IX

 

Réglée pour exercer une pression n’excédant pas deux grammes, la pointe du saphir se posa en douceur sur la gomme-laque durcie du microsillon, et la musique de Bach, sereine, radieuse et inimitable, s’éleva soudain dans la pièce.

Morane se redressa et regagna le fauteuil qu’il venait de quitter, et dans lequel il s’installa de nouveau. Il reprit le combiné du téléphone qu’il avait déposé sur la table, en porta le récepteur à son oreille.

— Alors ? fit-il.

— Allégro du Concerto brandebourgeois n° 2 en fa majeur, dit la voix de Tino Rossi. Et… Attends…

Un peut pli amusé se creusa dans la joue de Bob, au coin des lèvres, tandis que, au bout du fil, le policier reprenait, presque tout de suite :

— Par le Münchener Bach-Orchester, avec Karl Richter à la direction… Correct ?

— Bravo, fit Morane. Si on était encore au temps du « Quitte ou double », tu serais champion. Mais je ne te parlais pas de Bach, Tino…

— Je sais, Bob, je sais.

Après un instant de silence, le Corse murmura :

— Tu as eu un pot incroyable, mon vieux.

— C’est exact, reconnut paisiblement Morane, mais Dame la Chance est une personne capricieuse, et je la connais bien. Pas l’intention d’attendre qu’elle me tourne le dos.

— Ce qui signifie ?

— Que je compte passer à l’attaque.

— Et comment ça ? Tu ne possèdes pas le moindre élément qui te permettrait de prendre les choses en main.

— Tu te trompes, Tino.

— Ah, oui ?

Le policier laissa couler quelques gouttes à l’invisible robinet du silence, puis :

— Augmente un peu le volume, dit-il. Y a rien de mieux que Bach pour avoir les idées claires. Et dis-moi ce que tu as derrière la tête…

— Tu es toujours là ? demanda Bob trois secondes plus tard et après s’être laissé retomber dans son fauteuil.

— … ’videmment… Au point, pour le son… Et maintenant, raconte…

— Il y a une chose qui m’a frappé, commença Morane, c’est que ceux qui veulent ma peau et celle de Bill ont l’air bigrement pressés. J’ignore évidemment pour quelles raisons, mais on dirait qu’ils ont le feu au derrière.

— D’accord… Je dois t’avouer que je ne m’attendais pas à ce que la reprise des hostilités se fasse aussi rapidement.

— Moi non plus… Par parenthèse, pas étonnant qu’on n’ait pas retrouvé de bagnole dans les parages du restaurant, puisque le tueur n’était pas seul.

— Ouais… Ouais… Ouais… Par parenthèse également, tu n’as toujours pas la moindre idée à propos de…

Bob réprima un sourire.

— Sois pas casse-pieds, Tino, coupa-t-il doucement. Une fois pour toutes, j’ignore totalement qui peut être derrière ces attentats. Je n’en sais rien, mon vieux, fourre-toi bien ça dans la tête. Je ne sais rien de plus que toi.

— Bon, bon, fit vivement Tino Rossi. Continue…

— J’en ai marre d’attendre sans rien faire que les catastrophes me tombent dessus. C’est mauvais pour les nerfs. Au train où vont les choses, ceux qui veulent nous descendre, Bill et moi, finiront fatalement par y arriver. C’est mathématique… Tu me suis ?

— Comme une caravane, Bob… Quelle est ton idée, au juste ?

— Continuer à tenir le rôle d’appât. Mais d’un appât parfaitement conscient et organisé.

— Oh !…

— La caravane suit toujours ?

— Je crois, Machiavel. Tu veux tendre un piège ? C’est bien ça ?

— C’est exactement ça. Tu sais comment on chassait le tigre, aux Indes, jadis ?… On attachait une chèvre à un piquet et on attendait que le fauve rapplique…

— Et tu veux faire la chèvre ?

— Tout juste… Mais ce sera une chèvre avec de grandes cornes… Et le tigre ne la mangera pas… Du moins, espérons-le…