LE TARN NOIR

J'étais débarrassé de la cangue.

Les autres prisonniers, toujours enjugués, avaient été

ramenés à coups de fouet de l'arène dans les cachots audessous pour servir à nouveau dans les Divertissements de Tharna ou bien être envoyés dans les mines. Andreas de Tor tenta de rester près de moi pour partager mon sort, mais il fut frappé et traîné inanimé hors de l'arène.

La foule semblait avide de voir ce qui allait arriver ensuite. Elle s'agitait impatiemment sous la soie ondoyante des vélums, arrangeait ses coussins de soie, croquait machinalement bonbons et sucreries distribués par des silhouettes vêtues de gris. Mêlés à des cris réclamant le tarn, quolibets et sarcasmes fusaient de temps à autre au-dessus de l'arène.

Peut-être les Divertissements de Tharna n'étaient-ils nullement gâchés, peut-être le meilleur était-il encore à

venir? Certainement, ma mort sous le bec et les serres d'un tarn procurerait aux masques insatiables de Tharna un spectacle agréable, une compensation adéquate pour le désappointement de l'après-midi, pour la désobéissance à

leur volonté, pour le défi dont ils avaient été témoins ?

Je comprenais que j'allais mourir, mais n'étais pas mécontent de la manière. Si cette mort paraissait hideuse aux masques d'argent, ils ignoraient que j'étais un tarnier et que je connaissais ces oiseaux, leur puissance, leur férocité; que, à ma façon, je les aimais et, qu'étant un Guerrier, je ne trouverais pas ignoble une mort par tarn.

J'eus un sourire sarcastique.

Comme la plupart des membres de ma Caste, plus que

les monstrueux tarns, ces géants carnivores de Gor qui ressemblent à des faucons, je redoutais des créatures comme le minuscule ost, ce reptile orange venimeux long d'à peine quelques centimètres qui s'approche de votre sandale puis frappe sans provocation ni avertissement, et dont la morsure des crochets microscopiques prélude à d'atroces souffrances se terminant uniquement par une mort inéluctable. Chez les guerriers, la morsure de l'ost est considérée comme l'une des plus cruelles morts ouvrant les portes des Cités de Poussière. Le bec du tarn qui déchiquette, ses serres terribles sont de loin préférables.

Je n'étais plus entravé.

J'étais libre de me promener dans l'arène, captif seulement de ses murs. Je me réjouissais de cette liberté

nouvelle, de l'absence de la cangue, tout en sachant que cela ne m'était accordé que pour agrémenter le spectacle. Que je me mette à courir, à crier et à supplier, que je tente de m'enfouir dans le sable, réjouirait certainement les masques d'argent de Tharna.

Je remuai les mains et les épaules, le dos. Depuis longtemps, tout le haut de ma tunique était déchiré. J'en arrachai les lambeaux jusqu'à ma ceinture, agacé par le tissu en loques. Mes muscles roulaient avec enthousiasme sous ma peau, heureux de leur liberté.

Je me dirigeai lentement vers le pied du mur doré, où

gisait l'écharpe d'or de la Tatrix, cette écharpe dont la chute avait donné le signal de l'ouverture des Divertissements. Je la ramassai.

— Je t'en fais cadeau! déclara une voix hautaine au-dessus de moi.

Je levai les yeux vers le masque d'or brillant de la Tatrix.

— En souvenir de la Tatrix de Tharna, ajouta la voix avec un accent amusé derrière le masque d'or.

Je souris au masque d'or et, prenant l'écharpe, j'essuyai lentement le sable et la sueur sur mon visage.

Au-dessus de moi, la Tatrix poussa une exclamation de rage.

J'enroulai l'écharpe sur mes épaules et me dirigeai vers le centre de l'arène.

À peine y étais-je arrivé qu'une des sections du mur roula sur un côté, découvrant un portail presque aussi haut que le mur et qui avait bien dix mètres de large. Par ce portail, en deux longues files, fouettés par les surveillants, des esclaves attelés avec des chaînes tiraient une grande plate-forme de bois montée sur de lourdes roues également en bois. J'attendis que la plate-forme apparaisse au soleil. Les masques d'argent de Tharna, électrisés, poussèrent des cris de terreur, d'admiration, de plaisir.

À mesure que la plate-forme grinçante avançait sur l'arène, tirée péniblement par les esclaves attelés à un joug comme des boeufs, je vis apparaître peu à peu un tarn, un géant noir encapuchonné, le bec ceinturé, une grande barre d'argent fixée à une de ses pattes par une chaîne. Il était incapable de voler, mais il pouvait bouger en traînant la barre d'argent. Lui aussi, à Tharna, portait son joug. La plate-forme approchait et, à la stupéfaction de la foule, j'allai à sa rencontre.

Mon coeur battait follement.

Je regardai attentivement le tarn.

Sa silhouette ne m'était pas inconnue. J'examinai le plumage noir brillant, le bec jaune monstrueux pour l'instant cruellement attaché. Je vis claquer les grandes ailes qui battirent l'air, provoquant une tempête qui renversa les esclaves sur le sable et emmêla leurs chaînes quand l'énorme animal leva la tête et, humant l'air libre, déploya ses ailes. Il ne tenterait pas de prendre son essor étant encapuchonné; en vérité, je doutais que l'oiseau essaie de voler alors qu'il traînait cette barre d'argent. Si cet oiseau était celui auquel je pensais, il ne lutterait pas inutilement contre le poids de la dégradante entrave, il n'offrirait pas à

ses ravisseurs le spectacle de son impuissance. Cela peut paraître étrange, je le sais, mais je suis persuadé que certains animaux ont de la fierté et, assurément, si jamais il y a des animaux dans ce cas, ce monstre était l'un d'eux.

— Recule ! cria un des hommes armés d'un fouet.

Je lui arrachai le fouet de la main et, avec mon bras, je le frappai pour l'écarter. Il culbuta dans le sable. Je lançai dédaigneusement le fouet dans sa direction.

J'étais maintenant près de la plafe-forme. Je voulais voir la bague que l'oiseau portait à la patte. Je remarquai avec satisfaction que ses serres étaient ferrées d'acier. C'était un tarn de guerre, sélectionné pour le courage, l'endurance, la bataille dans les cieux de Gor. Mes narines humèrent la forte odeur sauvage du tarn, si déplaisante pour certains mais semblable à l'ambroisie pour les narines du tarnier. Elle me rappelait les tarneries de Ko-ro-ba et d'Ar, le camp de Mintar dans la Cité des Tentes de Pa-Kur sur le Vosk, le campement de proscrits de Marlenus dans les pics de la Chaîne des Voltaï.

Debout près de l'oiseau, je me sentis heureux, bien qu'il fût destiné à être mon bourreau. C'était peut-être l'affection insensée qu'éprouve le tarnier pour ces montures féroces et dangereuses, presque aussi menaçantes pour lui que pour les autres. C'était peut-être davantage car, là, près de l'oiseau, j'eus presque la sensation d'être de retour chez moi à Ko-ro-ba, d'être maintenant dans cette grise cité hostile avec quelque chose qui me connaissait et qui connaissait les miens, qui avait vu les Tours du Matin et avait déployé ses ailes au-dessus des cylindres étincelants de la Glorieuse Ar, qui m'avait porté dans le combat et avait ramené Talena, ma bien-aimée, du siège d'Ar à la Fête de notre Libre Compagnonnage à Ko-ro-ba. Je saisis la bague et remarquai, comme je m'y attendais, que le nom de la cité avait été limé.

— Cet oiseau, dis-je à l'un des esclaves attelés, vient de Koro-ba. L'esclave tressaillit sOus son joug à la mention de ce nom. Il se détourna, impatient d'être délivré et conduit comme un animal dans la sécurité des cachots.

Si la plupart des assistants avaient l'impression que le tarn était exceptionnellement calme, je sentais qu'il tremblait comme moi d'excitation. II paraissait inquiet. Sa tête était dressée, en éveil dans l'obscurité de son capuchon de cuir. De façon presque inaudible, il aspirait l'air par les fentes de son bec. Je me demandai s'il avait capté mon odeur. C'est alors que le grand bec jaune, recourbé pour déchirer les proies, en ce moment fermé par une courroie, se tourna avec curiosité, lentement, vers moi.

L'homme aux bracelets de cuir, le solide gaillard qui avait pris tant de plaisir à me frapper, le porteur de bandeau gris autour du front, s'approcha de moi, le fouet levé.

Va-t'en de là ! cria-t-il.

Je me retournai pour lui faire face.

Je ne suis plus à présent un esclave entravé, dis-je. Tu as un Guerrier devant toi.

Sa main se resserra sur le fouet. Je lui ris au nez.

Frappe-moi maintenant et je te tue.

— Tu ne m'impressionnes pas, répliqua-t-il, le visage blême, en reculant.

Le bras qui tenait le fouet s'abaissa. Ce bras tremblait. Je ris de nouveau.

— Tu mourras bien assez tôt, reprit-il en butant sur les mots. Une centaine de tamiers ont essayé de monter cet animal et une centaine sont morts. La Tatrix a décrété qu'on ne doit l'utiliser que dans les Divertissements, pour qu'il se nourrisse de sleens comme toi !

— Décapuchonne-le, ordonnai-je. Libère-le !

L'homme me regarda comme si j'étais fou. Certes, mon exubérance m'étonnait moi-même. Des guerriers armés de lances accoururent et me forcèrent à reculer, à m'écarter du tarn. Planté dans le sable de l'arène, à distance de la plateforme, j'observai la tâche périlleuse que représentait le décapuchonnage de l'oiseau.

Aucun bruit ne venait des tribunes.

Je me demandais quelles pensées s'agitaient derrière le masque d'or de Lara, Tatrix de Tharna.

Sans perdre de temps, un esclave agile, perché sur les épaules d'un camarade, déboucla les courroies qui maintenaient le bec du tarn et le capuchon qui lui enserrait la tête. Il ne les enleva pas, il se borna à desserrer leurs attaches et, aussitôt fait, son camarade et lui coururent se mettre à l'abri dans l'ouverture de la paroi qui se referma alors en glissant silencieusement.

Le tarn ouvrit son bec et les courroies qui le retenaient mollement se séparèrent. Il secoua la tête comme pour s'ébrouer au sortir d'un bain et le capuchon de cuir fut projeté au loin, derrière l'oiseau. Il déploya alors ses ailes, battit l'air, leva le bec et poussa le cri de défi terrifiant de son espèce. Sa crête noire, à présent libérée du capuchon, se dressa avec un ronflement de flammes et le vent parut soulever et lisser chaque plume.

Je le trouvai superbe.

Je savais que j'avais devant moi l'un des grands et terribles prédateurs de Gor.

Mais je le trouvais magnifique.

Les yeux ronds brillants, les pupilles semblables à des étoiles noires, luirent dans ma direction.

— ô Ubar des Cieux! m'écriai-je en tendant les bras. (Mes yeux étaient pleins de larmes.) Ne me reconnais-tu pas ? Je suis Tarl ! Tarl de Ko-ro-ba!

Je ne sais pas l'effet que ce cri eut sur les tribunes de l'arène, car je les avais oubliées. Je m'adressais au tarn géant comme si c'était un Guerrier, un membre de ma Caste.

— Toi au moins, dis-je, tu n'as pas peur des accents de ma Cité !

Sans me soucier du danger, je courus vers l'oiseau. J'escaladai d'un bond la lourde plate-forme de bois sur laquelle il se tenait. Je jetai mes bras autour de son cou en pleurant. Le grand bec m'effleura, interrogateur. Il ne pouvait, bien sûr, y avoir aucune émotion chez cet animal. Pourtant, comme ses grands yeux ronds me regardaient, je me demandai quelles pensées pouvaient courir dans sa cervelle d'oiseau. Je me demandai s'il se rappelait lui aussi le bruit de tonnerre du vent, le fracas des armes lorsque les tarniers se battaient en duel en plein ciel, le spectacle des formations de tarns de Gor tournant au son des tambours ou les longs vols solitaires que nous avions vécus ensemble audessus des champs verdoyants de Gor. Pouvait-il se rappeler le Vosk, pareil à un ruban d'argent sous ses ailes ; pouvait-il se rappeler sa lutte contre les rafales et les vents contraires de la Chaîne accidentée des Vol-taï ; pouvait-il se rappeler Thentis, célèbre pour ses volées de tarns, les tours brillantes de Ko-ro-ba ou les lumières d'Ar comme elles flamboyaient en cette nuit de la Fête des Plantations de Sa-Tarna, lorsque nous avions osé nous attaquer ensemble à la Pierre du Foyer de la plus grande cité de tout Gor? Non, je suppose qu'aucun de ces souvenirs, à moi si chers, ne trouvait place dans le cerveau élémentaire de ce géant emplumé. D'un mouvement plein de douceur, le grand oiseau mit son bec sous mon bras.

Je compris à ce moment que les guerriers de Tharna devraient alors nous tuer tous les deux, car le tarn me défendrait jusqu'à la mort.

Il leva son énorme et terrible tête pour scruter les tribunes. Il secoua la patte qui était enchaînée à la grande barre d'argent. Il serait capable de bouger en tirant ce poids, mais non de voler.

Je m'agenouillai pour examiner l'entrave. Elle n'avait pas été soudée en place puisqu'elle devait être enlevée à

l'intérieur de la tarnerie afin de permettre à l'oiseau de se percher et de faire de l'exercice. Heureusement, elle n'avait pas été bloquée par un cadenas. Cependant elle était maintenue par un boulon assujetti par un lourd écrou à tête carrée, semblable à un énorme écrou de mécanique, dont la tige avait peut-être près de quatre centimètres de diamètre. Mes mains essayèrent de mouvoir l'écrou. Il était serré. Il avait été vissé avec une clef. Mes doigts se nouèrent dessus, tentèrent de le faire tourner. Il tint bon. Je luttai. Je le maudis. Intérieurement, je lui criais de se défaire. Il résistait.

Je pris alors conscience de clameurs dans les tribunes. Ce n'étaient pas simplement des clameurs d'impatience mais aussi des cris de consternation. Les masques d'argent de Tharna n'étaient pas seulement frustrés d'un spectacle mais stupéfiés, déroutés. Ils ne mirent pas longtemps à

comprendre que le tarn, pour quelque étrange raison, ne m'attaquerait pas et, quelle que fût leur opinion de ma chance, il ne leur fallut qu'un instant de plus pour se rendre compte que mon intention était de libérer l'oiseau.

La voix de la Tatrix résonna dans l'arène.

— Tuez-le ! cria-t-elle.

J'entendis aussi Dorna la Fière enjoindre aux guerriers d'accomplir leur tâche. Les lanciers de Tharna ne tarderaient pas à nous assaillir. Déjà un ou deux avaient sauté pardessus le mur des tribunes et s'approchaient. La grande porte par laquelle avait été amené le tarn s'ouvrait aussi et une file de guerriers en sortait en toute hâte.

Mes mains empoignèrent avec encore plus de force l'écrou. Il était maintenant taché de mon sang. Je sentais les muscles de mon bras et de mon dos opposer toutes leurs forces au métal obstiné. Une lance s'enfonça dans le bois de la plate-forme. La sueur jaillissait de tous les pores de ma peau. Une autre lance frappa le bois, plus près que la première. J'avais l'impression que le métal allait arracher la chair de mes mains, briser les os de mes doigts. Une autre lance se planta dans le bois après m'avoir éraflé la jambe. Le tarn dressa sa tête au-dessus de moi, et poussa un cri perçant, farouche, un terrible cri de rage qui dut ébranler le coeur de tous ceux qui étaient dans l'arène. Les lanciers semblèrent saisis et reculèrent comme si le grand oiseau avait pu librement les attaquer.

— Imbéciles ! cria la voix de l'homme aux bracelets de cuir. L'oiseau est enchaîné ! Allez-y ! Tuez-les tous les deux!

À cet instant l'écrou céda et tourna autour de la tige !

Comme s'il comprenait qu'il était libre, le tarn débarrassa sa patte du métal détesté en la secouant, leva le bec vers le ciel et poussa un cri tel qu'il dut être entendu dans tout Tharna, un cri qu'on entend rarement en dehors des montagnes de Thentis ou des pics des Voltaï, le cri du tarn sauvage victorieux qui revendique comme son domaine la terre et tout ce qu'il y a dessus.

Un instant, instant dont je dois peut-être avoir honte, je craignis que l'oiseau ne prenne aussitôt son essor mais, bien que sa patte fût dégagée de l'entrave de métal, bien qu'il fût libre, bien que les soldats armés de lances aient recommencé

à approcher, il ne broncha pas.

Je sautai sur son dos et me cramponnai aux solides plumes de son cou. Que n'aurais-je donné pour une selle de tarn et la large courroie pourpre qui maintient le guerrier sur sa selle !

Dès qu'il sentit mon poids, le tarn jeta de nouveau son cri et, dans une explosion de ses vastes ailes, s'élança dans les airs, s'élevant par cercles vertigineux. Quelques lances tardives filèrent vers nous sans nous atteindre et retombèrent en décrivant nonchalamment des arcs, achevant leur course dans le sable gaiement coloré de l'arène. Des cris de rage montèrent jusqu'à nous lorsque les masques d'argent commencèrent à comprendre qu'ils avaient été frustrés de leur proie et que les Divertissements de Tharna tournaient court.

Je n'avais aucun moyen de diriger le tarn. En temps normal, le tarn est guidé par un harnais. Il y a une bride de cou à laquelle, en général, six rênes sont attachées, dans le sens des aiguilles d'une montre. Elles vont de la bride du cou à l'anneau principal qui est fixé à la selle. En exerçant une pression sur ces rênes, on dirige l'oiseau. Mais je n'avais ni selle ni harnais. En fait, je n'avais même pas d'aiguillon, sans lequel la plupart des tarniers ne voudraient même pas approcher leur féroce monture.

Je n'avais guère de crainte à cet égard, car j'avais rarement utilisé l'aiguillon sur cet oiseau. Au début, je m'étais retenu de m'en servir souvent parce que je redoutais que l'effet de ce cruel stimulant ne soit diminué par suite d'un emploi trop fréquent mais, finalement, j'en avais abandonné complètement l'usage, le réservant pour me protéger au cas où l'oiseau, notamment s'il était affamé, se tournerait contre moi. Des tarns avaient en effet dévoré leur propre maître et il n'est pas rare, quand ils sont lâchés pour se nourrir, qu'ils attaquent un être humain avec le même élan prédateur que pour l'antilope jaune, le tabuk, leur proie favorite, ou le lourd et hargneux bosk, boeuf sauvage aux longs poils hirsutes des plaines goréennes. J'avais constaté

que l'aiguillon, au moins avec ce monstre, diminuait son rendement plutôt que de l'améliorer. Il semblait être irrité par l'aiguillon, le combattre, se conduire capricieusement quand on l'utilisait. Il ralentissait même son vol s'il était frappé ou bien désobéissait aux ordres des rênes. Aussi l'aiguillon avait-il rarement quitté son fourreau sur le côté droit de la selle.

Je m'étais demandé parfois si cet oiseau, mon Ubar des Cieux, ce tarn des tarns, d'une race d'oiseaux que les Goréens appellent les « Frères du Vent », ne se considérait pas comme au-dessus de l'aiguillon, ne s'irritait pas de ses chocs et de ses étincelles, ne s'offensait pas que ce chétif objet humain prétende lui dicter à lui, le tarn des tarns, comment voler, avec quelle vitesse et sur quelle distance. Mais je rejetais ces idées comme absurdes. Le tarn n'était qu'un des animaux de Gor. Les sentiments que j'étais tenté

de lui attribuer étaient hors de la portée d'une aussi simple créature.

Je vis les tours de Tharna et l'ovale scintillant de son arène, ce cruel amphithéâtre, s'éloigner sous les ailes du tarn. Quelque chose de la joie de vivre que j'avais ressentie lors de mon premier vol sur un tarn, ce géant même, vibrait maintenant de nouveau en moi. Au-delà de Tharna et de son sol lugubre, continuellement rompu par ses affleurements rocheux, je vis les champs verdoyants de Gor, les clairières dans les bosquets d'arbres Ka-la-na jaunes, la surface miroitante d'un lac placide et le brillant ciel bleu infini qui m'attirait.

— Je suis libre ! m'écriai-je.

Mais, au moment même où je le criais, je m'avisai que je n'étais pas libre et je rougis de honte de l'avoir dit, car comment pouvais-je être libre alors que d'autres étaient asservis dans cette cité grise ?

Il y avait la jeune femme au regard chaleureux, Linna, qui avait été bonne pour moi, dont les cheveux aux reflets cuivrés étaient attachés avec une ficelle grossière, qui portait le collier gris d'Esclave d'État de Tharna. Il y avait Andreas de Tor, de la Caste des Poètes, jeune, vaillant, indomptable, à

la chevelure emmêlée pareille à la crinière du larl noir, qui préférait mourir plutôt que d'essayer de me tuer - condamné

aux Divertissements ou aux Mines de Tharna. Et combien d'autres, entravés ou non, attachés ou libres, dans les Mines, les Grandes Fermes, la Cité même, enduraient le supplice de Tharna et de ses lois, étaient soumis au poids écrasant de ses traditions et, au mieux, ne connaissaient rien de meilleur dans la vie qu'un bol de Kal-da bon marché à la fin d'une journée de labeur ardue et sans gloire ?

— Tabuk ! criai-je au géant emplumé. Tabuk !

Le tabuk est l'antilope goréenne commune, un petit unicorne jaune et gracieux qui hante les bosquets d'arbres Ka-la-na de la planète et s'aventure parfois, de son allure délicate, dans les plaines à la recherche des baies et du sel. C'est aussi l'une des proies favorites du tarn.

Le cri de « Tabuk ! » est employé par le tarnier au cours de longs vols où le temps est précieux, quand il ne veut pas atterrir et libérer l'oiseau pour qu'il trouve une proie. S'il aperçoit un tabuk dans les champs ou, en fait, n'importe quel animal dans la gamme des proies du tarn, il crie «

Tabuk ! » et c'est le signal que le tarn peut chasser. Il tue son gibier, le dévore - et le vol reprend sans que le tarnier ait quitté la selle. C'était la première fois que je criais « Tabuk ! »

mais l'oiseau avait dû être dressé à cet appel par les Éleveurs de Tarns de Ko-ro-ba il y à des années et il pouvait encore y réagir. Quant à moi, j'avais toujours libéré l'oiseau pour qu'il se nourrisse. Je jugeais préférable de le laisser se reposer, de lui retirer la selle et aussi, à dire vrai, je ne me sentais aucune envie d'assister au repas d'un tarn.

À ma joie, le grand tarn noir, en entendant crier «

Tabuk ! », commença à décrire ses longs cercles de chasse en vol plané, presque comme s'il sortait la veille du dressage. Il était vraiment le tarn des tarns, mon Ubar des Cieux !

C'était un plan fou auquel je m'étais raccroché - pas plus d'une chance sur un million - à moins que le grand tarn pût faire pencher le sort en ma faveur. Ses yeux méchants brillaient, scrutant le sol, sa tête et son bec projetés en avant, ses ailes immobiles, décrivant de grands cercles en un vol plané silencieux de plus en plus bas au-dessus des tours grises de Tharna.

Nous survolions maintenant l'arène de Tharna, toujours bouillonnante de ses multitudes vibrantes et furieuses. Les vélums avaient été repliés, mais les tribunes étaient encore pleines, cardes milliers de masques d'argent de Tharna attendaient que la Tatrix dorée quitte la première la scène des macabres divertissements de la cité grise.

Tout en bas, au milieu de la foule, j'aperçus le costume doré de la Tatrix.

— Tabuk ! criai-je. Tabuk !

Le grand prédateur pivota dans le ciel avec autant d'aisance qu'un couteau tourne au bout d'un fil de fer. Il plana, le dos au soleil. Ses serres ferrées d'acier pendaient comme de grands crochets ; il semblait frémir, pratiquement immobile en l'air; puis ses ailes se dressèrent, parallèles, m'enveloppant presque, et ne bougèrent plus.

La descente fut aussi rectiligne et silencieuse que la chute d'une pierre, l'ouverture d'une main. Je me cramponnai farouchement à l'oiseau. Le coeur me remonta entre les dents. Les tribunes de l'arène, pleines de costumes et de masques, paraissaient monter à la verticale.

Des cris aigus de terreur jaillirent d'en bas. De tous côtés, atours et parures voltigeant, les masques d'argent de Tharna qui, quelques minutes plus tôt, réclamaient du sang à grands cris, fuyaient maintenant en désordre pour sauver leur vie, saisis par la panique, se piétinant, se griffant et se déchirant, escaladant les bancs, se projetant même pardessus le mur dans le sable de l'arène. En un instant qui dut lui paraître le plus terrifiant de sa vie, la Tatrix se retrouva seule, le nez en l'air, abandonnée par tous sur les marches de son trône doré au milieu de coussins et de plateaux de bonbons et de friandises renversés. Un hurlement de terreur partit de derrière ce masque doré placide, impassible. Les bras dorés de son costume, les mains gantées d'or se plaquèrent sur son visage. Les yeux derrière le masque, que j'aperçus en cette fraction de seconde, étaient fous de peur.

Le tarn fonça.

Ses serres ferrées d'acier se refermèrent comme de grands crochets sur le corps de la Tatrix hurlante. Et le tarn se tint ainsi un instant, tête et bec allongés, les ailes claquantes, sa proie prisonnière de ses serres, et il poussa son cri terrifiant de capture, à la fois cri de victoire et de défi. Dans ces serres titanesques, impitoyables, le corps de la Tatrix était sans défense. Il tremblait de terreur, palpitant de façon irrépressible comme celui d'un gracieux tabuk capturé

qui attend d'être emporté vers l'aire. La Tatrix était même devenue incapable de crier.

Dans un tourbillon d'ailes, le tarn battit l'air et s'éleva à

la vue de tous, au-dessus des tribunes, au-dessus de l'arène, au-dessus des tours et des remparts de Tharna et fila vers l'horizon, le corps drapé d'or de la Tatrix agrippé dans ses serres.

15

UN MARCHÉ EST CONCLU

Le cri de « Tabuk ! » est le seul mot auquel un tarn est dressé à réagir. En dehors de cela, tout est affaire de rênes et d'aiguillon. Je me reprochai amèrement de n'avoir pas entraîné l'oiseau à réagir aux ordres verbaux. Maintenant plus que jamais, où je n'avais ni harnais ni selle, un tel enseignement aurait été inestimable.

Une idée folle me vint. Lorsque j'avais ramené Talena d'Ar à Ko-ro-ba, j'avais essayé de lui apprendre le maniement des rênes du harnais du tarn et de l'aider à maîtriser l'animal, tout au moins avec moi pour l'assister.

Dans les sifflements du vent, je lui criais les rênes qu'il fallait manoeuvrer. « Rêne un ! », «Rêne six ! », etc., et elle tirait sur la rêne indiquée. C'était la seule association entre la voix humaine et les dispositions du harnais que le tarn avait connue. Évidemment, l'oiseau n'avait pu être dressé en si peu de temps - mon intention n'était d'ailleurs pas non plus de le faire - car je n'avais parlé que pour Talena. D'autre part, en admettant même que l'oiseau ait été dressé sans le vouloir en un temps aussi court, ce n'était pas possible qu'il ait gardé encore le souvenir de cette impression fortuite qui remontait à plus de six ans.

— Rêne six ! criai-je.

Le grand oiseau vira sur la gauche et se mit à monter légèrement.

— Rêne deux ! criai-je, et l'oiseau vira sur la droite, en montant toujours sous le même angle.

« Rêne quatre ! ordonnai-je, et l'oiseau se mit à descendre vers la terre, se préparant à se poser.

« Rêne un ! dis-je en riant, ravi, éclatant de joie, et le géant emplumé, ce titan de Gor, commença à s'élever presque à la verticale.

Je ne dis plus rien et l'oiseau se mit à voler droit devant lui, ses ailes battant l'air à grands coups rythmés, alternant parfois avec une longue glissade planée presque sans perdre d'altitude – et je vis Tharna disparaître.

Spontanément, sans réfléchir, je passai mes bras autour du cou de la grande créature et l'étreignis. Le tarn continua à

battre des ailes sans réagir, sans m'accorder d'attention. Je ris et lui donnai deux petites tapes sur le cou. Ce n'était, bien sûr, qu'un des animaux de Gor, mais je l'aimais. Pardonnez-moi si je dis que j'étais heureux comme le n'aurais pas dû l'être dans ces circonstances, mais mes sentiments sont de ceux qu'un tarnier comprendrait. Je connais peu de sensations aussi magnifiques, aussi divines, que de partager le vol d'un tarn.

Je suis un tarnier, un de ceux qui préfèrent la selle d'un de ces féroces prédateurs titanesques au trône d'un Ubar. Qui a été tarnier, affirme-t-on, reviendra toujours à ces sauvages oiseaux géants. Je crois que ce dicton est vrai. n sait qu'il faut les maîtriser ou être dévoré. On sait qu'on ne peut pas se fier à eux, qu'ils sont méchants. Un tamier sait qu'ils peuvent se retourner contre lui à l'improviste. Pourtant, le tarnier ne veut pas d'autre vie. Il continue à

monter ces oiseaux, à grimper sur leur selle le coeur plein de joie, à tirer sur la rêne un et, avec un cri d'allégresse, à

inciter le monstre à prendre son essor. Plus qu'à l'or de cent marchands, plus qu'aux innombrables cylindres d'Ar, il tient à ces sublimes moments solitaires, bien haut au-dessus de la terre, cinglé par le vent, lui et l'oiseau formant une seule créature, seuls, hauts, rapides, libres. Disons simplement que j'étais heureux parce que j'étais de nouveau à dos de tarn.

De dessous l'oiseau monta un long gémissement tremblant, un son faible, involontaire, poussé par la proie dorée prise dans ses serres.

Je me maudis pour ma stupide étourderie car, dans la joie de voler, si incompréhensible que cela me semble maintenant, j'avais oublié la Tatrix. Comme ces minutes de vol avaient dû être effrayantes pour elle, étreinte dans les serres, à des centaines de mètres au-dessus des plaines de Tharna, sans savoir si elle serait lâchée d'un instant à l'autre ou emportée sur quelque corniche pour être mise en pièces par ce bec monstrueux, ces hideuses serres ferrées d'acier !

Je regardai derrière moi pour voir s'il y avait des poursuivants. Ils viendraient sûrement, à pied et à dos de tarn. Tharna n'entretenait pas de grandes formations de tarns mais avait sûrement de quoi lancer au moins quelques escadrilles de tarniers pour sauver et venger sa Tatrix. Le citoyen de Tharna, dressé dès la naissance à se considérer comme une créature indigne, ignoble et inférieure, au mieux une bête de somme à l'esprit obtus, ne faisait pas en général un bon tamier. Cependant, je savais qu'il devait y avoir des tarniers à Tharna, et de bons, car son nom était respecté

parmi les cités martiales hostiles de Gor. Ses tamiers étaient peut-être des mercenaires – ou des hommes comme Thom, Capitaine de Tharna –, qui, malgré leur cité, avaient bonne opinion d'eux-mêmes et conservaient au moins une parcelle de fierté de caste.

J'eus beau scruter le ciel derrière moi, à la recherche de ces points minuscules qui seraient des tarns lointains en vol, je ne vis rien. Le ciel était bleu et vide. Maintenant, tous les tarniers de Tharna devraient voler. Pourtant, je ne distinguais rien.

Un autre gémissement échappa à la captive dorée.

Au loin, à une quarantaine de pasangs, j'aperçus une suite de crêtes hautes et escarpées, dominant une vaste prairie toute jaune de talenders, cette fleur délicate aux pétales dorés que les jeunes filles de Gor ont coutume de tresser en guirlandes. Chez elles, quand elles sont avec leurs parents ou leurs amoureux, les femmes de Gor se dévoilent et piquent parfois des talenders dans leur chevelure. À la fête célébrant son Libre Compagnonnage, la jeune fille porte souvent une couronne de talenders.

En une dizaine de minutes, les crêtes furent presque audessous de nous.

— Rêne quatre ! criai-je.

Le grand oiseau suspendit son vol, freinant avec ses ailes, puis descendit doucement sur une haute corniche d'une des crêtes, une corniche qui surplombait la campagne à des pasangs à la ronde, une corniche qui n'était accessible qu'à dos de tarn.

Je sautai à bas du monstre et courus vers la Tatrix pour la protéger au cas où le tarn voudrait commencer à manger. Je détachai les serres crispées sur son corps en parlant au tarn, en repoussant ses pattes. L'oiseau sembla déconcerté. N'avais-je pas crié « Tabuk ! » ? Est-ce que cette chose qu'il avait saisie ne devait pas être dévorée maintenant ? N'était-ce pas une proie ?

J'écartai le tarn de la jeune femme, que je pris dans mes bras. Je la déposai doucement près de la paroi de la falaise, aussi loin que possible du bord. La corniche rocheuse sur laquelle nous nous trouvions avait environ six mètres de large et autant de profondeur, environ la dimension qu'un tarn choisit pour établir son aire.

Debout entre la Tatrix et le carnivore ailé, je criai «

Tabuk ! ». Il commença à se diriger vers la jeune femme, qui se redressa sur les genoux, le dos plaqué contre la falaise, et hurla. « Tabuk ! » criai-je de nouveau en saisissant le grand bec à deux mains et le tournant vers la campagne.

L'oiseau parut hésiter puis, d'un mouvement presque tendre, posa son bec sur moi. « Tabuk », dis-je doucement en le tournant encore vers les champs.

Avec un dernier regard à la Tatrix, l'oiseau s'écarta et s'avança majestueusement au bord de cette corniche impressionnante où, d'un seul battement de ses grandes ailes, il bondit dans l'espace, projetant en prenant son essor une ombre qui était un message de terreur pour tout gibier dans la plaine.

Je pivotai pour faire face à la Tatrix.

— Es-tu blessée ? demandai-je.

Lorsque le tarn fonce sur un tabuk, le dos de l'animal est parfois brisé. C'est un risque que j'avais décidé de courir. Je ne voyais guère d'autre solution. En détenant la Tatrix, j'étais en position de marchander avec Tharna. Je ne pensais pas être en mesure d'aboutir à réformer ses moeurs rudes, mais j'espérais bien obtenir la liberté de Linna et d'Andreas, et peut-être aussi celle des infortunés que j'avais rencontrés dans l'arène. Ce serait certainement un faible prix pour le retour de la Tatrix dorée.

La Tatrix se mit péniblement debout.

Il est d'usage sur Gor que la captive s'agenouille devant son ravisseur, mais elle était, somme toute, une Tatrix et je ne voulus pas insister sur ce point. Ses mains toujours gantées d'or montèrent vers le masque doré comme si elle craignait plus que tout qu'il ne soit pas en place. Ce n'est qu'après que ses mains s'efforcèrent d'arranger et de lisser son costume en lambeaux. Je souris. Ses atours avaient été

fendus par les serres, déchirés par les vents qui faisaient rage. Elle en ramena les pans autour d'elle d'un geste altier, se couvrant du mieux qu'elle put. À part le masque métallique, froid, brillant, comme toujours, je conclus que la Tatrix était probablement belle.

— Non, déclara-t-elle avec hauteur, je suis indemne !

J'attendais cette réponse, bien que son corps fût sans doute presque brisé, sa chair meurtrie jusqu'à l'os.

— Tu souffres, dis-je, mais maintenant tu as surtout froid et tu es engourdie par manque de circulation. (Je la regardai attentivement.) Plus tard, ajoutai-je, ce sera encore plus douloureux.

Le masque impassible me dévisagea.

- Moi aussi, repris-je, j'ai été une fois dans les serres d'un tarn.

Pourquoi le tarn ne t'a-t-il pas tué dans l'arène ?

questionna-t-elle.

C'est mon tarn, dis-je simplement.

Que pouvais-je lui dire de plus ? Qu'il ne m'ait pas tué, connaissant la nature des tarns, me semblait presque aussi incroyable qu'à elle. Si je n'avais pas mieux connu les tarns, j'aurais pu croire qu'il avait de l'affection pour moi. La Tatrix examina le ciel.

Quand va-t-il revenir? demanda-t-elle.

Sa voix n'était qu'un murmure. Je compris que, si quelque chose frappait de terreur le coeur de la Tatrix, c'était bien le tarn.

— Bientôt, répondis-je. Espérons qu'il découvrira de quoi manger dans les champs.

Un frisson secoua légèrement la Tatrix.

— S'il ne trouve pas de gibier, dit-elle, il reviendra furieux et affamé.

— Certainement, assurai-je.

— Il essaiera peut-être de se nourrir de nous...

— Peut-être.

Finalement, les mots sortirent, lentement, énoncés avec soin.

S'il ne trouve pas de gibier, vas-tu me donner au tarn ?

— Oui, répondis-je.

Poussant un cri de terreur, la Tatrix tomba à genoux devant moi, les mains tendues, implorante. Lara, Tatrix de Tharna, était à mes pieds en suppliante.

À moins que tu ne te conduises bien, ajoutai-je. Avec colère, la Tatrix se remit debout péniblement.

— Tu t'es joué de moi ! s'écria-t-elle. Tu t'es joué de moi pour me faire prendre la posture de la captive ! Je souris. Ses poings gantés me frappèrent. J'attrapai ses poignets et la tins solidement. Je remarquai que, derrière le masque, ses yeux étaient bleus. Je la laissai se dégager en se débattant. Elle courut à la paroi et s'y figea, me tournant le dos.

Je t'amuse donc ? dit-elle.

Excuse-moi.

— Je suis ta prisonnière, n'est-ce pas ? reprit-elle, d'un ton insolent.

Oui.

Que vas-tu faire de moi? demanda-t-elle toujours Face à

la paroi, sans daigner me regarder.

Te vendre contre une selle et des armes, répliquai-je. Je jugeais bon d'alarmer la Tatrix pour augmenter mes atouts dans la discussion.

Son corps frémit de peur et de colère. Elle se retourna d'un bond vers moi, ses poings gantés crispés.

Jamais ! cria-t-elle.

— Je le ferai si ça me plaît, déclarai-je.

La Tatrix, tremblant de rage, me toisa. Je ne savais pas quelle haine bouillait derrière ce masque d'or serein. Enfin, elle parla. Le ton était corrosif.

Tu plaisantes, dit-elle.

Enlève ton masque, répliquai-je, afin que je puisse mieux juger de ce que tu me rapporteras dans la Rue des Marques.

Non! cria-t-elle, tandis que ses mains se portaient précipitamment sur le masque d'or.

— Je pense que le masque à lui seul vaudra le prix d'un bon bouclier et d'une lance.

La Tatrix eut un rire amer.

— Il permettrait d'acheter un tarn, dit-elle.

Je me rendais compte qu'elle n'était pas sûre que je parlais sérieusement, qu'elle ne croyait pas vraiment que j'étais résolu à faire ce que je disais La convaincre qu'elle était en danger, que j'oserais lui mettre la camisk et le collier était important pour mes plans.

Elle rit, pour me mettre à l'épreuve, en tendant vers moi l'ourlet déchiré de son costume.

—Tu vois, dit-elle en affectant un ton navré, je ne rapporterai pas grand-chose dans cette misérable toilette.

C'est vrai, convins-je.

Elle rit.

— ... tu rapporteras davantage sans, complétai-je.

Elle parut ébranlée par cette réponse pratique. Je vis qu'elle n'était plus rassurée sur sa situation. Elle décida d'abattre sa carte maîtresse. Elle me toisa, royale, hautaine, insolente. Sa voix était froide, chaque mot un cristal de glace.

Tu n'oserais pas me vendre.

— Pourquoi pas ? répliquai-je.

— Parce que je suis Tatrix de Tharna! dit-elle, se redressant de toute sa taille et rassemblant autour d'elle les lambeaux de sa toilette dorée.

Je ramassai un petit caillou, le lançai du haut de la corniche et le regardai plonger vers la campagne. J'observai les nuages qui filaient dans le ciel entrain de s'assombrir; j'écoutai le vent siffler dans ces crêtes solitaires. Je me tournai vers la Tatrix.

Cela améliorera ton prix.

La Tatrix sembla stupéfiée. Elle en perdit son attitude hautaine.

— Est-ce que vraiment tu me mettrais en vente ? demanda-telle d'une voix mal assurée. Je la regardai sans répondre. Elle porta les mains à son masque.

Est-ce qu'on me l'enlèverait ?

Avec tes vêtements.

Elle eut un mouvement de recul.

Tu seras simplement une esclave parmi d'autres, dis-je. Ni plus ni moins.

Ces mots la frappèrent.

Serais-je... exhibée ?

— Naturellement.

— ... dévêtue ?

Tu seras peut-être autorisée à porter des bracelets d'esclave ! ripostai-je d'un ton agacé.

Elle parut sur le point de s'évanouir.

Seul un imbécile achèterait une femme habillée.

Non... non, dit-elle.

C'est la coutume, répliquai-je simplement.

Tu me ferais ça?

Sa voix était un murmure effrayé.

— D'ici deux nuits, tu te tiendras dévêtue sur le billot d'Ar et tu seras vendue à l'enchérisseur le plus offrant.

Non, non, non, geignit-elle, et son corps torturé refusa de la soutenir plus longtemps.

Elle s'effondra pitoyablement contre la paroi en pleurant. C'était plus que je n'en attendais et je dus refouler un élan pour la réconforter, pour lui dire que je ne lui ferais rien, qu'elle était en sécurité mais, me souvenant de Linna et d'Andreas, et des pauvres diables des Divertissements, je retins ma compassion. En vérité, en pensant à la cruauté de la Tatrix, à ce qu'elle avait fait, je me demandai si je ne devrais pas réellement la mener à Ar et m'en débarrasser dans la Rue des Marques. Elle serait certainement moins nuisible dans les Jardins de Plaisir d'un tarnier que sur le trône de Tharna.

— Guerrier, dit-elle en relevant la tête tristement, faut-il donc que tu tires de moi une vengeance aussi terrible ?

Je souris intérieurement. Il semblait maintenant que la Tatrix était disposée à négocier.

Tu m'as terriblement maltraité ! répliquai-je d'un ton sévère.

— Mais tu n'es qu'un homme, rétorqua-t-elle, rien qu'un animal !

Je suis, moi aussi, un être humain!

Rends-moi la liberté, pria-t-elle.

Tu m'as passé le joug. Tu m'as fouetté. Tu m'as condamné à l'Arène. Tu voulais me faire dévorer par le tarn. (Je ris.) Et tu demandes ta liberté!

— Je te paierai mille fois ce que je te rapporterais sur le billot d'Ar, plaida-t-elle.

Mille fois ce que tu rapporterais sur le billot d'Ar n'assouvirait pas ma vengeance! dis-je d'une voix rude. Seulement toi sur le billot d'Ar!

Elle gémit.

Voilà le moment, pensai-je.

- Et, repris-je, non seulement tu m'as outragé, mais tu as réduit mes amis en esclavage.

La Tatrix se redressa sur les genoux.

— Je les libérerai ! s'écria-t-elle.

— Peux-tu changer les lois de Tharna? demandai-je.

— Hélas, même moi je ne le peux pas, mais je peux libérer tes amis! Je les libérerai! Ma liberté en échange de la leur!

J'eus l'air de réfléchir.

Elle se releva d'un bond.

— Guerrier, s'écria-t-elle, songe à ton honneur! (Sa voix était triomphante.) Assouvirais-tu ta vengeance au prix de l'esclavage de tes amis ?

Non, m'écriai-je d'un ton furieux, mais ravi intérieurement, car je suis un Guerrier !

Sa voix exultait.

Alors, Guerrier, tu dois négocier avec moi !

Pas avec toi ! m'écriai-je en essayant d'avoir l'air consterné.

Si, dit-elle en riant. Ma liberté en échange de la leur.

— Ce n'est pas assez, grommelai-je.

— Quoi d'autre alors ?

— Libère tous ceux qui servaient aux Divertissements de Tharna.

La Tatrix sembla interloquée.

- Tous, insistai-je, ou le billot d'Ar!

Sa tête s'inclina.

— Très bien, Guerrier. Je les libérerai tous.

— Puis-je te faire confiance ?

— Oui, dit-elle sans croiser mon regard. Tu as la parole de la Tatrix de Tharna.

Je me demandai si je devais m'y fier. Je me rendis compte que je n'avais guère le choix.

Mes amis, repris-je, sont Linna de Tharna et Andreas de Tor.

La Tatrix leva les yeux.

— Mais, dit-elle, stupéfaite, ils se sont aimés.

- N'importe, libère-les.

C'est une Femme Avilie, déclara la Tatrix, et lui un membre d'une caste bannie par Tharna.

Libère-les, répétai-je.

Très bien, dit la Tatrix humblement, je les libérerai.

— Et j'aurai besoin d'armes et d'une selle.

— Tu les auras.

À ce moment, l'ombre du tarn couvrit la corniche et, dans un grand battement d'ailes, le monstre nous rejoignit. Dans ses serres, il tenait une grosse pièce de viande crue sanglante qui avait été arrachée à quelque proie, peut-être à

un bosk, à plus de vingt pasangs de là. Il laissa tomber le morceau massif devant moi.

Je ne bronchai pas.

Je ne désirais nullement disputer cette prise au grand oiseau. Mais le tarn ne toucha pas à la viande. Je présumai qu'il avait déjà mangé quelque part dans les plaines. Un examen de son bec confirma cette supposition. Et il n'y avait pas d'aire sur la corniche, pas de tarn femelle, pas de couvée piaillante de tarnots. Le grand bec poussa la viande contre mes jambes.

C'était un cadeau.

Je donnai des tapes affectueuses à l'oiseau.

Merci, Ubar des Cieux, lui dis-je.

Je me penchai et, avec les mains et les dents, arrachai un gros lambeau. Je vis la Tatrix frissonner quand j'attaquai la viande crue, mais j'étais affamé et je laissai tomber les élégances des tables basses, pour autant qu'elles existent. J'offris une part à la Tatrix, mais son corps oscilla comme si elle allait vomir et je ne voulus pas insister.

Pendant que je me repaissais du cadeau du tarn, la Tatrix, debout au bord de la corniche rocheuse, regardait la prairie de talenders. Ils étaient magnifiques et leur parfum délicat montait même jusqu'à la corniche rugueuse. La jeune femme serrait ses vêtements autour d'elle et contemplait les fleurs qui se balançaient et ondulaient dans le vent comme une houle blonde. Je lui trouvai l'air bien solitaire, plutôt triste et déprimé.

Des talenders, dit-elle à mi-voix.

J'étais accroupi à côté de la viande, en train de mastiquer, la bouche pleine de chair crue.

— Qu'est-ce qu'une femme de Tharna sait des talenders ? me gaussai-je.

Elle se détourna sans répondre.

Lorsque j'eus mangé, elle dit :

Mène-moi maintenant à la Colonne des Échanges.

Qu'est-ce que c'est? demandai-je.

Une colonne aux frontières de Tharna, expliqua-t-elle, où Tharna et ses ennemis effectuent l'échange des prisonniers. Je te guiderai. (Elle ajouta :) Tu y trouveras des hommes de Tharna qui t'attendent.

Qui m'attendent ?

Naturellement, répliqua-t-elle. Ne t'es-tu pas étonné qu'il n'y ait eu aucune poursuite ? (Elle eut un rire désabusé.) Qui serait assez fou pour garder la Tatrix de Tharna quand elle peut être rachetée pour l'or d'une douzaine d'Ubars ?

Je la regardai.

— J'avais craint, dit-elle, les yeux baissés, que tu ne sois ce genre de fou.

Il y avait dans sa voix une émotion que je ne compris pas.

Non, déclarai-je en riant, toi, tu retournes à Tharna. Je portais encore l'écharpe dorée autour de mon cou, cette écharpe qui avait marqué le début des Divertissements et que j'avais ramassée dans l'arène pour essuyer le sable et la sueur. Je l'ôtai de mon cou.

Tourne-toi, dis-je à la Tatrix, et mets tes mains derrière ton dos.

La tête haute, la Tatrix s'exécuta. Je lui retirai ses gants d'or et les passai dans ma ceinture. Puis, avec l'écharpe, en utilisant les simples noeuds de capture de Gor, j'attachai ses poignets ensemble.

Je jetai d'un souple élan la Tatrix sur le dos du tarn et sautai à côté d'elle. Puis, la tenant d'un bras et m'accrochant solidement dans les plumes du cou du tarn, je criai:

— Rêne un !

Et l'animal s'élança de la corniche et prit son essor. 16

LA COLONNE DES ÉCHANGES

Guidés par la Tatrix, en guère plus de trente minutes nous arrivâmes en vue de la Colonne des Échanges qui brillait au loin. Elle se trouvait à une centaine de pasangs au nord-ouest de la cité. C'était une colonne blanche isolée en marbre massif, d'environ cent vingt mètres de haut et trente mètres de diamètre. Elle n'était accessible qu'à dos de tarn. L'endroit n'était pas mal choisi pour l'échange de prisonniers et présentait une situation presque idéale du point de vue de la protection contre les embuscades. La colonne massive n'offrait pas d'accès au niveau du sol et les tarns qui s'approcheraient ne pourraient pas l'atteindre sans être aisément repérés de très loin.

J'examinai soigneusement la campagne. Elle semblait vide. Sur la colonne même, il y avait trois tarns et autant de guerriers, ainsi qu'une femme qui portait le masque d'argent de Tharna. Comme je survolais la colonne, un guerrier ôta son casque et me fit signe de descendre. Je vis que c'était Thorn, Capitaine de Tharna. Je remarquai que ses compagnons et lui étaient armés.

— Est-ce la coutume, demandai-je à la Tatrix, que les guerriers viennent avec leurs armes à la Colonne des Échanges ?

— Il n'y aura pas de traîtrise, assura la Tatrix.

J'eus bonne envie de dérouter le tarn et d'abandonner mon projet.

Tu peux te fier à moi, dit-elle.

Qu'en sais-je ? rétorquai-je.

— Parce que je suis Tatrix de Tharna! déclara-t-elle fièrement.

— Rêne quatre ! criai-je à l'oiseau pour le faire se poser sur la colonne. (L'oiseau sembla ne pas comprendre.) Rêne quatre ! répétai-je plus sévèrement. (Je ne sais pourquoi, l'oiseau avait l'air de ne pas vouloir se poser.) Rêne quatre !

criai-je, lui ordonnant avec rudesse d'obéir.

L'oiseau géant atterrit enfin sur la colonne de marbre, qui résonna sous ses serres ferrées d'acier.

Je ne descendis pas, mais tins la Tatrix plus fermement. Le tarn paraissait nerveux. Je m'efforçai de le calmer. Je lui parlai à voix basse, le caressai d'une tape sur le cou. La femme au masque d'argent s'approcha.

— Salut à notre Bien-Aimée Tatrix ! s'écria-t-elle. C'était Dorna la Fière.

— N'approche pas plus près ! ordonnai-je.

Dorna s'arrêta à quelque cinq mètres en avant de Thorn et des deux guerriers qui n'avaient pas bronché.

La Tatrix répondit au salut de Dorna la Fière simplement par une inclination de tête souveraine.

Tharna est à toi tout entière, Guerrier, proclama Dorna la Fière, si tu relâches notre noble Tatrix. La Cité pleure en attendant son retour. Je crains qu'il n'y ait pas de joie à

Tharna avant qu'elle reprenne place sur son trône doré !

Je ris.

Dorna la Fière se raidit.

— Quelles sont tes conditions, Guerrier ? demanda-t-elle.

Une selle et des armes, répondis-je, et la liberté de Linna de Tharna, d'Andreas de Tor et de tous ceux qui ont combattu cet après-midi dans les Divertissements de Tharna. Il y eut un silence.

— Est-ce tout ? s'enquit Dorna la Fière, interloquée.

— Oui, dis-je.

Derrière elle, Thorn rit.

Dorna jeta un coup d'oeil à la Tatrix.

— J'ajouterai, dit-elle, le poids en or de cinq tarns, une chambre pleine d'argent, des casques remplis de bijoux !

— Tu aimes vraiment ta Tatrix, opinai-je.

— Certes, Guerrier, répliqua Dorna.

— Et tu es excessivement généreuse, ajoutai-je.

La Tatrix se tortillait dans mes bras.

--Moins, reprit Dorna la Fière, serait insulter notre BienAimée Tatrix !

J'étais content car, si j'avais peu d'emploi pour de telles richesses dans les Monts Sardar, elles profiteraient certainement à Linna et à Andreas et aux pauvres diables de l'arène.

Lara, la Tatrix, se redressa dans mes bras.

Je ne trouve pas les conditions satisfaisantes. Donne-lui en plus de ce qu'il demande le poids en or de dix tarns, plus deux chambres d'argent et cent casques de bijoux !

Dorna la Fière s'inclina gracieusement en signe d'acquiescement.

— En vérité, Guerrier, dit-elle, pour notre Tatrix, nous te donnerions même les pierres de nos remparts.

— Mes conditions te satisfont-elles? demanda la Tatrix avec ce qui me parut être une certaine condescendance.

Oui, répliquai-je, comprenant l'affront infligé à Dorna la Fière.

Relâche-moi, ordonna-t-elle.

D'accord, dis-je.

Je me laissai glisser à bas du tarn, la Tatrix dans mes bras. Je la mis debout, sur cette colonne balayée par le vent aux confins de Tharna, et me penchai pour ôter l'écharpe qui l'entravait.

Dès que ses poignets furent libres, elle redevint jusqu'au bout des ongles la royale Tatrix de Tharna.

Je me demandai si c'était bien la même jeune femme qui venait de subir cette épreuve harassante, dont les vêtements étaient en lambeaux, dont le corps devait être encore ravagé

de douleur à la suite de son séjour dans les serres de mon tarn.

Impérieusement, sans daigner me parler, elle fit un geste vers les gants d'or que j'avais passés dans ma ceinture. Je les lui tendis. Elle les enfila lentement, méthodiquement, sans cesser de me dévisager.

Quelque chose dans sa contenance me mit mal à l'aise. Elle se détourna et alla majestueusement vers Dorna et les guerriers.

Quand elle fut près d'eux, elle se retourna dans un tourbillon subit de ses atours dorés et me désigna d'un doigt impérieux.

Saisissez-le ! ordonna-t-elle.

Thom et ses guerriers se précipitèrent et je me trouvai cerné par leurs armes.

Traîtresse ! m'écriai-je.

La voix de la Tatrix était joyeuse.

Imbécile, dit-elle en riant, ne sais-tu pas encore qu'on ne fait pas de pacte avec un animal, qu'on ne négocie pas avec une bête ?

Tu m'as donné tà parole ! m'écriai-je.

La Tatrix ramena ses vêtements contre elle.

Tu n'es qu'un homme, laissa-t-elle tomber avec mépris.

Tuons-le ! cria Thom.

Non, dit la Tatrix impérieusement, ce ne serait pas suffisant !

Le masque scintilla dans ma direction, reflétant la lumière du soleil couchant Il paraissait plus que jamais empreint de férocité, hideux, en fusion.

Entravez-le, commanda-t-elle, et envoyez-le aux Mines de Tharna!

Derrière moi, tout à coup, le tarn poussa un cri de rage et ses ailes battirent l'air.

Thom et les guerriers tressaillirent de surprise et, à cet instant, je m'élançai entre leurs armes, saisis Thom et un guerrier, les cognai l'un contre l'autre et les projetai tous les deux sur le sol de marbre de la colonne où leurs armes tombèrent en cliquetant. La Tatrix et Dama la Fière hurlèrent.

L'autre guerrier m'allongea un coup de pointe; j'esquivai son épée en me rejetant de côté et j'agrippai le poignet qui tenait l'arme. Je tordis ce poignet, le haussai bien au-dessus de mon bras gauche et, d'un mouvement brusque de torsion, lui brisai le bras au coude. Le guerrier s'affaissa en gémissant.

Thom qui s'était remis debout me bondit dessus parderrière, l'autre guerrier l'imita un moment après. Je luttai farouchement corps à corps avec eux. Puis, peu à peu, tandis qu'ils juraient sans pouvoir se dégager, je les tirai lentement par-dessus mes épaules et les jetai soudain sur le marbre à mes pieds. A cet instant, la Tatrix et Dorna la Fière enfoncèrent en même temps des choses aiguës, comme des espèces d'épingles, dans mon dos et mon bras.

Je ris de l'absurdité de ce geste, puis ma vision s'obscurcit, la colonne se mit à tourner, je tombai à leurs pieds. Mes muscles ne m'obéissaient plus.

— Mettez-lui les fers ! ordonna la Tatrix.

Tandis que le monde tournait lentement sous moi, je sentis mes jambes et mes bras flasques, mous comme du coton, ramenés brutalement ensemble. J'entendis le cliquetis d'une chaîne et sentis mes membres pris dans des entraves. Le joyeux rire de victoire de la Tatrix tinta dans mes oreilles.

J'entendis Dorna la Fière ordonner à son tour:

— Tuez le tarn !

— Il est parti, répondit le guerrier indemne.

Lentement, bien que la force ne revînt pas dans mon corps, ma vision s'éclaircit, d'abord devant moi, puis de côté, et je parvins à voir de nouveau la colonne, le ciel au-delà et mes ennemis.

Dans le lointain, j'aperçus un point volant qui devait être le tarn. Lorsqu'il m'avait vu tomber, il avait apparemment pris peur. Maintenant, pensai-je, il serait libre, s'évadant enfin vers quelque rude habitat où il pourrait, sans selle ni harnais, sans entrave d'argent, régner comme l'Ubar des Cieux qu'il était. Son départ m'attristait, mais j'étais content qu'il se soit échappé. Mieux valait cela que mourir sous la lance d'un des guerriers.

Thorn me saisit par les chaînes de mes poignets et me traîna sur le sommet de la colonne jusqu'à l'un des trois tarns qui attendaient. J'étais incapable de résister. Mes jambes et mes bras étaient aussi peu utilisables que si un couteau avait tranché tous leurs nerfs.

Je fus enchaîné à l'anneau de patte de l'un des tarns. La Tatrix avait dû cesser de s'intéresser à moi, car elle se tourna vers Dorna la Fière et Thom, Capitaine de Tharna. Le guerrier qui avait eu le bras cassé était agenouillé sur le sol de marbre de la colonne, courbé en avant, oscillant dans un mouvement de va-et-vient, son bras blessé serré

contre son corps. Son camarade se tenait près de moi, parmi les tarns, peut-être pour me surveiller, peut-être pour tranquilliser ces géants émotifs.

Avec hauteur, la Tatrix s'adressa à Dorna et à Thom pour leur demander:

Pourquoi y a-t-il si peu de mes soldats ici ?

Nous sommes assez, répliqua Thorn.

La Tatrix jeta un coup d'oeil sur les plaines, en direction de la cité.

— En ce moment, des files de citoyens qui se réjouissent doivent être en train de sortir de la Cité, dit-elle. Ni Dorna la Fière ni Thom, Capitaine de Tharna, ne lui répondirent.

La Tatrix traversa la colonne, souveraine dans ses atours en lambeaux et s'arrêta devant moi. Elle désigna les plaines en direction de Tharna et déclara :

Guerrier, si tu devais rester assez longtemps sur cette colonne, tu verrais des cortèges venir me fêter à l'occasion de mon retour à Tharna.

La voix de Dorna la Fière parvint de l'autre côté de la colonne.

J'en doute, Bien-Aimée Tatrix.

La Tatrix se retourna, interloquée.

Et pourquoi ?

Parce que, répondit Dorna la Fière - et je suis sûr que derrière son masque d'argent elle souriait - tu ne retourneras pas à Tharna.

La Tatrix resta comme figée de surprise, ne comprenant pas.

Le guerrier indemne, entre-temps, s'était hissé sur la selle du tarn, à l'anneau de patte duquel j'étais enchaîné. Il tira sur la rêne un et le monstre prit son vol. Avec force souffrances, je fus entraîné en l'air et, cruellement suspendu par les poignets, je vis la colonne blanche s'abaisser audessous de moi, ainsi que les silhouettes qui s'y trouvaient deux guerriers, une femme au masque d'argent et la Tatrix dorée de Tharna.

17