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Réservés aux filles

Artémis tira la porte menant au dortoir des filles et parcourut le couloir qui menait à sa chambre. Haletants, ses chiens la suivaient, la langue pendue. Après avoir couru tout le chemin pour revenir à l’AMO, ils étaient épuisés. Et dès qu’ils arrivèrent dans sa chambre, ils trottinèrent jusqu’à leurs gamelles d’eau et de nourriture. Après quelques minutes, les trois chiens étaient couchés sur le deuxième lit, roulés en boule pour la nuit.

Quelques instants plus tard, Aphrodite frappa à la porte, puis l’ouvrit et passa la tête par l’ouverture.

— Nous avons cru t’entendre revenir, dit-elle.

Perséphone se tenait juste derrière elle.

— Nous sommes dans ma chambre à trouver des idées pour les jeux réservés aux filles, poursuivit-elle. Athéna y est aussi. Tu veux venir ?

— Nous avons des collations, ajouta Perséphone en lui montrant une croustille qu’elle tenait à la main.

La fourrant dans sa bouche, elle la mastiqua avec bruit. En entendant ce son, les chiens d’Artémis, qui savaient sans s’y tromper ce que le mot « collation » voulait dire, se relevèrent soudain. Bondissant hors du lit, ils encerclèrent les filles et se mirent à courir vers la chambre d’Aphrodite, la porte d’à côté. Les déesses se mirent à leur poursuite.

— Non, Amby ! Arrête, Nectar ! Suez, assis ! cria Artémis alors que les chiens en quête de croustilles franchirent la porte de la chambre d’Aphrodite en coup de vent.

À l’intérieur, Athéna essaya de protéger la corbeille de croustilles et le bol de trempette à l’ambroisie qui se trouvaient sur le lit. Mais tout se retrouva répandu sur le sol. Aphrodite étant la personne la plus rangée qu’Artémis connaissait, elle n’avait pas l’air très contente.

Artémis attrapa les chiens et les ramena dans sa chambre.

— Désolée de ce qui vient de se passer, s’excusa-t-elle en revenant. J’adore ces chiens, mais rien ne peut les retenir lorsqu’il est question de collation !

— Où étais-tu ? demanda Perséphone à Artémis pendant que les filles nettoyaient le gâchis.

— Ouais, tu es partie bien vite de la cafétéria après le dîner, ajouta Aphrodite d’un air détaché.

— Il fallait que j’aille promener les chiens, dit Artémis en haussant les épaules. Alors…

— Tu as été partie bien longtemps, l’interrompit Aphrodite.

Elle échangea avec Perséphone et Athéna un regard qu’Artémis n’était pas certaine de savoir comment interpréter.

— Tu as fait une bonne promenade ? ajouta-t-elle.

Se laissant tomber sur le lit d’amis maintenant que tout avait été nettoyé, Artémis s’enfonça dans le moelleux couvre-lit rouge.

— Ouais, j’imagine, dit-elle en examinant ses amies.

« Que se passe-t-il ici ? » se dit-elle.

— Tu n’aurais pas rencontré quelqu’un par hasard, pendant que tu te promenais ? demanda Aphrodite en examinant ses ongles à la forme parfaite vernis de bleu.

— Comme un mignon jeune dieu, peut-être ? dit Athéna en souriant, pendant qu’elle ouvrait un autre sachet de croustilles.

Les trois filles la dévisageaient avec espoir.

« Dieux tout puissants ! » pensa Artémis en levant les yeux au ciel.

En son absence, elles devaient avoir imaginé un scénario romantique qui était aussi loin de la réalité que la Lune l’était de la Terre. Parfois, la fixation que faisaient ses amies sur les garçons pouvait être irritante. Plus particulièrement celle que faisait Aphrodite. Mais il fallait s’y attendre, puisqu’elle était la déesse de l’amour !

— Comment avez-vous deviné ? dit Artémis en se penchant pour prendre des croustilles qu’elle enfourna à grosse bouchée.

Crouche, crouche !

— Je le savais ! s’écria Aphrodite. De qui s’agit-il ? Raconte !

— Eh bien, dit Artémis après avoir fini de grignoter ses croustilles, il est grand, il a les cheveux foncés et il est séduisant.

— Cette description correspond à la moitié des jeunes dieux de l’AMO, fit remarquer Athéna.

— Allez ! la pressa Perséphone. Dis-nous comment il s’appelle.

Artémis avala, puis prit une gorgée de nectar, les faisant languir.

— Vous êtes sûres de vouloir le savoir ? les taquina-t-elle enfin. Vous risquez d’être déçues.

— Cesse d’être si exaspérante ! dit Aphrodite en lui jetant un regard noir.

— D’accord, dit Artémis en haussant les épaules. Mais ne venez pas me dire que je ne vous ai pas averties. Le garçon que je viens juste de quitter est…

Elle fit une pause pour ajouter un petit effet dramatique.

— …Apollon !

Puis elle se laissa rouler sur le côté, éclatant de rire.

— Eh bien, toi… espèce de !…

Se rendant compte qu’elles s’étaient fait avoir toutes les trois, Aphrodite lança un coussin en forme de cœur à la tête d’Artémis. Elle l’attrapa et le relança à Aphrodite, qui le reçut dans la poitrine. En quelques instants, les quatre filles se lançaient des coussins à qui mieux mieux, écroulées de rire.

— Tu es si chanceuse qu’Apollon et toi veniez à l’école ici tous les deux, dit Athéna lorsqu’elles se calmèrent enfin.

Artémis se demanda si Athéna pensait à Pallas, sa meilleure amie, là-bas sur Terre. Celle qu’elle avait dû laisser derrière pour venir à l’AMO.

— Ouais, ça doit être chouette d’avoir un frère jumeau, dit Aphrodite d’un air triste.

Elle était née dans l’écume de mer et n’avait jamais connu ses parents.

— Oui, dit Perséphone en hochant la tête. Toi et Apollon, vous êtes pratiquement soudés à la hanche.

— Ou plutôt au cerveau, dit Athéna. Ce truc que vous faites pour vous retrouver l’un l’autre est incroyable.

— J’avoue que c’est plutôt pratique, convint Artémis.

— Est-ce que tu peux le voir à l’instant même ? demanda Perséphone.

— Je pourrais si je le voulais, et si lui me le permettait.

— Est-ce que ça signifie… Est-ce qu’Apollon pourrait te voir avec nous maintenant, s’il le voulait ? lui demanda Aphrodite.

Elle jeta un coup d’œil dans le miroir pour voir si rien ne clochait chez elle, juste au cas.

— Peut-il nous entendre ? demanda Athéna à voix basse.

Soudainement, ses amies parurent un peu effrayées par cette histoire de communication qu’elles trouvaient si chouette quelques instants auparavant.

— On ne peut pas s’entendre l’un l’autre, dit Artémis. Et nous ne percevons que des indices de ce qui se passe. Alors, Apollon pourrait probablement savoir que je suis avec vous. Mais seulement s’il le voulait, comme je l’ai dit tout à l’heure. Et si moi je le laissais voir quelque chose. Ce que je ne ferai pas.

Elle fit une pause.

— Je suis un peu meilleure que lui à ce jeu. Peut-être parce que je suis l’aînée, de 10 minutes, mais tout de même.

Plongeant une croustille dans le bol de trempette à l’ambroisie, Athéna hocha la tête en la grignotant.

— Tu m’as toujours semblé être la grande sœur. Le chef.

Les déesses se mirent à rire. Sauf Artémis, qui ne pouvait s’empêcher de se rappeler qu’Apollon lui avait dit : « On dirait parfois que tu agis comme si tu étais ma mère, et non ma sœur ! » Était-elle trop autoritaire avec lui ? Ne voulant pas y penser, elle changea de sujet :

— Alors, quelles idées avez-vous eues jusqu’à maintenant pour nos jeux ?

— Oh ! Attends d’entendre ça, j’ai trouvé un événement parfait ! s’écria Aphrodite, oubliant immédiatement Apollon. Nous pourrions faire des courses de relais où, au lieu de nous transmettre un témoin, nous utiliserions une petite peluche.

— C’est si mignon ! convint Perséphone.

— Pas trop sûre, dit Artémis un peu mal à l’aise.

Elle ne voulait pas faire de peine à ses amies, mais l’idée derrière des Olympiques pour filles n’était-elle pas justement que les garçons prennent les athlètes féminines au sérieux ? En tout cas, c’était son objectif. Apollon avait parlé de vouloir gagner le respect des autres. Elle commençait à comprendre ce qu’il voulait dire.

— Et pour le saut en longueur, continua Aphrodite, impassible, nous pourrions avoir du sable rose scintillant. Du sable magique qui s’élèverait dans les airs pour former un nombre à la fin de chaque saut pour indiquer la distance parcourue.

— J’adore ça ! dit Athéna.

Artémis n’était pas arrivée à cacher le doute qui l’assaillait, parce qu’après un regard dans sa direction, Athéna ajouta avec diplomatie :

— Peut-être devrions-nous obtenir des appuis sur l’idée d’ensemble, avant de commencer à penser à des événements précis. Papa serait sans doute plus enclin à accepter des jeux pour les filles s’il savait que c’était le désir de la majorité des étudiants.

— Nous pourrions faire une pétition ! s’exclama Perséphone.

— Bonne idée, dit Artémis.

Jusque-là, elle n’avait pas été tout à fait certaine que ses amies fassent preuve d’autant d’intérêt qu’elle pour des Jeux olympiques réservés aux filles. Mais voyant leur enthousiasme, elle fut convaincue que d’autres filles aimeraient elles aussi cette idée dès qu’elles en entendraient parler.

— Je me demande, dit Aphrodite en se tapotant le menton du bout du doigt, si nous ne pourrions pas trouver une meilleure appellation qu’« Olympiques réservés aux filles » ? C’est plutôt long à dire.

— Je sais ! Que diriez-vous de « Ellelympiques » ? suggéra Artémis.

Ses amies la regardèrent d’un air absent.

— Vous savez, « Elle » pour féminin. Auquel on ajoute « lympiques », et on obtient « Ellelympiques » au lieu de « Olympiques », c’est un jeu de mots.

— Hum… dit Aphrodite.

— Eh bien, se déroba Perséphone.

— Vous n’aimez pas ça ?

— Lympique, ça fait penser à limbique ou limbe, dit Athéna. Ça ne donne pas une très bonne image pour un événement sportif.

— Quelqu’un a une meilleure idée ? demanda Artémis.

Les autres demeurèrent silencieuses.

— Alors, ça sera Ellelympiques ! dit Athéna. Ça fera l’affaire pour l’instant, de toute manière.

— C’est vrai, on peut toujours changer le nom plus tard, convint Artémis.

— Attaquons-nous alors à cette pétition, dit Athéna. Car, comme je l’ai déjà dit, il ne pourra pas y avoir d’Ellelympiques si nous n’obtenons pas suffisamment d’appuis.

Aphrodite alla chercher sa plume rouge préférée et plusieurs feuilles de papyrus rose, et les filles se mirent à travailler ensemble à formuler la pétition. Lorsqu’elle fut terminée, Artémis en fit plusieurs copies, tandis que les autres fabriquaient une grande affiche aux couleurs vives, sur laquelle on pouvait lire :

Joignez-vous à la cause Contribuez à faire des Ellelympiques une réalité !

Aphrodite et Perséphone décorèrent l’affiche de cœurs et de fleurs scintillants pour qu’elle soit encore plus accrocheuse. Des décorations d’articles de sport comme des balles et des uniformes auraient été plus appropriées, pensa Artémis, mais elle tint sa langue.

Lorsque tout fut prêt, elles convinrent de se rencontrer à la fin des cours le lendemain pour commencer à solliciter des signatures.

— Croyez-vous qu’on va réussir à obtenir la signature des garçons ? demanda Artémis comme elles se préparaient à partir.

— Je parie qu’Hadès va la signer, dit Perséphone.

— Héraclès aussi, dit Athéna avec confiance.

— Quant à Arès, dit Aphrodite en fronçant les sourcils, il faudra peut-être user d’une bonne dose de persuasion, mais il va signer s’il sait que c’est ce qu’il a de mieux à faire !

Artémis voulait ajouter qu’Apollon signerait lui aussi. Mais le ferait-il ? Elle avait toujours tenu pour acquis son soutien et sa loyauté. Mais il s’était montré si irritable ces derniers temps. Eh bien, s’il ne signait pas la pétition, elle espérait qu’au moins il ne leur mettrait pas de bâtons dans les roues !