CHAPITRE VIII

L'enquête du coroner, le lendemain matin, fut brève et sans cérémonie, et le verdict rendu typique des jurys de l'Ouest :

« Cal Hudgins a été assassiné par un lâche qui a reçu aussitôt le châtiment qu'il méritait. »

Plusieurs jurés tinrent à congratuler Hatfield, après l'audition de son témoignage qui confirmait les circonstances de la mort du métis.

— Et maintenant, tous à la gare ! s'écria le shérif Rider. Je crois que ce vieux Dunn a quelque chose à nous apprendre.

À l'issue de la séance, Doris Carver, qui avait assisté, pâle mais calme à toute l'audience, dit au Ranger :

— Nous allons emmener le corps de l'Oncle Calvin au ranch pour l'inhumation. Mr Bush et Mr Gerard ici présents ont eu l'extrême gentillesse de tout organiser.

Les deux éleveurs aux cheveux gris semblaient aussi embarrassés que s'ils eussent été surpris en train de commettre un acte répréhensible.

— Ce n'est rien, dit Bush d'un air emprunté. Rien que de très normal de la part de voisins.

— Je vais envoyer ma régulière au Lazy H pour s'occuper de l'installation de la petite dame, dit Gerard. J'ai prévenu hier soir les gars du Lazy H et je leur parlerai ce matin dès qu'ils arriveront.

Hatfield dédia aux deux anciens un sourire qui en disait long et leur serra la main avant de prendre congé.

— Voilà des hommes… des vrais, murmura-t-il en enfourchant Goldy pour se diriger vers la gare où la foule commençait à se rassembler. La sorte d'hommes dont le pays a le plus besoin et sur lesquels s'acharnent tous les fauteurs de troubles. – Son visage s'assombrit à cette pensée mais bientôt ses yeux verts s'éclairèrent de nouveau. – Mais c'est aussi la perspective de leur rendre les choses plus aisées qui facilite la tâche d'un officier de paix, conclut-il à part soi.

Doris Carver suivit des yeux sa grande silhouette, aux côtés de Bush et de Gerard.

— Le genre de cheval dont rêve un gars sans jamais s'attendre à le voir, fit observer le vieux Bush à propos de l'alezan.

— Et le genre d'homme dont une fille rêve mais qu'elle n'obtient jamais, dit Doris.

Bush la regarda d'un air ahuri puis une idée jaillit en son esprit et il se donna une grande claque sur la cuisse.

— Ce grand gaillard ne fait partie d'aucune équipe, pas vrai ? demanda-t-il à son compère.

— Je ne crois pas, Mack, fit ce dernier. D'après ce qu'il a dit, il serait simplement de passage, prêt à saisir, en quelque sorte, les offres qui pourraient lui être faites.

— Hmmm ! Hmmm ! fit Bush sans se livrer à d'autre commentaire.

*
*  *

Une estrade improvisée avait été hâtivement édifiée sur le terrain vague faisant face à la gare. Une rumeur parcourut la foule puis le silence se fit lorsqu'un homme sortit de la station, grimpa les marches de la tribune et fixa les visages avides tournés vers lui.

C'était un vieil homme, solidement charpenté, doté d'épaules puissantes et de bras vigoureux. Des yeux d'un bleu glacial, une bouche serrée mais plaisante, un nez proéminent sous un front bombé en arrière duquel ondoyait une opulente crinière d'un blanc de neige.

C'était James G. Dunn, « Jaggers » pour les milliers de travailleurs du rail qui ne juraient que par lui, bien qu'il leur arrivât aussi de jurer contre lui… quand Jaggers n'était pas à portée de voix. Jaggers Dunn, ex-cow-boy, ex-soldat de fortune, ex-ingénieur, bâtisseur d'empire, Directeur général du vaste réseau ferré du C & P.

Le regard de Dunn balaya la foule et s'arrêta un instant sur le grand Ranger assis bien droit sur son splendide coursier à la lisière de l'assistance… puis il se déplaça sans laisser soupçonner qu'il avait reconnu celui qui l'avait attiré.

Hatfield réprima un petit rire. Il avait compté sur l'intuition et la présence d'esprit de Jaggers Dunn, et Dunn ne l'avait pas déçu.

Le Directeur parla, en phrases concises et percutantes.

— J'ai une annonce à vous faire, dit-il sans autre préambule. Comme vous le savez tous, cette ville a été construite à titre temporaire. Elle a été conçue primitivement pour donner asile aux milliers de travailleurs qui participent à l'expansion du C & P. Avec la progression de la tête de ligne vers l'ouest ces travailleurs, ou du moins la grande majorité d'entre eux, devront nécessairement être déplacés afin d'être plus près du théâtre des opérations.

Il fit une pause et un murmure courut parmi la foule qui venait d'entendre la sentence de mort d'Espantosa. Puis vint le sursis.

« Cependant, reprit Dunn, après avoir quelque temps étudié la situation stratégique d'Espantosa, j'ai été amené à penser qu'elle constituait une plaque tournante naturelle pour les éleveurs et les exploitants forestiers du district. Il convient également d'ajouter à cela l'existence présumée de gisements miniers dans les monts Espantosa, au nord et à l'ouest de la ville. Mais le pétrole du bassin d'Alamita et l'argent des monts Tamarra étaient eux aussi purement hypothétiques avant de devenir la réalité que vous savez.

« En conséquence, compte tenu de ces différents facteurs, j'ai décidé que Espantosa deviendrait un établissement permanent et une tête de section pour la ligne du C & P actuellement en chantier. Il conviendra donc de prévoir la création de vastes ateliers, la construction de rotondes pour les locomotives, de dépôts de marchandises et de bureaux pour le personnel administratif de la compagnie. Hier soir, le premier train chargé de matériaux destiné aux nouveaux chantiers est entré en gare d'Espantosa. D'autres ne tarderont pas à le suivre. »

Sur ce, Dunn pivota et gagna les marches de l'estrade, de cette démarche assurée, ni rapide ni lente, dans laquelle Jim Hatfield voyait le symbole des nouvelles forces en mouvement dans cette sauvage région limitrophe de la Nueces. Jaggers Dunn était le héraut de ces forces de progrès et de développement, tout comme lui-même, Jim Hatfield, était le fer de lance de la loi et de l'ordre nouveaux destinés à ordonner le chaos qui succédait nécessairement aux bouleversements matériels.

— Oui, nous aurons du pain sur la planche, dit-il à l'alezan et ses yeux verts brillèrent à cette perspective.

Lentement il se fraya un chemin à travers la foule en liesse puis il gagna l'écurie de louage et confia Goldy à Hamhock Harley. Il revint ensuite, sans se hâter, à la gare et erra sans but le long des quais.

Sans but, du moins en apparence pour quiconque l'eût observé… Il s'arrêta pour regarder le chargement des wagons de marchandises, examina les voies de triage, observa le travail des équipes d'aiguilleurs avec le vif intérêt qu'eût témoigné un cow-boy oisif intrigué par les mystères du chemin de fer.

Il ne tarda pas à atteindre un secteur plus tranquille. Ici, plus de locomotive haletante, plus de rames de wagons se livrant à d'interminables et incompréhensibles manœuvres. Quelques instants plus tard, il s'arrêtait devant un splendide palais sur roues qui portait sur ses flancs, dorée à la feuille, l'inscription Winona. Rapidement il gagna l'arrière du wagon privé, jeta un coup d'œil à la ronde, puis grimpa les marches accédant à la plate-forme. Sans prendre la peine de frapper, il poussa la portière et entra.

Un cri rauque l'accueillit et un vieux nègre terrorisé s'engouffra dans un compartiment.

— Missié Dunn ! Missié Dunn ! C'est le vieux Jesse James lui-même qui vient pour nous tuer tous !

— La ferme, George, et va au diable ! gronda une voix de basse. Entrez, Hatfield.

Les yeux pétillants et pas le moins du monde surpris que Jaggers Dunn ait immédiatement présumé l'identité de son visiteur, Hatfield franchit la porte intérieure et entra dans l'antre du bâtisseur d'empires. Le vieux serviteur nègre fila vers la cuisine, sans cesser de rouler des yeux blancs. Jaggers Dunn se leva, tendit une énorme patte en travers de son grand bureau et lui donna une chaleureuse poignée de main.

— Deux ans déjà, n'est-ce pas ?

Hatfield hocha la tête. Il revoyait par la pensée leur dernière rencontre, quand les revolvers crépitaient au milieu d'une horde assoiffée de sang et de vengeance. Jaggers Dunn souriait lui aussi au souvenir du grand Ranger dont la présence d'esprit et les colts infaillibles l'avaient arraché à une mort certaine. Maintes fois, en compulsant les piles de dossiers poussiéreux qui encombraient son bureau, il avait songé à celui qui avait risqué sa vie pour sauver la sienne.

Non, Jaggers Dunn n'avait pas oublié.

— Je pensais bien que vous viendriez faire un saut quand je vous ai vu ce matin. Ainsi, McDowell vous a envoyé ? J'ai cru comprendre que les gens d'ici lui avaient réclamé toute une compagnie. Ils en ont de la veine, que ce soit vous qui soyez venu… Seulement, ils ne le savent pas. Quant à vous, Hatfield, vous devez être aux anges, à en juger par le plaisir que vous éprouvez à vous retrouver dans des situations qui conduiraient n'importe qui au bord de la dépression nerveuse. Mais avec ce qui se trame ici, vous allez être servi.

— Des ennuis ? demanda le Ranger.

— Ennuis ? Le mot est faible, grogna Dunn. J'ai vu bien des choses en posant mes voies, car la concurrence ne fait pas toujours preuve d'une excessive délicatesse dans le choix de ses armes, j'ai même connu des guerres de bonne dimension, mais tout cela n'était que bagatelle comparé à ce qui se passe ici.

Il s'interrompit et Hatfield s'installa dans le fauteuil qu'il lui désignait. Le Directeur général ouvrit un tiroir de son bureau, fourgonna quelques secondes et en retira quelque chose enveloppé dans du tissu de soie.

— Un échantillon, dit-il en posant l'objet près du coude de Hatfield.

Intrigué, le Ranger défit le paquet. Puis il se recula en sursautant et poussa une exclamation en contemplant la chose gisant sur le dessus brillant du bureau. C'était une main humaine, coupée au ras du poignet, et dont on avait desséché et noirci la chair à la fumée.