Nous devons vivre de ce que nous trouverons. Nous allons être recherchés par tous les soldats et les gardes que Tharna pourra lancer sur nos traces. Nous serons poursuivis et chargés par les lanciers qui montent les grands tharlarions ! Nous serons pourchassés et massacrés du haut des airs par les carreaux des arbalètes des tarniers !

— Mais nous mourrons libres ! s'écria Andreas de Tor, et son cri fut repris par des centaines de voix.

— Et ainsi en doit-il être pour les autres ! Vous devez vous cacher le jour et marcher la nuit. Il faut que vous échappiez à vos poursuivants. Vous devez apporter aux autres votre liberté !

— Est-ce que tu nous demandes de devenir des Guerriers ?

lança une voix.

— Oui ! m'écriai-je. (De telles paroles n'avaient jamais encore été prononcées sur Gor.) Dans cette cause, que vous soyez de la Caste des Paysans, des Poètes, des Forgerons ou des Selliers, vous devez être des Guerriers ! Nous le serons!

affirma Kron de Tharna, qui tenait son poing le grand marteau avec lequel il avait 'se nos fers.

— Est-ce la volonté des Prêtres-Rois ? demanda une oh.

Si c'est la volonté des Prêtres-Rois, dis-je, qu'elle soit faite ! (Je levai alors de nouveau les mains et, debout sur le treuil au-dessus du Puits, battu par le vent, les lunes de Gor au-dessus de moi, je criai :) Et si ce n'est pas la volonté des Prêtres-Rois, qu'il en soit ainsi quand même!

--Qu'il en soit ainsi ! dit Kron de sa voix forte.

Qu'il en soit ainsi ! dirent les hommes, d'abord l'un après l'autre, formant finalement un grave choeur d'assentiment, calme mais puissant, et je savais que, dans ce monde rude, jamais auparavant personne n'avait tenu de tels propos.

Et il me sembla étrange que cette rébellion, cette volonté

de poursuivre ce qu'ils estimaient juste, indépendamment de la volonté des Prêtres-Rois, étaient venues d'abord, non pas des fiers Guerriers de Gor, des Scribes ou des Constructeurs, des Médecins ou d'une autre des Hautes Castes des nombreuses cités de Gor, mais des plus dégradés et méprisés des hommes-des misérables esclaves des Mines de Tharna. Je restai là à regarder partir les affranchis, silencieux maintenant, comme des ombres, quittant l'enceinte des mines en quête de leur fortune de bannis, de leur destinée hors des lois et traditions de leur cité.

La phrase d'adieu goréenne se forma sans bruit sur mes lèvres :

— Je vous souhaite bonne chance.

Kron s'arrêta à côté du Puits.

Je suivis la barre du treuil et sautai à terre près de lui. Le géant trapu de la Caste des Forgerons était planté sur ses pieds bien écartés. Il tenait ce gros marteau dans ses poings massifs en travers de son corps, comme une lance. Je vis que ses cheveux, naguère coupés court, étaient devenus maintenant une toison blonde hirsute. Je remarquai que ses yeux, habituellement bleu d'acier, paraissaient plus doux que dans mon souvenir.

Je te souhaite bonne chance, Tarl de Ko-ro-ba, dit-il.

Je te souhaite bonne chance, Kron de Tharna, répondisje.

Nous sommes de la même chaîne.

Oui, acquiesçai-je.

Puis il fit demi-tour, avec brusquerie à ce qu'il me parut, et s'éloigna rapidement dans l'obscurité.

Seul Andreas de Tor restait maintenant à côté de moi. Il renvoya en arrière sa crinière de cheveux noirs pareille à celle d'un larl et me sourit.

— Eh bien, j'ai essayé les Mines de Tharna, dit-il. Maintenant, je crois que je vais essayer les Grandes Fermes.

Bonne chance, répondis-je.

J'espérais fermement qu'il trouverait la jeune femme aux cheveux cuivrés porteuse de la camisk, la douce Linna de Tharna.

— Et où diriges-tu tes pas ? demanda Andreas d'un ton léger.

— J'ai affaire avec les Prêtres-Rois.

--Ah ! dit Andreas, sans rien ajouter.

Nous nous sommes dévisagés sous les trois lunes. Il semblait triste. Je ne l'avais vu ainsi que bien rarement.

Je t'accompagne, déclara-t-il.

Je souris. Andreas savait aussi bien que moi qu'on ne revient pas des Monts Sardar.

— Non, objectai-je, .je ne crois pas que tu trouverais de chansons dans les montagnes.

— Les Poètes cherchent leurs chansons n'importe où.

Je regrette, mais je ne peux pas te permettre de venir avec moi.

Andreas plaqua ses mains sur mes épaules.

Écoute, espèce de descendant têtu de la Caste des Guerriers, mes amis comptent pour moi plus que mes chansons.

J'essayai de tourner la chose en plaisanterie. Je feignis le scepticisme.

Es-tu réellement de la Caste des Poètes ?

— Jamais plus réellement que maintenant, rétorqua Andreas, car comment mes chansons pourraient-elles être plus importantes que ce qu'elles célèbrent ?

Je m'émerveillai qu'il ait dit cela, sachant que le jeune Andreas de Tor aurait donné son bras ou des années de sa vie pour écrire un bon poème, un poème qui traduise ce qu'il avait vu, ressenti, aimé

Linna a besoin de toi, dis-je. Va la chercher.

Andreas, de la Caste des Poètes, restait devant moi, rongé par l'incertitude, son regard exprimant la souffrance.

Je te souhaite bonne chance... Poète, repris-je. Il hocha la tête.

Je te souhaite bonne chance... Guerrier.

Peut-être étions-nous surpris l'un et l'autre que l'amitié

existe entre membres de castes aussi différentes, mais peutêtre savions-nous tous les deux, sans exprimer, que dans le coeur des hommes la guerre et poésie sont souvent très proches l'une de l'autre. Andreas s'était détourné pour partir, puis hésita et e fit face à nouveau:

— Les Prêtres-Rois doivent t'attendre.

— Certainement.

Andreas leva le bras.

— Tal, dit-il tristement.

Je me demandai pourquoi il avait prononcé ce mot, car c'est une formule de salutation.

— Tal, dis-je, levant le bras à mon tour.

Je pense qu'il voulait peut-être me saluer une dernière fois parce qu'il croyait ne plus jamais en avoir de nouveau l'occasion.

Andreas avait pivoté sur ses talons et s'en était allé. Il me fallait commencer mon voyage vers les Monts Sardar. Comme l'avait dit Andreas, je serais attendu. Il ne se passait guère de choses sur Gor, je le savais, qui ne soient connues d'une manière quelconque dans les Monts Sardar. Le pouvoir et la science des Prêtres-Rois dépassent peut-être la compréhension des Mortels ou, comme on dit sur Gor, des Hommes d'en Bas des Montagnes.

On dit que, ce que nous sommes pour les amibes et les paramécies, les Prêtres-Rois le sont pour nous, que les envolées les plus hautes et les plus lyriques de notre intellect ne sont - comparées à la pensée des Prêtres-Rois - que les tropismes chimiques de l'organisme unicellulaire. J'imaginai un organisme de ce genre étendant aveuglément ses pseudopodes pour encercler une particule de nourriture, un organisme satisfait de son monde, par exemple une simple tablette de gélatine sur le bureau de quelque être supérieur. J'avais vu le pouvoir des Prêtres-Rois à l'oeuvre - dans les montagnes du New Hampshire, il y a des années, quand ils l'avaient exercé avec assez de délicatesse pour désorienter l'aiguille d'une boussole, et dans la vallée de Ko-ro-ba où

j'avais trouvé une cité dévastée aussi simplement qu'on écrase une fourmilière.

Oui, je savais que le pouvoir des Prêtres-Rois - qui passait même pour agir sur la pesanteur - était capable de détruire des cités, de disperser les populations, de séparer les amis, d'arracher les amants des bras l'un de l'autre, de provoquer la mort hideuse de quiconque a été désigné par eux. Comme tous les hommes de Gor, je savais que leur pouvoir inspirait la terreur sur une planète entière et qu'on ne pouvait y résister.

Les paroles de l'homme d'Ar, celui qui était revêtu du costume des Initiés, celui qui m'avait transmis le message des Prêtres-Rois sur la route de Ko-ro-ba garcette nuit d'orage d'il y a des mois, retentirent à mes oreilles :

— Jette-toi sur ton épée, Tarl de Ko-ro-ba!

Mais j'avais su alors que je ne me jetterais pas sur mon épée, et je savais qu'à présent je ne le ferais pas on plus. Je savais alors, comme je le savais à présent, qu'à la place j'irais dans les Monts Sardar, que j'y pénétrerais pour chercher les Prêtres-Rois.

Que je les trouverais.

Quelque part au milieu de ces escarpements glacés, Inaccessibles même à un tarn sauvage, ils m'attendaient, ces dieux à la mesure de ce monde barbare.

20

LA BARRIÈRE INVISIBLE

J'avais à la main une épée prise à l'un des gardes des mines. C'était ma seule arme. Avant de partir pour les montagnes, il me parut sage d'améliorer mon équipement. La plupart des soldats qui avaient combattu les esclaves en haut du Puits avaient été tués ou s'étaient enfuis. Les morts avaient été dépouillés de leurs armes et de leurs habits, car les esclaves, mal vêtus et les mains nues, avaient terriblement besoin des unes et des autres.

Je savais que je ne disposais pas de beaucoup de temps, car les tarniers vengeurs de Tharna n'allaient pas tarder à

apparaître sous les trois lunes. J'examinai les baraquements bas en bois qui parsemaient l'affreux paysage dans le voisinage des mines. Presque tous avaient été envahis par les esclaves, et ce qu'ils contenaient avait été pris ou dispersé. Pas un pouce d'acier ne restait dans le magasin des armes, il n'y avait pas une croûte de pain au fond des baquets ni de vivres dans les dépôts de l'intendance.

Dans le bureau de l'Administrateur des Mines - celui qui avait ordonné : « Noyez-les tous ! » - je trouvai un corps dévêtu, tailladé au point d'en être presque méconnaissable. Pourtant je l'avais déjà vu, le jour où j'avais été remis par un soldat à ses bons soins. C'était l'Administrateur en personne. Le corps massif de cet homme cruel était maintenant lacéré

en cent endroits.

Sur le mur, il y avait un fourreau vide. Je me pris à

souhaiter qu'il ait eu le temps d'en sortir l'épée avant que les esclaves fassent irruption et tombent sur lui. Je n'avais pas besoin de me forcer pour le haïr, mais je ne désirais pas qu'il soit mort sans avoir pu se défendre.

Au cours de la frénétique mêlée dans l'obscurité ou à la clarté de la lampe à huile de tharlarion, les esclaves n'avaient peut-être pas remarqué le fourreau, ou bien n'en avaient pas voulu. L'épée, elle, avait disparu, naturellement. Je réfléchis que le fourreau pouvait me servir et je le décrochai du mur. Dans le premier rayon de jour qui luisait à présent par la fenêtre poussiéreuse du baraquement, je vis que six pierres étaient serties dessus, des émeraudes. Peut-être pas de grand prix, mais valant tout de même la peine d'être récupérées.

Je mis mon épée dans le fourreau, bouclai le baudrier et, à la mode goréenne, le passai par-dessus mon épaule gauche.

Je sortis du baraquement et scrutai le ciel. Il n'y avait encore aucun tarnier en vue. Les trois lunes étaient maintenant à peine discernables, tels de pâles disques blancs dans le ciel qui s'éclaircissait, et le soleil avait à moitié

quitté le trône de l'horizon.

Dans ce morne éclairage, les ruines de la nuit se dessinaient avec une netteté d'une tragique brutalité. L'affreuse enceinte du camp, ses huttes de bois isolées, la terre brune et les âpres rochers nus étaient désertés, sauf par les morts. Parmi le désordre du pillage - documents, coffres ouverts, pieux cassés, planches et fils métalliques rompus - gisaient, çà et là, figés dans des raides attitudes grotesques, postures sans nuances de la mort, les cadavres tordus et lacérés d'hommes nus.

Des traînées de poussière tourbillonnaient autour comme des animaux flairant les pieds des cadavres. La porte d'un des hangars dont la serrure était brisée se balançait sur ses gonds, claquant au vent.

Je traversai le camp et ramassai un casque à moitié

enfoui dans les débris. Sa jugulaire était cassée, mais s bouts pouvaient être renoués ensemble. Je me demandai si les esclaves l'avaient remarqué.

J'avais cherché de quoi m'armer et je n'avais trouvé

qu'un fourreau et un casque endommagé, mais les tarniers n'allaient pas tarder à arriver. Au Pas du guerrier, un petit trot allongé qui peut être soutenu pendant des heures, je quittai le Complexe des Mines.

J'avais à peine atteint l'abri d'une rangée d'arbres quand je vis, à quelques kilomètres derrière moi, les tarniers de Tharna s'abattre sur le Complexe des Mines comme une nuée de guêpes.

C'est dans le voisinage de la Colonne des Échanges que, trois jours plus tard, je retrouvai le tarn. J'avais vu son ombre et j'avais eu peur que ce ne soit un tarn sauvage ; je m'étais préparé à défendre chèrement ma vie, mais le grand animal - mon propre géant emplumé qui devait tourner autour de la Colonne des Échanges depuis des semaines - se posa sur la plaine à moins de trente mètres de moi, ses énormes ailes battantes, et s'approcha majestueusement. C'est pour cette raison que j'étais revenu à la Colonne, dans l'espoir que le monstre se serait attardé dans les environs. Ceux-ci regorgeaient de gibier et les crêtes où

j'avais emporté la Tatrix offraient un abri pour son aire. Quand il s'avança en me tendant le cou, je me demandai si ce que je n'avais pas osé espérer était vrai, si l'oiseau n'avait pas attendu que je revienne.

Il n'opposa aucune résistance, ne manifesta aucune colère lorsque je sautai sur son dos et criai, comme précédemment :

— Rêne un !

À ce signal, il poussa un cri aigu, fit un bond puissant, et les gigantesques ailes claquèrent comme des fouets, prenant leur essor à grands battements dans un vol glorieux. En passant au-dessus de la Colonne des Échanges, je me rappelai que c'était là que j'avais été trahi par celle qui avait été Tatrix de Tharna. Je me demandai quel avait été

son sort. Je m'étonnais aussi de sa perfidie, de son étrange haine pour moi, qui cadrait mal avec la jeune femme solitaire qui contemplait en silence, du haut de la corniche, le champ de talenders pendant qu'un guerrier se repaissait de la proie apportée par son tarn. Alors, de nouveau, la fureur m'envahit au souvenir de son geste impérieux, de cet ordre insolent: «

Saisissez-le ! » noyant tous les autres souvenirs.

Quel que fût son destin, je me répétai qu'il avait été

largement mérité. Pourtant, je me pris à espérer qu'elle était encore en vie. Je me demandai quelle vengeance était capable d'assouvir la haine de Dorna la Fière à l'égard de Lara la Tatrix. Je me dis tristement qu'elle avait pu faire précipiter Lara dans une fosse d'osts ou la regarder bouillir vivante dans l'huile nauséabonde de tharlarion. Peut-être l'avait-elle fait jeter, nue, aux suçoirs des insidieuses plantes-sangsues de Gor ou l'avait-elle donnée à dévorer aux urts géants dans les cachots de son propre palais. Je savais que la haine des hommes est peu de chose en comparaison de la haine des femmes, et je me demandai ce qui pourrait vraiment suffire à apaiser la soif de vengeance d'une femme telle que Dorna la Fière. Qu'est-ce qui serait assez pour la satisfaire ?

On était maintenant au mois de l'équinoxe de printemps sur Gor, appelé En'Kara ou le Premier Kara. L'expression complète est En'Kara-Lar-Torvis, qui signifie littéralement la Première Rotation du Feu Central. Lar-Torvis est le nom goréen du Soleil. Plus communément, mais jamais dans le contexte de la durée, le Soleil est mentionné sous la dénomination de Tortu-Gor ou Lumière sur la Pierre du Foyer.

Le mois de l'équinoxe d'automne s'appelle Se'Kara LarTorvis : la Seconde Rotation du Feu Central; mais, bituellement, on dit simplement Se-Kara, le Second Kara ou la Seconde Rotation.

Bien entendu, il y a des expressions corollaires pour les mois des solstices - En'Var-Lar-Torvis ou, littéralement encore, le Premier Repos du Feu Central, et 'Var-Lar-Torvis, le Second Repos du Feu Central. Cependant ces expressions, comme les précédentes, s'emploient en abrégé dans la conversation courante et deviennent En'Var et Se'Var, le Premier et le Second Repos.

La chronologie, soit dit en passant, fait le désespoir des savants de Gor, car chaque cité garde la trace des événements au moyen de ses propres listes d'Administrateurs ; par exemple, on se réfère à une année comme étant la Seconde Année pendant laquelle Untel était Administrateur de la Cité. On pourrait penser qu'une certaine stabilité est assurée par les Initiés qui doivent tenir le calendrier de leurs fêtes et observances, mais les Initiés d'une cité ne célèbrent pas toujours la même fête à la même date que ceux d'une autre cité. Si le Grand Initié d'Ar réussissait jamais à étendre son hégémonie sur les Grands Initiés de villes rivales - hégémonie qu'il prétend d'ailleurs exercer déjà -, un calendrier unifié pourrait être instauré. Mais, jusqu'ici, il n'y a pas eu de victoire militaire d'Ar sur les autres et, en conséquence, libres de l'épée, les Grands Initiés de chaque cité se considèrent comme Suprêmes à l'intérieur de leurs propres remparts.

Il existe cependant certains facteurs qui tendent à pallier cette situation apparemment sans issue. Il y a d'abord les foires des Monts Sardar, qui ont lieu quatre fois par an et sont numérotées chronologiquement. D'autre part, il y a des cités qui sont disposées à ajouter dans leurs annales, à côté

de leurs propres dates, la numération d'Ar qui est la plus grande cité de Gor.

Dans Ar, la chronologie est calculée fort heureusement non pas d'après la liste des Administrateurs, mais d'après sa fondation mythique par le premier homme de Gor, un héros que les Prêtres-Rois passent pour avoir formé avec le limon de la terre et le sang des tarns. Le temps est compté «

Constata Ar » ou « De la fondation d'Ar ». La présente année, si cela vous intéresse, est, d'après le calendrier d'Ar, l'année 10117. En fait, j'aurais tendance à croire qu'Ar n'a pas le tiers de cet âge. Toutefois, sa Pierre du Foyer, que j'ai vue, témoigne d'un âge considérable.

Environ quatre jours après que j'eus récupéré le tarn, nous avons aperçu au loin les Monts Sardar. Si j'avais eu une boussole goréenne, son aiguille se serait invariablement tournée vers ces montagnes, comme pour indiquer la résidence des Prêtres-Rois. En avant des montagnes, dans un panorama de soie et de drapeaux, je vis les pavillons de la Foire d'En'Kara, ou Foire de la Première Rotation.

Je fis tourner le tarn dans le ciel, ne voulant pas encore approcher plus près. Je contemplai ces montagnes que je voyais pour la première fois. Une sensation de froid, qui n'était pas provoquée par les vents violents dont je subissais l'assaut en vol, me pénétrait maintenant.

Les Monts Sardar ne sont pas une chaîne immense et magnifique comme les escarpements pourpres des Vol-taï, cette étendue montagneuse presque impénétrable où j'avais été naguère le prisonnier de Marlenus, Ubar banni d'Ar, le père ambitieux et belliqueux de la farouche et ravissante Talena que j'aimais, que j'avais emportée sur mon tarn à Koro-ba voilà des années pour en faire ma Libre Compagne. Non, la Chaîne des Sardar n'a rien de la splendeur sauvage de ce site désert qu'est la Chaîne des Voltaï. Ses pics ne se haussent pas dédaigneusement au-dessus des plaines, ses sommets ne bravent pas le ciel ni, dans le froid de la nuit, les étoiles. On n'y entend pas le cri des tarns et le rugissement des larls. Elle n'égale la Chaîne des Voltaï ni en dimension ni en grandeur. Pourtant, quand je l'ai regardée, elle me terrifia plus que l'âpre magnificence des Voltaï hantées par les larls. J'en fis approcher le tarn.

Les montagnes devant moi étaient noires, à l'exception des hauts sommets et défilés qui portaient des plaques et des traînées de brillante neige glacée. Je cherchai le vert de la végétation sur les pentes inféeures et n'en vis pas. Dans la Chaîne des Sardar, rien ne poussait.

Ces lointaines formes anguleuses semblaient receler quelque chose de menaçant, un phénomène intangible, effrayant. Je fis monter le tarn aussi haut que possible, jusqu'à ce que ses ailes battent frénétiquement l'air raréfié, mais je ne vis rien dans les Monts Sardar qui puisse être la demeure des Prêtres-Rois.

Je me demandai - doute fantastique qui me traversa brusquement - si, en réalité, les Monts Sardar n'étaient pas déserts... s'il y avait quelque chose en dehors du vent et de la neige dans ces montagnes lugubres et si les hommes ne vénéraient pas, sans le savoir, le néant. Qu'en était-il des interminables prières des Initiés, des sacrifices, des observances, des rites, des innombrables chapelles, autels et temples des Prêtres-Rois ? Se pouvait-il que la fumée des bûchers de sacrifice, le parfum de l'encens, les marmonnements des Initiés, leurs prosternations ne s'adressent à rien d'autre qu'aux pics vides des Monts Sardar, à la neige, au froid et au vent qui mugissait dans ces noirs rochers à pic ?

Tout à coup, le tarn poussa un cri et se mit à trembler!

L'idée que la Chaîne des Sardar était déserte fut bannie dès ce moment de mon esprit, car c'était la preuve de l'existence des Prêtres-Rois. On aurait dit que l'oiseau avait été saisi par un poing invisible.

Je ne percevais rien.

Les yeux de l'oiseau, pour la première fois peut-être de sa vie, étaient remplis de terreur, d'une terreur aveugle, incompréhensible.

Je ne voyais rien.

Protestant et criant, le grand oiseau se mit à plonger irrésistiblement vers la terre en tournoyant. Ses vastes ailes battaient dans un effort inefficace, désordonné, à coups frénétiques dépourvus de coordination, comme les membres d'un nageur qui se noie. L'air même semblait refuser de soutenir plus longtemps son poids. Décrivant des cercles vertigineux, irréguliers, hurlant, désorienté, impuissant, l'oiseau tombait tandis que je me cramponnais de toutes mes forces aux solides plumes de son cou.

À une centaine de mètres du sol, l'étrange phénomène cessa aussi soudainement qu'il s'était produit. L'oiseau retrouva sa force et ses sens, mais resta agité, presque ingouvernable.

Puis, à mon émerveillement, le vaillant oiseau se remit à

monter, décidé à regagner l'altitude qu'il avait perdue. À maintes reprises, il essaya de s'élever et, chaque fois, il fut contraint de redescendre.

À travers le dos de l'animal, je sentais l'effort de ses muscles, je percevais le martèlement affolé de son coeur invincible. Mais, chaque fois que nous parvenions à une certaine altitude, les yeux du tarn cessaient d'accommoder et l'équilibre et la coordination infaillibles du monstre noir étaient détruits. Il n'était plus effrayé, seulement furieux. À

nouveau, il essayait de monter encore plus vite, avec encore plus d'acharnement.

Puis, miséricordieusement, je criai:

— Rêne quatre!

Je craignais que le courageux animal ne se tue plutôt que de capituler devant la force invincible qui lui barrait la route.

De mauvais gré, l'oiseau se posa sur les plaines herbeuses, à environ quatre pasangs de la Foire d'En'Kara. J'eus l'impression que ses grands yeux me regardaient avec réprobation. Pourquoi ne sautais-je pas à nouveau sur son dos en criant « Rêne un ! » ? Pourquoi ne faisions-nous pas une nouvelle tentative ?

Je lui donnai des tapes affectueuses sur le bec et, plongeant les doigts dans les plumes de son cou, je ramenai quelques-uns de ces poux, de la grosseur d'une bille, qui infestent les tarns sauvages. Je les plaquai sur sa longue langue. Au bout d'un moment de protestation impatiente avec hérissement de plumes, le tarn se laissa, bien qu'à

regret, tenter par cette friandise, et les parasites disparurent dans son bec incurvé comme un cimeterre.

Ce qui s'était produit aurait été considéré par un esprit goréen inexpérimenté - celui d'un individu de Basse Caste comme la preuve d'une force surnaturelle, comme une manifestation magique de la volonté des Prêtres-Rois. Quant à moi, je n'étais pas disposé à admettre ce genre d'hypothèse. Le tarn s'était heurté à un champ magnétique quelconque, qui agissait peut-être sur le mécanisme de son oreille interne, provoquant la perte d'équilibre et de coordination. Un dispositif de ce genre, supposai-je, devait empêcher l'entrée dans les montagnes des hauts tharlarions, les lézards de selle de Gor. Malgré moi, j'admirais les PrêtresRois. Je savais maintenant que ce qu'on m'avait dit était vrai : ceux qui pénétraient dans les montagnes devaient le faire à pied.

Je regrettais de devoir laisser le tarn, mais il ne pouvait pas m'accompagner.

Je lui parlai pendant pas loin d'une heure, ce qui passera peut-être pour ridicule, puis je lui donnai une forte tape sur le bec que j'écartai de moi. Je lui désignai les champs, du côté opposé aux montagnes, et dis :

- Tabuk !

L'animal ne bougea pas.

— Tabuk ! répétai-je.

Je pense - ce qui est peut-être absurde - que l'animal avait l'impression de m'avoir mal servi puisqu'il ne m'avait pas conduit dans les montagnes. Je pense aussi, quoique ce soit peut-être encore plus absurde, qu'il savait que je ne serais pas là à l'attendre quand il reviendrait de sa chasse. La grande tête bougea d'un air interrogateur et se baissa jusqu'à terre pour se frotter contre ma jambe. Avait-il déçu mon attente? Est-ce que je le rejetais?

— Va, Ubar des Cieux, dis-je. Va!

Quand je dis « Ubar des Cieux », l'oiseau leva la tête, jusqu'à un mètre environ au-dessus de la mienne. Je l'avais appelé ainsi lorsque je l'avais reconnu dans l'arène de Tharna, lorsque nous avions plané ensemble dans le ciel comme un seul être ailé.

Le grand oiseau s'éloigna d'une quinzaine de mètres, puis se retourna pour me regarder à nouveau.

Je tendis le bras vers la campagne, dans la direction opposée aux montagnes.

Il s'ébroua, poussa un cri et s'élança face au vent. Je l'observai jusqu'à ce que, minuscule point sur le ciel bleu, il eût disparu dans le lointain.

Je me sentis étrangement triste et fis face aux Monts Sardar.

Devant eux, dans les plaines herbues à leur pied, s'était installée la Foire d'En'Kara.

Je n'avais pas parcouru à pied plus d'un pasang quand, d'un bouquet d'arbres à ma droite, de l'autre côté d'un étroit et rapide torrent qui descendait des Sardar, j'entendis une femme pousser un hurlement de terreur.

21

J'ACHÈTE UNE JEUNE FEMME

L'épée jaillit de mon fourreau et je barbotai dans le froid cours d'eau pour atteindre le bouquet d'arbres sur l'autre berge.

Une fois encore, le cri terrifié retentit.

J'étais à présent au milieu des arbres, et je me déplaçais rapidement, mais avec précaution.

C'est alors que l'odeur d'un feu de camp parvint à mes narines. J'entendis un brouhaha de conversations posées. À

travers les arbres, je vis des toiles de tente, un chariot dont les conducteurs dételaient une paire de tharlarions, ces énormes lézards herbivores de trait de Gor. Pour autant que je pouvais en juger, aucun d'eux n'avait entendu le cri ou n'y avait prêté attention.

Je ralentis et entrai au pas dans la clairière parmi les tentes. Un ou deux gardes me dévisagèrent avec curiosité. L'un se leva même et alla scruter les bois derrière moi pour voir si j'étais seul. Je jetai un coup d'oeil autour de moi. La scène était paisible : feux de camp, tentes en forme de dôme, dételage des animaux - elle me rappelait la caravane de Mintar, de la Caste des Marchands. Mais ce camp-ci était modeste, rien de comparable aux pasangs de chariots qui constituaient l'entourage du riche Mintar.

J'entendis de nouveau le hurlement.

Je vis que la bâche du chariot qui avait été roulée était en soie jaune et bleu.

C'était le camp d'un marchand d'esclaves.

Je remis mon épée au fourreau et ôtai mon casque.

Tal, dis-je à deux gardes qui étaient accroupis près d'un feu et jouaient aux « cailloux », un jeu qui consiste à deviner si le nombre de cailloux contenu dans le poing du partenaire est pair ou impair.

Tal, dit un des gardes.

L'autre, qui s'efforçait de deviner le nombre des cailloux, ne leva même pas les yeux.

J'avançai entre les tentes et vis la jeune femme.

Elle était blonde, avec des cheveux dorés qui lui tombaient jusqu'aux reins. Ses yeux étaient bleus. Elle était d'une beauté éblouissante. Elle tremblait comme un animal affolé. Elle était agenouillée le dos contre un arbre élancé

ressemblant à un bouleau, auquel elle était enchaînée, nue. Ses mains étaient réunies au-dessus de sa tête et derrière l'arbre par des bracelets d'esclave. Ses chevilles étaient de même attachées par une courte chaîne d'esclave qui encerclait l'arbre.

Ses yeux étaient tournés vers moi avec une expression suppliante, implorante, comme si elle espérait que j'allais la tirer de sa fâcheuse situation, mais, quand elle me vit, ses yeux voilés par la terreur parurent si possible encore plus horrifiés. Elle poussa un cri désespéré et se mit à trembler de façon irrépressible; sa tête tomba en avant dans un mouvement d'accablement.

Je crus comprendre qu'elle me prenait pour un autre marchand d'esclaves.

Près de l'arbre, il y avait un brasero plein de charbons incandescents. J'en sentais la chaleur à dix mètres de là. Les poignées de trois fers dépassaient du brasero.

À côté se tenait un homme nu jusqu'à la ceinture, portant d'épais gants de cuir : un des séides du marchand. C'était un homme grisonnant, assez corpulent, borgne, tout en sueur. Il me dévisagea sans grand intérêt en attendant que les fers chauffent.

Je regardai la cuisse de la jeune femme

Elle n'avait pas encore été marquée. Quand quelqu'un capture une femme pour son usage personnel, il ne la marque pas toujours, bien que cela se fasse couramment. En revanche, le trafiquant professionnel a l'habitude de marquer presque toujours ses biens, et c'est très rarement qu'une femme non marquée monte sur le billot de l'aire des ventes. Il faut faire une distinction entre la marque et le collier, bien que les deux soient une désignation d'eslavage. La raison d'être principale du collier est d'identifier le maître et sa cité. Le collier de telle ou elle femme peut être changé cent fois, mais la marque annonce à jamais sa condition. Normalement, la marque est cachée par la livrée d'esclave à

jupe courte de Gor mais, évidemment, en cas de port de la camisk, elle est toujours nettement visible et rappelle à la jeune femme et aux autres sa situation.

La marque elle-même, dans le cas des femmes, est assez gracieuse ; c'est la lettre initiale du mot goréen pour «esclave

», en écriture cursive. Pour marquer un homme, on utilise la même initiale, mais en majuscule. Remarquant que je m'intéressais à la jeune femme, l'homme qui s'occupait des fers alla vers elle et, la prenant par les cheveux, lui renversa le visage afin que je l'inspecte.

— C'est une beauté, n'est-ce pas ? dit-il.

J'acquiesçai d'un signe.

Je me demandai pourquoi ces yeux pitoyables me regardaient avec un tel effroi.

— Tu veux peut-être l'acheter ? demanda l'homme.

— Non.

L'individu cligna de son oeil mort dans ma direction. Sa voix baissa jusqu'à un murmure de conspirateur.

- Elle n'est pas dressée, reprit-il. Et elle est aussi difficile à

manier qu'un sleen.

Je souris.

--Mais, ajouta-t-il, le fer lui fera passer ça.

J'en doutais

Il retira du feu un des fers. Il luisait d'un rouge ardent. À la vue du métal rutilant, la jeune femme poussa des cris convulsifs en tirant sur les bracelets d'esclave et les fers qui la fixaient à l'arbre.

L'homme trapu replongea le fer dans les braises.

— C'est une gueularde, dit-il d'un air embarrassé.

Puis, avec un haussement d'épaules à mon adresse comme pour s'excuser, il alla à la jeune femme et prit une poignée de ses longs cheveux. Il en fit une petite boule serrée et la lui fourra brusquement dans la bouche. La boule se défit aussitôt mais, avant que la jeune femme ait pu recracher les cheveux, il en avait enroulé d'autres autour de sa tête et les avait attachés de façon à maintenir la boule de cheveux desserrée dans sa bouche. La jeune femme, suffoquant, essaya de rejeter les cheveux mais, naturellement, sans y parvenir. C'est un vieux truc de marchand d'esclaves. Je savais que des tarniers faisaient parfois taire leur captive de cette façon.

— Navré, ma jolie petite, dit l'homme grisonnant en donnant une secousse amicale à la tête de la jeune femme, mais nous ne voulons pas que Targo vienne ici avec son fouet et nous fasse sortir du corps à tous les deux l'huile de tharlarion à

force de nous battre, hein ?

Avec des sanglots muets, la tête de la jeune femme retomba sur sa poitrine.

L'homme grisonnant fredonnait distraitement un chant de caravane en attendant que ses fers chauffent.

Mes sentiments étaient mélangés. Je m'étais précipité ici pour libérer la jeune femme, la protéger. Mais, quand j'étais arrivé, j'avais constaté qu'il s'agissait seulement d'une esclave et que son propriétaire - ce qui était tout à fait logique du point de vue goréen - était occupé à la tâche banale de marquer son bien. Tenter de la libérer aurait été

un vol au même titre que d'emmener le chariot à tharlarions. De plus, ces hommes ne manifestaient aucune animosité

envers la jeune femme. Pour eux, elle n'était qu'une autre femme de leur chaîne, peut-être plus mal dressée et moins docile que la plupart. Au pire, ils étaient simplement agacés par elle et estimaient qu'elle faisait beaucoup trop d'histoires. Ils ne comprenaient pas ses sentiments, son humiliation, sa honte, sa terreur.

Je pensais même que les autres femmes, le reste du chargement de la caravane, jugeaient probablement qu'elle exagérait. Après tout, une esclave ne devait-elle pas s'attendre au fer ? Et au fouet ?

Je vis les autres femmes à une trentaine de mètres de là, en camisk, le plus ordinaire des vêtements d'esclaves, qui riaient et parlaient entre elles, se divertissant aussi agréablement que des jeunes femmes libres. Je faillis ne pas remarquer la chaîne qui était cachée dans l'herbe. Elle passait dans l'anneau de cheville de chacune d'elles et, à

chaque extrémité, entourait un arbre auquel elle était cadenassée.

Les fers étaient chauds.

La jeune femme devant moi, si impuissante dans ses chaînes, serait bientôt marquée.

Je me suis quelquefois demandé pourquoi on marquait

au fer les esclaves goréens. Il existe certainement des moyens de marquer le corps humain de façon indélébile mais sans douleur. Mon hypothèse, confirmée jusqu'à un certain point par les réflexions de Tarl Aîné, qui m'avait enseigné le métier des armes à Ko-ro-ba il y a des années, est que la marque est utilisée surtout, si bizarre que cela paraisse, à cause de l'effet psychologique qu'elle est censée avoir.

En théorie, sinon en pratique, quand la jeune fille se voit marquée comme un animal, voit sa jolie peau marquée par le fer d'un maître, elle ne peut en quelque sorte manquer, au plus profond d'elle-même, de se considérer comme une chose qui est possédée, comme un simple bien, comme une chose appartenant à la brute qui a apposé le fer rouge sur sa cuisse.

Plus simplement, la marque est censée convaincre la jeune fille qu'elle est vraiment possédée; elle est censée le lui faire sentir. Quand le fer est retiré et qu'elle éprouve la douleur et la dégradation, et qu'elle sent l'odeur de sa chair brûlée, elle est supposée se dire, en comprenant sa terrible et complète portée: «Je suis sienne. »

En fait, je présume que l'effet de la marque dépend beaucoup de la personne. Chez un grand nombre, je suppose que la marque a peu d'effet en dehors de contribuer à leur honte, leur chagrin et leur humiliation. Chez d'autres, il se peut qu'elle augmente leur indocilité, leur hostilité. Par ailleurs, j'ai connu plusieurs cas où une femme fière, insolente, même de grande intelligence, qui a résisté à un maître jusqu'au contact même du fer, une fois marquée devient aussitôt une Esclave de Plaisir passionnée et docile. Mais, tout compte fait, je ne sais pas si la marque est employée surtout pour son effet psychologique ou non. Peutêtre est-ce simplement une commodité pour les marchands qui ont besoin de moyens de ce genre pour retrouver les esclaves enfuis - faute de quoi cela constituerait un risque onéreux pour leur commerce. Quelquefois, je pense que le fer est seulement une survivance anachronique d'un âge plus arriéré au point de vue technologique.

Une chose, en tout cas, était claire. La pauvre créature devant moi ne voulait pas du fer.

J'étais désolé pour elle.

Le séide du marchand retira un autre fer du feu. Il l'examina attentivement de son oeil unique. Il était chauffé à

blanc. L'homme fut satisfait.

La jeune femme se recula contre l'arbre, le dos collé à sa rude écorce blanche. Ses poignets et ses chevilles tiraient sur les chaînes qui les attachaient derrière l'arbre. Sa respiration était spasmodique, elle tremblait. Il y avait de la terreur dans ses yeux bleus. Elle poussait de petits cris plaintifs. Tout autre son qu'elle pouvait émettre était étouffé par le bâillon de cheveux.

Le séide du marchand enserra de son bras gauche la cuisse de la jeune fille, qu'il maintint immobile.

— Ne t'agite pas, ma doucette, dit-il non sans gentillesse. Tu risques d'abîmer la marque. (Il parlait d'une voix apaisante, comme pour la calmer.) Tu veux une jolie marque bien nette, hein? Cela améliorera ton prix tu auras un meilleur maître. Le fer était maintenant brandi pour la soudaine et ferme application.

Je remarquai que le délicat duvet doré sur sa cuisse, proximité du fer, se recroquevillait et noircissait. Elle ferma les yeux et se raidit dans l'attente de la rusque et inévitable douleur fulgurante.

— Ne la marque pas ! m'écriai-je.

L'homme tourna la tête, surpris.

Les yeux pleins de terreur de la jeune femme s'ourent, me regardèrent avec une expression interrotrice.

— Pourquoi ça ? demanda l'homme.

— Je l'achèterai, dis-je.

Le séide du marchand se redressa et m'examina avec curiosité. Il se tourna vers les tentes en forme de dôme.

« Targo ! » appela-t-il. Puis il replongea le fer dans le brasero. Le corps de la jeune femme s'affaissa dans les chaînes. Elle s'était évanouie.

Sortant d'une des tentes en dôme, un homme s'aprocha, gras, de petite taille, vêtu d'une tunique flottante en soie à

larges raies jaunes et bleues et portant bandeau de même étoffe - Targo le Marchand d'Esclaves, le maître de cette petite caravane. Il était chaussé de sandales pourpres dont les lanières étaient garnies de perles. Ses doigts épais étaient couverts de bagues qui scintillaient quand il bougeait les mains. Autour du cou, à la façon d'un intendant, il portait des pièces de monnaie percées, enfilées sur un fil d'argent. Au lobe de chacune de ses oreilles, petites et rondes, pendait une énorme boucle, un pendentif de saphir sur une tige d'or. Son corps avait été enduit récemment de baume, et je supposai qu'il avait dû être baigné dans sa tente quelques instants plus tôt à peine, plaisir dont sont amateurs les maîtres de caravanes à la fin d'une étape chaude et poussiéreuse. Ses cheveux longs et noirs sous le bandeau de soie jaune et bleu étaient peignés et luisaient. Ils me rappelaient le pelage soigné et brillant d'un urt apprivoisé.

Bonjour, Maître, dit Targo avec un sourire en inclinant son buste de son mieux, jaugeant hâtivement l'étranger inattendu qui se tenait devant lui.

Puis il se tourna vers l'homme qui surveillait les fers. Sa voix était à présent tranchante et désagréable.

— Que se passe-t-il, ici ?

L'individu grisonnant me désigna.

Il ne veut pas que je marque la jeune femme, expliqua-til. Targo me regarda, ne comprenant pas bien.

Mais pourquoi ? demanda-t-il.

Je me sentis idiot. Que pouvais-je dire à ce marchand, ce spécialiste en trafic de chair humaine, cet homme d'affaires, fidèle observant des anciennes traditions et pratiques de son métier? Pouvais-je lui dire que je ne voulais pas qu'on fasse du mal à cette jeune femme ? Il m'aurait cru fou. Pourtant, quelle autre raison avais-je ?

Me trouvant stupide, je lui dis la vérité:

— Je ne veux pas la voir souffrir.

Targo et le maître grisonnant des fers échangèrent un coup d'oeil.

Mais ce n'est qu'une esclave, fit remarquer Targo.

Je sais, dis-je.

L'homme grisonnant prit la parole :

Il a dit qu'il voulait l'acheter.

Ah ! fit Targo dont les petits yeux brillèrent. C'est différent. (Une expression de grande tristesse transforma alors la boule grasse de sa figure.) Mais il est dommage qu'elle soit si chère.

— Je n'ai pas d'argent, déclarai-je.

Targo me dévisagea, interloqué. Son petit corps boulot se contracta comme un poing replet. Il était furieux. se tourna vers l'homme grisonnant et cessa de me garder.

--Marque la femme ! ordonna-t-il.

L'homme grisonnant s'agenouilla pour retirer du brasero un des fers.

Mon épée s'enfonça d'un demi-centimètre dans le ventre du marchand.

— Ne marque pas la femme ! dit Targo.

Obéissant, l'autre rejeta le fer dans le feu. Il remarqua que mon épée était sur le ventre de son maître, mais il n'en parut pas autrement troublé.

Faut-il appeler les gardes ? demanda-t-il.

— Je doute qu'ils puissent arriver à temps, déclarai-je posément.

— N'appelle pas les gardes ! ordonna Targo, qui transpirait à

présent.

— Je n'ai pas d'argent, repris-je, mais j'ai ce fourreau. Le regard de Targo bondit vers le fourreau et alla d'une émeraude à l'autre. Ses lèvres remuèrent en silence. Il comptait. Il en compta six.

Peut-être pouvons-nous conclure un arrangeent, dit-il. Je remis l'épée au fourreau.

Targo s'adressa sèchement à l'homme grisonnant

— Ranime l'esclave !

En grommelant, l'homme alla emplir d'eau un seau en cuir dans le petit torrent voisin du camp. Targo et moi restâmes face à face jusqu'au retour de l'homme, le seau suspendu par ses courroies à son épaule.

Il lança le seau d'eau froide, issue des neiges fondues des Sardar, sur la jeune femme enchaînée qui s'ébroua, frissonna, ouvrit les yeux.

De sa démarche dandinante, Targo s'approcha de la jeune femme et plaça sous son menton un pouce orné d'une bague avec un gros rubis pour lui redresser la tête.

— Une vraie beauté, déclara Targo, et parfaitement dressée depuis des mois dans les parcs d'esclaves d'Ar.

Derrière Targo, je vis l'homme grisonnant secouer négativement la tête.

— Et, ajouta Targo, anxieuse de plaire.

Derrière lui, l'homme cligna de son oeil mort et étouffa un reniflement.

Aussi douce qu'une colombe, aussi docile qu'un chaton, continua Targo.

Je glissai la lame de mon épée entre la joue de la jeune femme et les cheveux qui la bâillonnaient. Je relevai l'épée et les cheveux s'envolèrent de la lame aussi légèrement que s'ils avaient été faits d'air.

La jeune femme fixa ses yeux sur Targo.

- Espèce de sale gros urt ! dit-elle d'une voix sifflante.

— Tais-toi, tharlarionne ! s'exclama-t-il.

Je ne crois pas qu'elle vaille grand-chose, commentai-je.

Ô Maître ! s'écria Targo dans une envolée de tunique destinée à marquer son incrédulité que je puisse émettre une telle idée. J'ai payé moi-même cent tarnets d'argent pour elle. Derrière Targo, l'homme grisonnant leva vivement ses doigts qu'il ouvrit et referma cinq fois.

Je doute, répliquai-je à Targo, qu'elle en vaille plus de cinquante.

Targo parut stupéfait. Il me regarda avec une considération nouvelle. Peut-être avais-je été autrefois dans le métier ? En fait, cinquante tarnets d'argent est un prix extrêmement élevé, ce qui indiquait que la jeune femme était probablement de Haute Caste en même temps que très belle. Une femme ordinaire, de Basse Caste, fraîche et avenante mais inexpérimentée, pouvait, suivant le marché, se vendre aussi bas que cinq tarnets ou jusqu'à trente tarnets.

Je te donnerai deux des pierres de ce fourreau en échange, déclarai-je.

À vrai dire, je n'avais aucune idée de la valeur des pierres, et je ne savais pas si l'offre était raisonnable ou non. Je parcourus du regard avec contrariété les bagues de Targo et les saphirs qui pendaient à ses oreilles et je compris qu'il serait meilleur juge de leur valeur que moi.

— Absurde ! s'exclama Targo en secouant la tête avec véhémence.

Je me dis qu'il ne bluffait pas, car comment aurait-il su que je ne connaissais pas la valeur réelle des pierres ?

Comment saurait-il que je ne les avais pas achetées et fait sertir moi-même sur le fourreau ?

— Tu es dur en affaires, ripostai-je. Quatre...

— Puis-je voir le fourreau, Guerrier? demanda-t-il.

— Certes.

Je le détachai du baudrier et le lui tendis. L'épée, je la gardai, nouant les courroies du fourreau entre lesquelles je passai la lame.

Targo examina les pierres avec satisfaction.

— Pas mal, mais pas assez...

Je feignis l'impatience.

— Alors, montre-moi tes autres femmes ! dis-je.

Je vis que cela déplaisait à Targo qui, apparemment, souhaitait débarrasser sa chaîne de la jeune blonde. Peutêtre était-elle insupportable ou dangereuse à garer pour quelque autre raison.

— Montre-lui les autres, suggéra l'homme grisonnant. Celleci ne veut même pas dire : «Achète-moi, Maître. »

Targo lança un regard furieux à l'homme qui, riant sous cape, s'agenouilla pour surveiller les fers dans le brasero. Avec humeur, Targo se dirigea le premier vers la clairière herbue au milieu du petit bois.

Il claqua vivement des mains à deux reprises, et il y eut une galopade et une bousculade de corps ponctuées par le glissement de la chaîne dans les anneaux de cheville. Les jeunes femmes vêtues de la camisk s'agenouillèrent alors toutes dans la posture de l'Esclave de Plaisir, alignées entre les deux arbres auxquels la chaîne était attachée. Lorsque je passais devant, chacune levait audacieusement les yeux vers moi et disait:

— Achète-moi, Maître.

Beaucoup étaient belles, et je me dis que, si la chaîne était petite, elle était bien fournie, et qu'à peu près n'importe qui pouvait y trouver une femme à son goût. C'étaient des créatures splendides, débordant de vitalité, dont bon nombre étaient sûrement rompues à réjouir les sens d'un maître. Et de nombreuses cités de Gor étaient représentées dans cette chaîne, que l'on appelle parfois le Collier du Marchand d'Esclaves. Il y avait une blonde de la haute Thentis ; une fille à la peau sombre dont la chevelure noire tombait jusqu'à

ses chevilles qui venait de la Cité de Tor, dans le désert; des filles des rues misérables de Port Kar dans le delta du Vosk; même des filles des hauts cylindres de la Glorieuse Ar ellemême. Je me demandai combien d'entre elles étaient nées esclaves et combien avaient été libres naguère.

Et quand je m'arrêtais devant chaque beauté de cette chaîne, et que je rencontrais ses regards et entendais son

«Achète-moi, Maître », je me demandais pourquoi je ne l'achèterais pas, pourquoi je ne la libérerais pas de préférence à l'autre jeune femme. Est-ce que ces merveilleuses créatures, dont chacune portait la marque gracieuse de l'esclavage, ne le méritaient pas autant qu'elle ?

— Non, dis-je à Targo, je ne veux acheter aucune de celles-là. Je fus fort surpris d'entendre un soupir de désappointement, pour ne pas dire de déception aiguë, courir le long de la chaîne. Deux des jeunes femmes, celle de Tor et une des filles d'Ar, se mirent à pleurer, la tête enfouie dans leurs mains. Je regrettai de les avoir regardées.

Réflexion faite, je m'avisai que la chaîne n'est pas, en fin de compte, l'idéal pour une jeune femme pleine de vie se sachant par sa marque destinée à l'amour, que chacune d'elles doit espérer trouver un homme qui tienne assez à elle pour l'acheter, que chacune doit être anxieuse de suivre un homme dans sa demeure, de porter son collier et ses chaînes, d'apprendre sa force et son coeur et qui lui enseigne les délices de la soumission. Plutôt les bras d'un maître que l'acier froid de l'anneau de cheville.

Lorsque les jeunes femmes m'avaient dit: « Achète-moi, Maître », ce n'était pas simplement une phrase rituelle. Elles voulaient être vendues - à moi ou, je suppose, à n'importe qui les sortirait de la chaîne détestée de Targo.

Ce dernier semblait soulagé. Me prenant par le coude, il me ramena vers l'arbre où la jeune femme blonde était agenouillée dans ses chaînes.

Tout en la regardant, je me demandai pourquoi elle et pas une autre, ou même pourquoi qui que ce soit ? Quelle importance cela aurait-il si sa cuisse à elle aussi portait cette marque gracieuse ? Je me dis que c'était surtout à

l'institution de l'esclavage que je faisais objection et que cette institution ne serait pas modifiée parce que j'aurais libéré

une seule femme sur une impulsion sentimentale stupide. Elle ne pourrait naturellement pas venir avec moi dans les Monts Sardar et, quand je l'abandonnerais, seule et sans protection, elle serait vite la proie d'un animal ou se trouverait bientôt à nouveau dans la chaîne d'un autre marchand d'esclaves. Oui, me dis-je, c'est ridicule.

— J'ai décidé de ne pas l'acheter, déclarai-je.

Alors, chose bizarre, la jeune femme leva la tête et me regarda dans les yeux. Elle s'efforça de sourire. Ses paroles furent faibles mais énoncées clairement et sans erreur possible :

— Achète-moi, Maître !

--Ah ! s'exclama l'homme grisonnant, et même Targo le Marchand d'Esclaves fut déconcerté.

C'était la première fois que la jeune femme prononçait la phrase rituelle.

Je l'examinai et vis qu'elle était vraiment belle, mais je remarquai surtout que ses yeux suppliaient les miens. Alors, ma résolution raisonnable de l'abandonner se dissipa et je cédai, comme cela m'était déjà arrivé dans le passé, à une impulsion sentimentale.

Prends le fourreau, dis-je à Targo. Je l'achète !

Et le casque ! réclama Targo.

— D'accord.

Il saisit le fourreau et la joie avec laquelle il l'empoigna me dit que, dans son esprit, j'avais été roulé au maximum dans ce marché. Presque comme s'il se ravisait, il m'arracha le casque de la main. Lui et moi savions qu'il ne valait pas grand-chose. Je souris tristement en moi-même. Je n'étais guère habile en ces sortes de choses, mais peut-être que si j'avais mieux connu la valeur des pierres...

Les yeux de la jeune femme étaient fixés sur les miens, essayant sans doute d'y lire quel serait son sort, car son destin était maintenant entre mes mains puisque j'étais son maître.

Les coutumes de Gor sont étranges et cruelles, pensaije, puisque six petites pierres vertes pesant peut-être à peine deux onces et un casque bosselé peuvent acheter un être humain.

Targo et l'homme grisonnant étaient allés vers la tente en forme de dôme chercher les clés des chaînes de la jeune femme.

Comment t'appelles-tu ? demandai-je à celle-ci.

Une esclave n'a pas de nom, répondit-elle. Tu peux m'en donner un si tu veux.

Sur Gor, l'esclave - n'étant pas légalement une personne

- n'a pas de nom en propre, tout comme sur Terre nos animaux domestiques qui ne sont pas des personnes devant la loi n'ont pas de nom. En fait, du point de vue goréen, une des choses les plus terribles de l'esclavage, c'est qu'on perd son nom. Ce nom que l'on a eu de naissance, par lequel on s'est appelé et connu, ce nom qui est une si grande part de la concep ion de soi, de sa véritable et intime identité - ce nom disparaît.

Je crois comprendre que tu n'es pas née esclave, dis-je. Elle sourit et secoua la tête.

Non.

Je ne demande pas mieux que de t'appeler par le nom

que tu portais quand tu étais libre, déclarai-je.

Tu es bon, répondit-elle.

Quel était ton nom quand tu étais libre ? questionnai-je.

— Lara.

Lara ? m'exclamai-je.

Oui, Guerrier, Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

J'étais Tatrix de Tharna.

22