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Une visite à Zeus
Arrête ! Tu ne peux pas entrer là-dedans !
Les neuf têtes de madame Hydre se retournèrent pour regarder Artémis qui passait en trombe devant l’adjointe administrative pour faire irruption dans le bureau du directeur Zeus.
— J’ai quelque chose d’important à vous dire ! commença tout de go Artémis en entrant, avant de perdre ses moyens. C’est au sujet…
Et soudainement, elle s’interrompit, et ses épaules s’affaissèrent.
Le trône doré derrière le bureau du directeur était vide ! Zeus n’était même pas là. Mais elle entendit sa voix tonitruante, reconnaissable entre toutes.
— QUE SE PASSE-T-IL, PAR TOUS LES DIEUX ? tonna-t-il avec surprise.
Se retournant, Artémis fut stupéfaite lorsqu’elle le vit. Non pas à cause de son aspect intimidant, bien qu’il fût malgré tout plutôt terrifiant, avec sa stature de plus de deux mètres, ses muscles saillants, ses cheveux roux en bataille et ses yeux bleus perçants. Non, ce n’était pas pour ça. C’était parce qu’il se tenait là, les jambes écartées, tenant une armoire de classement à quatre tiroirs à l’horizontale au-dessus de sa tête. Et il semblait en position pour la lui jeter à la tête !
— MADAME HYDRE ? hurla-t-il en direction de la porte. JE CROYAIS VOUS AVOIR DEMANDÉ DE NE LAISSER PERSONNE ENTRER AVANT QUE J’AIE TERMINÉ MA SÉANCE D’ENTRAÎNEMENT !
La tête verte, grognon, au long cou de madame Hydre avait suivi Artémis et se pointa dans l’encadrement de la porte d’un air maussade.
— Ne m’en voulez pas. J’ai tenté de l’en empêcher, mais elle n’a rien voulu entendre !
— C’est important, répéta Artémis en se tordant les mains d’anxiété.
En l’observant, Zeus continua à soulever puis à baisser le classeur, en flé-chissant les bras. Puis il soupira profondément.
— Bon, d’accord. Ça va aller, Madame Hydre.
Comme la tête de celle-ci s’éclipsa derrière la porte, Zeus lança l’armoire par-dessus son épaule pour la faire atterrir à quelques pas derrière lui.
Boum !
— Assieds-toi, dit-il en lui montrant une petite chaise devant son bureau, en contournant celui-ci pour aller s’asseoir sur son trône.
Le coussin fleuri de sa chaise était troué, et la bourrure sortait par l’un des trous. L’un des petits accidents de Zeus, supputa-t-elle. Des flammèches sortaient constamment du bout de ses doigts lorsqu’il agitait les mains, laissant des marques de roussi un peu partout.
Pendant qu’elle enlevait les emballages de barres Tonnerre et une serviette de gym du siège pour pouvoir s’y asseoir, Artémis observait son bureau à la ronde. Des dossiers, des revues, des papyrus, des cartes et des bouteilles de Zapomme vides étaient éparpillés partout. Les murs étaient couverts de marques de roussi laissées par des éclairs perdus.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Zeus en surprenant son regard.
— Non, pas du tout, dit-elle avec franchise.
Tout lui semblait parfaitement normal. Après tout, sa chambre n’était pas beaucoup mieux rangée !
Zeus s’installa derrière son bureau en se laissant tomber sur son énorme trône doré.
— Maintenant, raconte-moi de quoi il s’agit, euh…, fit-il en lui jetant un regard interrogateur.
— Artémis, répondit-elle.
— C’est ça, l’archère, dit-il.
Tout le monde savait qu’il n’était pas très bon pour retenir les noms, c’est pourquoi elle ne s’offusqua pas. Et, au moins, il s’était rappelé qu’elle était douée au tir à l’arc. Se penchant soudainement vers l’avant, les bras croisés sur une pile de papiers, il la cloua sur sa chaise en la fixant de ses yeux d’un bleu intense.
— Eh bien ? Vas-y ! Qu’y a-t-il de si important ?
Artémis déglutit en fixant les larges bandes d’or qui encerclaient ses poignets, ainsi que le trophée en forme d’éclair d’un mètre de haut qui trônait sur son bureau. Elle s’agita sur sa chaise. Maintenant qu’elle avait toute son attention, elle ne se sentait plus aussi sûre d’elle. C’était difficile de parler à quelqu’un qui était non seulement le directeur de l’école, mais aussi le roi des dieux et le maître des cieux ! Personne ne disait à Zeus quoi faire. Personne. Pas même Athéna, et elle était sa fille !
— Je… euh… hésita Artémis, essayant de formuler ce qu’elle voulait sans le mettre en colère.
Il tambourina sur le bureau avec impatience. À chaque coup de doigt, des étincelles fusaient du bout de ses doigts. Des volutes de fumée s’élevèrent de la pile de papiers. Mais avant même qu’elle puisse se lever pour éteindre le feu, Zeus frappa la table du poing, étouffant la minuscule flamme. Elle n’était même pas certaine qu’il se fût rendu compte que le papier avait pris feu. Il était simplement irrité. Contre elle. Elle déglutit de nouveau.
— C’est une semaine très occupée pour moi, tu sais ! tonna-t-il. Avec les Olympiques sur le point de commencer, je n’ai pas toute la journée pour bayer aux corneilles !
— Mais c’est exactement de ça dont je voulais vous parler, dit Artémis rapidement, craignant qu’il ne la jette à la porte. Les Olympiques.
— Il y a un problème ? dit Zeus en levant un sourcil broussailleux. Il n’y a rien que je déteste plus que le manque d’esprit sportif, et j’ai entendu parler d’une escarmouche sur le terrain.
En la dévisageant, il prit le trophée en forme d’éclair sur son bureau et commença à le soulever d’un bras. Artémis se recula un peu dans sa chaise, juste au cas où il laisserait accidentellement tomber le trophée.
— Je me suis dit que ce n’était qu’une rumeur, puisque les jeux sont censés rapprocher les élèves dans la plus grande harmonie. Je me suis trompé ?
Oh, oh, trop tard ! Elle n’était pas venue ici pour dénoncer qui que ce soit. Et d’autant plus qu’elle était aussi coupable que quiconque de ce qui s’était passé cet après-midi-là. Mais il semblait que Pheme n’avait pu s’empêcher de répandre la nouvelle.
— Vous ? Vous tromper ? répondit-elle en faisant semblant d’être horrifiée à cette simple idée.
— Cela m’arrive, parfois, dit Zeus en haussant les épaules avec modestie. Mais pas très souvent, bien sûr, ajouta-t-il rapidement. Après tout, je suis le roi des dieux !
Artémis hocha la tête et se pencha en avant sur sa chaise, voyant une ouverture.
— Avez-vous par hasard entendu parler d’une autre rumeur ? dit-elle. Celle voulant que les filles désirent participer aux jeux ?
Une expression perplexe dans les yeux, Zeus laissa lentement redescendre le trophée qui lui servait d’haltère. Il y eut un silence terrible. Et juste au moment où elle crut qu’il allait la pulvériser d’un éclair pour s’être montrée si audacieuse, un sourire se dessina sur ses lèvres, et ses yeux se mirent à pétiller joyeusement.
— Oh, je vois. C’est une blague, n’est-ce pas ? D’accord, je vais jouer le jeu. Non, je ne l’ai pas entendue celle-là, dit-il en attendant avec impatience qu’elle lui révèle la chute de sa soi-disant blague.
— Ce n’est pas une blague ! dit Artémis. Les filles sont douées aux sports elles aussi. Pourquoi ne leur permettrait-on pas de participer aux compétitions ?
— Et pourquoi voudriez-vous le faire ? dit Zeus d’un air perplexe. Tu crois que tu pourrais soulever Atlas ? Ou lutter avec un géant ?
— Eh bien, non, mais…
— C’est bien ce que je pensais, l’interrompit Zeus en secouant la tête. Et c’est la raison pour laquelle les filles ne sont pas admises aux jeux. Parce que moi, roi des dieux et maître des cieux, j’ai promulgué une règle à cet effet.
— Mais…
Zeus leva une main devant lui pour l’arrêter, secouant la tête.
— C’est pour votre propre bien, dit-il. Les jeux peuvent se révéler très durs, tu sais. Vous pourriez être blessées. Non, il y a un grand nombre de compétitions auxquelles les filles sont libres de participer, ici, à l’AMO, mais les Olympiques sont et resteront un événement réservé aux garçons.
Il croisa les bras d’un air déterminé, ses bracelets d’or étincelant.
Mais Artémis ne lâcha pas prise. C’était trop important.
— Mais tous les événements ne font pas appel à la force, rétorqua-t-elle. Pourquoi pas la course à pied ? Et l’événement spécial de cette année, le concours d’esprit avec Python ?
— J’ai édicté cette règle il y a bien longtemps et je ne vois aucune raison de la changer. Je continue de croire que la meilleure façon pour toi, et pour toutes les filles, de profiter des jeux est de les regarder depuis les gradins.
Et comme si cela venait de régler cette affaire, il s’appuya sur le dossier de son trône, déroula un magazine sportif et se mit à lire. En même temps, il reprit son trophée et recommença à le soulever de sa main libre.
— Toc, toc, dit une voix féminine.
Artémis et Zeus regardèrent tous les deux en direction de la porte. Zeus sauta immédiatement sur ses pieds, laissant tomber revue et trophée, un grand sourire illuminant son visage.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit une déesse sculpturale aux épais cheveux blonds remontés en chignon sur sa tête.
C’était Héra, la propriétaire de la boutique Les dénouements heureux d’Héra, consacrée au mariage, située dans le marché des immortels. Le directeur Zeus et elle avaient commencé à se fréquenter et passaient pas mal de temps ensemble depuis quelque temps. Ils s’étaient rencontrés lors de la dernière soirée dansante de l’école après que la mère d’Athéna, une mouche nommée Métis qui vivait à l’intérieur du crâne de Zeus, se fût envolée pour aller rejoindre ses amies mouches.
— Entre, dit Zeus en la dirigeant vers son bureau. Artémis était sur le point de partir.
Il se pencha pour humer le plat recouvert d’un linge qu’Héra lui apportait. L’arôme délicieux du nectar sucré atteignit les narines d’Artémis.
— Pour moi ? demanda-t-il, aussi excité qu’un petit garçon. MADAME HYDRE, APPORTEZ-MOI UNE CUILLÈRE ! cria-t-il en direction de la porte.
— Pas maintenant, dit Héra fermement. Il faut le laisser refroidir.
Passant devant lui, elle déposa le plat sur son bureau.
Comme Artémis se levait pour se diriger vers la porte, Héra l’examinait. Artémis baissa les yeux vers son chiton. Il était devenu raide et froissé en séchant depuis sa chute dans la fontaine. Et elle avait probablement les cheveux en bataille. Elle avait oublié à quel point elle devait avoir l’air négligé !
— Tu es l’amie d’Athéna, n’est-ce pas ? lui demanda Héra.
Artémis hocha la tête. Lissant son chiton du mieux qu’elle put, elle se passa les doigts dans les cheveux pour tenter de les démêler. Elle se demanda si Héra avait entendu sa conversation avec Zeus avant de frapper à la porte. Si c’était le cas, elle n’en avait pas parlé.
— Heureuse de t’avoir rencontrée de nouveau, se contenta de dire Héra en lui souriant.
— Moi de même, dit Artémis.
Et elle était sincère. Après que Métis l’eût quitté, Zeus avait été d’une humeur massacrante. La cour portait encore les traces des éclairs qu’il avait fait tomber un peu partout. Mais son amitié avec Héra avait changé la situation du tout au tout.
Après avoir quitté le bureau de Zeus, Artémis fila à sa chambre pour se changer. Elle se dit qu’il était certainement peu réaliste de penser qu’elle pourrait faire changer une tradition établie depuis si longtemps à trois jours de l’ouverture des Jeux olympiques. Et Zeus avait raison en disant que les filles pourraient se faire blesser par les garçons dans les disciplines faisant appel à la force. Et de plus, les garçons s’étaient entraînés toute l’année, et il était sans doute trop tard pour que les filles puissent les rattraper.
Hum. Trop tard pour les rattraper.
Soudainement, elle eut une idée. Une manière d’arranger les choses pour que ce soit juste. C’était si simple qu’elle se demanda pourquoi elle n’y avait pas pensé avant !