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Un jour, l’avocat m’a dit que j’avais de la visite. Il s’était plaint de ce qu’il n’avait pas toujours été appelé sur les lieux lorsqu’on m’emmenait pour m’interroger et il en avait fait tout un plat. Il disait qu’ils lui devaient réparation et qu’une autorisation avait été donnée pour cette unique visite.
– Je n’ai pas demandé de visite, dis-je.
Il se tenait dans l’embrasure de la porte avec son porte-documents et souriait, comme s’il venait de me rendre un service inestimable.
– Elle est venue me trouver, dit-il. J’ai pensé que c’était bien que vous puissiez vous voir.
– Qui ? Qui elle ?
– Ta maman, dit-il.
– Maman ?
– Oui, pourquoi, ça t’étonne ?
– Ma maman voudrait me rendre visite ?
– Voudrait ? dit-il. Mais elle est là, avec moi ! Elle t’attend pour entrer ! ajouta-t-il, triomphant.
– Ici ? Maman m’attend ici ?
– Allez, ma petite amie ! dit l’avocat.
– Ne m’appelle pas “ma petite amie”, dis-je. Il le faisait parfois et ça me tapait sur les nerfs comme c’est pas possible.
– D’accord, dit-il.
– Ça ne m’intéresse pas de la voir.
Je n’aurais pas été plus sonnée s’il m’avait dit que papa était ressuscité d’entre les morts. Maman et moi n’étions pas amies. Elle m’évitait. Mon aimable frère m’avait dit ce qu’elle disait sur moi, à savoir que je n’étais plus sa fille.
– Bien sûr que tu veux la voir, dit l’avocat, qui ne savait rien des relations entre maman et moi. C’est ta mère !
– Non, dis-je. Dis-lui de s’en aller !
Il en resta interloqué.
– Elle est venue me voir, dit-il à la fin. J’ai dû pas mal me démener pour ça. Je ne sais rien de vos relations, je n’en sais rien, mais il me semble que ta maman est une femme charmante qui se fait beaucoup de souci pour sa fille. Parle-lui. Ça ne peut que te faire du bien.
– Pourquoi est-ce qu’elle veut me voir ?
– Demande-le-lui toi-même, dit l’avocat.
– Elle ne peut pas me supporter, dis-je.
– Parle-lui. Ça ne peut que te faire du bien.

 

Elle était plus mince que dans mon souvenir. Et elle avait vieilli.
Je ne m’étais pas trouvée face à elle depuis très longtemps et l’image que j’avais d’elle était tout autre. Maintenant qu’elle était là devant moi, je voyais à quel point le temps qui passe peut malmener les gens. C’était également le cas pour une femme aussi élégante que maman. Elle se teignait toujours les cheveux en blond et elle avait du fard à paupières. Elle avait pris des rides avec l’âge, son visage s’était allongé, ses mains vieillies laissaient apparaître ses veines. Elle essayait de sourire, mais cela ne donnait qu’un rictus.
– On vous fouille, ici, dit-elle.
Elle ne m’avait pas saluée. Elle n’essayait pas de s’approcher de moi ou de me prendre dans ses bras. Ou bien de dire quelques paroles de consolation ou tout simplement de me gronder. Elle se plaignait.
– Ça n’a pas dû être agréable, dis-je. Pourquoi est-ce que tu es venue ici ?
– J’ai tout de même le droit de rendre visite à ma fille sans être obligée de fournir des explications, non ?
– Tu ne l’as jamais fait jusqu’à présent.
Elle se tut. Nous restâmes silencieuses.
– Je n’ai sans doute pas beaucoup de temps, dit-elle.
– Non, dis-je.
Ensuite, nous nous tûmes encore plus longtemps.
– J’ai appelé le médecin, finit-elle par dire.
– Le médecin ?
– Celui qui vient te voir ici dans la prison.
– La psychiatre ? Tu as appelé la psychiatre ?
– Elle a été tout ce qu’il y a de plus gentil. J’ai lu dans les journaux que tu passes un test pour savoir quel est ton état mental, comme ils appellent ça. Qu’est-ce que je n’ai pas lu sur toi dans les journaux ! Je suis arrivée à savoir qui était le médecin et je l’ai appelée.
– Comment ça ?
– Eh bien, je l’ai appelée.
– Non ! Comment est-ce que tu as fait pour savoir que c’était elle ?
– Par l’intermédiaire de notre vieux médecin de famille. C’est une de ses parentes ou quelque chose comme ça. Je me suis permise de l’appeler. Elle ne semblait avoir rien contre.
– Pourquoi tu as appelé ?
– Je voulais savoir comment tu allais.
– Pourquoi ?
– Qu’est-ce qui te prend ? Tu es ma fille, voyons !
– Que tu ne peux pas supporter. Tu as oublié ? Tu as oublié que je ne suis pas comme tout le monde ? Une lesbienne ? Une dégénérée !
– Tu n’as pas besoin de dire ça, dit-elle. Tu n’as pas besoin de t’exciter comme ça alors que ce que je veux, c’est seulement te parler.
Je la regardai et j’étais sur le point de donner libre cours à ma colère. De déverser sur elle toute l’angoisse, la colère, la crainte et la panique qui m’habitaient et de lui dire ses quatre vérités. Mais je ne dis rien. Elle contemplait un point derrière moi comme si elle n’osait pas me regarder dans les yeux.
– Excuse-moi, dis-je.
– Est-ce que tu as fait ça ? demanda-t-elle. Ce que les journaux disent.
– Tu es venue ici pour le savoir ?
– Non, je ne crois pas ce que disent les journaux. Je ne crois pas que tu aies fait une chose pareille. Non, pas ma fille.
– Ta fille ?
– Oui, ma fille.
– Ta fille, qui est une gouine ?
Elle me regarda.
– Je n’ai jamais pu comprendre ça, dit-elle.
– Tu n’as jamais essayé.
J’étais plus sévère que je ne voulais.
– Peut-être, dit-elle. Peut-être que nous pourrions arranger un petit peu les choses.
– Arranger ?
– Parler de tout ça ensemble. Peut-être que nous pourrions nous asseoir et parler de toi et de nous. Je sais que je n’ai pas…
Je vis qu’elle faisait un effort sur elle-même.
– Tu dois être dans un état lamentable, dit-elle. Tu veux me dire ce qui s’est passé ? Je sais que tu es incapable de faire le moindre mal à qui que ce soit.
– Tu en es sûre ? Tu ne sais rien de moi. Tu as évité de savoir quoi que ce soit de moi pendant des années et des années. Tu as eu longtemps honte de moi et tu as sans doute encore plus honte de moi maintenant.
– Je suis quand même venue te voir, dit-elle. Je sais que je ne t’ai pas montré beaucoup de compréhension…
– Beaucoup de compréhension ? répétai-je sur un ton scandalisé.
– … et c’est sûrement surtout de ma faute si nous n’avons plus de liens, mais j’aspire à changer tout ça. J’aspire à t’aider.
– Tu ne crois pas que c’est un peu tard ?
– Il n’est jamais trop tard, dit-elle.
– Qu’est-ce que la psychiatre t’a dit ?
– Elle a dit que ça nous ferait du bien de nous voir et de nous parler.
Elle hésita.
– Elle a dit que ça te ferait du bien. Que tu n’allais pas bien.
– Et tout à coup tu as des remords ?
– Je…
– Elle t’a dit que tu aurais pu être moins méchante avec ta pauvre fille bien qu’elle soit comme elle est ?
– Elle… J’ai aussi parlé à ton frère.
– Je n’ai rien à faire de ton aide, dis-je, et je me levai. Pas plus maintenant qu’avant. Jamais. C’est compris ? Tu ne t’es pas occupée de moi pendant toutes ces années et maintenant tu n’as rien à faire dans ma vie. Rien ! C’est trop tard. Tu comprends ? Trop tard. Pour toi comme pour moi !
Je flanquai un coup de pied dans la porte qui s’ouvrit sur-le-champ. Gudlaug aux sabots était de faction.
– Je veux retourner en cellule, dis-je.
– Tu peux rester plus longtemps, dit-elle en regardant maman.
– Ça ne m’intéresse pas, dis-je en sortant.
Repensant un peu à ce qu’elle avait dit, je me retournai vers la porte et lui criai :
– Et tu peux dire à mon frère qu’il aille se faire foutre !