CHAPITRE XVII
Hatfield resta quelques instants paralysé par ce drame subit. Puis, à la vue du corps de Vane qui refaisait surface et commençait à descendre lentement le courant, il tira brusquement sur les rênes.
— Cours, Goldy ! Cours !
Aussitôt le grand alezan bondit de l'avant, et galopa parallèlement à l'aqueduc. Prestement, Hatfield retira de ses hanches les doubles ceintures-cartouchières auxquelles pendaient ses deux revolvers et il les enroula autour du pommeau de la selle. Puis, balançant sa jambe droite par-dessus le dos de sa monture, il se maintint en équilibre sur l'étrier de gauche.
Vane avait été tué ou privé de conscience par la balle du tireur invisible. S'il n'était que blessé, il serait noyé à coup sûr avant d'atteindre le plan d'eau à l'extrémité opposé de l'aqueduc. Il était peut-être encore temps de l'arracher au courant avant que l'aqueduc n'enjambât le rebord du coteau.
Rapidement Goldy se rapprochait du corps flottant de Vane. Il le rattrapa à moins de dix mètres du rebord. Bandant ses muscles et réussissant à garder l'équilibre par un miracle d'agilité, Hatfield sauta. Il toucha l'eau presque à côté de Vane et l'empoigna par le col de sa veste. Ils furent alors sur le rebord et plongèrent vers le bas au milieu des remous d'un flot rugissant.
Hoquetant, crachant, à demi noyé et complètement sourd, Hatfield lutta de toutes ses forces pour éviter que le blessé ne fût projeté contre les dures parois et il parvint à lui tenir le visage au-dessus de l'eau, bien qu'il fût lui-même à plusieurs reprises entièrement submergé.
Une fois, il dévia légèrement et des éclairs rouges dansèrent devant ses yeux tandis que sa tête labourait le bois. Seuls le feutre de son chapeau et son abondante chevelure lui évitèrent d'être assommé.
Se cramponnant à son peu maniable fardeau, Hatfield vit défiler confusément les arbres dans un kaléidoscope de verts et de marrons, puis, dans un poudroiement d'écume il aperçut, loin en dessous, une nappe d'eau d'un vert glauque parsemée d'énormes troncs. S'ils heurtaient l'un d'eux ils ne seraient plus que pulpe sanglante entraînée rapidement vers le fond. Hatfield serra les dents tandis que le bassin s'élançait vers eux à une vitesse terrifiante.
Vane avait repris conscience. Ses mouvements faibles, mal dirigés, lui compliquèrent encore la tâche. Le Ranger comprit qu'ils étaient perdus s'il ne parvenait pas à garder la tête orientée dans le sens du courant rapide. Agrippant le géant avec des doigts de fer, il le contraignit à tourner la tête et la lui maintint fermement.
Le bassin était devant eux ! Un gros tronc se profilait en dessous, son écorce pelucheuse semblable à la robe de quelque carnassier. Hatfield en distingua chaque repli et nervure comme ils passaient, telles des flèches, au-dessus de lui, effleuraient son flanc arrondi et touchaient le plan d'eau dans une gerbe d'écume. Il perçut vaguement des voix qui criaient tandis que ses poumons se remplissaient d'eau.
Des hommes avaient plongé dans l'eau profonde et l'empoignaient avec des mains sûres. Un instant plus tard, il était allongé sur la berge, toussant et hoquetant.
Brush Vane fut le premier à se remettre car la balle n'avait fait que lui effleurer le cuir chevelu. Il se souleva sur un coude qui tremblait et fixa, presque avec effroi, le Ranger à demi suffoqué. Puis de la main il caressa la légère entaille au-dessus de sa tempe gauche et de nouveau regarda Hatfield.
Après une dernière quinte de toux, le Ranger s'assit et dédia à Vane un pâle sourire. Ce dernier, solennellement, lui tendit une énorme patte.
— L'ami, dit-il d'une voix grave que l'émotion faisait vibrer, s'il y a quoi que ce soit au monde que je puisse faire pour vous, dites-le.
Les bûcherons groupés autour des deux hommes poussèrent un vivat encore. Hatfield eut un petit rire en se remettant sur ses jambes flageolantes. Il frissonna sous la fraîche brise d'automne.
— Eh bien pour commencer, dit-il en souriant, vous pourriez nous faire donner de bonnes grosses serviettes puis nous conduire au chaud là où nous pourrons les utiliser.
Ils s'acheminaient vers une proche remise lorsqu'un martèlement de sabots retentit sur la pente supérieure.
En tête venait Goldy, bride traînante, crinière noire au vent, les ceintures-cartouchières accrochées au pommeau. Derrière lui un bûcheron talonnait les côtes luisantes du grand cheval noir de Brush Vane. Il félicita chaudement le Ranger.
Hatfield tendit la main et l'alezan fourra dans sa paume un museau velouté tout en hennissant doucement.
— Impossible de rivaliser avec ce démon, fit l'homme qui montait le noir. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé.
— Goldy va où je vais, chaque fois qu'il le peut, répondit Hatfield en souriant.
— Voici Mr Monty qui arrive ! s'exclama le bûcheron. Il se trouvait à l'orée de la forêt quand la chose est arrivée et il a rappliqué à bride abattue.
Monty, grand, sec et noir, chevaucha rapidement vers le groupe, l'anxiété empreinte sur sa physionomie.
— Tout va bien, sir ? demanda-t-il à Vane. J'ai tout vu. Le salaud qui vous a tiré dessus devait se trouver un peu au-dessus de moi, quelque part sur ma droite. J'ai lancé à ses trousses une douzaine de gars. Quand ils l'auront retrouvé, je vous garantis qu'il sera pendu.
— Mais il faut d'abord le retrouver, grogna Vane.
Il se tourna vers le Ranger.
« Je vous présente mon ingénieur, Al Monty. »
Hatfield déclina son identité et Monty lui tendit une main sombre comme celle d'un Indien. Le regard du Ranger s'attarda un instant sur les doigts fuselés puis se leva sur le visage bistre de Monty.
— Enchanté. Quoi de neuf dans l'Ouest ?
Les yeux de Monty brillèrent dans l'ombre du chapeau rabattu sur le front, mais son visage demeura hermétique.
— Je ne saurais vous le dire, Hatfield. Je n'y suis pas allé depuis un bon bout de temps. Voyez-vous, je viens du pays boisé, près de la frontière de l'Oklahoma.
— J'aurais cru pourtant, à voir votre selle…
— C'est ici que je l'ai achetée, répondit Monty. Elle ne me plaît pas outre mesure, d'ailleurs.
Lorsqu'ils eurent ranimé leur circulation à l'aide de serviettes de toile rêche et séché leurs vêtements à la chaleur de la chaudière dans la remise aux locomotives, Brush Vane se tourna vers Hatfield.
— Venez donc manger chez moi. Il ne faut guère plus d'une heure par le raccourci que j'emprunte à travers la forêt.
Le soleil était déjà bas dans le ciel et le voyage de retour au Lazy H eût demandé longtemps. Hatfield décida d'accepter l'invitation. Un peu plus tard, il se retrouva parmi les pins, sur une piste qu'il reconnut pour celle où il avait été si près de perdre la vie le jour même de son arrivée au pays.
Il vit bientôt la souche brûlée et un enchevêtrement de branchages du côté opposé de la piste. L'énorme tronc avait été scié et emporté.
Vane remarqua la direction de son regard et lança un pouce vers la souche.
— Une chance que personne ne se trouvait dessous quand ce mastodonte est tombé, dit-il. Il s'est abattu sur la piste voilà quelques jours. J'emprunte ce chemin presque tous les soirs. J'ai bien failli me casser le cou sur ces branches l'autre nuit.
Hatfield se tourna sur sa selle et dévisagea le seigneur des forêts.
— Vous passez donc souvent par-là ?
— Oui, très fréquemment. La piste qui traverse la pâture au nord est plus praticable, mais elle a près de sept kilomètres de plus. Je prends habituellement cette route quand je suis retardé au camp et que j'ai hâte de regagner mon logis.
— D'autres utilisent-ils cette piste régulièrement ?
— Non. Pratiquement personne en dehors de moi. Surtout la nuit.
Hatfield hésita avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Le soir où Cal Hudgins a été assassiné, aviez-vous pris le raccourci ?
Vane lui darda un regard soupçonneux mais répliqua sans hésiter :
— Non. J'en avais eu l'intention, mais j'ai changé d'idée à la dernière minute. Je me suis rappelé que mon contremaître m'avait parlé d'un trou d'eau qui avait grand besoin selon lui d'être curé. J'ai décidé d'y aller jeter un coup d'œil.
Hatfield acquiesça puis retomba dans le silence mais tandis qu'il regardait les trous noirs entre les grands arbres et les épais fourrés, il éprouvait un déplaisant fourmillement le long de son épine dorsale. Durant le reste du trajet à travers la forêt, il ne cessa de scruter le terrain environnant.
— J'espère que Monty a réussi à dépister ce salaud d'embusqué, grommela Vane.
— Monty me fait l'effet d'un homme qui obtient généralement ce qu'il veut, rétorqua Hatfield.
— Oui, c'est vrai. C'est le meilleur ingénieur forestier que j'aie jamais connu. Il a débarqué ici il y a à peu près un mois et m'a demandé si j'avais du travail pour lui. Quand j'ai eu discuté un moment avec lui, j'ai décidé de l'embaucher. Je n'ai pas eu lieu de m'en repentir. Il aura fort à faire sous peu. J'ai l'intention en effet d'étendre mes coupes. Il y a au nord une excellente futaie.
« Monty peut estimer une coupe mieux et plus vite que quiconque. Drôle de gars… Il part dans les bois, s'absente deux ou trois jours, mais revient toujours avec des renseignements valables.
— Il a eu des ennuis avec Tom Gibson voilà quelques jours, si je ne m'abuse ?
Le visage de Vane s'assombrit.
— Oui. Presque tous ceux de mon équipe ont eu des ennuis avec l'un ou l'autre, depuis quelque temps. Cela a coïncidé avec l'apparition de ce satané Austin Flint. Il m'a refait pour une zone d'excellent peuplement puis m'a mis des tas de gens à dos.
— Flint vous a payé le prix que vous en demandiez, non ?
Vane darda sur Hatfield un regard féroce.
— Sans doute, mais je ne me représentais pas alors la valeur réelle de cette section. Cela s'est passé avant la venue des chemins de fer.
Hatfield eut un sourire railleur.
— Si je comprends bien, le seul tort de Flint fut de se montrer plus malin que Brush Vane dans la conclusion d'un marché ?
Vane parut un instant sur le point d'exploser. Puis, inopinément, ses traits se radoucirent et il se fendit d'un large sourire.
— Vous avez une façon de coller les gens…
Comme la forêt devenait moins dense, Hatfield se tourna de nouveau sur sa selle et regarda intensément le visage du seigneur des bois.
— Mr Vane… Vous m'avez dit tout à l'heure que si j'avais une faveur à vous demander, je ne devais pas hésiter.
— C'est exact, fit Vane avec chaleur, et je le pensais sincèrement.
— Eh bien, je vais vous en demander une tout de suite.
— Annoncez la couleur ! J'accorde beaucoup de prix à mon existence et je suppose qu'elle vous appartient désormais. Demandez-moi n'importe quoi et vous l'aurez. La moitié de mes biens, si ça vous fait plaisir.
— Je ne saurais qu'en faire, dit Hatfield en souriant. Ce que je veux vous demander, c'est de ne plus emprunter cette piste, et surtout pas le soir.
Vane ouvrit de grands yeux.
— Que diable… bredouilla-t-il. Bon, aucune importance. Je peux bien faire cela pour contenter un type qui vient de me sauver la vie. Quelques kilomètres de plus, ce n'est pas une affaire… Mais auriez-vous la bonté de m'expliquer ?
— Vous venez de me dire que votre vie m'appartient. Eh bien ! voyez-vous, si tel est le cas, j'aimerais bien vous la conserver pour un temps.
— Que diable voulez-vous dire ? demanda le rancher sidéré.
— Ceci. J'ai le sentiment que si vous continuez à chevaucher de nuit par cette piste sombre et solitaire, le temps n'est pas très éloigné où vous accomplirez votre dernier voyage. Vous vous souvenez de cet arbre allongé en travers de la piste ? Mr Vane, cet arbre n'est pas tombé par accident. Il s'est abattu le soir même de mon arrivée dans ce pays et il s'est fallu d'un cheveu que je n'y laisse la vie. Je n'ai dû mon salut qu'à l'agilité de mon cheval. Et cela s'est passé précisément le soir où vous n'avez pas emprunté cette piste, bien que vous en ayez eu l'intention, comme bon nombre de gens le savaient assurément. Cet arbre devait tomber sur quelqu'un et ce quelqu'un aurait dû être vous.
Brièvement, il expliqua l'ingénieux et diabolique dispositif qui devait entraîner la chute de l'arbre.
Vane égrena un tel chapelet de jurons que son cheval fit un écart.
— Je n'aurais jamais cru qu'on pouvait me détester à ce point, conclut-il amèrement.
Hatfield ébaucha un sourire.
— Mr Vane, depuis combien de temps vivez-vous dans cette région ?
— Depuis toujours.
— Vous connaissez donc bien tous vos voisins ? Parfait. Pouvez-vous penser à un seul homme de votre connaissance qui serait capable de vous tuer en utilisant un tel procédé ?
— Non. Il y a pas mal de types qui n'hésiteraient pas à me piétiner ou à me tirer dessus s'ils croyaient s'en tirer à bon compte, mais je n'en vois aucun à qui j'aurais peur de tourner le dos.
— Exact.
— Mais… qui veut donc ma peau ? demanda le rancher d'un air désorienté.
— C'est précisément ce que j'ignore et que j'aimerais bien savoir. Une chose est sûre : quelqu'un a soigneusement projeté de vous liquider.
— Et de tous les foutus moyens dégueulasses !…
— Oui, dégueulasse est le mot. Mais astucieux. On vous aurait retrouvé mort, le corps broyé par la chute d'un arbre. Le genre d'accident qui n'a rien d'extraordinaire en pays boisé. Nul ne se serait creusé la tête. On vous aurait enterré, puis oublié. Un accident. Rideau.
Vane sacra de nouveau en caressant sa légère blessure à la tempe.
— Un point d'acquis, reprit Hatfield, c'est que quelqu'un veut à tout prix vous savoir hors du chemin.
— J'ai des ennemis, grogna Vane.
— Oui, mais nous venons de décider qu'aucun d'eux n'emploierait de telles méthodes.
— Dans ce cas, je veux bien être pendu si je sais de qui il s'agit. Naturellement, il y a bien ce maudit chemin de fer… Mais enfin, bon Dieu ! bien que je ne fasse guère de mamours à Dunn, je ne me l'imagine pas se prêtant à une chose pareille. Il est arrogant en diable, bagarreur, mais je suis prêt à parier mon dernier peso que c'est un type réglo. Cela me peinerait de savoir qu'il puisse me soupçonner d'être pour quelque chose dans les ennuis qu'il a eus récemment. Ce n'est pas ma façon d'opérer, Hatfield.
Le Ranger approuva de la tête. Il venait précisément d'aboutir à la même conclusion.
— Je n'arrive pas à voir ce qui pourrait inciter quelqu'un à vouloir à tout prix me faire disparaître, reprit Vane. Vous avez une idée ?
Hatfield prit son temps pour répondre :
— C'est peut-être parce que vous savez quelque chose.
Vane en resta pantois.
— Mais quoi ?
Le Ranger fit la grimace.
— Si je le savais, ou si vous pouviez me le dire, bien des choses changeraient par ici.
Nouvelle bordée de blasphèmes. Puis soudain Vane se tourna de côté et fixa intensément le Ranger.
— Hatfield… dit-il lentement. Qui êtes-vous au juste ?
— Vous connaissez mon nom, et c'est bien le vrai. En ce moment même, je suis le contremaître du Lazy H.
— Inutile de me faire un dessin… rétorqua sèchement Vane qui jugea inutile de poser d'autres questions.
Les deux hommes avaient maintenant quitté la forêt et après avoir traversé une pâture, ils s'arrêtèrent devant la grande maison blanche du Slash K.
Le jeune Sheldon Vane, qui se trouvait sous la véranda à leur arrivée, accueillit Hatfield avec une cordialité marquée. Il resta pourtant silencieux tout au long du dîner et prit congé peu après, le visage empreint d'une expression maussade. Brush Vane le suivit d'un regard soucieux.
— Je ne sais pas ce qu'il a depuis quelque temps. On dirait qu'il ne s'intéresse plus à rien. C'est vrai qu'il vient d'avoir vingt et un ans et que je lui avais toujours dit qu'il pourrait se mettre à son compte dès sa majorité. J'avais appris que le Lazy H était en vente et je lui avais promis de le lui acheter. Mais il semblerait que la nièce de Hudgins n'ait plus l'intention de vendre. C'est peut-être cela qui tracasse mon garçon.
Hatfield était pour sa part d'un avis différent quant à l'origine des soucis du jeune Vane.
Déclinant l'invitation de rester pour la nuit, il se rendit à Espantosa. Il avait étudié Brush Vane tout au long de la soirée mais n'était parvenu à aucune conclusion précise. Vane avait ses bons côtés, certes, mais il était hautain, têtu et tyrannique. Il avait pendant trop d'années exercé un pouvoir sans partage et il lui faudrait encore d'autres coups du sort pour ébranler sa suffisance et sa foi en sa propre infaillibilité.
Vane tenait Bije Cosgrove en haute estime parce que Cosgrove, en apparence du moins, approuvait ses idées. S'il ne nourrissait que peu de sympathie à l'égard de Jaggers Dunn, c'est que Dunn avait des conceptions bien arrêtées, dont beaucoup heurtaient directement les siennes. Il se tenait également pour brimé par ses concitoyens.
— Toute cette satanée clique se figure que c'est moi qui ai fait abattre Cal Hudgins, avait-il lancé d'une voix grondante dans le courant de la conversation. J'ai pour habitude de régler mes affaires en face, d'homme à homme. Je n'ai nul besoin d'embaucher un tueur pour les régler à ma place. Je laisse ces méthodes à des salauds tels que celui qui a essayé de me descendre cet après-midi.
Hatfield se demandait si la balle qui avait égratigné le crâne de Vane avait été destinée au rancher ou à sa propre personne. Les deux hypothèses pouvaient se défendre. Le mouvement de recul qu'il avait eu en selle pour parer le coup de poing dont Vane avait paru vouloir le gratifier avait peut-être suffi à fausser le tir de l'assassin embusqué.
D'autre part, l'apparition à point nommé d'Al Monty sur les lieux ne laissait pas d'être troublante. Il y avait encore bien d'autres points à éclaircir, bien des hypothèses à vérifier pour étayer la théorie ébouriffante qui germait dans l'esprit du Ranger à propos du personnage d'Al Monty.
— Des ongles… des ongles de main, murmurait-il, rêveur en chevauchant en direction de la ville. C'est plutôt mince pour envoyer un homme à la potence, mais qui sait ?
En serrant la main de Monty, il avait remarqué qu'en dépit de la teinte foncée, presque indienne, la cuticule des ongles laissait apparaître une ligne rose !
Sitôt arrivé à Espantosa, il contacta Jaggers Dunn.
— Ah ! lui dit ce dernier, j'ai obtenu des tuyaux sur cette histoire d'actions. Tenez-vous bien. Quelqu'un s'est évertué à faire dégringoler les cours des actions du L & W en répandant la rumeur selon laquelle le C & P est tenu de remporter la course vers le sud-ouest. Les cotations ont baissé en conséquence et quelqu'un, un certain Albert Stone, a raflé toutes les tranches disponibles. Il traite par l'intermédiaire d'une agence de courtage de New York.
— Albert Stone, répéta pensivement Hatfield Avez-vous appris quoi que ce soit sur son compte ?
— Néant sur toute la ligne. Les transactions se font par la poste, depuis San Antonio. La seule adresse de Stone est une boîte postale. Il règle en liquide… sous pli recommandé. Singulières méthodes commerciales…
— Plutôt… admit Hatfield.
— On a pourtant déjà connu des excentriques qui opéraient de cette manière, ajouta Dunn. Et le courtier s'en moque, pourvu qu'il soit payé. Pourquoi se donnerait-il la peine d'enquêter sur le compte de Stone ?
Hatfield hocha la tête.
— Et il y a fort à parier que l'homme qui poste les lettres n'est pas Stone. À propos, le L & W passe bien par San Antonio ?
— C'est exact. D'autres voies également, y compris le C & P. Pourquoi ?
— Je pensais seulement que l'aller et retour à San Antonio ne devait pas être trop harassant. Et cela ne prendrait pas tellement de temps non plus. C'est une chose à noter.
— Dieu me damne si je sais où vous voulez en venir, dit Dunn. Mais je note…
— Je vous en reparlerai plus tard. Côté boulot, où en sont les choses ?
— Tout marche si bien que j'en arrive à m'inquiéter, grommela Dunn. Pas la moindre anicroche depuis plusieurs jours. À l'heure qu'il est, nous sommes seuls en tête.
— Bravo.
— Ouais… Mais mon expérience me dit que c'est le calme qui précède la tempête. J'ai beau regarder pourtant, je ne vois aucun nuage à l'horizon. Avez-vous du nouveau, Jim ?
— Rien de précis. J'ai une vague idée quant à l'identité de celui qui pourrait se trouver à l'arrière-plan de tous vos tourments, mais rien de bien concret jusqu'ici. En outre, il y a toujours un certain nombre de choses qui m'échappent. Je reste persuadé que ce damné Lazy H est d'une manière ou de l'autre la clé du mystère, bien que cela ne rime à rien. Pourquoi diable tous ces gens sont-ils subitement si pressés d'acquérir ce fouillis de collines et de rochers ?
— Ne comptez pas sur moi pour vous le dire, répliqua Dunn, maussade.
Après avoir prolongé quelque temps encore une discussion stérile, Hatfield prit le parti d'aller se coucher. Le lendemain, peu avant midi, il reprenait la route du Lazy H.
L'itinéraire suivi comportait une section désertique particulièrement peu engageante. De mystérieuses formations géologiques – « cheminées des fées » ou « gendarmes » – surgissaient inopinément des sables. Nulle végétation autre que les chollas qui brandissaient des bras grotesques et, mis à part un ou deux crotales tapis à l'ombre d'une roche, pas la moindre vie animale.
Hatfield approchait d'un sinistre groupe de rochers connu sous le nom de « Cuisine du Diable » lorsqu'il distingua, non loin de la piste, la silhouette d'un homme qui rampait sur les mains et les genoux, dans l'espoir, semblait-il, d'atteindre l'ombre des roches. Le soleil lui martelait le crâne que seul protégeait une tignasse noire hirsute et il paraissait être au dernier stade de l'épuisement.
— Le pauvre diable doit être blessé, murmura le Ranger en faisant allonger le pas à Goldy.
Parvenu à quelques mètres de la butte la plus proche, l'homme s'effondra, le visage enfoui dans les sables brûlants, et ses membres ne remuèrent plus que faiblement. Hatfield guida Goldy à l'écart de la piste et quelques instants plus tard sauta à terre à côté de la forme prostrée.
Au bruit des sabots du cheval, l'homme s'efforça de relever la tête puis il la laissa retomber et balbutia d'une voix entrecoupée de hoquets :
— Agua ! De l'eau ! Madre de Dios ! Agua !
Prenant sa gourde Hatfield s'agenouilla et souleva dans ses bras la forme décharnée. Le visage mince et nombre éveilla en son esprit un fugace souvenir tandis que les yeux noirs de l'inconnu brillaient de joie. Hatfield eut le réflexe de vouloir se relever en entendant derrière la butte un bruit de pas feutrés mais le pseudo-blessé noua autour de lui des bras semblables à des cercles d'acier. Avant qu'il n'ait pu se libérer de l'étau, le canon d'un revolver s'abattit sur sa nuque. Avec un gémissement étouffé le Ranger tomba la face la première. Celui qu'il avait voulu secourir bondit sur ses pieds en poussant un juron de triomphe et lança un perfide coup de pied dans la forme inanimée.