Elle s'éloigne, ayant le dédain du vieux fleuve,
Et trouve impurs ses bords où vivaient ses aïeux....
Les promeneurs arrivaient en ce moment à l'hôtel. Le conférencier dut interrompre sa citation.
—Tu dois avoir bien soif!... Médouville, observa sérieusement le Père Tranquille.
Un peu décontenancé par cette réflexion, le Mécène haussa les épaules et s'éloigna sans répondre.
Le déjeuner comportant le traditionnel pâté de canard lestement expédié, les aviateurs rebouclèrent leurs valises et s'entassèrent dans quatre automobiles qui les amenèrent, en suivant les boulevards extérieurs d'Amiens, à la Petite-Hotoie où avaient été garés les treize aéroplanes. Les journaux locaux ayant consacré de longues colonnes à l'événement de l'arrivée de la caravane aérienne dans la cité picarde, une foule dense entourait le cercle de cordes isolant les appareils. La Tour-Miranne s'empressa d'interroger les gardiens qui avaient veillé sur les véhicules pendant la nuit, ainsi que les mécaniciens chargés de l'entretien des machines. Il lui fut répondu que tout s'était bien passé, et que les appareils étaient prêts à prendre leur vol.
—Tout est pour le mieux, en ce cas, acquiesça le chef d'expédition. Amarrez donc les bagages à bord de chaque aéro et faites écarter le public, que nous ayons la place nécessaire pour démarrer.
Ce ne fut pas sans peine que cette deuxième partie de la recommandation du sportsman put recevoir son exécution, la foule chassée d'un endroit allant se reformer un peu plus loin. Enfin on obtint le champ nécessaire. Breuval, le trésorier, n'ayant pas oublié les achats dont il s'était chargé, distribua les drapeaux et les sirènes devant servir de signaux aux pilotes qui prirent leurs places à bord, après un coup d'oeil jeté sur l'ensemble de leur machine. L'ordre du départ fut arrêté comme suit:
1° Damblin, avec un mécanicien, sur monoplan genre Blériot;
2° La Tour-Miranne et un mécanicien, sur biplan Martin Landoux, genre Wright;
3° Outremécourt et Mlle d'Outremécourt, sur biplan Landoux;
4° Thivervaux et son cousin, Georges Villard, sur un biplan Landoux;
5° Garuel seul, sur monoplan genre Demoiselle Santos-Dumont;
6° M. et Mme de l'Esclapade, sur biplan Landoux;
7° Breuval avec Mme Lhier comme passagère, sur biplan Landoux;
8° Morengian seul, sur monoplan genre «Antoinette»;
9° M. Bourdon et son frère, sur monoplan genre Blériot;
10° Médouville et M. André Lhier, sur biplan Landoux;
11° M. Le Clair et Mme Le Clair, sur biplan Farman;
12° M. Dermilly et sa fille, sur biplan Voisin;
13° Médrival seul, sur Demoiselle Santos-Dumont.
La flottille se compensait donc de huit biplans, dont six du type Martin Landoux, et de cinq monoplans de types différents. La caravane comptait vingt-trois personnes: treize pilotes, deux mécaniciens et huit passagers dont cinq dames. Jamais jusqu'alors, on n'avait vu une flotte de navires aériens de plaisance de cette importance, et la curiosité de la foule était explicable.
Damblin, le fourrier, s'était envolé depuis un quart d'heure déjà, lorsque, à son tour, le président, ayant pris à bord l'un des mécaniciens en remplacement de Martin Landoux, prit à son tour le chemin des airs. De demi-minute en demi-minute il fut suivi par un des clubmen, et en moins d'un quart d'heure la pelouse fut débarrassée de ses occupants. Il était deux heures quarante minutes, quand Médrival, qui devait partir le dernier, prit son essor avec une foudroyante rapidité, suscitant une émotion indescriptible parmi les spectateurs, dont le nombre s'était considérablement accru pendant cette période de manoeuvres.
La Tour-Miranne avait suivi, pendant les premières minutes de son vol, l'allée centrale de la Grande-Hotoie, à une cinquantaine de mètres au-dessus des cimes feuillues et arrondies des marronniers la bordant sur toute sa longueur, qui atteint exactement un kilomètre depuis le grand bassin. L'aéro traversa ensuite les cours des abattoirs, laissant les bouchers ébahis et le nez en l'air à sa vue. Il décrivit alors, en continuant de s'élever, un quart de cercle qui l'amena au-dessus des jardins de l'Hôtel-Dieu puis du quartier Saint-Leu visité le matin, et enfin des glacis de la citadelle.
—Tiens! s'écria Pouliot, le mécanicien qui accompagnait La Tour-Miranne et se carrait sur le siège occupé la veille par son patron, qu'est-ce que c'est donc que les flaques d'eau qu'on aperçoit à droite?
Robert tourna légèrement la tête du côté indiqué par son passager.
—Ce sont les «hortillonnages», répondit-il brièvement.
L'ouvrier parut désorienté.
—Des hortillonnages, répéta-t-il d'un air indécis. Vous ne voulez pas dire qu'on cultive par là des orties?...
L'aviateur ne put s'empêcher de rire.
—Non! mon brave, répliqua-t-il. La culture dont vous parlez serait plutôt l'apanage des horti... culteurs! Mais pour parler sérieusement, je vous dirai qu'on donne le nom d'hortillonnages aux cultures maraîchères des environs d'Amiens.
—Ils ne doivent pas manquer d'eau les jardiniers par ici, vrai! Ça me paraît joliment marécageux...
—En effet, et c'est même grâce à cette irrigation continue qu'ils obtiennent, paraît-il, des légumes superbes. D'ailleurs, il en est de même sur tout le trajet de la Somme, et là où l'on ne cultive pas, on extrait de la tourbe de ces marais.
Mais déjà les hortillonnages et la citadelle d'Amiens elle-même se perdaient dans l'éloignement. L'aéroplane surplombait le château de Coisy; la route nationale de Paris à Dunkerque, bordée d'arbres élevés de chaque côté se perdait, droite comme une ligne tracée au cordeau, à l'extrême horizon, en traversant deux agglomérations importantes qui s'apercevaient un peu en avant: Villers-Bocage et Talmas. A gauche de ce bourg, on pouvait distinguer, sur une intumescence peu élevée, le village de Naours qui possède des souterrains très curieux à visiter, et que les touristes commencent à connaître.
En moins d'une demi-heure, l'appareil volant franchit les vingt-cinq kilomètres séparant en ligne droite les promenades amiénoises du village de Beauquesne, au sein du pays des phosphates. Ce trajet s'était constamment effectué au-dessus des champs de céréales, d'oeillette, de colza et de prairies artificielles. Le terrain allant en s'élevant graduellement depuis la capitale picarde, enfouie dans un bas-fond, le pilote avait dû augmenter son altitude et le baromètre anéroïde accusait deux cents mètres, alors que le sol était à peine à cinquante mètres.
Déjà le biplan du président de l'Aéro-tourist s'était vu dépasser par les monoplans de Garuel, de Bourdon et de Morengian, plus rapides. En arrivant au-dessus de là vallée où court la rivière d'Authie, à quelques centaines de mètres à peine d'un village s'étendant le long de la route de Doullens à Péronne, La Tour-Miranne aperçut ces unités de la flottille touristique arrêtées et immobiles au milieu d'une prairie. Bien qu'aucun signal de détresse ne lui fût adressé, mû par un sentiment de camaraderie, le jeune homme manoeuvra ses leviers et s'abattit à côté de ses amis. Presque aussitôt, Médouville, Outremécourt et Breuval qui suivaient à peu de distance, l'imitèrent, et en cinq minutes toute la caravane se trouva rassemblée.
—Eh bien, qu'y a-t-il, qu'est-ce que cela veut dire? demandèrent les voyageurs. Pourquoi s'arrête-t-on?
—Il faut le demander à MM. Garuel et Bourdon, répliqua le président. Je les ai crus en panne et j'ai atterri pour voir si je pouvais leur être utile.
—Mais nous n'étions nullement en panne!... s'écrièrent les deux aviateurs susnommés. La preuve c'est que nous n'avons pas utilisé le drapeau ou la sirène pour appeler au secours.
—Alors, je ne comprends pas...
Léon Bourdon, le frère du pilote du monoplan s'avança et expliqua:
—Nous voulions simplement visiter, au village d'Orville que vous voyez devant vous, une usine où l'on traite le phosphate retiré des terres. C'est assez intéressant pour mériter un instant d'arrêt.
—Il fallait nous prévenir de votre intention avant de quitter Amiens, dans ce cas, répliqua le chef de la caravane, non sans un peu d'humeur. Enfin, puisque nous nous trouvons réunis, nous en profiterons pour faire halte. Nos mécaniciens vérifieront les machines pendant que nous irons voir ces fameux phosphates!...
La chose ainsi décidée, les touristes se dirigèrent vers une usine dont la haute cheminée de briques se découpait sur le ciel et qui indiquait à n'en pas douter, un centre d'exploitation industrielle. Pendant le chemin, M. Léon Bourdon, qui paraissait très au courant de la'question, en sa qualité d'élève chimiste à l'École industrielle de Lille, fournit les explications suivantes aux personnes qui l'accompagnaient:
—Les phosphates d'origine minérale comprennent les apatites, les phosphorites, les coprolithes et les nodules et sables phosphatés. Les deux premières variétés se rencontrent dans les terrains primitifs et servent à la fabrication des superphosphates, car leur teneur en acide phosphorique atteint 32 %. Les coprolithes et les nodules existent dans les terrains crétacés et jurassiques, à l'étage des grès verts et sont exploités dans le Pas-de-Calais, les Ardennes, le Cher, l'Algérie et la Tunisie. Leur teneur en acide phosphorique varie entre 16 et 28 %. Quant aux sables et aux craies phosphatés que l'on exploite ici, ainsi qu'à Beauval et Beauquesne, ils sont beaucoup plus pauvres encore et ils doivent subir un traitement permettant de porter le titre à 50 ou 55 % de phosphate de chaux.
—Par quel procédé? interrogea M. Le Clair intéressé.
—Par le mélange avec des sables plus riches, ou mécaniquement en séparant le carbonate de chaux moins dense du phosphate plus dense, au moyen d'une simple lévigation.
—Et quelle est l'utilité de ces phosphates? demanda à son tour Mme Lhier.
—D'une manière générale, reprit le chimiste, les phosphates doivent être employés comme engrais complémentaires du fumier et des engrais chimiques tels que lé sulfate d'ammoniaque et le nitrate de soude. Leur action est très avantageuse dans tous les sols renfermant moins de 1 % d'acide phosphorique. C'est surtout dans les terres de défrichement riches en matières organiques que les phosphates naturels font merveille, à la dose de 300 à 600 kilogrammes à l'hectare. Cependant on obtient des résultats encore meilleurs avec les superphosphates, sauf dans les cas de terres acides, telles que landes et tourbières.
Les touristes approchaient à ce moment de l'usine aperçue de loin. Ils furent reçus par un vieux comptable qui, ébahi à la vue de tout ce monde lui arrivant, ne savait trop quelle contenance tenir. Enfin, il se mit à la disposition des visiteurs pour les conduire aux hangars où s'opérait le traitement des sables et craies phosphatés, et leur donner les indications nécessaires.
—Ainsi, demanda Breuval, toutes les matières premières que vous manipulez ici proviennent des champs avoisinants?
Le comptable sourit.
—Ah! messieurs, dit-il, on voit que vous êtes tous jeunes et que vous ne connaissez pas la folie des phosphates qui a secoué les populations de la vallée de l'Authie vers 1883.
—En effet, murmura le trésorier, je ne suis venu au monde que l'année d'après.
—Eh bien! messieurs, lorsqu'on a découvert, à cette époque, les premiers gisements de phosphate de chaux sur la colline de Beauval, cela a été comme une épidémie dans tous les villages environnants, tant les habitants avaient été émotionnés des prix fabuleux auxquels avaient été vendus aux Compagnies industrielles d'exploitation, des champs qui n'étaient susceptibles de fournir que de maigres récoltes. Des sondages furent donc opérés sur tous les points, et des paysans jusqu'alors misérables se trouvèrent, du jour au lendemain, enrichis, sinon presque millionnaires, parce que l'on avait reconnu, dans quelque pièce de terre de peu de valeur, la présence du précieux minéral. Oui, messieurs, je me rappelle de ce temps, moi qui vous parle, et je me souviens de la fièvre générale qui agitait les cultivateurs de toute cette région et surexcitait leur cupidité. De pauvres diables, qui eurent la chance de posséder du phosphate dans leur jardin, firent fortune, alors que des agriculteurs plus aisés se ruinèrent à la recherche infructueuse de cette même matière, irrégulièrement distribuée et répartie dans le sous-sol picard.
Les touristes remercièrent chaleureusement le comptable, qui remplissait les fonctions d'administrateur de cette exploitation industrielle, et s'empressèrent d'aller retrouver leurs véhicules.
—Cet arrêt imprévu nous a fait perdre presque une heure, fît remarquer La Tour-Miranne à ses compagnons. Il est quatre heures et demie-passées, il faudra donc activer pour arriver à Lille avant la nuit tombée. Nous ne ferons donc plus escale nulle part et nous nous contenterons de traverser Arras à petite allure. Est-ce dit?
—Ça colle, président, répliqua irrévérencieusement Médrival, le gavroche de la bande.
Robert sourit et grimpa à bord de son biplan où le mécanicien Pouliot le rejoignit. Dix minutes plus tard, tous les aéros étaient en l'air et filaient directement dans le nord à la vitesse de cinquante à soixante kilomètres à l'heure. Bientôt les monoplans prirent de l'avance et disparurent dans l'éloignement, tandis que les biplans volaient de conserve sur trois lignes. La Tour-Miranne tenant la tête et occupant le sommet de la lettre A que traçait l'équipe des appareils Martin-Landoux.
On aperçut dans le lointain, au fond de la vallée de l'Authie, la petite ville de Doullens, sous-préfecture de 4600 habitants, avec sa citadelle transformée aujourd'hui en prison de femmes. Les champs multicolores défilaient sous les pieds des aviateurs, qui, après avoir suivi les méandres du ruisseau de la Quillienne depuis son confluent avec l'Authie, à Thièvres en Artois, suivirent la route de Paris à Arras par Amiens et la voie ferrée de Doullens à Arras. Bientôt, cette cité, chef-lieu du département du Pas-de-Calais, apparut à l'horizon, et l'on aperçut en premier lieu le beffroi surmontant l'Hôtel de ville et que couronne la statue colossale et en métal doré, du lion qui figure dans les armes de la ville.
Médouville, qui avait pris son rôle de cicérone au sérieux, communiquait sa science, fraîchement acquise d'ailleurs, à son passager, André Lhier.
—Arras, l'ancienne capitale de l'Artois, lui dit-il, compte 26000 habitants. Elle se compose de trois parties: la cité occupant l'emplacement le plus élevé, à l'endroit même où existait autrefois la ville gauloise, capitale des Atrebates, puis la ville proprement dite et la basse ville. Saccagée par les Vandales en 407, restaurée par les soins de saint Vaast, détruite par les Normands en 880, Arras sortit une seconde fois de ses ruines. Elle fut prise en 1578 par le prince d'Orange, en 1640 par les Français et fut définitivement cédée à la France en 1659. Arras est une ville très industrieuse, arrosée par la rivière la Scarpe; elle possède des fabriques de dentelles, des bonneteries, savonneries, huileries, fonderies, raffineries de sel et de sucre donnant lieu à un commerce considérable? Comme monuments, on n'y compte guère que la cathédrale, qui est l'ancienne église abbatiale de saint Vaast, l'église Saint-Nicolas, enrichie de quelques beaux tableaux, et enfin l'Hôtel de ville et son beffroi.
—Tu as appris cela par coeur dans le Baedeker ou dans le Joanne?... interrompit l'industriel d'un ton goguenard.
—C'est là tout ton remercîment?... grommela le secrétaire vexé. Je te ferai encore part de ce que je sais, tu peux y compter!
—Oh! ne te fâche pas, mon bon René, je suis au contraire très heureux d'avoir appris que la ville que nous dominons en ce moment a été la capitale des Atrebates et qu'elle contient 26000 habitants. Ça pourra me servir à l'occasion. Mais, à propos, je croyais qu'Arras était une ville fortifiée et je n'aperçois de notre balcon aucune trace de fortifications.
—C'est parce qu'on les a démolies pour permettre à la ville de prendre l'extension qu'elle réclamait. Elles ont été remplacées par les boulevards que nous venons d'apercevoir non loin de la gare.
André Lhier embrassa d'un dernier regard l'agglomération de maisons que l'aéroplane venait de franchir à plus de deux cents mètres de hauteur. Les voyageurs avaient laissé derrière eux la gare Meaulens, qu'un raccordement relie à la ligne de Paris-Lille, et dépassé le faubourg Saint-Nicolas, et de nouveau les champs interminables s'étendaient devant eux.
—Tiens! s'écria l'industriel surpris, les monoplans nous faussent compagnie!... Les voilà qui filent là-bas sur notre droite!...
—Cela m'indiffère!... répliqua sèchement l'aviateur. Je conduis un biplan, je suis la route des biplans!...
La flottille aérienne, en tête de laquelle se maintenait La Tour-Miranne continua à avancer de son train régulier de cinquante à cinquante-cinq kilomètres à l'heure. L'aspect du paysage avait entièrement changé: c'étaient maintenant d'immenses plaines qu'incendiait le chaud soleil de juin, et au-dessus desquelles flottait comme une impalpable poussière de charbon. C'était le «pays noir», la région des houillères, et bientôt une vaste agglomération hérissée de hautes cheminées industrielles apparut qui fut laissée un peu à droite de la route.
—Lens! dit laconiquement Médouville à son compagnon.
—Ce serait le moment d'aller visiter les mines, répondit celui-ci.
—Si tu y tiens, tu n'auras qu'à piquer une tête au moment où nous passerons au-dessus de l'ouverture d'un puits, tu arriveras plus vite au fond!
—Diable! est-ce que tu voudrais te débarrasser de moi, par hasard?...
—Certainement non; je ne fais que t'indiquer un moyen rapide d'excursion, mon cher cousin.
—Trêve de plaisanterie, fit celui-ci. Sommes-nous encore loin de Lille?...
—Environ sept lieues; c'est l'affaire d'une demi-heure. Nous allons voir Carvin.
—C'est un de tes amis qui demeure à Lille?...
—André, tu m'agaces prodigieusement, sais-tu?... Carvin, est une bourgade minière comme Lens, tu ne l'ignores pas. Mais elle ne compte que 7000 habitants, alors qu'il y en a vingt mille de plus à Lens.
—Vingt mille juste?... Tu n'oublies pas un demi-habitant, quelquefois?...
Médouville, cette fois, ne répondit plus et se contenta de rouler des yeux féroces vers son passager qui dut mettre un frein à ses taquineries continuelles, et jusqu'à Lille les deux cousins ne se dirent plus un mot. Après avoir dépassé Carvin, reconnaissable à son clocher de forme caractéristique, les aéros traversèrent la plaine de Wattignies, et leurs passagers purent apercevoir ensuite les vastes bâtiments de la maison centrale de détention de Loos.
—Des hôpitaux, des prisons, des usines; voilà ce qui caractérise la civilisation!... murmura l'industriel.
Les appareils passèrent ensemble au-dessus de la gare de la porte des Postes et des bastions de Lille dont ils traversèrent les quartiers du sud et de l'Ouest, avant d'atteindre la citadelle et la Deule. De l'autre côté de la rivière se distinguaient les pistes de l'hippodrome Lillois, où La Tour-Miranne, qui avait une vue perçante, aperçut les monoplans. Il dirigea donc sa course de ce côté et quelques minutes plus tard, tous les appareils reposaient sur le gazon. L'étape du jour était accomplie.
CHAPITRE XII
LE NORD DE LA FRANCE
VISITE DE LILLE.—MÉDOUVILLE S'IMPROVISE CONFÉRENCIER.—L'ITINÉRAIRE DE LA CARAVANE.—ARRIVÉE A BOULOGNE.—UN ATTERRISSAGE MALENCONTREUX.—EN ROUTE POUR LE CROTOY ET SAINT-VALERY-SUR-SOMME.—M. DERMILLY, PROFESSEUR DE GÉOLOGIE.—LES GRANDES RÉVOLUTIONS DU GLOBE.—LE MARQUENTERRE.—ARRIVÉE A DIEPPE.
—Eh bien! êtes-vous satisfaits de votre promenade de ce matin? interrogea le marquis de la Tour-Miranne en dépliant sa serviette et prenant place avec ses compagnons autour de la table abondamment servie.
—Ma foi, pas plus que cela! répondit Outremécourt. Ce n'est pas une ville des plus intéressantes que le chef-lieu du département du Nord, malgré son importance et son étendue.
—A part la citadelle, ajouta Breuval, je n'ai pas, en effet remarqué de monuments méritant la peine de s'arrêter.
—Il fallait visiter les églises, monsieur Breuval, susurra Mlle d'Outremécourt, certaines d'entre elles auraient retenu votre attention, par exemple Notre-Dame de la Treille, de style gothique, bien que datant de l'année 1855 seulement, puis Saint-Maurice et Sainte-Catherine, qui sont du XVe siècle, Sainte-Madeleine du XVIIe et Saint-André du XVIIIe siècle.
—J'ai vu les bâtiments civils, l'Hôtel de ville, la Bourse, qui est l'ancienne halle échevinale, la colonne de la Grande-Place et l'arc de triomphe, cela m'a suffi.
—Vous connaissez les origines de la ville, monsieur Médouville? demanda Mme de l'Esclapade au secrétaire général.
Celui-ci se rengorgea.
—Certainement, chère madame, s'empressa-t-il de répondre, pour donner une nouvelle preuve de son érudition. Lille, en flamand Ryssel, tire son nom d'un village entouré d'eau où existait un château datant des derniers siècles de la domination romaine. Elle appartenait aux comtes de Flandre, tomba en 1054 au pouvoir d'Henri III, mais fut reprise. En 1213, elle eut à subir trois sièges successifs: deux de la part de Philippe-Auguste, un de la part du comte Ferrand, et fut presque entièrement détruite. Elle fut réunie par Philippe le Bel au domaine royal en 1297, mais restituée ensuite par son successeur pour passer sous la domination de la maison d'Autriche qui la conserva durant deux siècles. Louis XIV la reprit en 1667, la fit fortifier par Vauban, mais ce n'est qu'au traité d'Utrecht, en 1713, qu'elle rentra définitivement dans le domaine de la France. En 1792, la ville subit encore un nouveau siège, plus terrible encore que tous les précédents. Le corps des canonniers de Lille, institué en 1483, se distingua dans cette occasion et contribua par son courage à la levée du siège par les Autrichiens.
—Bravo, René, approuva René Lhier toujours caustique. Tu as bien appris ta leçon. Félicitations!
Le Mécène ne daigna pas relever ce compliment ironique et se hâta de rattraper son retard sur les autres dîneurs.
—Quel est l'itinéraire du jour? questionna à son tour Garruel.
—Le trajet est exactement de même étendue qu'hier, répondit La Tour-Miranne. Nous allons à l'ouest et passerons Armentières, Hazebrouck, Saint-Omer, où nous ferons escale, puis de Saint-Omer nous irons d'une traite à Boulogne-sur-Mer. Il y a quatorze kilomètres de Lille à Armentières, trente-deux d'Armentières à Hazebrouck, et vingt d'Hazebrouck à Saint-Omer, c'est-à-dire soixante-six kilomètres pour la première partie de l'étape.
—Et de Saint-Omer à Boulogne?...
—Cinquante kilomètres exactement.
—Combien avons-nous fait hier?...
—Trente d'Amiens à Orville, et quatre-vingts d'Orville à Lille, soit cent dix kilomètres.
—Et demain, où irons-nous? fit à son tour Médrival.
—Nous irons de Boulogne à Dieppe en suivant le bord de la mer; le parcours sera d'environ cent vingt kilomètres.
—Me permettez-vous une observation, président? continua le clubman.
—Certainement, mon cher ami, parlez.
—Eh bien, il me semble que les étapes sont un peu courtes et qu'on pourrait sans inconvénient les allonger un peu, afin de ne pas nous éterniser en route. Qu'est-ce que cent vingt kilomètres?... A peine deux heures de route pour les biplans, une heure et demie au plus pour les monos!... D'autre part, qui ne connaît Boulogne, Paris-Plage, Berck, Cayeux, le Tréport et Dieppe?... Ne pourrait-on pas partir de bonne heure demain matin, de manière à arriver à Dieppe pour l'heure du déjeuner? L'après-midi, nous pourrions gagner Rouen qui mérite, plus que Lille et Boulogne, une visite attentive. Qu'en pensez-vous?...
—Je vous répondrai, mon cher ami, que mon rôle est de refléter simplement l'opinion de nos collègues, et qu'en toutes circonstances je me rangerai à leur avis. Je mets donc votre proposition aux voix.
Après une discussion de quelques instants, l'idée de Médrival fut adoptée; et comme le repas touchait à sa fin, le trésorier s'empressa de régler les dépenses de l'hôtel et de faire charger les bagages sur les autos qui devaient conduire les jeunes gens à l'hippodrome lillois où les mécaniciens veillaient sur les planeurs.
—En route pour la Manche! proféra en se levant le secrétaire général.
—Tu pourrais mettre les deux! observa André Lhier, toujours taquin.
—Qu'est-ce que tu veux encore dire par là?...
—Oh! simplement qu'une veste a ordinairement deux manches, et que, si tu remportes la tienne...
—Je te promets que si tu continues sur ce ton, fit Médouville, comiquement courroucé, interrompant son cousin, je te ferai prendre un bain à la première occasion.
—Cela ne te sera pas difficile, tu es si maladroit!... Et si tu avouais ensuite que tu l'as fait exprès on ne te croirait pas!
La voiture, en démarrant, mit fin à la plaisante discussion des deux cousins.
A l'hippodrome de Lille, comme à la Hotoie, la nouvelle, propagée par les journaux, de l'arrivée de la caravane aérienne avait attiré une foule de personnes curieuses de voir de près les appareils à la mode et d'assister à leur départ. Cette foule était assez gênante pour qu'Outremécourt, le Père Tranquille, adressât à La Tour-Miranne la réflexion suivante:
—Décidément il sera préférable, je crois, de terminer les étapes à distance des grandes villes, afin de ne pas être entravés comme nous le sommes chaque fois dans nos manoeuvres.
—Ce sera à voir, en effet, répondit le jeune président, avant de prendre sa place de pilote.
Au moment précis où sonnaient deux heures à toutes les horloges de la ville, le premier aéro, celui du chef de l'expédition, s'envola dans le tourbillon de ses trois hélices tournant à toute vitesse. De trente en trente secondes, une autre machine volante s'élança dans l'atmosphère, et bientôt la place fut nette; toute la caravane était partie vers le nord-ouest. Un quart d'heure plus tard, les aviateurs traversaient Armentières, ville de trente mille habitants sur la rivière la Lys, et passaient à trente mètres au-dessus des bâtiments de l'École Professionnelle. Médouville, qui avait changé de passager pour ne pas continuer à subir les plaisanteries de son cousin Lhier et avait engagé celui-ci à permuter avec sa femme, ne manqua pas de faire part à celle-ci de ce qu'il avait eu soin d'apprendre au sujet de la ville dont ils traversaient les faubourgs. C'est ainsi que Mme Lhier dut savoir bon gré mal gré qu'Armentières, en raison de sa proximité de la frontière, avait été exposée pendant des siècles à toutes les calamités de la guerre. Elle avait été prise et incendiée par les Anglais en 1339, pillée par les Français en 1382, détruite par les calvinistes en 1566, occupée par les maréchaux de Gassion et de Rantzau en 1645, par l'archiduc Léopold en 1647, par les Français en 1667, pour finir par demeurer à ces derniers en vertu du traité d'Aix-la-Chapelle en 1668.
—C'est une ville fort commerçante, à ce que je vois, interrompit l'auditrice forcée du cicérone.
—Certes. Il y a de nombreuses filatures de coton, des fabriques de toile, de dentelle, des distilleries, mais peu d'industries mécaniques. C'est à Fives-Lille et à la Madeleine que se trouvent les fonderies, les usines métallurgiques et les ateliers de construction mécanique. Damblin, en sa qualité d'ingénieur, n'a pas manqué de consacrer sa matinée à la visite de ces ateliers et il en est revenu émerveillé.
—Et Hazebrouck et Saint-Omer que nous allons apercevoir tout à l'heure, ce sont aussi sans aucun doute, des villes industrielles?...
—Hazebrouck est dans le département du Nord et Saint-Omer dans le Pas-de-Calais. Ce sont deux régions bien différentes. La première de ces deux villes qui compte douze mille habitants, était autrefois entourée de marais (broucks), asséchés depuis. La campagne environnante produit des céréales, du houblon, du tabac, du lin et renferme de beaux pâturages où l'on fait l'élevage du bétail. Hazebrouck possède également de nombreuses usines: des brasseries, savonneries, teintureries, filatures de lin et de coton, corroieries. Quant à Saint-Omer, sa population est de vingt mille âmes; c'est une très ancienne cité, appelée autrefois Sithiu, et qui prit ensuite le nom d'un évêque de Thérouanne à qui elle fut concédée, en 720. On y trouve des fabriques de lainages, de tissus, de broderies; des sucreries, des scieries mécaniques, des brasseries. Comme monument remarquable, Saint-Omer contient l'église Notre-Dame, ancienne cathédrale du XIIe et du XVe siècle avec une tour de cinquante mètres de haut, et où l'on peut remarquer des oeuvres d'art telles que les tombeaux remontant au VIIe siècle, de saint Erkembolde et de saint Omer.
—L'église du Saint-Sépulcre et le monastère ruiné de Saint-Bertin sont également dignes d'une visite, mais le temps nous manque, et nous devrons nous borner à jeter un coup-d'oeil en passant sur ces débris des temps passés.
—Vous êtes, ainsi qu'on le dit dans un certain monde, «calé» sur toutes ces questions, mon cousin. C'est un plaisir que de vous écouter.
—Votre mari n'est pas comme vous, ma cousine. Il me crible de plaisanteries à ce sujet, à tel point que je l'ai impérativement prié de permuter avec vous et de changer de pilote. A un moment ou à un autre je n'aurais plus été maître de mes nerfs et il est facile de faire un faux mouvement, une embardée involontaire, capable d'amener un accident.
—Il est vrai qu'André a un caractère taquin, mais vous auriez tort de prendre ses paroles trop au sérieux. Il n'en pense pas lui-même le premier mot.
—Je le sais, mais il m'agace bien tout de même.
—Mon pauvre René!... fit Mme Lhier avec une compassion railleuse. Tenez, parlez-moi plutôt du pays que nous devons visiter ce soir.
—Boulogne-sur-Mer?... Comment, vous ne connaissez pas Boulogne?...
—Ma foi non, mon cousin. Quand je suis allée en Angleterre avec André, nous nous sommes embarqués à Calais pour diminuer autant que possible la longueur de la traversée, et nous passons notre saison de bains de mer à Royan.
—Eh bien! je vais vous dire, cousine, ce que je sais de Boulogne, dès que nous aurons laissé derrière nous tous ces canaux qui traversent ces prairies pour aboutir à la rivière qu'on aperçoit là-bas traversant Hazebrouck. Il faut faire attention de ne pas aller tomber dans l'eau!
La région des tourbières une fois franchie, le conférencier reprit son discours.
—A l'époque gallo-romaine, Boulogne était le principal établissement des peuples appelés Morins et portait le nom de Gesoriacum, puis de Bononia. Les empereurs romains Caligula et Claude la visitèrent, mais peu après Constance Chlore fit combler le port. Boulogne se releva au VIIe siècle grâce à son pèlerinage à Notre-Dame et ses établissements monastiques. Les comtes de Boulogne donnèrent des rois à l'Angleterre et à Jérusalem. En 1544, les Anglais prirent la ville, mais ils la restituèrent moins de six ans plus tard. C'est à Boulogne que Bonaparte consacra toutes les ressources qui lui semblaient nécessaires pour tenter une descente en Angleterre. Parmi les hommes illustres nés à Boulogne, je vous citerai Godefroy de Bouillon, le héros des croisades, Lequien, Daunou, érudits, ce dernier fondateur de l'Institut, l'égyptologue Mariette, Frédéric Sauvage, le promoteur de l'hélice maritime, Sainte-Beuve, critique et littérateur, enfin les frères Coquelin, les célèbres acteurs.
Boulogne-sur-Mer, chef-lieu d'arrondissement du département du Pas-de-Calais, est bâtie à l'embouchure de la rivière la Liane et compte quarante-sept mille habitants. Elle renferme un tribunal de première instance, un tribunal et une chambre de commerce, une école nationale de musique, une école d'hydrographie, une bibliothèque, un musée, une station agronomique. Le port, le neuvième de France par rang d'importance et de trafic, s'ouvre au nord-ouest de la ville, entre deux jetées construites en 1839, par un chenal de 72 mètres de largeur. L'arrière-port est formé par le lit de la Liane, et, en amont du pont reliant les berges, se trouve le bassin de retenue. Des travaux récents ont permis au port de Boulogne de conserver l'importance qu'il s'était acquise grâce à ses relations avec l'Angleterre par Folkestone. En outre, Boulogne arme pour la grande pêche du hareng, de la morue, du maquereau, et elle tient à cet égard le premier rang parmi les ports français. Le commerce général d'importation a surtout pour objet les matières premières: laine, coton, soie, chanvre, les fils de toute sorte, le caoutchouc, le charbon, les bois communs, les matériaux de construction. Le commerce d'exportation porte principalement sur les tissus, passementeries, rubans, peaux brutes et préparées, les vins, l'horlogerie, la tabletterie, le liège ouvré, les fruits de table, oeufs, volailles gibiers, produits alimentaires, les instruments de musique, les outils, la parfumerie, les produits chimiques, etc. Boulogne possède également des industries développées: des hauts fourneaux et fonderies, des scieries, des fabriques de plumes métalliques, des filatures de lin, des fabriques de savon, de ciment, des tonnelleries, teintureries, etc. Deux ponts réunissent la ville principale, la haute ville juchée sur une colline, aux quartiers situés sur la rive gauche de la Liane...
Le secrétaire général des aérotouristes aurait sans doute encore continué longtemps sur le même ton et fait preuve une fois de plus de sa prodigieuse mémoire, si, à cet instant, le signal n'avait pas été donné de l'atterrissage pour l'escale. Il y avait une heure et quart que la flottille avait quitté l'ancienne capitale des Flandres.
Le fourrier Damblin, envoyé en avant avec son monoplan, avait découvert un emplacement des plus favorables pour l'escale: c'était un vaste pâturage à l'orée d'un petit bois; les aéros vinrent l'un après l'autre se poser mollement dans l'herbe haute et drue, et aussitôt les deux mécaniciens commencèrent, l'inspection des moteurs et des accessoires:
—Reste-il suffisamment d'essence dans les réservoirs pour faire les cinquante kilomètres nous séparant de Boulogne-sur-Mer? demanda La Tour-Miranne à Pouliot.
—Je ne le pense pas, monsieur le marquis, répondit celui-ci. Il sera nécessaire de faire le plein, et pour cela d'aller chercher une dizaine de bidons d'essence à la ville là-bas.
La ville en question, reconnaissable à sa haute tour carrée, était Saint-Omer, et ne paraissait pas éloignée de plus d'un kilomètre. Plusieurs touristes, dont des dames, offrirent de se charger de la commission et de rapporter les bidons, après avoir visité la ville.
—Vous les ferez charger sur une brouette et amener jusqu'ici par un garçon épicier! recommanda le Père Tranquille, qui s'étendit de tout son long sur le gazon, à l'ombre d'un buisson, et s'empressa de bourrer de tabac une courte pipe de bruyère qu'il venait de tirer de sa poche.
—Vous ne venez pas avec nous? demanda Breuval.
—Non, je préfère profiter de ce moment d'arrêt pour faire travailler. Pétronille, répliqua le vice-président, en montrant son instrument fumigatoire auquel il donnait—comme Cocardasse, du Bossu, à son épée—le nom grotesque de Pétronille.
—Gros paresseux, va!... fît le trésorier en s'éloignant.
—Attention! recommanda La Tour-Miranne aux excursionnistes, ne soyez pas trop longtemps et n'oubliez pas que nous avons encore une étape de cinquante kilomètres à faire aujourd'hui!...
—Combien de minutes nous accordez-vous? président, cria Médrival.
—Une heure et demie, pas davantage! Il faut qu'à cinq heures précises nous ayons démarré!...
—C'est entendu! nous serons de retour à cinq heures avec de l'essence, acquiesça le jeune sportsman.
L'escale s'étant opérée en pleine campagne n'avait que peu attiré l'attention, et les Audomarois qui avaient pu voir passer la flottille aérienne, ne se doutaient certes pas qu'elle avait atterri à moins de cinq minutes de marche des dernières maisons du faubourg. Les touristes ne furent donc, cette fois, aucunement dérangés par un public impatient et curieux, et ils n'aperçurent même aucun représentant de l'autorité pendant la durée de cette escale.
A l'heure dite, les promeneurs reparurent, escortant un gamin d'une douzaine d'années qui conduisait une charrette attelée de deux chiens et chargée de bidons d'essence. Breuval s'était bien gardé de dire que cette cargaison était destinée à ravitailler les aéros qui venaient de traverser la ville: cette déclaration n'aurait pas manqué d'émouvoir les paisibles habitants de Saint-Omer et les inciter à venir en procession assister au départ. Le commis de l'épicier, qui avait cru n'avoir affaire qu'à des automobilistes ordinaires, ouvrit des yeux énormes à la vue des treize aéroplanes disséminés dans le pâturage désert, et il n'eut garde de s'éloigner immédiatement avec ses bidons vides; il demeura l'unique spectateur de l'ascension, laborieuse pour plusieurs, des appareils d'aviation, dont le chariot roulait péniblement sur le terrain raboteux. Cependant après quelques essais-infructueux, les derniers biplans finirent par s'envoler, laissant le garçonnet pétrifié d'étonnement, la bouche béante et les yeux écarquillés.
Suivant les prévisions de son chef, la caravane ne mit pas plus d'une heure à franchir les cinquante kilomètres séparant Saint-Omer de Boulogne, au-dessus d'une campagne bien cultivée et très plate. Pendant ce trajet, M. Dermilly, professeur à l'École des Mines et géologue distingué, en même temps qu'amateur fanatique d'aviation, expliquait à sa fille, sa passagère, comment s'était opérée la formation des terrains au-dessus desquels volaient les aéroplanes.
—Depuis le pied des dernières collines qui forment le plateau ondulé du Boulonnais jusqu'à l'extrémité du Jutland, exposa-t-il, s'étend une plaine immense située au niveau de la mer: les Pays-Bas. Cette plaine n'est séparée de l'Océan que par un long cordon de dunes coupé de distance en distance pour laisser s'écouler à marée basse les eaux provenant de l'intérieur des terres. Car le sol n'est pas au niveau de la mer: il est plus bas, singulier phénomène dont on n'a pu jusqu'à présent trouver d'explication satisfaisante.
A l'époque où les Gaulois nos pères étaient encore fort loin de la civilisation, ces vastes étendues que nous venons de voir enrichies de cultures intensives et parsemées de villes industrieuses, étaient recouvertes par les eaux de la mer qui, poussées par les vents du large, pénétraient par les issues ouvertes pendant les tempêtes d'équinoxe. Les marécages ainsi formés disparurent peu à peu, soit par suite d'un exhaussement lent du sol, soit par suite des digues naturelles que la mer élevait suivant ses caprices. Les eaux de l'intérieur ne pouvant s'écouler à travers le cordon de dunes, s'épanchèrent sur ces plaines au sous-sol imperméable. Elles se transformèrent en marais stagnants parsemés de roseaux, ou moëres en termes du pays, et ce jusqu'à ce que la main de l'homme leur ouvrît un chemin régulier d'écoulement et opérât le dessèchement de la contrée. Ces métamorphoses et ces alternances d'inondations et de sécheresses ont laissé leurs empreintes dans le sol: quand la mer le recouvrait, ses eaux déposaient une couche de fine argile marine; quand les eaux douces se substituaient à la mer, un lit de tourbe se formait insensiblement par la végétation des marécages. Les fouilles effectuées ont ainsi mis en évidence l'histoire même de ces territoires, et l'épaisseur plus ou moins forte des différentes couches de tourbe et d'argile fournit une indication sur la durée de ces phénomènes.
Les habitants de ces contrées à ces époques reculées, les Morins, joignirent leurs efforts à ceux des forces naturelles, pour s'assurer la possession de ces terres et préserver leurs demeures des inondations. En creusant le sol en certains points, on y a reconnu, à travers des couches successives de dépôts, des objets remontant à l'âge de bronze ou de pierre, et même, assure-t-on, des antiquités carthaginoises. Bergues, Saint-Omer et bien d'autres villes de Flandre se sont ainsi créées, car, à mesure de l'accroissement de la population, les habitants s'efforçaient de faire disparaître ces marais et d'empêcher le retour de la mer par des constructions de digues formées de fascines remplies de terre et de plantations de saules.
Sur une carte du VIIe siècle, on retrouve tous ces noyaux de villes et on peut établir la concordance avec les noms de pays actuels. Thérouanne (Teruana) était l'un des principaux centres, toutes les routes y aboutissaient comme à un chef-lieu. Le casiellum Morinorum, la forteresse des Morins, aujourd'hui Cassel, était une ville guerrière dont les tours dominaient la plaine de plus de quatre-vingts mètres. Beaucoup de villages étaient groupés sur les rives d'un estuaire, le Sinus Itius, port naturel peu profond transformé plus tard en marécage; quelques géographes ont admis que cet estuaire ait été la baie au fond de laquelle a été élevé Saint-Omer; c'était au milieu qu'existait la petite île des Morins: Morini parva insula.
Les parties basses de ces terrains demeurèrent longtemps à l'état de moëres, car aux fortes marées, les eaux furieuses démolissaient les obstacles qui leur étaient opposés, anéantissaient les cultures et la mer reprenait son ancien domaine. Pendant une longue suite de siècles, la lutte de l'homme contre les éléments fut continuelle, et ce n'est qu'au XVIIIe siècle, que l'oeuvre fut complétée par l'ingénieur Bélidor, et la mer définitivement vaincue et repoussée aux limites actuelles, grâce à un système de drainage et d'écluses dès plus ingénieux. Dirigée par la main de l'homme, emprisonnée entre des murs solides, l'eau qui s'épanchait jadis dans les marais et y séjournait engendrant de meurtrières épidémies, s'écoule aujourd'hui dans la mer à marée basse par les soins de l'Etat. Dans les tempêtes, la mer ferait irruption et démolirait tous ces travaux, si les précautions n'étaient pas prises, autant contre la violence des vagues que contre les sables qu'elles apportent. La Flandre n'est donc pas un pays donné par la nature comme tant d'autres. Son sol a été conquis lentement par le travail et il ne reste assuré à la culture que par suite d'une sage organisation. Les Flamands, eux aussi, à l'imitation des Hollandais, leurs devanciers et leurs maîtres en matière de dessèchement, peuvent donc prendre cette fière devise: Luctor et emergo. Je lutte et je sors de l'eau!
Tout en parlant, le professeur dirigeait d'une main sûre la course de son véhicule, mais il dut à ce moment interrompre son discours, car la flottille aérienne arrivait en vue de la ville où devait s'achever l'étape du jour.
—Tiens, fillette, dit-il, voici la mer!...
La caravane venait de traverser, à trente mètres de hauteur, la route nationale de Paris à Calais. Un peu au delà du village de Wimereux, Damblin, faisant toujours fonctions de guide, avait avisé un vallon abrité du vent du large, et il était venu y atterrir le premier. Suivant son exemple, La Tour-Miranne et tous les autres aviateurs vinrent se poser le plus doucement possible au fond de ce pli de terrain, l'un après l'autre. Mais l'espace manquait un peu, et à la suite d'une fausse manoeuvré, le monoplan de M. Morengian vint heurter, à trois mètres du sol, le biplan de M. Le Clair, et les deux appareils s'abattirent lourdement avec un craquement caractéristique de bois que l'on fend.
Il y eut un moment d'angoisse parmi les touristes qui se précipitèrent en désordre vers le lieu de l'accident, mais on constata que les voyageurs avaient eu plus de peur que de mal, car ils n'avaient subi que le contre-coup du choc. La seule victime était l'aéroplane qui avait été abordé. Un longeron de son châssis, avait été brisé net comme une vulgaire allumette de la régie, et l'extrémité de son aile gauche s'était faussée. L'auteur de l'accident fut consterné de ce résultat de sa maladresse.
—Bah! déclara le mécanicien Pouliot, ce n'est pas grave: c'est un peu de travail de menuisier: on mettra un manchon en aluminium au longeron et on redressera l'aile, c'est l'affaire d'une matinée tout au plus!...
—Mais on devait repartir demain matin de très bonne heure!... observa l'infortuné aviateur.
—C'est vrai, dit La Tour-Miranne s'approchant, mais devant ce qui vous arrive, nous ne vous abandonnerons pas. La caravane se scindera en deux fractions. La première, composée des biplans sauf le vôtre, bien entendu, partira de bonne heure pour aller à Dieppe en suivant la côte; vous partirez ensuite avec les monoplans, une fois la réparation achevée. Cette proposition du chef de l'expédition n'eut pas le don de plaire aux pilotes de «monos», dont l'un, Médrival, était justement l'auteur de la proposition de la double étape.
—Vous oubliez, président, fit-il observer à La Tour-Miranne, que nos monos volent beaucoup plus vite que vos biplans, et surtout que celui de M. Le Clair, qui est le plus lent de tous puisqu'il arrive toujours bon dernier à l'étape. Il ne pourra donc pas nous suivre, quoi que nous fassions les uns et les autres pour essayer de diminuer notre vitesse!...
—Nous ne pouvons cependant pas laisser ici notre camarade?...
—Ne vous «bilez». donc pas, monsieur le président, intervint le mécanicien. Les journées sont longues et le soleil se lève de bonne heure en cette saison. Nous allons nous mettre immédiatement à l'ouvrage, mon camarade et moi, et nous continuerons demain dès qu'il fera jour. Nous ne perdrons pas de temps; nous allons monter la tente chargée avec les autres bagages du «camping» sur l'aéro de M. Morengian. Tout sera «arrangé» pour neuf heures du matin.
—Je vous remercie d'avance, mon brave Pouliot. C'est cela, montez la tente, je vais vous faire envoyer des vivres du restaurant de Boulogne où nous allons demander l'hospitalité.
L'ouvrier tint sa promesse. Quand, le lendemain à neuf heures et demie du matin, un break frété par le président de l'Aéro-tourist-club ramena les aviateurs à Wimille, après les avoir promenés dans Boulogne-sur-Mer, de Capécure à la haute ville et tout le long du quai Gambetta jusqu'à la jetée et à la plage des bains, il ne restait plus trace de l'accident de la veille. La caravane pouvait repartir dès que les réservoirs d'essence auraient été remplis. La Tour-Miranne et M. Le Clair remercièrent chaleureusement les mécaniciens de leur persévérance et de l'habileté qu'ils avaient déployée, puis le président s'écria:
—En route, mes amis, et rondement, il faut que nous soyons à Dieppe pour déjeuner. J'ai télégraphié notre arrivée à l'Hôtel-Royal; nous serons donc attendus.
—Si les monos, plus rapides, partaient les premiers, insinua Médrival. Ils pourraient atteindre l'étape avant midi et faire patienter les hôteliers...
—C'est cela!... Vous recommanderez que l'on conserve notre dîner au chaud!... répondit en riant le président. Quant à l'itinéraire, je vous rappelle que l'on fera escale au Crotoy pour le plein d'essence. On traversera ensuite l'estuaire de la Somme en amont de Saint-Valéry, puis de là nous gagnerons Eu et Dieppe. Ce sont deux étapes, l'une de soixante-dix, l'autre de soixante kilomètres.
Ayant ainsi donné ses dernières instructions, La Tour-Miranne se hissa à bord de son véhicule aérien, et quelques minutes plus tard, la caravane, partagée en deux groupes qui ne tardèrent pas à se séparer en raison de la différence de vitesse entre les machines à plan de suspension unique et de celles à deux plans superposés, s'éleva dans les airs, en présence de quelques habitants de Wimille et de Wimereux qui avaient appris la présence de la flottille sur le terroir de leur commune et s'étaient empressés d'accourir, poussés par la curiosité. Les aéros suivirent un moment la route nationale, et leurs pilotes purent apercevoir à peu de distance la colonne commémorative de la Grande-Armée, élevée en souvenir de l'expédition contre l'Angleterre en 1804 par Napoléon. La caravane traversa ensuite la basse ville de Boulogne, du cimetière du nord au pont de l'Écluse, puis le faubourg de Capécure. Elle laissa à droite le Portel et descendit directement au sud vers Hardelot et Etaples.
Le temps était remarquablement clair et limpide, la chaleur modérée; il n'avait pas encore fait une aussi belle journée, d'autant plus que la brise de mer était presque insensible et ne contrariait en rien la course des planeurs. Le professeur Darmilly profita de ce que l'état de l'atmosphère facilitait la conduite de l'appareil, pour continuer son discours de la veille sur les modifications subies, avec les siècles, par la configuration des rivages de la France.
—A l'embouchure de la Canche où nous allons arriver dans quelques minutes, dit-il à sa fille, tu vas voir le paysage, changer complètement d'aspect. Le plateau ondulé du Boulonnais est séparé du rivage par une vaste plaine rappelant la Flandre, bien qu'elle soit infiniment moins vaste. Cette plaine est encore une conquête réalisée sur la mer, d'où son nom de Marquenterre, mer en terre.
Formé par des alluvions successives, le Marquenterre est un exemple frappant du travail séculaire de la mer qui a déposé les grains de sable en les ajoutant les uns aux autres depuis des temps que l'imagination hésite à déterminer. Dans les temps anciens, la mer baignait le pied des collines, mais, à une époque postérieure, ces plages peu inclinées servirent de lieu de décharge aux matériaux arrachés aux falaises du Boulonnais au nord, et à celles de la Normandie au sud. Entre la baie de la Canche et celle de la Somme, se retrouvent les traces de l'ancien étang littoral où, d'après les traditions, les eaux de la rivière, retardées dans leur écoulement par des barres de sable, venaient s'épancher librement. Le sol à peine élevé de deux mètres au-dessus du niveau de la mer, a été, comme les Pays-Bas, desséché par la main des hommes; on a ainsi acquis vingt mille hectares à la culture, depuis le IX'e siècle, où le Marquenterre était encore recouvert par les eaux croupissantes où les rivières de la Canche, de l'Authie et de la Maye venaient se déverser. Sur quelques îles émergeant à peine de la plaine liquide, s'élevèrent les huttes des premiers pionniers de la culture, en même temps que celles des pêcheurs. Plus tard, les habitants rattachèrent ces fragments de sol les uns aux autres par des digues, et c'est ainsi que l'on gagna du terrain sur la mer.
Toute la partie du Marquenterre comprise entre l'Authie et la baie de la Somme, c'est-à-dire justement l'endroit au-dessus duquel nous planons en ce moment, ajouta le professeur, porte encore gravés sur son sol les témoignages du déplacement graduel des limites de la mer. Depuis la chaîne des dunes littorales jusqu'à la base des collines du plateau du Ponthieu, les marais sont parsemés d'éminences isolées, dont la direction longitudinale est sensiblement parallèle à la direction de la côte. Les travaux d'assèchement ont fermé l'accès des hautes marées, en même temps qu'augmentait le cordon de dunes et que les rivières devenaient innavigables. Le système de drainage employé rappelle les watergands de la Flandre; l'exutoire des eaux s'opère par une vieille écluse du XVIIe siècle, à Villiers, près d'Etaples.
—C'est le phare d'Etaples que nous avons aperçu tout à l'heure, père?... interrompit Mlle Dermilly.
—Oui, fillette, et l'agglomération que l'on pouvait distinguer à l'horizon oriental était Montreuil-sur-Mer, ainsi nommé parce qu'autrefois il possédait un port, alors que maintenant les flots s'en sont éloignés de quinze kilomètres. Nous avons suivi un moment la rigole d'écoulement dite de la Grande-Tringue et passé les dunes de Cucq et de Merlimont. C'est la plage de Berck, avec son hôpital pour les enfants scrofuleux de l'Assistance Publique, que tu peux voir à ta droite. Nous allons traverser, à l'endroit appelé le Pas-d'Authie, la rivière, sur les bords de laquelle nous avons visité l'usine des phosphates d'Orville, puis nous continuerons à voir des dunes jusqu'au Crotoy où nous devons nous arrêter pour reconstituer notre provision d'essence.
—Et du Crotoy à Dieppe, père, le pays est-il toujours aussi triste?...
—Non, non. Après la baie de la Somme, à Ault, commencent les falaises qui s'étendent sans interruption jusqu'au cap de la Hève, près du Havre. C'est dans cet endroit que les choses ont le plus changé depuis le moyen âge, soit par un effet d'envasement, soit par un lent exhaussement du sol. Ainsi, à l'époque où les Romains conquirent la Gaule, les barques pouvaient remonter la Somme jusqu'à Amiens. Le niveau des hautes mers a notablement diminué dans ces régions, ainsi que les documents historiques le prouvent.
Aujourd'hui, si les bateaux d'un certain tonnage peuvent encore gagner Amiens, ce n'est que grâce aux écluses et à la canalisation de la Somme. La navigation avec Abbeville serait même compromise si l'on n'avait creusé au milieu des alluvions séculaires de la rive gauche un profond canal reliant ce port à Saint-Valéry. D'ailleurs tu te rendras compte par toi-même, puisque nous allons voir défiler tous les pays dont je viens de te citer les noms. Nous voilà au Crotoy et nous allons prendre terre un instant, car nous sommes, si je ne me trompe, à moitié chemin.
Le fourrier Damblin, parti comme toujours une demi-heure avant le gros de la caravane, avait fait préparer les bidons d'essence et quelques arrosoirs d'eau, dans le but de gagner du temps. Pendant que les mécaniciens transvasaient le carburant et vérifiaient le graissage et l'allumage des moteurs, La Tour-Miranne prévenait ses compagnons.
—La marée est basse en ce moment, dit-il, et la baie de la Somme n'est plus qu'une immense plaine de sables vasards de dix mille hectares de surface où quelques minces filets d'eau serpentent en méandres. En face de nous se trouve Saint-Valéry, dont une distance de trois kilomètres seulement nous sépare. Je vous recommande de déployer la plus grande précaution pendant cette courte traversée, car une descente intempestive dans ces sables mouvants ne serait pas sans danger. J'ai d'ailleurs prié les mécaniciens de régler attentivement les moteurs pour éviter toute éventualité.
—Compris! seigneur président!... répliqua ironiquement Outremécourt. On sera prudent!
Les appréhensions de La Tour-Miranne se trouvèrent heureusement inutiles, et ce fut avec un vif sentiment de soulagement qu'il constata que la flottille aérienne avait franchi le dangereux passage et qu'elle était revenue au-dessus de la terre ferme. Il donna à peine un coup d'oeil aux vieilles maisons de Saint-Valéry-sur-Somme et à l'estacade sur laquelle passe la voie ferrée reliant la ville à la ligne du Nord.
Au contraire, il mit de l'avance à l'allumage, et sous l'impulsion de son hélice tournant à toute vitesse, l'aéro défila à soixante kilomètres à l'heure à vingt mètres au-dessus de la route d'Eu. Dans un vol égal et rapide, la flottille passa successivement au-dessus des villages de Routhiauville, Sallenelles, Lanchères, Brutelles, Hautebut, laissant la pointe du Hourdel et Cayeux sur la droite. Midi sonnait au moment où l'on revit la Manche comme une vaste nappe d'azur, à moins d'un kilomètre de distance. Une aiguille de pierre se dressait, blanche comme un bâton de craie, sur la falaise, au-dessus d'une agglomération de maisons s'étendant jusqu'au bord de la grande bleue.
—Ault et son phare, dit le président à son compagnon, en lui indiquant le monument d'un mouvement de tête.
—Je connais!... répondit le mécanicien. J'ai passé l'année dernière huit jours de vacances au Tréport et j'ai parcouru toutes les routes des environs en motocyclette. Je reconnais le pays. Voilà Onival, le bois de Cise, là-bas dans le renfoncement, et puis la plage de Mers tout au loin. A gauche on aperçoit la chapelle de Saint-Laurent sur le haut de la colline.
La caravane aérienne arrivait en vue de la ville d'Eu. Maintenant une route parfaitement horizontale, les machines volantes traversèrent à plus de cent cinquante mètres de haut, la vallée au fond de laquelle coule la Bresle. La ville une fois franchie, elles se retrouvèrent, comme auparavant, à quarante mètres du sol. La route de Dieppe s'étendait, droite comme une ligne tracée au cordeau, jusqu'à l'extrême horizon.
—Il y a trois ans, expliqua Pouliot, j'ai fait le circuit de Dieppe comme mécanicien de Barabas, l'ancien coureur cycliste passé à l'automobile. Nous montions une voiture de la marque Feuardant, et nous abattions les trente kilomètres d'Eu à Dieppe en quatorze minutes, soit une moyenne de cent-vingt-cinq à l'heure. Nous n'irons pas aussi vite aujourd'hui!...
—Vous n'avez pas gagné la course, interrogea le pilote. Vous avez eu un accident?...
—Non, non, nous sommes arrivés bons sixièmes, car nous avions perdu du temps à changer nos pneus. C'est un «Boche» qui nous a grattés et a décroché la Coupe!
—Vous n'avez pas eu de chance!
—C'est vrai, car Barabas et moi nous avions fait de notre mieux. Ah! quelle vitesse, mon président!... on était suffoqué! Et il y avait avec cela des damnés virages en S, surtout celui de Douvrend. C'était terrible; j'ai cru, à chaque tour, que la voiture allait s'y retourner!...
La flottille avait franchi, pendant cette conversation, la vallée de l'Yerres, au fond de laquelle est bâti le bourg de Criel, et laissant la route un peu à gauche pour se rapprocher du bord de l'interminable falaise, elle semait l'émotion dans tous les villages qu'elle traversait sans ralentir son vol. Tocqueville-sur-Eu, Biville-sur-Mer, Penly, Berneval-le-Grand, Belleville-sur-Mer, Bracquemont furent dépassés les uns après les autres. On aperçut de loin le casino de Puys, près de l'emplacement désigné sous le nom de Camp-de-César, et enfin Notre-Dame de Bon-Secours et le faubourg du Pollet. On était à Dieppe, et les soixante kilomètres séparant cette ville du Crotoy avaient été parcourus en une heure huit minutes.
Les aéroplanes s'abattirent sur les pelouses du boulevard Maritime qui longe la plage, en face de l'hôtel où leur prochaine arrivée avait été signalée. Ils avaient reconnu, d'ailleurs, régulièrement rangés à quelques centaines de mètres de l'entrée du Casino, les monoplans qui avaient été perdus de vue dès le commencement de l'étape.
—Enfin vous voilà!... s'exclama l'ingénieur Damblin s'avançant les mains tendues vers les arrivants. Vite à table, le dîner refroidit, et voilà plus de trois quarts d'heure que nous vous «espérons» comme on dit dans mon pays natal, en Bretagne.
CHAPITRE XIII
UNE RENCONTRE IMPRÉVUE
UNE VISITE A LA VILLE SOUTERRAINE DE NAOURS.—LES CURIOSITÉS ARCHITECTURALES ET ARCHÉOLOGIQUES DE ROUEN.—MÉDOUVILLE FAIT L'HISTORIQUE DE ROUEN.—EN ROUTE POUR LE HAVRE.—DESCENTE DU COURS DE LA SEINE.—QUELQUES VERS DE VICTOR HUGO AU SUJET DU DRAMATIQUE ACCIDENT DE CAUDEBEC EN 1843.—LES CHANGEMENTS SÉCULAIRES DE L'ESTUAIRE DE LA SEINE.—L'AVENIR DU PORT DU HAVRE.—DIRIGEABLE EN VUE.
—Ainsi, vous avez visité les souterrains de Naours? Vous ne nous l'aviez pas dit. Est-ce intéressant? demanda Mme Lhier en s'adressant au professeur Dermilly.
—Oui, j'ai préféré, connaissant la ville d'Amiens, vous laisser admirer ses vieux quartiers et ses monuments et aller jusque-là avec ma fille. Il s'agissait de quatre lieues à peine à parcourir, et un auto-taxi nous y a conduit en un peu plus d'une demi-heure.
—Est-ce que cela vaut le puits de Padirac et les grottes de Han? fit curieusement Médouville qui était voisin de table du professeur.
—Je ne saurais vous répondre, ne connaissant que par les descriptions qui en ont été publiées ces curiosités géologiques qui sont, elles, de formation naturelle, alors que les catacombes de Naours sont dues à la main de l'homme.
—C'est singulier, dit à son tour l'ingénieur Damblin se mêlant à la conversation, je ne connais pas ce nom-là, je ne l'ai même pas vu sur la carte. Nord, dites-vous?...
—Cela se prononce Nord, mais s'écrit Naours.
—C'est bien différent. Je suis fixé, dans ce cas.
—Quoi qu'il en soit, ces souterrains sont des plus étranges. Ce sont des refuges creusés sous la colline du Guet, et qui ont été utilisés, depuis l'époque des invasions normandes, par les populations de ce pays dans les périodes troublées que la Picardie a dû traverser. Figurez-vous donc un dédale d'étroites rues qu'il faudrait des heures pour visiter, et qui s'entre-croisent, se superposent, et sont flanquées de chaque côté d'étroites cellules qui forment autant de demeures séparées, comportant encore ça et là, scellés dans les parois des grottes, des supports de fermeture, des lampes ou des ferrures diverses. Plus loin, on trouve une pièce plus grande, une véritable chapelle avec un dôme. Ailleurs, d'énormes cheminées d'aération conservant encore un épais enduit de suie sont combinées pour éviter le contact direct avec l'extérieur. Tel est l'agencement des souterrains de Naours. Détail curieux: chacune de ces cheminées communiquait à une habitation du village terrestre, si bien que les fumées provenant des souterrains paraissaient s'échapper de cette habitation même, ce qui permettait aux troglodytes de dissimuler complètement leur présence.
—C'est bizarre, en effet.
—Ces catacombes sont bien loin d'être entièrement explorées, continua M. Dermilly, et il paraît certain qu'elles recèlent encore plus d'une surprise. Actuellement on peut visiter 28 galeries et 300 chambres dont une dizaine sont vastes comme des nefs d'église, d'un aspect imposant et un peu sépulcral. Quatre d'entre elles forment comme des places ou carrefours où viennent se ramifier de nombreuses avenues. Trois chapelles, avec autels taillés dans la pierre, donnent à ces souterrains, relativement peu connus des touristes, un aspect véritablement impressionnant. Aussi me suis-je applaudi d'avoir eu l'idée de cette petite excursion, dans laquelle j'ai eu pour guide la personne même qui, à force de persévérance et de dépenses, est parvenue à déblayer ces grottes si intéressantes: M. Danicourt, maire de Naours depuis vingt ans.
—Eh bien! pour notre part, nous sommes très satisfaites de notre promenade de ce matin à travers les rues de l'ancienne capitale de la Normandie, dit à son tour Mlle Geneviève d'Outremécourt. Nous avons pu admirer bien des choses curieuses.
—Ah! oui, la cathédrale, approuva Breuval. C'est, je crois, le monument lé plus ancien de Rouen?...
—C'est exact, fit à son tour Médouville, pressé de placer les données puisées dans le Guide du voyageur qui ne le quittait pas. La cathédrale date du XIIIe siècle; elle a été commencée sous le roi d'Angleterre Jean sans Terre, et représente un mélange du gothique de la Normandie et du gothique de l'Ile-de-France. Vous avez remarqué la tour de Beurre et les sculptures du portail des libraires?...
—Certainement. Nous avons également vu à l'intérieur les statues et les tombeaux de Rollon, de Richard Coeur de Lion, du duc de Bedford, ainsi que le mausolée élevé au grand sénéchal Louis de Brézé par sa veuve, Diane de Poitiers. C'est l'un des plus beaux monuments de la Renaissance et on en attribue le travail au grand sculpteur Jean Goujon.
—Nous avons également visité l'église Saint-Ouen. Elle n'est pas moins intéressante, extérieurement et intérieurement, ajouta Mlle d'Outremécourt.
—Et ensuite? demanda La Tour-Miranne avec intérêt en se penchant vers sa jeune voisine.
—Ensuite, les voitures nous ont conduites à la Tour Jeanne-d'Arc, à Saint-Maclou, au Palais de Justice, à la Grosse-Horloge, à la place du Vieux-Marché, où l'héroïne française fut brûlée vive par les Anglais, enfin nous avons été au port donner un coup d'oeil au pont transbordeur.
—Tu dois bien connaître l'histoire de Rouen, dit en s'adressant à René de Médouville, André Lhier, du ton le plus sérieux qu'il put prendre. Tu devrais nous en dire un mot.
—C'est facile, répliqua le secrétaire de l'Aéro-tourist, donnant immédiatement dans le piège. Rouen remonte à l'époque celtique; elle était la capitale des Velliocasses et devint, sous la domination romaine, le chef-lieu de la Lyonnaise IIe. A l'époque franque, alors qu'elle était comprise dans la Neustrie, elle fut très exposée aux ravages des Normands qui détruisirent en 841 le premier monastère de Saint-Ouen. En 911, l'archevêque Françon négocia entre le roi de France, Charles le Simple, et le chef des pirates, Rollon, l'arrangement qui fonda le duché de Normandie, dont Rouen devint la capitale. Depuis la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant jusqu'à la réunion de La Normandie au domaine royal par Philippe-Auguste, de 1066 à 1204, Rouen fut une des principales résidences des rois d'Angleterre sur le continent. L'un d'entre eux, Henri Plantagenet, accorda à Rouen la première charte de commune.
—Très bien, mon ami, murmura Lhier sans perdre un coup de dent. Continue!...
—Dans le cours du XIVe siècle, Rouen devint le siège de l'Échiquier ou parlement de Normandie, d'une cour des aides et d'une cour des comptes. Sous Charles V, qui séjourna longtemps à Rouen avant d'être roi de France, le commerce et l'industrie prirent un grand essor, mais au début du règne de Charles VI éclata la sédition de la Harelle, provoquée par le poids excessif des impôts. A la fin du même règne, la ville, malgré sa longue résistance, fut prise par le roi anglais Henri V. C'est pendant la domination anglaise que Rouen a été le théâtre du procès et du supplice de Jeanne d'Arc, en 1431. Mais après la guerre de Cent ans et la retraite des Anglais, Rouen retrouve une nouvelle ère de prospérité, un moment compromise par les guerres de religion en 1562 et la révolte des Va-nu-pieds causée par l'excessive fiscalité du gouvernement de Richelieu. La Révolution de 1789 n'entrave que momentanément le commerce de Rouen, qui a encore vu les ennemis de la France l'envahir en 1814 et en 1870...
—Ouf! fit André Lhier en soufflant, repose-toi un moment, mon ami. Tu dois être fatigué!
Les dames n'avaient pas perdu un mot de l'historique succinct de Rouen que venait de rappeler, avec une remarquable sûreté de mémoire, le Mécène des inventeurs pauvres, et elles le félicitèrent, non pas ironiquement comme l'avait fait le richissime industriel, mais cordialement.
—Ce n'est pas tout que de visiter les curiosités, interrompit l'impatient Médrival, mais je voudrais bien savoir quand nous démarrerons d'ici?...
—Vous n'êtes donc bien qu'en compagnie de votre «demoiselle», ricana l'ingénieur Damblin.
—Certainement; cela m'intéresse plus de voir la campagne défiler au-dessous de moi comme dans un cinématographe, que de me trimballer à pied ou en auto dans les rues de la ville, la plus antique—ou en toc—du monde!
—Eh bien! dans ce cas, soyez satisfait; nous allons faire, cet après-midi, une excursion qui, paraît-il, est charmante, dit en intervenant à son tour Robert de La Tour-Miranne.
—Pas possible!... Et laquelle, président? interrogèrent plusieurs voix.
—Nous allons descendre la Seine de Rouen au Havre. Toutefois, pour raccourcir ce trajet, nous ne suivrons pas obligatoirement toutes les boucles du fleuve. Nous allons nous élever de Deville-les-Rouen où nos appareils sont garés et nous nous dirigerons tout d'abord sur Saint-Martin-de-Boscherville, de l'autre côté de la forêt de Roumare. Nous suivrons la Seine jusqu'à Duclair, et couperons ensuite la presqu'île jusqu'à Yainville où nous retrouverons la rivière dont nous suivrons la rive gauche en passant près d'Heurteauville, Guerbaville, la Meilleraye, Caudebec, Villequier, Quillebeuf, Tancarville, Saint-Vigor-d'Ymonville, Gonfreville, Harfleur, Graville-Sainte-Honorine et Sanvic où nous atterrirons.
—Quel est le développement de cette route? demanda Médrival.
—Au maximum quatre-vingt-dix kilomètres, répondit sans hésiter le président.
—Bon!... c'est l'affaire d'une heure tout au plus pour moi, en ce cas!... J'ai fait en quarante-trois minutes, hier après-midi, l'étape Dieppe-Rouen.
—Nous nous sommes contentés de faire ce trajet en un peu plus d'une heure, pour notre part, et nous en avons été très satisfaits! déclara Outremécourt.
—Oh! vous, le Père Tranquille, vous trouvez toujours que cela va trop vite! Vous devriez plutôt voyager dans la boîte à roulettes du père Rampaterre, le cul-de-jatte! Moi, j'aime que ça défile!...
—Oui, jusqu'au moment où vous ramasserez une bûche terrible avec votre outil ultra-rapide!
—La navigation aérienne sera ultra-rapide ou ne sera pas!... Elle ne sera réellement pratique que lorsqu'on pourra faire cent lieues à l'heure sans danger, et, comme le disait déjà Nadar en 1863 en parlant de l'hélicoptère, «faire le tour du globe en quelques enjambées fantastiques»!...
—En attendant, contentons-nous du petit cinquante de père de famille, conclut Outremécourt; nous arriverons toujours à temps à l'étape.
Les aviateurs levèrent le siège. Le trésorier, Léonce Breuval, régla la dépense, et la troupe s'étant empilée dans des autos de louage, se fit conduire à Deville-lès-Rouen, où les appareils volants étaient restés sous la garde des deux mécaniciens. Un quart d'heure plus tard, Damblin, Garuel, Bourdon et Médrival s'envolaient à bord de leurs «monos», et à trois heures et demie les «bis» prenaient à leur tour la voie de l'air. Les deux groupes devaient se retrouver au cap de la Hève, près de Sanvic, dans un terrain que Damblin, le fourrier, se chargeait de découvrir.
Les représentants du beau sexe faisant partie de la caravane purent admirer, dans les premiers instants de cette traversée, le panorama de la ville qui, vue de la hauteur du deuxième étage de la tour Eiffel, déployait à leurs yeux éblouis ses splendeurs d'architecture incomparables. Des flèches aériennes, véritables dentelles de pierre, se profilaient sur le ciel, à côté de tours massives ouvragées par des artistes qui y sculptèrent, de la base au sommet, des chefs-d'oeuvre. Et à côté de ces merveilles de l'art ancien, on apercevait les cheminées géantes des manufactures, les édifices civils et religieux, le port bondé de navires venus de tous les points du monde, puis, en amont, la terrasse de Bon-Secours, où Jeanne d'Arc glorifiée pardonne à ceux qui la brûlèrent comme hérétique et relapse, et, en aval, les faubourgs populeux et les villas enfouies dans les bois, dissimulées dans d'opulents ombrages, montant, avec les forêts, à l'assaut des coteaux tapissés des plus riches toisons. Enfin, la Seine, comme un large ruban d'argent, déroulant ses méandres dans les riches campagnes normandes, depuis Pont-de-l'Arche d'un côté jusqu'à Caudebec-en-Caux de l'autre, tel était le tableau inoubliable que les aviatrices avaient sous les yeux.
Le temps était resté au beau fixe depuis le départ d'Aérovilla. Le ciel était bleu et presque sans nuages, sauf vers le sud-ouest où l'horizon était bordé de quelques légers cirrus. Ce bleu du ciel n'était pas l'outremer des ciels méridionaux, mais un bleu tendre et laiteux, et l'on eût dit que dans ce firmament si pur où brillait dans tout son éclat le radieux soleil de juin, descendait une buée, une gaze légère, diaphane, devinée plutôt que visible, et qui enveloppait d'une atmosphère éthérée les têtes chevelues des grands arbres, couronnant les collines crayeuses d'un blanc grisâtre, arrondissait les angles, adoucissait les ombres, et faisait flotter autour des voyageuses charmées on ne saurait expliquer quoi de vague, de vaporeux, d'indéfini, tenant de l'irréel et du rêve.
Une sensation de fraîcheur saisit tout à coup les touristes et les tira de leur contemplation. Ils étaient au-dessus des fourrés de la forêt de Roumare, et il existait une grande différence de température entre les champs et les bois, toujours surmontés d'une couche d'air plus humide. Cette sensation est d'ailleurs bien connue des aéronautes, et ce fut même dans l'idée de la combattre et d'atténuer ses effets que Capazza imagina le procédé de délestage fictif des ballons libres dit: parachute-lest, qui n'eut pas d'ailleurs meilleur succès que l'hélice-lest de van Hecke.
Partout, aussi loin que la vue pouvait porter, on n'apercevait, sur les deux rives de la Seine, que des forêts ressemblant de loin à de véritables tapis de mousse d'un vert plus ou moins foncé. C'étaient les forêts de Pont-de-l'Arche, de la Londe, du Rouvray, de Mauny, de Jumièges, du Trait, de Saint-Wandrille, du Maulévrier, l'immense forêt de Bretonne, tous ces bois épais qui recueillent et retiennent les eaux et assurent la régularité du débit du fleuve. Si la cognée du bûcheron s'était exercée sur ces massifs qui enlacent les nombreuses bouches du fleuve de Lutèce, a écrit M. Henri Boland, il en serait de la Seine comme de la Loire. La navigation du fleuve deviendrait irrégulière, difficile; des inondations ravageraient la riche vallée, sèmeraient la ruine où règne l'abondance, et le fleuve vidé ne laisserait plus filtrer que de minces filets d'eau sans profondeur entre des bancs de vase ou de sable.
Le groupe des volateurs suivit pendant quelques kilomètres le lit du fleuve, à une centaine de mètres de la rive droite et à une cinquantaine de mètres de hauteur. A certains endroits, de hautes falaises grises se dressaient perpendiculairement, enserrant la rivière rétrécie. La Tour-Miranne lança le signal d'un changement de direction; il donna un coup de gouvernail qui fit dévier son aéro sur la droite, avant d'arriver à Duclair. Les aviateurs qui le suivaient répétèrent cette même manoeuvre. La caravane escalada alors le saillant ombragé par la forêt du Trait, et deux lieues plus loin elle retrouvait la rivière, entre Guerbaville et Caudebec-en-Caux, n'ayant aperçu que de loin, par delà l'ancienne chapelle de Sainte-Anne, le gigantesque fauteuil de pierre qui surplombe la commerçante et prospère Duclair et porte le nom de chaire de Gargantua.
Sans quitter la rive droite de la Seine, les biplans passèrent au-dessus de l'ancienne capitale du pays de Caux, qui étend ses maisons proprettes, dominées par une église du xve siècle, le long d'un quai auquel sont amarrées de nombreuses barques. A quelque distance, avant la chapelle de Notre-Dame de Barre-y-va, René de Médouville fit remarquer à sa passagère, Mme Lhier, une petite ville assoupie au bord de l'eau, au milieu d'un parc aux ombrages séculaires. C'était Villequier, son château, son église, son cimetière où reposent Léopoldine Hugo et son mari Charles Vacquerie, engloutis par le fleuve, un jour de mascaret, en 1843, avec un batelier et un enfant de dix ans, et le secrétaire général rappela à sa compagne les vers du grand écrivain sur ce drame douloureux dont les victimes avaient, lui vingt-six ans, elle, la fille du poète, dix-neuf printemps à peine:
O chers êtres absents, on ne vous verra plus
Marcher au vert penchant des coteaux chevelus
Disant tout bas de douces choses
Dans le mois des chansons, des nids et des lilas
Vous n'irez plus semant des sourires. Hélas!
Vous n'irez plus cueillant des roses.
Villequier, Gaudebec et tous ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous écrier: Allons
Le vent est bon, la Seine est belle.
Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui!
Les hardis goélands ne diront plus: «C'est lui!»
Les fleurs ne diront plus: «C'est elle!»...
Dans le même cimetière, une tombe en ogive porte ces simples mots: Adèle, femme de Victor Hugo; quinze ans après la catastrophe qui endeuilla l'âme du poète, la mère, morte à Bruxelles en exil, est venue reposer auprès de son enfant.
Les falaises bordant le fleuve disparaissaient et l'horizon s'élargissait. Les aviateurs aperçurent Quillebeuf, station de pilotage située sur la rive gauche, à l'issue du marais Vernier. Devant eux, une masse imposante se dressait juchée sur un promontoire qui projetait son ombre dans le lit de la Seine: c'était la colossale ruine de Tancarville, qu'une gorge boisée sépare de l'Aiguille de Pierre-Gante, rocher en forme de parasol élevé de soixante-cinq mètres au-dessus du niveau de l'eau et d'où l'on découvre un point de vue très étendu.
Par mesure de prudence, le chef de l'expédition s'était constamment tenu de préférence au-dessus de la terre ferme. Il obliqua un peu au nord afin d'éviter la pointe de Tancarville, et l'on découvrit alors le canal du même nom, long de vingt-cinq kilomètres, séparé du fleuve par une bande d'alluvions, et l'estuaire de la Seine dont les rives s'écartaient largement au delà de la pointe de la Roque et de l'embouchure de la Risle.
—La mer!... s'écria Mme Lhier.
—Non, pas encore, lui répondit son compagnon. Ce n'est encore que l'embouchure. Voyez-vous là-bas, à gauche, le phare de Fatouville, Fiquefleur et Honfleur, au pied de la côte de Grâce ombragée de grands châtaigniers, puis, à l'extrême horizon, les frondaisons touffues de la forêt de Touques, qui nous cachent la mondaine Trouville et l'aristocratique Deauville. Devant nous, c'est Harfleur, la banlieue du Havre, puis ce grand port lui-même un peu indistinct dans la brume et l'éloignement.
—Que c'est beau!... murmura la jeune femme joignant les mains, comme en extase.
Pendant que la caravane continuait à voler vers l'ouest, le professeur Dermilly expliquait à sa fille les changements opérés par le travail des siècles dans la configuration de la région si intéressante qu'ils traversaient à ce moment.
—Après avoir arrosé les plaines fertiles de l'Ile-de-France et traversé Paris, disait le savant géologue, la Seine se jette dans la Manche par un estuaire soumis depuis les temps les plus reculés aux capricieux mouvements des marées. Tandis qu'en aval de Rouen, le fleuve conserve des proportions modestes, en traversant les sites pittoresques de la Bouille, Duclair, Jumièges, célèbre par son abbaye et ses Énervés; puis Caudebec, à partir de Quillebeuf il s'élargit et c'est en ce point que commence vraiment l'estuaire. Or, toutes les côtes à partir de cet endroit ont été perpétuellement remaniées par la violence des courants. Ainsi, au moment de la conquête des Gaules, l'embouchure de la Seine était beaucoup plus étendue que maintenant. Il reste encore plusieurs centres de population qui se sont perpétués à travers les âges et que la tradition nous représente comme ayant été des ports de mer. De nos jours ils se trouvent relégués à l'intérieur des terres à plusieurs kilomètres de l'embouchure. Tel est le cas, notamment, pour Lillebonne, qui s'appelait autrefois Julia Bona, et où l'on a retrouvé de nombreux vestiges de l'époque romaine ensevelis sous les alluvions de la mer.
«La marée qui venait jadis baigner ses murs ne vient plus aujourd'hui qu'à trois kilomètres de l'endroit où les galères romaines jetaient l'ancre. La main des hommes, a aidé la nature, construit des endiguements et transformé toute cette partie de la côte. L'espace compris entre le cap de la Roque et la pointe de Quillebeuf constitue le Marais-Vernier, vaste prairie entourée encore par la trace d'un méandre demi-circulaire que le fleuve avait tracé au XVIIe siècle; il se jetait alors dans ce canal sinueux, qui a été depuis obstrué par les bancs de sable de l'embouchure.
«En face du Havre, existait à l'époque gallo-romaine la station navale de Caracotinum, sur l'emplacement de laquelle s'élève Honfleur. Au XVe siècle, cette ville avait une importance plus grande que sa voisine; elle était le port militaire de la Seine d'où partit, en 1503, Paulmier, l'un de ceux qui découvrirent l'Australie. La petite rivière de la Lézarde servait alors de port aux galères; maintenant, elle n'est accessible aux navires de faible tonnage qu'aux jours de grandes marées. On a calculé que, depuis quatre siècles, les atterrissements de la pointe du Hoc ont reporté l'embouchure proprement dite à plus de trois kilomètres.
«L'embouchure de la Seine doit ces transformations aux matériaux arrachés aux falaises et transportés de proche en proche, par le jeu des courants, jusqu'à l'endroit où un calme relatif leur fournit un bassin naturel de décantation. On pourrait affirmer que le cap de la Hève, démoli pièce à pièce et dissous par les eaux, a servi pendant une suite de siècles à modifier la configuration de l'estuaire de la Seine. Pour retrouver ces masses de craie arrachées chaque année dans les mauvais temps d'hiver, il faut aller les rechercher, réduites en vases et en sables, sur tout le littoral de l'estuaire. Ce sont elles qui ont changé les bords de la Lézarde et ont rempli le marais Vernier.
«Sur la hauteur de la Hève existait autrefois la petite ville de Saint-Denis-Chef-de-Caux; elle occupait la place actuelle du banc de l'Éclat, situé à quatorze cents mètres du pied des falaises. Cette ville est signalée sur les cartes de Stapleton; une charte de 1295 en fait mention; en 1373, la commune avait été autorisée à relever l'église «chue en mer»; puis, à partir du XVIIe siècle, son nom disparaît. La mer l'avait absorbée. Les cartes marines du XVIIe et du XVIIIe siècle mentionnent le banc de l'Éclat, sans le déterminer plus rigoureusement; le promontoire des Calètes, dont il est l'unique reste, ne paraît plus dans l'histoire locale. En se rapportant aux estimations de l'ingénieur de Lamblardie, on trouve un recul de deux mètres par an au cap de la Hève; d'après ce calcul, la limite du rivage, à l'époque de la conquête des Gaules, était à trois mille cinq cents mètres du point qu'il occupe actuellement. A l'endroit où existait la ville, la sonde donne aujourd'hui de six à dix mètres de profondeur. On peut dire que les ruines même ont péri.
«Autrefois, les galets, formant digue au pied de la Hève, s'étendaient en ligne droite jusqu'à Honfleur; les marées submergeaient cet épi naturel, permettant aux plus furieuses vagues de s'étaler et de s'épanouir sur un bas-fond où les eaux déposaient, comme dans un bassin de colmatage, les matières légères qu'elles apportaient; ces matières restaient là jusqu'à ce qu'une forte marée ou une succession de tempêtes finît par faire irruption à travers le cordon de galets. Ce chenal s'agrandit vers le XVe siècle et forma un petit port qui fut l'origine du Havre, bâti sur un coin des alluvions de la plaine de l'Heure. Sa fondation est donc relativement récente. La ville ne date réellement que de Louis XII; au XVIIe siècle, elle consistait uniquement dans le groupe de maisons des quartiers Notre-Dame et Saint-François. Ce fut François Ier qui, sur un rapport de l'amiral Bonnivet, fit creuser le port pour remplacer celui de Harfleur, alors abandonné par la mer. Une citadelle s'élevait sur l'emplacement du bassin de l'Heure; entre elle et la ville proprement dite, se trouvait un bassin qui porte aujourd'hui le nom de Vieux-Bassin.
«Le canal de Harfleur fut creusé en 1666 pour assainir la plaine de l'Heure, entrecoupée de ruisseaux et de mares d'eau stagnante, qui s'étendaient jusque sous les murs de la ville. Ce canal rendait aussi à Harfleur une partie de sa prospérité compromise par les alluvions; on faisait à cette époque, pour ce port, ce qu'on fait aujourd'hui en creusant le canal de Tancarville pour assurer la navigation de la basse Seine.
«L'importance du Havre vient surtout de sa position à l'embouchure du fleuve et de ce qu'il n'y a pas de bons ports sur toute cette côte où les alluvions détruisent les travaux les plus considérables. La ville s'est étendue sur la plaine de l'Heure, qui mesure une surface de dix-huit cents hectares, et dont le niveau excède de quelques centimètres à peine la limite des hautes marées, quoiqu'elle présente en certains endroits des relèvements du sol à côté de parties plus basses, derniers témoignages des travaux accomplis par la mer dans les âges précédents. Les fouilles ont permis de constater la présence d'un banc de tourbe affleurant la laisse de basse mer. On y a rencontré des tronçons d'arbres, des pierres et des silex taillés, vestiges d'une station préhistorique. Cette tourbe imperméable, empêchant l'absorption des eaux répandues sur le sol, transforma la plaine en un marécage, pendant la dernière partie du moyen âge. Ce voisinage malsain produisit dans la ville naissante des épidémies de fièvres paludéennes. Elles disparurent avec l'extension des quartiers bas; mais, au dire de personnes autorisées, il existe encore actuellement, pendant la saison chaude, des cas de fièvres paludéennes.
«L'embouchure de la Seine, qui a une largeur de neuf kilomètres, doit les transformations rapides de ses rives au régime complexe des courants de la marée qui y pénètre et en sort continuellement. Examinons, d'après l'ingénieur Baude, les phénomènes qui se produisent dans le mouvement des cinquante millions de mètres cubes d'eau apportés à chaque marée. La configuration de l'estuaire donnant des vitesses différentes aux courants de marée, il s'ensuit des retards qu'on peut ainsi expliquer: à l'heure de la «molle eau», la mer, descendue à son niveau le plus bas, laisse à découvert de longues grèves dont elle doit bientôt reprendre possession. Au bout de quelques minutes d'immobilité, un frémissement imperceptible annonce que la marée de l'Atlantique entre dans la Manche.
«Bientôt des ondulations puissantes élèvent rapidement le niveau du canal. Cette énergique propulsion marche parallèlement à l'équateur, et le flot court du cap de Barfleur au cap d'Antifer. Au sud de la ligne qu'il trace, s'ouvre la baie de la Seine; couverte par la presqu'île du Cotentin, elle ne reçoit pas le vif mouvement de translation qui vient de l'Océan et, tant que les eaux de la Manche proprement dite s'élèvent, elles dominent celles de la baie; mais cet exhaussement ne peut avoir lieu sans qu'à l'instant même les eaux qui le produisent ne s'épanchent sur le plan inférieur qui leur est adjacent et n'en entraînent la masse fluide dans le mouvement. A mesure que le flot marche vers l'est, il laisse couler ses eaux sur la pente latérale qui les sollicite et, quand il atteint la côte de Caux, au cap d'Antifer, il se divise en deux branches: celle du nord, obéissant à l'impulsion générale, suit la rive oblique qui la conduit vers Dieppe; celle du sud descend vers le Havre.
«Dans ce mouvement, résultant de l'opposition des forces de l'attraction lunaire et de la pesanteur terrestre, la surface de la baie de la Seine forme un plan incliné dont l'arête supérieure se confond avec la ligne que décrit le flot, de Barfleur au cap d'Antifer, et dont l'arête inférieure s'appuie sur la côte de la basse Normandie.
«Le courant direct suit une route plus longue en entrant dans l'estuaire: il contourne les rives de la baie. Il se présente donc à l'entrée en même temps que la marée commence à descendre; il la soutient et retarde un peu l'heure de l'écoulement. Ce moment d'équilibre est l'étale. Elle ne dure que onze minutes; à ce moment la hauteur de l'eau sur les bas-fonds de la rade est de huit mètres. L'étalé, tout en diminuant, se-soutient pendant trois heures, ce qui permet aux navires d'entrer et de sortir plus facilement, privilège que ne possède aucun port de la Manche. Pendant ce temps, la différence du niveau n'excède pas trente centimètres. Le flot entrant dans l'embouchure de la Seine passe d'une large baie à un chenal rétréci, où il rencontre le courant descendant. Il trouve ainsi, au lieu d'un plan incliné, un plan montant insensiblement. L'ondulation éprouve donc des ralentissements successifs en passant sur des profondeurs de moins en moins grandes.
«Les eaux s'amoncellent dans un temps très court, formant une grosse lame qui, à l'arrivée du flot, prenant subitement une hauteur d'un ou deux mètres, s'élance avec une vitesse effrayante dans l'embouchure. Sa vitesse est d'autant plus grande qu'elle coïncide avec l'arrivée d'une onde interférente de la marée. C'est le mascaret. Le premier flot se précipite comme une immense cataracte, formant une vague roulante, et occupe toute la largeur du fleuve sur une hauteur qui atteint trois mètres aux grandes marées. Rien de plus majestueux que cette formidable lame si rapide en son mouvement. Dès qu'elle s'est brisée contre les quais de Quillebeuf qu'elle inonde de ses rejaillissements ou «ételles», elle s'engage en remontant dans le lit plus étroit du fleuve qui semble alors refluer vers sa source avec une grande rapidité.
«Le phénomène atteint toute son intensité aux grandes marées d'équinoxe à Quillebeuf et à Caudebec. La masse d'eau glisse alors sur la surface de la rivière, s'avançant en cascades dont la concavité est tournée vers le milieu du fleuve, où elle fait l'effet d'une éclusée gigantesque sur le chenal rempli d'eau tranquille. Elle inonde les prairies; elle les met «en fonte» et déracine les arbres sur son passage.
«Les travaux exécutés dans ces derniers temps pour approfondir le chenal de la navigation ont fait, pendant quelques années, disparaître les effets du mascaret; mais des bancs de sable s'étant déplacés par suite de ces travaux de canalisation, le mascaret se reproduisit comme par le passé; sa violence s'est même accrue et il a fini, en 1860, par bouleverser tous les endiguements qui le contrariaient. En une seule marée, les dégâts se sont élevés à plusieurs millions.
«La navigation de la Seine a toujours été dangereuse, à cause des bancs mobiles: une barre s'était formée près Villequier. De 1842 à 1847, cent quatre-vingt-quatre navires s'échouèrent sur la traverse de Villequier; il n'y avait à cet endroit que quarante centimètres d'eau à marée basse, tandis qu'on trouvait une profondeur de dix à douze mètres entre Villequier et Rouen. On construisit une première digue en 1848, sur une longueur de huit mille quatre cents mètres, et ensuite une seconde de douze mille mètres sur la rive droite de Villequier. En août 1851, l'endiguement atteignait Quillebeuf.
«Avant d'être ainsi régularisé, le chenal était variable; il fut ramené à une largeur uniforme de trois cents mètres avec une profondeur de cinq mètres en morte eau. Le succès paraissait complet: les digues avaient créé un courant artificiel, comme celui d'un canal, qui opérait automatiquement les déblais. Alors on continua la prolongation des digues jusqu'à la pointe de la Roque; ce qui permit de transformer définitivement en prairies le marais Vernier, marécage dont les émanations pestilentielles avaient déjà été combattues sans efficacité sous Henri IV. On assainit ainsi mille hectares de relais du fleuve.
«En 1867, tous ces dispendieux travaux étaient terminés; les digues submersibles de Berville-sur-Mer complétaient ce gigantesque endiguement pour lequel on avait dépensé dix-sept millions. Une hauteur de sept mètres d'eau était assurée à la navigation et dix mille hectares de marécages étaient convertis en prairies. Mais on avait compté, dans cette vaste entreprise, sans les caprices du régime des eaux dans l'estuaire, ainsi changé par ces moyens artificiels. De nouveaux courants se produisirent; ils ensablèrent les passes conduisant au Havre à partir du nouveau chenal. A marée basse, un fleuve artificiel coule entre les digues, entraînant toutes les vases amenées par la marée montante et rejetant ainsi tous les produits de ce dragage naturel à la sortie du chenal où il forme un banc qui s'accroît de jour en jour. La barre, qui était à Villequier, a été reportée entre Quillebeuf et le fanal de Courval.
«On pensa que, pour remédier à cet effet fâcheux, il n'y avait qu'à prolonger les digues; en 1851, elles étaient amenées jusqu'à Port-Jérôme. Mais, là encore, une nouvelle barre se reforma à la sortie du chenal prolongé. D'autres digues furent encore créées, sans plus de réussite; la barre se reportait toujours à l'extrémité du chenal, au point où le courant de la marée descendante s'épanchait librement dans l'eau calme de l'estuaire et déposait les matériaux qu'il avait entraînés.
«Cette barre est indispensable. Si, d'ailleurs, par un travail qui violenterait la nature, on arrivait à faire disparaître ce seuil, les eaux de la Seine, d'après la loi naturelle de la pesanteur, prendraient le niveau de la basse mer, et alors la Seine maritime se viderait comme les avant-ports du Havre et de Honfleur et deviendrait, à marée basse, un vaste port d'échouage; le remède serait alors pire que le mal. La barre joint donc à l'inconvénient de gêner la navigation l'avantage de retenir dans la partie supérieure les eaux sur une assez grande hauteur. Par suite, les ingénieurs se trouvent en présence d'un dilemme: si l'on prolonge les digues, on crée des atterrissements qui finiront, avant un siècle, par ensabler notre premier port de la Manche; si l'on n'améliore pas la Seine maritime, Rouen cessera d'être favorisé. De là une hostilité entre les administrations de ces deux ports rivaux. Afin de satisfaire ces exigences inconciliables, on a entrepris le creusement du canal de Tancarville sur la rive droite de la Seine. Passant à travers la plaine d'alluvions, il conduit les navires qui remontent à Rouen jusqu'au point où les échouages sur les bancs de l'embouchure ne sont plus à craindre. La navigation de l'estuaire est ainsi remplacée par un canal à grande section.
«Pendant ces dernières années, des changements importants ont été la conséquence directe des obstacles qu'on a opposés aux forces naturelles: les contours de la baie ont été modifiés et le volume d'eau introduit à chaque marée a diminué. Les fonds des abords du Havre ne se sont pas maintenus. Les études les plus récentes ont démontré que la masse des alluvions dépassait toutes les prévisions: les dépôts accumulés dans le courant d'une seule année s'élèvent à la masse énorme de un million cent quarante-quatre mille mètres cubes. Si l'envasement continue, l'avenir du Havre est sérieusement compromis: ses deux ennemis, les galets de la Hève et les alluvions de la Seine, le rendront impraticable.
«L'observateur qui se tient sur la jetée du Havre, au moment de la marée basse, peut juger des transformations que les marées opèrent à l'entrée de la baie de la Seine. Quand les eaux se retirent, elles laissent à découvert un petit perrey, nommé le Poulier du Sud. Il est formé des relais les plus légers, c'est-à-dire le sable et la vase. Le galet, trop lourd pour franchir le courant qui agit constamment, soit dans un sens, soit dans un autre, par suite de l'entrée et de la sortie des eaux dans la passe, et qui reste permanent, se dépose sur la plage au nord des jetées.
«Le Poulier, fréquenté à marée basse par les pêcheurs d'équilles, constitue un véritable danger pour les navires d'un fort tirant d'eau; bien des sinistres y ont été enregistrés, malgré le balisage indiquant la limite de ce banc malencontreux; un changement subit du vent, une fausse manoeuvre, la mauvaise interprétation d'un signal, suffisent pour y jeter un navire.
«Le chenal n'est entretenu entre les jetées que par les écluses de chasse; mais, si bien dirigé que soit ce courant artificiel, il n'entraîne pas le galet, qu'il faut enlever à la drague et qui, roulant plus loin que le Poulier, va former le banc des Petites-Buttes. Les empiétements du galet et des alluvions, qui semblent conjurer la ruine du Havre, ont exercé la sagacité des ingénieurs; depuis le commencement du siècle, ils dressent des plans qui peuvent se classer en deux catégories: ceux relatifs à l'entrée du nord et ceux relatifs à l'entrée du sud; deux espèces de projets dont les partisans, plus soucieux d'intérêts privés que de ceux du port, sont incessamment en contradiction. Pendant qu'on discute ainsi, la mer travaille, avec l'ampleur qui caractérise toutes les oeuvres de la nature; elle poursuit une oeuvre contre laquelle les hommes finiront par se déclarer impuissants [1].»
[Note 1: Jules Girard, Les Rivages de la France autrefois et aujourd'hui.—Ch. Delagrave, édit.]
Comme le professeur prononçait ces dernières paroles, la caravane aérienne, qui avait franchi, pendant qu'il parlait, les vingt-six kilomètres séparant la pointe de Tancarville du Havre, arrivait sur les hauteurs dominant Sainte-Adresse après avoir laissé la grande ville en arrière dans le sud.
Sur un plateau dénudé, à peine recouvert d'une herbe courte et lépreuse, deux hommes, en lesquels on reconnaissait du premier coup d'oeil Damblin et les frères Bourdon, agitaient des drapeaux, en même temps qu'ils soufflaient à en devenir emphysémateux pour le reste de leurs jours, dans des instruments rendant un son discordant et aigu perceptible à plus d'une lieue. Obéissant à ce double signal, les touristes manoeuvrèrent pour reprendre contact avec le sol, ce qui s'effectua sans anicroche.
—Il y a longtemps que vous êtes là?... demanda La Tour-Miranne à l'ingénieur après lui avoir serré la main.
—Une heure environ; le temps de trouver, à cinq cents mètres d'ici, un endroit fermé pour garer nos aéros. Garuel est arrivé un quart-d'heure après moi, puis Bourdon.
—Et Médrival?...
—Pas vu!
—Comment cela!... Où l'avez-vous perdu de vue?...
—Nous avons volé de conserve, jusqu'à Caudebec, répondit Garuel qui, comme son ami Médrival, montait un mono type Santos. Mon moteur tapait comme un enragé, tandis que le sien avait de nombreux ratés d'allumage. C'est pourquoi je l'ai dépassé petit à petit. Je comptais cependant qu'il ne tarderait pas à me rattraper, et je suis très surpris de ne pas le voir arriver.
—Pourvu qu'il ne lui soit survenu aucun accident!... murmura La Tour-Miranne, non sans inquiétude. La hardiesse de notre jeune camarade m'a toujours fait craindre pour lui.
—Quand il aura démoli une paire de fois son outil ainsi que cela m'est arrivé, dit Damblin, cela le rendra plus circonspect.
—Enfin, espérons qu'il n'y a rien de grave et que nous l'apercevrons bientôt, conclut le président.
Les aéros ayant été amenés jusqu'au terrain clos de murs où ils devaient être garés, les touristes se mirent en mesure de gagner le Havre dont ils étaient éloignés d'une petite demi-heure de marche environ. Toutefois ils trouvèrent place dans le funiculaire de Sanvic qui les amena en peu d'instants dans la grande ville. Ils arrivaient à la place de l'Hôtel-de-Ville quand ils furent frappés de voir tous les promeneurs qui déambulaient sur les trottoirs, s'arrêter les uns après les autres, comme figés de surprise, et les yeux tournés vers la voûte céleste. Les aviateurs, à leur tour, imitèrent ce geste et braquèrent leurs regards dans la direction indiquée par leurs voisins. Un même cri de stupéfaction leur échappa. A moins de deux cents mètres en l'air, un magnifique dirigeable fendait l'espace à toute vitesse, sous la traction de son hélice qu'on voyait tourbillonner à l'avant de la nacelle, tandis que l'on entendait nettement le bruit du moteur.
—Réviliod! C'est Réviliod! murmura La Tour-Miranne qui se sentit mordu par un inexplicable sentiment de jalousie. Ah! ah!... voilà du nouveau!...
CHAPITRE XIV
M. RÉVILIOD VOYAGE
DÉPART DU «RÉVILIOD N° 1».—EN ROUTE POUR LA BOURGOGNE.—FIRMIN AÉRONAUTE.—LE DÉPARTEMENT DE L'YONNE A VOL D'OISEAU.—MONTEREAU.—AUXERRE ET SES MONUMENTS.—LE CHÂTEAU DES FRÊNES.—M. ET Mme CORGIVAL.—LE TOURISME EN BALLON DIRIGEABLE.
—Eh bien! Neffodor, tout est prêt?...
—Tout est paré, oui, monsieur. Vous pourrez commander le départ quand vous voudrez.
—Vous avez fait le plein des réservoirs?...
—Gélinier, le mécanicien, s'en est occupé. Nous avons tout revu. On pourra marcher pendant au moins six heures à pleine puissance.
—Quelle est la vitesse du vent et sa direction?
—Nord-nord-est, monsieur. Vitesse de trois à cinq mètres par seconde.
—Nous allons nous rendre dans les environs d'Auxerre. Ce vent ne peut-il contrarier la marche du ballon?...
—Bien au contraire, monsieur. Il va nous aider, puisque nous descendons vers le sud.
—Tant mieux, nous arriverons plus vite. Je vais donc télégraphier et prévenir de notre prochaine arrivée, de manière qu'il y ait une équipe prête à nous recevoir à l'atterrissage.
—Ce sera une bonne précaution, en effet. Et à quelle heure le «lâchez-tout», monsieur Réviliod?
Le Petit Biscuitier réfléchit quelques secondes.
—A midi précis. Vous avez donc le temps de vous restaurer, ainsi que l'équipe, avant l'instant du départ. Moi je déjeunerai à bord. Je vais donner des ordres en conséquence.
L'armateur du yacht aérien fît demi-tour pour regagner l'auto qui l'avait amené.
—Tiburce, dit-il, vous allez me conduire à Pontoise.
—Bien, monsieur, répondit le chauffeur en baissant la tête d'un geste d'acquiescement.
—Et toi, Firmin, tu t'occuperas de réunir les matières premières de mon déjeuner, que tu me serviras aussitôt que nous serons en l'air.
Le digne valet de chambre blêmit.
—Mon...monsieur ne va pas plutôt à l'hôtel, bégaya-t-il.
—Non, j'ai la fantaisie de faire mon repas en plein ciel. Tu me serviras à bord!
Le malheureux domestique connaissait son maître, et n'ignorait pas qu'il ne gagnerait rien à discuter, lorsqu'il lui avait fait connaître ses volontés. Il considéra tristement son collègue, le chauffeur Tiburce, en hochant la tête d'un air profondément navré.
—Ce sera ma mort!... murmura-t-il.
—Et moi, j'échangerais bien ma place avec la vôtre!... riposta le chauffeur avec une expression de regret. Quel beau voyage vous allez faire!... Veinard, va!...
—Je vous la céderais bien volontiers, si mon maître voulait accepter semblable permutation.
Réviliod, qui revenait, après avoir transmis une dernière recommandation à Neffodor, l'aéronaute chargé de piloter le dirigeable, sauta dans la voiture et mit fin à la conversation.
—Allons!... dit-il de sa voix sèche et autoritaire. En route pour Pontoise, et vite!...
Le valet de chambre prit place auprès du chauffeur, et l'auto démarra. En moins d'un quart d'heure on fut arrivé à la sous-préfecture. Le navigateur aérien se fit conduire au bureau du télégraphe, pendant que son valet courait aux provisions, et il expédia la dépêche suivante:
«Corgival, Château des Frênes, Cintry, par Saint-Bris. Arriverai en dirigeable à quatre heures. Prière m'attendre avec équipe douze hommes pour faciliter atterrissage.—Réviliod.»
A l'heure dite, au moment où les cloches des villages environnants sonnaient midi pour rappeler à la ferme les travailleurs disséminés dans les champs, l'aéronat, tiré de son hangar, fut amené sur la pelouse des départs; l'armateur et son domestique prirent place dans le «salon» d'arrière, et l'aéronaute Neffodor procéda à l'équilibrage du navire aérien. Après quelques tâtonnements, la force ascensionnelle lui ayant paru suffisante, le pilote put ordonner le traditionnel «lâchez-tout», transformé aujourd'hui en un simple avertissement: «Levez les mains.» Il était midi douze minutes.
Parvenu à une hauteur de quatre cents mètres, le ballon simplement entraîné par le vent, dériva dans la direction de Triel, mais l'aéronaute fit mettre le moteur en route, à petite vitesse d'abord, afin d'utiliser le gaz hydrogène provenant de la dilatation du ballon, puis, manoeuvrant le gouvernail d'arrière, il décrivit une courbe de grand rayon et prit une direction presque perpendiculaire à celle du vent: la pointe de l'aéronat étant braquée sur Saint-Denis afin de contrebalancer la poussée de l'air.
En dix minutes, le dirigeable arriva à la Seine, qu'il traversa une première fois au-dessus de la pointe extrême de l'île d'Andrésy, puis une deuxième à proximité de l'île de Maisons, après avoir plané au-dessus de la forêt de Saint-Germain, qu'il avait franchie dans sa plus grande largeur, des terrains d'Achères à Maisons-Laffitte, en passant par le carrefour de la Croix-de-Noailles.
En arrivant dans la nouvelle boucle du fleuve, la presqu'île de Houilles, le pilote fit mettre en route les cylindres fonctionnant à l'essence de pétrole. Aussitôt, la vitesse s'accrut sensiblement. Poussé par ses soixante-dix chevaux-vapeur attelés à l'arbre de l'hélice, l'aéronat avança à raison de cinquante kilomètres à l'heure; en huit minutes, les cinq kilomètres de là presqu'île furent franchis. Un nouveau bras de la Seine fut laissé en arrière, en aval du pont de Bezons, et on arriva au zénith de Courbevoie: il allait falloir traverser le fleuve une quatrième fois, non loin du pont de Neuilly et de l'île de la Grande-Jatte.
Réunissant tout son courage, l'infortuné Firmin s'était efforcé, durant ce temps, de satisfaire son terrible maître, l'intraitable Biscuitier. Il avait dressé la table sur le guéridon léger occupant le milieu du salon; les mets achetés à Pontoise étaient disposés sur des tablettes articulées à la cloison et pouvant se rabattre horizontalement dans les angles. Fermant les yeux, chaque fois qu'il était forcé de s'approcher du côté où les rideaux étaient largement ouverts sur l'espace, il avait installé tous les ustensiles emmagasinés dans un tiroir du meuble à usages multiples, et maintenant, debout derrière son maître, il était tout à son service de domestique bien stylé.
Lorsque l'aéronat parvint aux fortifications de Paris, l'armateur du «Réviliod n° 1» arrivait au dessert. Il interpella le pilote.
—Neffodor!... appela-t-il en se penchant au-dessus du bordage recouvert de velours.
L'aéronaute, qui serrait vigoureusement de ses deux mains le volant commandant les mouvements du gouvernail de direction, tourna la tête.
—Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, monsieur? demanda-t-il.
—A quelle hauteur sommes-nous?...
—Six cent quarante mètres, monsieur......
Le Biscuitier eut une moue désappointée.
—Ne pourriez-vous pas nous faire descendre quelque peu, dit-il. Je voudrais que les Parisiens puissent admirer à leur aise l'oeuvre de votre patron Fruscou. Est-ce possible?...
—Nous allons essayer, monsieur Réviliod. Nous verrons ce que donnent nos aéronats!
Un peu en avant du poste occupé dans la nacelle par le pilote, entre la poutre armée et la face inférieure—ventrale pourrait-on dire—du ballon, se trouvait un agencement déjà appliqué dans les précédents dirigeables Fruscou. C'était un assemblage de six lamelles en soie, tendues sur un cadre métallique léger, et superposées à cinquante centimètres l'une au-dessus de l'autre, entre deux montants verticaux. Ces lamelles mesuraient trois mètres de longueur et présentaient une surface totale de près de huit mètres carrés. Un mécanisme très simple permettait d'incliner à volonté ces espèces de jalousies et de donner aux plans une plus ou moins grande obliquité par rapport à l'horizontale. Cet agencement pouvait donc fonctionner exactement comme les gouvernails d'immersion des bateaux sous-marins, et assurer le changement de niveau de la carène, sous l'impulsion du propulseur, de même que le gouvernail horizontal permet, par la résistance qu'il offre à l'avancement, de faire pivoter le navire dans le plan horizontal.
Neffodor manoeuvra donc le volant commandant l'obliquité des plans, dont il présenta la surface supérieure à l'action de l'air. Sous l'effet de la résistance du fluide, combinée avec la traction de l'hélice, l'aéronat fut obligé de descendre suivant un plan incliné assez accentué. En arrivant au-dessus de l'Arc de Triomphe de l'Étoile, l'altitude était de cinq cent vingt mètres; elle n'était plus que de quatre cents mètres au rond-point des Champs-Elysées et de trois cents à la place de la Concorde. Sur la demande de son armateur, l'aéronaute continua à peser sur le volant, et le dirigeable se rapprocha à moins de deux cents mètres des toits au-dessus du Palais-Royal et de la rue de Rivoli, qui fut suivie à cette faible hauteur jusqu'à la place de la Bastille.
De nombreuses acclamations montèrent vers le yacht aérien; des promeneurs s'arrêtèrent et agitèrent leurs chapeaux ou leurs mouchoirs. L'orgueilleux Réviliod, recevait ces hommages, accoudé à son balcon, et tout en sirotant un moka parfumé, qui avait été emporté dans un de ces flacons à double paroi argentée, entre lesquelles le vide a été opéré, ce qui fournit l'avantage d'éviter toute déperdition de chaleur. La pensée du navigateur aérien se reporta vers ses anciens amis: La Tour-Miranne, Outremécourt, Médouville et les autres, dont les journaux venaient d'annoncer le prochain départ en excursion fixé au dimanche suivant. Or, on était au mardi.
—Je voudrais les voir ici avec leurs boîtes de toile montées sur chariot, avec une hélice et un moteur, pensa le sportsman. Oui, je voudrais les voir traverser Paris à la queue leu leu, comme je le fais en toute sécurité, sans la crainte continuelle d'une panne de moteur m'obligeant à dégringoler sur les cheminées!...
Sa pensée dévia et la tête hirsute de Charles Bader, dit Charlot, apparut un instant dans le miroir de son imagination. Il sourit:
—C'est dimanche que ce bon La Tour-Miranne va se trouver ahuri par le tour qui va lui être joué!... songea-t-il. Tous les adhérents à sa fameuse société qui vont s'envoler, alors que lui, qui est leur chef, restera piteusement par terre!... Il en sera quitte pour remettre à la semaine des quatre jeudis son projet de Tour de France en aéroplane!... Il m'agaçait avec sa sérénité et sa confiance, ce La Tour-Miranne, et je suis enchanté de lui faire cette plaisanterie-là! C'est égal, avec de l'argent, on trouve à Paris des individus prêts à exécuter n'importe quelle besogne! Quel type que ce Charlot! Et quand je pense que c'est ce niais de Médouville qui l'a introduit dans la place, je ne peux m'empêcher de rire de sa sottise. Ils n'auront que ce qu'ils méritent, après tout!
Pendant que le Biscuitier monologuait ainsi, l'aéronat qui le portait, avait continué à avancer, et il avait traversé Paris dans sa plus grande largeur, de la Porte-Maillot à la porte de Saint-Mandé. Le pilote ayant donné une inclinaison inverse de la première aux lames de l'aéroplane en persiennes, le navire aérien avait atteint des niveaux de plus en plus élevés. Le baromètre qui indiquait quatre cents mètres au-dessus de la place de la Nation, en accusa six cents au moment où l'on pénétrait dans le bois de Vincennes et sept cent cinquante au moment de la traversée de la Marne en vue du pont de Joinville.
La boucle de la Marne franchie, la rivière laissée en arrière entre la Varenne et Sucy, le dirigeable obliqua un peu vers le sud pour gagner Melun en passant non loin de Marolles et de Santeny-Servon, dans la Brie.
Il était une heure lorsque l'aéronat traversait la place du Palais-Royal; à deux heures, il arrivait en vue de Melun où l'on retrouva la Seine qui avait été perdue de vue depuis Neuilly. L'aéronaute ne voulant pas passer une fois de plus d'une rive à l'autre du fleuve, fit décrire un quart de cercle à l'appareil pour le diriger vers Montereau et Sens. Réviliod n'aperçut donc que d'assez loin le panorama du chef-lieu du département de Seine-et-Marne et ses monuments: l'église Notre-Dame qui date du XIe siècle et Saint-Aspais du XIIIe, la maison centrale de détention, située dans l'île, et les parcs et promenades de Vaux. Le dirigeable plana au-dessus des immenses plaines de la Brie, entre la route de Dijon à bâbord et la Seine, dont les circonvolutions se distinguaient à tribord, et à trois heures il arriva à Montereau, après avoir franchi, à trois cents mètres de haut, les futaies du bois de Valence.
Montereau-faut-Yonne, simple chef-lieu de canton de Seine-et-Marne, à trente kilomètres de Melun, possède huit mille habitants. Cette ville est le siège d'une importante fabrication de poterie fine ou porcelaine opaque. On y trouve également des briqueteries, des usines de ciment, de blanc d'Espagne, de carreaux pour mosaïques. Son église paroissiale remonte au XIe et au XVIe siècle; à l'un des piliers du choeur est suspendue une épée que l'on dit avoir appartenu à Jean sans Peur, duc de Bourgogne, assassiné sur le pont de Montereau en 1419, par Tanneguy du Châtel, lors d'une entrevue du duc avec le dauphin Charles VII.
Laissant derrière lui le château de Surville, qui est bâti sur la colline dominant la ville, l'aéronat poursuivant sa route, arriva à Sens, dont la cathédrale était visible depuis longtemps à l'horizon. Réviliod regretta un instant de ne pouvoir s'arrêter afin d'examiner un instant cette merveille architecturale, mais il était assez peu sensible à ce genre de beautés artistiques et son regret fut court.
Sens mérite cependant une visite, car cette ville, qui tend à se moderniser aujourd'hui, contient de nombreux spécimens de l'art ancien, dont le plus remarquable est évidemment la cathédrale Saint-Etienne, qui a été bâtie du XIIe au XVIe siècle et possède des portails richement sculptés et de beaux vitraux. A l'intérieur, on remarque les tombeaux du dauphin Louis, fils de Louis XV et de sa deuxième femme, Marie-Josèphe de Saxe. Dans un pilier, on aperçoit une curieuse effigie en pierre dite Jean de Cognot. Les autres édifices intéressants de Sens sont le palais archiépiscopal du XVIe siècle, avec le célèbre bâtiment de l'Officialité, les églises Saint-Savinien, Saint-Jean, Saint-Pierre-le-Rond, Saint-Maurice et l'Hôtel-de-Ville, de construction moderne.
Depuis Montereau, le dirigeable suivait la rive droite de l'Yonne, laissant sur l'autre rive Villeneuve-la-Guyard et Pont-sur-Yonne. A Sens, il franchit la Vanne et continua à descendre vers le sud. Le soleil étant ardent, son hydrogène s'était dilaté et l'altitude de douze cents mètres avait été dépassée malgré le jeu du ballonnet compensateur.
—Serons-nous bientôt à Auxerre?... fit à ce moment Réviliod, en s'adressant à l'aéronaute. Nous ne marchons plus, il me semble!...
Neffodor se retourna.
—Je vous demande pardon, monsieur, répliqua-t-il avec vivacité. Nous allons même plus vite que tout à l'heure. Du parc d'aérostation à Paris, nous ne faisions que trente kilomètres à l'heure à peine. De Paris à Melun, nous avons fait du quarante-cinq et de Melun à Sens du trente-cinq. Maintenant nous faisons presque du cinquante. Nous serons à Auxerre vers cinq heures. Ce n'est pas mal marcher, car nous aurons parcouru à ce moment deux cents kilomètres depuis Ecancourt.
—On va nous attendre aux Frênes; j'avais annoncé notre arrivée pour quatre heures.
—Est-ce à Auxerre même que nous devons atterrir, monsieur Réviliod?...
Le jeune homme haussa les épaules.
—Atterrir sur le clocher de l'église Saint-Pierre, cela manquerait plutôt de charme!... riposta-t-il non sans une pointe d'humeur. Non, nous allons à trois lieues au-delà d'Auxerre, du côté de Saint-Bris. Vous tâcherez de vous rapprocher du sol tout à l'heure, et je vous indiquerai la route à suivre, je connais le pays.
Le dirigeable se mouvait à ce moment au-dessus d'immenses forêts s'étendant jusqu'à l'horizon, et, malgré la hauteur, on sentait une singulière impression de fraîcheur émanant de ce tapis de verdure. Le thermomètre avait accusé immédiatement une baisse de température de plusieurs degrés et le gaz remplissant la vaste capacité de l'aéronat, sensible à cette variation, se contracta, amenant la descente désirée par le jeune aéro-yachtman. Les objets terrestres parurent grossir, et les bruits montant du sol, devinrent de plus en plus perceptibles.
Le pilote suivait l'aiguille du baromètre anéroïde se déplaçant devant son cadran.
—Mille mètres... neuf cents... huit cents... grommela-t-il tout en manoeuvrant le volant de commande des lames d'aéroplanes. Où cela va-t-il s'arrêter?...
Ce ne fut qu'à deux cents mètres du sol et quatre cents mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer, que le mouvement descensionnel prit fin, au moment où les dernières futaies de la forêt d'Othe disparaissaient dans l'éloignement. La ville de Joigny apparaissait en avant, dans un coude de l'Yonne qui dut être traversée un peu en aval de son confluent avec l'Armançon. Les voyageurs aperçurent, un peu après, le bourg d'Appoigny, puis les clochers des églises d'Auxerre.
Le Petit Biscuitier ne cessait de tirer son chronomètre de son gousset par un mouvement nerveux et de le remettre en place après avoir consulté la position des aiguilles qui ne lui paraissaient pas se déplacer. Ainsi que Neffodor l'avait présumé, il était cinq heures moins deux minutes lorsque l'aéronat surplomba le chef-lieu de l'Yonne, auquel son armateur, dans son impatience d'arriver, n'accorda qu'un regard distrait.
Auxerre est cependant une ville fort intéressante à parcourir en détail, car elle possède de vieilles maisons d'un style très curieux et de nombreux monuments anciens et très remarquables, tels que la cathédrale, un des plus beaux édifices gothiques de France, l'église Saint-Germain qui dépendait, avant la Révolution, d'un couvent de bénédictins; l'église Saint-Père ou Saint-Pierre-en-Vallée, ancienne église abbatiale, monument de la Renaissance; l'église Saint-Eusèbe, avec sa tour carrée à la base et octogonale au sommet; l'ancienne église paroissiale de Saint-Pèlerin, bâtie près de la fontaine où, d'après la tradition, le saint de ce nom soumettait, au IIIe siècle, les Auxerrois au baptême. La tour de l'Horloge, la Préfecture, l'abbaye avec son cloître du pur style roman, sont également à visiter. Auxerre, qui compte dix-huit mille habitants, est d'ailleurs de fondation très ancienne, car elle avait déjà acquis une grande importance à l'époque de la domination romaine. Saccagée par les Huns en 451, conquise par les Francs en 486, elle fut gouvernée par des comtes au IXe siècle. Deux cents ans plus tard, ce comté fut attribué à la famille des comtes de Nevers, et une branche de cette famille en porta le titre jusqu'à la fin du XIIe siècle. Il passa ensuite entre diverses mains et finit par être vendu au roi Charles V qui l'acheta la modique somme de trois cent mille francs. Réuni à la couronne, l'Auxerrois fut cédé au duc de Bourgogne par une clause du traité d'Arras, puis définitivement enlevé à cette maison et acquis à la France sous Louis XI. Deux conciles furent tenus à Auxerre: l'un en 578, l'autre en 1098. Un accord désigné sous le nom de paix d'Auxerre y fut signé en 1412 entre les Armagnacs et les Bourguignons; enfin des conférences s'y tinrent en 1432 pour ménager une réconciliation entre Charles VII et le duc de Bourgogne. Ajoutons que la ville ou ses environs ont vu naître le biographe Daubenton, le conventionnel Maure, le littérateur Lacurne de Sainte-Palaye, le baron Fourier, l'avocat Marie, membre du gouvernement provisoire en 1848, le chirurgien Roux, l'économiste Garnier, le physiologiste Paul Bert, etc.
Traversant une dernière fois la rivière d'Yonne, le dirigeable suivit un moment la route d'Auxerre à Montbard jusqu'à quelques kilomètres au delà de Saint-Bris. Là, il obliqua vers le nord-est, son pilote suivant les indications que lui donnait à mesure son passager.
—Là!... Là!... dit tout à coup le Petit Biscuitier, en montrant de son index tendu une construction massive au milieu d'un bois et précédée de pelouses ornées de bassins. Voilà le château des Frênes, c'est là qu'il faut nous arrêter!...
—Bien, monsieur Réviliod, nous allons y amener le ballon répliqua Neffodor.
Les lames de jalousie de l'aéroplane qui jouaient le rôle de gouvernail de profondeur furent braquées vers l'avant et l'aéronat s'abaissa graduellement. Au moment où il traversait à cent mètres à peine du sol, un petit village dont il mit toute la population en rumeur, l'aéronaute, occupé à sa manoeuvre, commanda au mécanicien.
—Gélinier, larguez les deux guideropes!...
Ces cordages, qui ne mesuraient pas moins de cinquante mètres de longueur, étaient roulés de chaque côté de la nacelle. L'interpellé se leva et trancha les ficelles maintenant les rouleaux de corde qui pendirent à droite et à gauche de la poutre armée.
—Attention!... dit encore l'aéronaute à son second, nous arrivons à la pelouse. Stoppez le moteur à gaz!... Je vais donner un coup de soupape!
Il se pencha en dehors du bordage et regarda au-dessous de lui. Une cinquantaine de paysans, hommes, femmes et enfants, galopaient éperdument pour essayer d'atteindre les cordes pendantes.
Jugeant le moment propice, le pilote, qui s'était mis debout saisit la corde commandant l'ouverture de la soupape à gaz et opéra une vigoureuse pesée pour opérer le déclanchement des clapets. Aussitôt, le ballon s'abaissa d'une cinquantaine de mètres; l'extrémité des guideropes toucha le sol, puis l'aéronat continuant à descendre, les cordages s'étalèrent de plus en plus sur le gazon.
Attentif aux ordres de son chef, ce dernier renversa aussitôt le sens de rotation de l'hélice et le yacht aérien demeura immobile par rapport au sol, malgré le vent qui tendait à l'entraîner.
—Saisissez les cordes et amenez-nous à terre!.. cria alors le pilote en s'adressant aux paysans qui accouraient de tous côtés.
Il n'était pas besoin de cette recommandation. Les guideropes avaient à peine touché le sol que vingt paires de bras vigoureux s'y étaient accrochés et halaient l'aéronat.
—Stop!... fit encore Neffodor en s'adressant au mécanicien, qui arrêta aussitôt le mouvement de l'hélice, en replaçant ses deux branches horizontalement pour éviter leur rupture par suite d'un contact malencontreux avec le sol.
Une dizaine de personnes qui, jusqu'alors étaient restées immobiles sur le perron de l'habitation désignée sous le nom un peu prétentieux de château des Frênes, s'approchèrent de l'aéronat, que contenaient les paysans cramponnés à sa longue nacelle.
—Eh bien! vous voilà enfin!... prononça, en s'avançant les mains tendues, un personnage à la face fleurie et rubiconde de Bourguignon, et qui n'était autre que Corgival, le cousin germain du Petit Biscuitier. Nous étions inquiets, car votre télégramme nous annonçait votre arrivée pour quatre heures,, et il est cinq heures et demie!... Votre voyage s'est-il bien effectué?...
—Sans le moindre incident sauf le vent qui nous a contrariés et a causé notre retard.
—Quoi qu'il en soit, ce n'est pas une manière banale de rendre visite à ses amis que d'arriver ainsi chez eux en ballon dirigeable!... On peut dire que c'est un signe des temps!
—En attendant, il s'agit de garer ma voiture...
—Elle est un peu encombrante, votre voiture, mon cher Claude; je crains fort de n'avoir pas de remise suffisamment spacieuse pour la loger.
—Si vous voulez bien, monsieur, dit l'aéronaute, je vais me faire remplacer dans la nacelle par deux des personnes qui nous maintiennent et j'irai chercher l'endroit qui sera le plus convenable pour camper le ballon. On ne saurait le laisser passer la nuit sur cette pelouse trop exposée au vent.
—Faites pour le mieux, mon ami, répliqua l'armateur. Vous êtes le capitaine et je ne suis que votre passager.
Neffodor jeta un coup d'oeil sur ceux qui maintenaient la nacelle et les compta. Ils étaient vingt. Il hocha la tête en constatant ce petit nombre et surtout en remarquant que M. Réviliod s'était empressé d'ouvrir le portillon de son salon et de sauter sur le gazon, suivi de son domestique enfin délivré de la torture qu'il subissait depuis cinq heures.
—Bon! grommela-t-il! je ne puis plus bouger maintenant, sans quoi le ballon aurait au moins trois cents kilos de force ascensionnelle, et je ne me fie pas à ces gaillards-là pour le tenir!
Il décrocha de la paroi intérieure de sa logette un sac de toile qui s'y trouvait suspendu.
—Tenez bien, tout le monde!... commanda-t-il à ses aides improvisés, et que personne ne bouge. Où est le jardinier du château?...
—C'est moi, monsieur, dit un homme dans toute la force de l'âge, et qu'enserrait un vaste tablier bleu à poches.
—Bon, approchez-vous et prenez-moi ce sac. Vous trouverez dedans une vingtaine de petits sacs en treillis que vous allez me remplir de terre ou de sable et me rapporter le plus tôt possible. Avez-vous compris?....
—Certainement, monsieur. Il y a du sable dans la serre, je vas remplir vos sacs et je vous les renverrai à mesure par mon gamin.
—C'est entendu, mais faites vite; je ne puis bouger tant que vous ne m'aurez pas apporté cette provision de lest qui empêchera le ballon de repartir subitement.
—Je vas me dépêcher, mon bon monsieur! assura le jardinier en s'éloignant à grandes enjambées.
Dix minutes, puis un quart d'heure se passèrent. Le domestique ne reparaissait toujours pas et l'aéronaute commençait à s'impatienter, car il craignait de voir les paysans, fatigués, lâcher le bordage. Enfin il l'aperçut, poussant une brouette chargée de sacs, et suivi d'un gamin d'une douzaine d'années remorquant un second véhicule non moins chargé.
—Ne vous impatientez pas, mon bon monsieur, voilà ce que vous m'avez demandé.
—C'est très bien, mon brave. Passez-moi cela par-dessus le bordage de la nacelle.
Le pilote répartit les sacs dans le carré des machines et le long de la poutre armée, puis il descendit à son tour à terre suivi de Gélinier le mécanicien. L'aéronat surchargé de lest demeura comme rivé à la terre, et ses deux conducteurs purent s'en éloigner pour chercher un emplacement convenable pour son garage nocturne. Ils finirent par découvrir cet emplacement, derrière les bâtiments des communs, qui étaient séparés du parc par un rideau de gros marronniers.
—Voilà ce qu'il nous faut, déclara Neffodor à son second. Les arbres nous protégeront contre le vent. Nous allons donc amener le ballon ici en nous faisant aider des paysans, puis nous remplirons le ballonnet compensateur afin de remplacer l'hydrogène consommé et remettre l'aéronat sous pression, en attendant qu'on puisse le ravitailler.
L'opération du transport à bras du yacht aérien s'effectua sans incident. La nacelle, alourdie de sacs remplis de sable fut, par surcroît de précaution, amarrée à de forts piquets enfoncés dans le sol. L'atmosphère était d'ailleurs calme et rien ne faisait présager un changement de temps prochain.
Avant de prendre place à la table de son cousin Corgival, Claude Réviliod s'était empressé de télégraphier à Écancourt pour donner l'ordre à son chauffeur Tiburce de venir immédiatement apporter, à bord de l'auto, les tubes d'hydrogène comprimé préparés dans le hangar. Ces tubes contenant chacun 18 mètres cubes d'hydrogène pur sous une pression de 150 kilogrammes par centimètre carré, six seraient suffisants et l'auto ne serait chargée que d'un poids de 420 kilos. En partant d'Écancourt à huit heures du soir, Réviliod supposait que la voiture arriverait au château vers trois heures du matin, et ces prévisions devaient se justifier.
—Ce n'est pas tout cela!... déclara le Petit Biscuitier à son cousin, à l'issue du dîner, mais je ne suis pas venu pour vous rendre, à vous et à ma charmante cousine, une simple visite de politesse. Non! j'ai entrepris un voyage de tourisme, mais je ne suis pas égoïste et je vous offre une place à tous deux à bord de mon yacht aérien. Nous irons d'abord visiter Nevers que je ne connais pas, puis nous descendrons la Loire pour admirer les châteaux historiques qui se dressent sur ses bords. De là, nous irons en Bretagne...
—Mais, cousin, vous n'y pensez pas; ce n'est pas sérieux!... s'exclama Mme Corgival, une brune aux yeux bleus, qui paraissait cependant une femme au caractère décidé et énergique.
—Pourquoi, pas sérieux, rétorqua l'aéro-yachtman. Quel inconvénient voyez-vous à m'accompagner?... Vous n'avez pas peur, j'espère, de monter en ballon; vous n'êtes pas comme mon stupide domestique qui a l'horreur du vide, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de son long corps dégingandé... Que pourriez-vous objecter à ma proposition?... Vous n'avez rien d'absolument pressant qui vous retienne ici, je pense!...
Les deux époux se regardèrent d'un air indécis. Ils ne paraissaient que médiocrement goûter l'offre de leur cousin.
—Cependant, les bagages, voulut dire Mme Corgival.
—Une simple valise suffira. Nous n'allons pas demeurer des mois en l'air, que diable!... Enfin, je vous en préviens, il est inutile de chercher de mauvaises raisons. Demain matin, je vous enlève, quoi que vous puissiez dire. Je veux que vous goûtiez des charmes du voyage aérien; quand vous en aurez tâté, vous ne voudrez plus entendre parler d'un autre mode de locomotion. Maintenant la chose est convenue, entendue, n'en parlons plus!...
Et l'autoritaire jeune homme changea de conversation, sans se soucier le moins du monde de ce que ses interlocuteurs pouvaient avoir à objecter à sa décision.
Le premier mouvement du propriétaire du Réviliod n° 1, le lendemain matin, fut d'aller rendre visite à son navire. Neffodor, l'aéronaute, et Gélinier, le mécanicien, étaient en grande conversation avec Tiburce, le chauffeur, arrivé dans la nuit, le digne M. Firmin et Joseph, le jardinier du château des Frênes. A la vue du «patron», la discussion s'arrêta net.
—La nuit s'est-elle bien passée?... demanda Claude Réviliod au pilote.
—On ne peut mieux, monsieur, répondit avec empressement Neffodor. Il n'y avait pas un souffle de vent. D'ailleurs, j'avais pris soin de nous abriter derrière ce rideau d'arbres qui nous aurait protégés, le cas échéant.
—Quand pourrons-nous repartir, dans ce cas?...
—Dans une demi-heure tout sera paré. Nous avons à transfuser une centaine de mètres cubes d'hydrogène dans l'enveloppe aérostatique et à faire le plein des réservoirs à essence et à eau. Mais je me permettrai de vous demander, Monsieur, quelle sera la route de la journée?...
—Vous nous dirigerez d'abord sur Avallon, et de là sur Nevers, mais nous n'y poserons pas; il suffira de planer quelque temps sur là ville. Ensuite nous descendrons le cours de la Loire le plus longtemps possible, jusqu'à la nuit, si la chose est faisable.
L'aéronaute, qui avait déplié une carte à grande échelle du centre de la France, mesura les distances et fit un rapide calcul sur une feuille de calepin. Il releva ensuite la tête.
—Je vous ferai remarquer, monsieur, que nous sommes à quarante-deux kilomètres d'Avallon, dit-il enfin à son passager, qu'il y a trente-deux kilomètres d'Avallon à Clamecy et soixante-dix de Clamecy à Nevers. Cela nous donne déjà un total de cent quarante kilomètres, c'est-à-dire près de quatre heures de marche. C'est tout au plus si nous pourrons dépasser Cosne-sur-Loire ce soir...
Réviliod réfléchit un instant.
—Et quelle distance sépare Nevers de Bourges, fit-il.
—Un peu plus de quinze lieues, répondit Neffodor.
—Dans ce cas, conduisez-nous à Bourges par l'itinéraire que je vous ai indiqué. Nous camperons dans la banlieue de cette ville et demain nous regagnerons la Loire en amont d'Orléans.
—Bien, monsieur. Tiburce va, dans ce cas, reporter à Écancourt les tubes d'hydrogène quand nous les aurons vidés dans le ballon, et il repartira aussitôt pour Bourges avec des tubes pleins.
Le chauffeur, entendant ces paroles, secoua énergiquement la tête.
—Il y a plus de cent lieues, aller et retour, murmura-t-il. Ce n'est pas une paille!...
—Cela fait à peine dix heures de route! En partant dans une demi-heure, vous arriverez au hangar à trois heures de l'après-midi. Vous ne le quitterez qu'à minuit pour être revenu à cinq ou six heures du matin. Vous pourrez donc prendre neuf heures de repos. D'ailleurs, il faut absolument que nous soyons ravitaillés et je compte sur vous, ajouta Réviliod.
—Mais, monsieur, je ne pourrai pas faire tous les jours un pareil trajet!... s'exclama le chauffeur.
—Ce serait fatigant, en effet, et d'ailleurs il faut compter avec les pannes possibles. Or, l'hydrogène nous est indispensable et c'est pourquoi je ferai expédier le prochain envoi à Tours; j'enverrai une dépêche à ce sujet à Fruscou qui fera le nécessaire.
Le visage contracté du chauffeur se rasséréna.
—Préparez donc l'aéronat, conclut l'armateur; dans une demi-heure, nous serons prêts à embarquer. Ah!... à ce sujet, je dois vous prévenir que vous aurez aujourd'hui trois passagers au lieu de deux.
—En vous comptant, monsieur Réviliod?...
—En me comptant. J'ai offert l'hospitalité de ma nacelle aux châtelains de céans.
—Mais vous serez quatre, dans ce cas.
—Non, trois!... Je laisse Firmin à terre.
—Oh! comment vous remercier, monsieur?... s'exclama le domestique avec un soupir partant du coeur.
—J'y suis bien obligé; tu es incapable de faire convenablement ton service, dès que la nacelle est à trente centimètres du sol. Et tu arbores alors une face couleur crème à la vanille qui m'empêche de manger à ma faim.
Le valet de chambre ne répondit pas, mais son visage refléta une joie intense de ne plus compter désormais parmi l'équipage du Réviliod n° 1.
—Tu vas par conséquent te rendre au château et te charger de la valise des passagers qui vont te remplacer...
—J'y cours, monsieur...
—Ecoute-moi donc, avant de t'enfuir comme un zèbre!... rugit le Petit Biscuitier. Tu apporteras en même temps les provisions pour le déjeuner. C'est important, cela, car je ne veux pas transformer le ballon en un nouveau radeau de la Méduse et obliger ses voyageurs à se dévorer les uns les autres, faute de vivres suffisants. Tu as compris?...
—Certainement. Les ordres de Monsieur seront exécutés.
—Bon! Et quand nous serons partis, tu pourras accompagner Tiburce et rentrer à Paris. Je préfère me passer désormais de ta société.
—Monsieur est bien bon.
—Quant à moi, je vais chercher nos passagers et les embarquer de gré ou de force. Je veux qu'ils apprécient en connaissance de cause les charmes de la navigation aérienne.
Et sur cette déclaration proférée d'un ton qui n'admettait pas de réplique l'aéro-yachtman partit à grands pas dans la direction du château.
CHAPITRE XV
HUIT CENTS KILOMÈTRES EN DIRIGEABLE
TRAVERSÉE DU MORVAN.—DÉCOUVERTES PALÉONTOLOGIQUES.—LE PETIT BISCUITIER FAIT DE L'ESPRIT.—NEVERS ET BOURGES.—TRAVERSÉE DE LA SOLOGNE.—A BOUT D'ESSENCE ET DE LEST.—VISITES AUX CHÂTEAUX HISTORIQUES DES BORDS DE LA LOIRE.—LES VIEUX DONJONS DE FRANCE: MONTBAZON, LOCHES, LANGEAIS.—TEMPÊTE MENAÇANTE.—RETOUR AU HANGAR.—DEUX CENT CINQUANTE KILOMÈTRES EN TROIS HEURES ET DEMIE.
—Soyez franche, cousine, n'est-ce pas admirable?... Regrettez-vous encore d'être venue?...
—J'aurais tort de ne pas reconnaître que le spectacle est véritablement merveilleux. D'ailleurs ma résistance ne provenait que de ma seule ignorance, mon cousin.
—Et vous, Philippe, que pensez-vous maintenant du dirigeable comme moyen de locomotion?
—Il est évident qu'il est très agréable, mais gare à l'atterrissage. C'est là le point noir!...
Claude Réviliod haussa les épaules avec commisération.
—L'atterrissage!... répéta-t-il. Vous avez vu hier devant votre porte comment il s'opère. Rien n'est plus facile!...
—Oui, mais s'il y a du vent?...
—S'il y a du vent, l'aéronaute qui conduit le dirigeable manoeuvre en conséquence: il fait tête à la brise, de manière à immobiliser le ballon par rapport au sol, et les terriens présents n'ont plus qu'à empoigner les cordes traînantes pour haler la nacelle à terre.
—Vous avez réponse à tout, mais il n'empêche que l'opération doit être particulièrement laborieuse et délicate en cas de tempête!
—En cas de tempête menaçante—les tempêtes peuvent toujours être prévues quelque temps d'avance—le dirigeable reste bien tranquillement à l'abri sous son hangar! C'est simple comme bonjour!...
M. Corgival se tut, bien que sa physionomie n'annonçât en rien que les arguments de son hôte, fanatique d'aérostation, l'eussent convaincu. Il se pencha en dehors de la rampe de velours cerclant, à hauteur de la poitrine, le salon aérien et il regarda le panorama grandiose qui se déroulait à cinq cents mètres au-dessous de lui.
Il était neuf heures et demie du matin; depuis un quart d'heure, l'aéronat avait quitté le château des Frênes, et il descendait vers le sud, dans la direction d'Avallon. Le vent d'est, assez fort à cette hauteur, contrariait assez sa marche pour que le mécanicien eût jugé nécessaire d'employer toute la force motrice.
On arrivait à Vermenton, village de deux mille habitants sur les rives de la Cure, affluent de l'Yonne. Vu de l'altitude où planait l'aéronat, ce n'était qu'un petit tas de pierres au bord d'une rigole où une mouche se serait noyée. Devant eux, les aéronautes distinguaient les massifs chevelus de la forêt d'Hervaux, et au delà les prairies de la riche Terre-Plaine, féconde en céréales, et la Puisaye, avec ses innombrables étangs et ses hautes futaies. On arrivait vers la partie la plus pittoresque du département de l'Yonne, dans la région la plus accidentée et où l'on rencontre de profondes vallées, des gorges majestueuses enserrées entre des collines boisées annonçant la proximité du sévère Morvan aux rochers sombres. D'innombrables filets d'eau serpentaient dans ces vallées.
—Il me semble qu'il y a beaucoup de rivières par ici, fit observer Réviliod à son cousin.
—En effet, répondit celui-ci avec empressement. Il y a d'abord l'Yonne, le principal cours d'eau du département, qui rejoint, comme vous savez, la Seine à Montereau, et reçoit en route la Cure, le Serein, l'Armançon, le Ravillon, le Tholon, la Vanne et bien d'autres encore dont le nom ne me revient pas. Il y a ensuite le Loing, qui va également se jeter dans la Seine, après avoir reçu les eaux de l'Ouanne et du Branlin. Je citerai encore quatre canaux mettant en rapport les bassins de la Loire, de la Seine et de la Saône et qui sont, d'abord, le canal de Bourgogne qui commence à Laroche, celui du Nivernais, celui de Briare et enfin le petit canal d'intérêt local qui réunit Vermenton et la Cure à l'Yonne.
—Dites-moi, cousine, interrompit l'aéro-yachtman qui avait écouté d'une oreille distraite les explications de son passager, est-ce qu'il y a des curiosités naturelles dans votre pays?...
—Certainement, mon cher Claude, il existe des grottes très curieuses formées par la rivière la Cure à Larris-Blanc et à Arcy, qui doit être justement le village au-dessus duquel nous passons en ce moment.
—Ah! pas possible!... Si nous descendions visiter ces grottes?...
—Oh! elles ne sont pas assez spacieuses, je crains que votre ballon ne puisse y évoluer!... repartit en riant la jeune femme.
—C'est regrettable, en vérité. Alors, nous nous résignerons à n'admirer que de loin.
D'ailleurs, nous sommes dans le pays de la résignation, n'est-ce pas?...
—Comment cela, mon cousin?...
—Dame!... J'ai toujours entendu parler du résigné de Bourgogne. Ce devait être quelque pauvre honteux.
Cet affreux calembour arracha un franc éclat de rire aux deux époux.
—J'ai eu l'occasion, dit, au bout d'un instant Philippe Corgival, de causer avec un savant naturaliste, professeur au Muséum d'histoire naturelle de Paris, et il m'a expliqué qu'il avait découvert, dans les alluvions anciennes de cette vallée, des stations préhistoriques très curieuses et représentant ce que les paléontologistes appellent des stations de surface de l'industrie de Saint-Acheul. Ainsi, M. Boule a trouvé dans ces alluvions de la Cure, à Vermenton, à quinze mètres au-dessus de la vallée, des débris de l'elephas antiquus auxquels étaient joints les ossements d'un boeuf et d'un cerf appartenant à la faune contemporaine. Le naturaliste dont je vous parle a fait la découverte, dans le lit d'un ruisseau très modeste s'échappant des premières pentes du massif du Morvan, le Rudaillon, à quatre kilomètres au sud d'Avallon et par 265 mètres d'altitude, au lieu dit l'étang Minard, d'une station de ce genre. Sur un plat de granulite, les roches d'épanchement ont laissé quelques lambeaux témoins du recouvrement primitif; ce sont des quartz de filon, le quartz jaspoïde zonaire ou meuliériforme et aussi quelques grès du trias.
L'ingénieur Belgrand ayant capté les eaux du Rudaillon que les barrages avaient autrefois transformé en étangs, on ouvrit des tranchées de 1 m. 30 dans les alluvions du ruisseau, et c'est dans ces dépôts qu'on trouva les spécimens que je vais vous décrire. D'après ces recherches, le terrain de l'étang comprend 20 centimètres de terre végétale, un lit de tourbe de 20 centimètres, une couche d'argile grise, pure, puis sableuse de 30 centimètres, enfin des alluvions sableuses de plus en plus caillouteuses en descendant, et formées des roches énoncées plus haut. De ces cailloux, les uns sont à angles à peine émoussés, d'autres polis sur les arêtes, quelques-uns forment des galets; ils ont tous la patine et le vernis que donne l'eau courante, charriant du sable. La récolte du professeur s'est composée d'une amande hache ou coup de poing et de deux éclats. L'amande est un rognon de silex de la craie ovalaire, retaillé sur les deux faces à grands éclats, avec un large talon à la base, où la croûte de carrière est intacte; les bords sont sinueux et assez grossièrement tranchants, se terminant en pointe mousse. La pièce mesure 18 cm. 5 de longueur, 11 cm. 5 de largeur et 4 cm. 5 d'épaisseur; elle pèse 1150 grammes; elle se classe donc parmi les plus gros types. Sa couleur est le gris brun, à la base, et le rouge brun, sur les faces d'éclatement, avec quelques taches de patine blanche, le tout fortement verni ou lustré. Les éclats sont en quartz jaspoïde zonaire de la localité: l'un d'eux, qui est entier, de forme lancéolée, avec plan de frappe et concoïde de percussion, mesure 18 cm. 5 de longueur, 5 centimètres de largeur et 2 cm. 5 d'épaisseur, c'est un jaspe à cassure jaunâtre dont la patine est verte, lustrée.
Ces éclats volumineux de roche locale montrent que l'amande en question n'était pas là comme un objet perdu par hasard, mais que les primitifs sont venus dans la région chercher des pierres convenables pour en fabriquer leurs outils, ce qui est l'indice d'une station. La situation du gisement dans les alluvions d'un petit ruisseau, à une altitude assez élevée, l'association d'une grosse amande, de type archaïque, avec de grandes et épaisses lames simplement éclatées, chose que des préhistoriens refusent d'admettre, lui donnent donc une certain intérêt, tout au moins au dire du professeur dont je vous ai parlé.
—Avallon!... cria à ce moment le pilote, annonçant la ville au-dessus de laquelle le navire aérien allait arriver.
Le Petit Biscuitier qui était décidément en verve, se pencha vers son aéronaute, et d'un ton sérieux:
—Hein! Quoi!... lui dit-il, qu'est-ce que vous voulez avaler?...
L'infortuné Neffodor tourna vers son passager un faciès ahuri et le fixa de ses yeux ronds, tandis que l'hilarité des deux bourguignons redoublait. Enfin il parvint à articuler:
—Je voulais dire que nous arrivons à Avallon et que nous ne tarderons pas à pénétrer dans le département de la Nièvre.
—Ah! très bien, dans ce cas. Rapprochez-nous du sol, que nous puissions distinguer un peu plus nettement les monuments historiques. Ensuite, vous ferez comme le nègre!
—Je me ferai nègre, monsieur?...
—Non, non, vous ne me comprenez pas. Je dis que vous ferez comme le fameux nègre du maréchal de Mac-Mahon, vous continuerez... à avancer pour nous conduire à Nevers.
—Ah! très bien, monsieur, je n'avais pas compris.
—Vous n'avez pas besoin de me le dire. Je m'en étais aperçu, conclut le propriétaire du dirigeable, aux rires inextinguibles de ses passagers.
Avallon, que traversait l'aéronat, est une ville extrêmement ancienne, car on l'a identifiée avec l'Aballo de l'itinéraire d'Antonin. Au VIe siècle, c'était une place forte que se disputèrent à plusieurs reprises les rois de France et les ducs de Bourgogne. Robert le Pieux assiégea sans succès le château fort d'Avallon, mais plus tard, ayant été mis en possession de cette forteresse, il la fit démanteler. En 1433, Charles VII s'empara de l'Avallonnais, que le duc Philippe le Bon replaça peu après sous la domination de la maison de Bourgogne. A la mort de Charles le Téméraire, Avallon fut définitivement réuni à la couronne de France. La ville fut pillée en 1594 par les ligueurs.
La ville moderne, bâtie sur le ruisseau du Cousin, affluent de la Cure, possède près de six mille habitants. Les coteaux qui l'environnent fournissent des crus renommés; on y rencontre aussi d'importantes carrières de pierre à bâtir et de granit, et des gisements de minerai de fer. Parmi les industries qui s'y trouvent exploitées, on trouve des fabriques de draps, des tanneries, des moulins à foulon, des papeteries, des filatures de laine, enfin le commerce s'opère surtout sur les grains, les vins, les bois, les laines, le bétail et les chevaux.
Les voyageurs aériens aperçurent de loin les quelques monuments d'Avallon qui dominent les habitations: la Tour de l'Horloge qui date du XVe siècle, et l'église Saint-Lazare du XIIe. Ils distinguèrent la promenade des Capucins et la terrasse de la Petite-Porte, puis la ville parut s'éloigner et se fondre dans les brumes de l'horizon du Nord.
L'aéronat traversa une partie du massif montagneux du Morvan et ne tarda pas à pénétrer dans le département de la Nièvre.
Le Morvan prolonge le massif central de la France dans la direction du nord, par delà le fleuve de la Loire. Il mesure quatre-vingt-deux kilomètres de longueur sur une largeur maximum de cinquante, ce qui représente une surface de deux mille sept cents kilomètres carrés. C'est une agglomération de gneiss et de granit avec d'innombrables coulées de porphyre, manifestations volcaniques qui ont laissé encore d'autres témoins, exemple les sources thermales de Montreuillon, Saint-Honoré, Bourbon-Lancy. Son altitude moyenne est de cinq cents mètres; son point culminant est le Bois du Roi ou Haut-Folin qui s'élève à neuf cent deux mètres, mais l'endroit le plus célèbre est le Beuvray, haut de huit cent dix mètres, où existait la cité gauloise de Bibracte. L'Yonne naît au pied du Prénelay, à huit cent dix mètres d'altitude, ainsi que la Cure et les tributaires de l'Arroux; rivière qui se jette dans la Loire. Le Morvan renferme de nombreux étangs, des vallées pittoresques et de vastes forêts qui approvisionnent Paris de bois à brûler et de charbon de bois.
L'aéronat, qui luttait péniblement contre le vent d'est, mit toute la matinée à atteindre Château-Chinon, qui n'est cependant éloigné que de soixante kilomètres d'Avallon. Le panorama était dur, triste, âpre, sévère, avec des bois séparés par des flaques d'eau miroitant au soleil.
—Il me semble que nous allons un train de tortue, fit observer à Réviliod le cousin Corgival. Midi va sonner et nous sommes encore en plein Morvan. Voilà seulement Château-Chinon là-bas; j'aperçois les ruines de son château fort. Il ne va pas beaucoup plus vite qu'une péniche sur le canal de Bourgogne, votre ballon dirigeable.
Le Petit Biscuitier, en fanatique d'aérostation qu'il était, fut piqué au vif par la réflexion. Il appela Neffodor et lui dit d'un ton rogue:
—Comment se fait-il que nous ne soyons pas encore arrivés à Nevers? L'aéronat n'avance pas. Qu'est-ce que cela veut dire?...
—Nous luttons contre un vent d'est d'une vitesse de près de dix mètres par seconde, monsieur, répliqua celui-ci, et c'est ce qui nous a tant retardés. J'ai même eu bien du mal à conserver le cap au sud-est. Maintenant, ce vent qui nous a tant gênés va nous aider et nous allons rattraper le temps perdu car nous allons naviguer vers l'ouest.
Ainsi que l'avait annoncé le pilote, aussitôt que l'aéronat eut viré et décrit un quart de cercle, sa rapidité s'accéléra considérablement, la vitesse du vent qui soufflait en poupe s'ajoutant à sa vitesse propre due à la traction de l'hélice.
L'aéronaute prit des points de repère sur le terrain qui défilait avec une surprenante vélocité à quatre cents mètres au-dessous de lui.
—Nous dépassons le quatre-vingts à l'heure, déclara-t-il à son armateur. Avant trois quarts d'heure d'ici, nous serons à Nevers!
Réviliod se tourna vers ses hôtes avec un air de triomphe:
—Vous entendez, leur dit-il, nous filons plus de quatre-vingts kilomètres à l'heure. C'est une belle allure, je pense. Regardez comme le panorama semble se déplacer vivement!
—Oui! maintenant, cela avance bon train.
—Eh bien! nous allons en profiter pour nous restaurer, n'est-ce pas? Mon domestique a dû garnir la soute aux vivres de provisions, et je vais dresser le couvert.
—Laissez, mon cousin, fit vivement Mme Corgival. C'est plutôt l'ouvrage d'une femme que le vôtre. J'ai remarqué, lorsque vous nous avez fait les honneurs de votre salon aérien, l'emplacement des objets et ustensiles indispensables. Je vais m'occuper du repas.
En quelques instants, la charmante passagère eut préparé la table, et le déjeuner s'écoula cordialement. Le menu était substantiel, mais tel qu'il pouvait être à bord d'un navire aérien où il eût été imprudent de faire de la cuisine sur un foyer en ignition. Il se composait donc de viandes froides: poulet rôti, pâté de jambon à la gelée, fromage et fruits.
—Je donnerais bien cinquante centimes de bon coeur pour avoir deux sous de pommes de terre frites bien bouillantes, déclara Neffodor au mécanicien, tout en dévorant à belles dents les tranches de viande que les passagers lui avaient octroyées. Je n'aime pas beaucoup manger froid, cela me détraque l'estomac.
Gélinier hocha la tête sans répondre.
—Ah! voilà Nevers, dit au bout d'un instant l'aéronaute.
—Rapprochez-nous un peu du sol et faites le tour de la ville à petite vitesse, ordonna quelques minutes plus tard le propriétaire de l'aéronat, de sa voix sèche et métallique.
Agissant sur le système des lames de jalousie formant aéroplane, le pilote obligea le ballon à se rapprocher de terre, et il lui fit décrire, à allure modérée, un demi-cercle presque parfait au zénith du chef-lieu de la Nièvre, qui se développait en plan sous les pieds des voyageurs.
—C'est égal! il faut reconnaître que c'est une manière vraiment idéale de voyager! constata le cousin Corgival, et je ne regrette plus de vous avoir accompagné. On distingue vraiment bien tout! Voici la vieille ville, juchée sur son coteau, les constructions enserrant son antique cathédrale, et plus loin, sur le plateau, hors de l'ancienne enceinte, la nouvelle cité. Tenez, Claude, regardez: voilà là-bas Saint-Cyr, avec ses deux absides opposées sans façade, et qui est un mélange de gothique, de roman et de Renaissance, voilà le beffroi, cette tour-clocher du XVIe siècle, puis Saint-Etienne, qui a été édifiée de 1063 à 1097, et constitue un spécimen remarquable du pur style roman. Voilà enfin l'ancien couvent de la Visitation, le palais ducal, construit par les Clèves et les Gonzague, ducs de Nevers, et qui est un échantillon intéressant de l'architecture Renaissance, et les vieilles portes de Croux, du XIVe siècle, et de Paris, du XVIIe, avec son arc de triomphe sur lequel on a gravé des vers dus à Voltaire.
—Nevers est une cité ancienne? demanda Réviliod à son passager, tout en suivant du regard les monuments que celui-ci lui désignait de son index tendu.
—Certes. C'était une cité gauloise, place éduenne, puis romaine, importante comme point de passage de la Loire. Elle fut évêché franc au VIe siècle, capitale du comté au IXe, et indépendant depuis 987. Pierre de Courtenay accorda à la ville une charte communale, confirmée en 1231 et commença l'enceinte fortifiée dont la porte de Croux est un des débris. Devenue anglaise par le traité de Troyes, Nevers eut fort à souffrir de la guerre de Cent ans et des guerres de religion. Depuis 1538, elle fut la capitale du duché, Mazarin en fut un moment possesseur, et ce n'est en réalité que depuis la Révolution que le Nivernais et Nevers ont fait retour à la France.
Pendant que le Bourguignon donnait ainsi ces explications à Réviliod, le dirigeable avait continué à évoluer lentement à une faible distance des toits de la ville dont les habitants, massés dans les rues, le considéraient avec stupéfaction et les yeux écarquillés. Il avait décrit un cercle tangent au pont de la Loire et qui l'avait conduit de la place du Champ-de-Foire à la Gare, en passant au-dessus des bâtiments de la manufacture de porcelaine, du palais ducal, de la tour Goguin et de la tour Saint-Eloi, puis il était revenu planer non loin du cimetière et de la route de Clamecy et de Corbigny.
Le Petit Biscuitier avait tiré sa montre.
—Une heure et demie! murmura-t-il.
Il se pencha au-dessus du bordage et appela l'aéronaute.
—Conduisez-nous maintenant à Bourges, lui dit-il.
—Bien, monsieur, répliqua Neffodor en manoeuvrant les volants commandant les gouvernails. Nous y serons dans une heure. Faudra-t-il atterrir, vous savez que vous avez donné l'ordre à Tiburce, votre chauffeur, de venir nous y apporter les bouteilles d'hydrogène pour le ravitaillement.
—Ah! oui, c'est vrai, je n'y songeais plus, fit l'armateur en se frappant le front. Eh bien, dites-moi jusqu'où nous pouvons aller cette après-midi.
—Avec vent arrière et en petite vitesse, un moteur seul en fonctions, nous pouvons tenir encore jusqu'à six heures du soir et parcourir plus de deux cents kilomètres!...
—Dans ce cas, nous examinerons simplement la ville de Bourges à deux cents mètres d'altitude, comme nous venons de le faire de Nevers, et vous nous promènerez ensuite au-dessus de la Sologne pour atterrir ce soir à Blois. Je vais rédiger une dépêche à l'adresse de Tiburce sur une feuille de mon carnet, et nous la laisserons tomber, avec le prix de son expédition et un bon pourboire, aux pieds d'un de nos admirateurs. Je pense, qu'avec cette précaution, le télégramme parviendra à destination. Tiburce sera prévenu et c'est à Blois qu'il nous apportera notre hydrogène en bouteilles.
Le pilote fit mettre le moteur en petite vitesse, les deux cylindres alimentés à l'essence fonctionnant seuls. L'aéronat, après avoir traversé la Loire, passa au-dessus de la Guerche-sur-l'Aubois, de Germigny-l'Exempt, Blet et Dun-sur-Auron. S'apercevant alors que cette route l'amenait trop au sud, Neffodor s'efforça de suivre le cours de la rivière pour remonter vers le chef-lieu du département du Cher, mais il fut nécessaire alors de remettre en marche les deux cylindres alimentés par le gaz du ballon. Il était trois heures quand l'appareil arriva en vue de Bourges, après avoir suivi depuis Dun le canal du Berry. L'aéronat évolua un moment au-dessus de cette ville, à très faible hauteur, pour permettre à son armateur de jeter la dépêche qu'il avait préparée à l'adresse de son chauffeur, et lui laisser examiner, ainsi qu'à ses hôtes, l'ensemble de cette cité, bâtie au confluent de l'Yèvre, affluent de droite du Cher, et du Langis, du Moulon et de l'Auron, sur le canal du Berry.
Bourges, située à deux cent trente-deux kilomètres de Paris, est une des villes qui ont conservé le plus de débris de leur enceinte gallo-romaine, car au IVe siècle, alors qu'elle portait le nom d'Avaricum, elle était la capitale d'une puissante nation gauloise, les Bituriges Cubi. On peut encore voir une partie considérable de ses anciens remparts à l'hôtel de Jacques Coeur, où ils servent de base à la façade donnant sur les jardins. La cathédrale Saint-Etienne est un monument remarquable. Projetée en 1182, elle ne fut consacrée qu'en 1324; ses cinq portails sont ornés de bas-reliefs et de statues représentant les scènes du Nouveau-Testament, du Jugement dernier, etc. Les deux tours sont restées inachevées. Le choeur est supporté par une spacieuse crypte datant du XIIIe siècle. On peut admirer à l'intérieur de magnifiques vitraux de la même époque, ne comportant pas moins de seize cents figures.
L'église Notre-Dame a été bâtie du XVe au XVIe siècle, ainsi que Saint-Bonnet qui contient de beaux vitraux de la Renaissance. Saint-Pierre-le-Guillard remonte au XIIe. L'hôtel de Jacques Coeur, qui fut le grand argentier de France sous le règne de Charles VII, constitue maintenant le Palais de Justice, et devant sa façade principale se dresse la statue en marbre de son fondateur, oeuvre du sculpteur Préault, inaugurée en 1879.
Bourges renferme encore de beaux édifices, tels que les hôtels Cujas, Lallemant, et de nombreuses maisons en bois construites il y a trois et quatre cents ans.
Le dirigeable, après avoir stationné une vingtaine de minutes au-dessus de la ville, repartit vers le nord-ouest et plana bientôt au-dessus de la ville industrielle de Vierzon, distante de trente-deux kilomètres à vol d'oiseau du chef-lieu du département.
On peut remarquer à Vierzon, de même qu'à Bourges, de très anciennes maisons, une église du XVe siècle contenant un bénitier de forme curieuse, et un tableau sur bois du peintre Boucher représentant saint Jean, puis une porte romane et surtout une porte féodale surmontée d'un beffroi moderne. La ville est bâtie sur l'Yèvre, le canal de Berry et le Cher; ses faubourgs s'étendent sur le coteau dominant la rivière. On y trouve une école professionnelle nationale, des manufactures de porcelaine, des fonderies, tréfileries, chaudronneries, tuileries, verreries, des ateliers de construction mécanique, principalement de machines agricoles, des fabriques de bonneterie, etc. C'est donc une cité ouvrière au premier chef.
Le ballon, qui avait à peine ralenti son vol pendant la traversée de l'agglomération, ne tarda pas à pénétrer en Sologne.
La Sologne est une région naturelle du bassin de la Loire, entre la Beauce, la Touraine, la Brenne, le Berry et le Sancerrois. Elle fait partie des formations tertiaires du bassin géologique de Paris dont elle marque l'étage supérieur. C'est un îlot de terrain argilo-siliceux au milieu de formations calcaires plus anciennes, le sable prédominant à l'ouest, l'argile au centre et le silex à l'est, ce qui fait donner à cette région le nom de Sologne pierreuse. Au point de vue physique, la Sologne est un plateau dont la pente générale est indiquée par la direction des rivières qui coulent toutes parallèlement de l'est à l'ouest. Ces rivières se jettent dans la Loire soit directement, le Beuvron et le Cosson par exemple, soit par l'intermédiaire du Cher (Grande-Sauldre).
Les conditions générales de cette région à l'aspect désolé étaient des plus défavorables pour l'agriculture et le peuplement; cependant, grâce à l'initiative de Napoléon III et à la fondation en 1859 du Comité central agricole, la Sologne fut parcourue de voies de communication et d'exploitation, asséchée, reboisée avec des pins maritimes, assainie. Le sol, enrichi par des apports de marnes, put recevoir les cultures les plus variées et devenir propre à l'élevage du mouton, de la vache, du cheval, du porc. D'anciens vignobles furent reconstitués, et l'industrie prit un développement que l'on n'aurait osé prévoir. Romorantin possède d'importantes manufactures de draps; Salbris, des usines d'agglomérés; la Ferté-Saint-Aubin, des briqueteries: enfin on peut dire que la contrée a été régénérée par la seule application des principes les plus élémentaires de l'hygiène publique.
Lorsque le dirigeable arriva en vue de Romorantin, vers cinq heures du soir, après avoir traversé la région solognote, l'aéronaute appela le «patron», Claude Réviliod.
—Qu'y a-t-il encore? demanda celui-ci, non sans impatience.
—Nous sommes à bout d'essence, monsieur, et le mécanicien m'avertit qu'il va être obligé d'arrêter le moteur. Je ne sais pas si nous allons pouvoir gagner Blois rien qu'avec le moteur à gaz.
—Diable!... fit le Petit Biscuitier inquiet, ce serait fâcheux, car Tiburce ne saurait alors où nous rejoindre.
—Enfin, nous allons faire de notre mieux, monsieur, mais je tenais à vous prévenir.
—Nous naviguons depuis combien de temps?...
—Ma foi, monsieur Réviliod, cela fait huit heures et demie que nous sommes en l'air; cela n'a rien d'étonnant que la provision d'essence soit consommée. Il ne me reste plus guère de lest non plus, et nous serons forcés de prendre terre avant une demi-heure. Au premier refroidissement de l'atmosphère, le gaz va se condenser et nous serons au sol, quoi que je fasse.
L'hélice n'étant plus actionnée depuis un moment que par les deux cylindres à gaz, l'aéronat dérivait vers l'ouest sous l'influence du vent d'est qui tendait à fraîchir avec la prochaine arrivée du crépuscule, et bien que le pilote manoeuvrât pour gagner le plus possible vers le nord. A six heures du soir, le dirigeable arrivait au-dessus de Cour-Cheverny, il ne lui restait plus que la forêt de Bussy à traverser pour atteindre la Loire et Blois, quand à son tour le moteur à gaz éprouva de nombreux ratés. L'eau de réfrigération s'était presque totalement évaporée et le refroidissement ne s'opérait plus suffisamment. Il devenait dangereux de continuer à tourner plus longtemps et le mécanicien stoppa.
—Nous sommes arrêtés?... demanda l'aéro-yachtman au pilote.
—Hélas! oui, monsieur, tout nous manque en même temps. Il faut descendre.
La condensation de l'hydrogène prévue par l'aéronaute, ne tarda pas à se produire, et le ballon, qui avait atteint une altitude maximum de treize cents mètres, redescendit de cette hauteur en moins de dix minutes. Neffodor avait largué les deux guideropes et préparé l'ancre, mais il n'eut pas besoin de faire usage de cet engin. On arrivait devant une ferme, et, à son appel, les habitants saisirent les cordages et amenèrent l'aéronat au sol où il fut cloué par une surcharge de sacs de terre comme on l'avait fait la veille au château des Frênes.
—Ma foi! cela fait plaisir de retrouver un plancher solide, après une pareille traversée, déclara Philippe Corgival aidant sa femme à descendre de la nacelle. Que faisons-nous, maintenant, cousin?
—Je vais m'efforcer d'avoir une voiture, afin de gagner au plus tôt Blois, où j'ai dit dans ma dépêche à mon chauffeur de nous rejoindre. Vous venez avec moi tous les deux, n'est-ce pas?
—Volontiers. Et ensuite?...
—Nous reviendrons ici demain matin nous rembarquer. J'ai l'intention de visiter les châteaux des bords de la Loire. Vous m'accompagnerez encore cette fois.
—Mais nous ne verrons que l'extérieur des constructions, du haut de votre ballon.
—Justement. C'est le coup d'oeil d'ensemble qui est le plus intéressant et celui que les voyageurs ne peuvent avoir. Quant aux salles intérieures, quel que soit leur ameublement et leur décoration, cela me laisse froid....
—Pardon, monsieur Réviliod, interrompit Neffodor en saluant, voudriez-vous me donner un coup de main pour abaisser le ballon à terre. Comme il est très flasque, ayant perdu beaucoup de gaz pendant la route que nous venons de faire, il serait prudent de le camper pour la nuit, et il n'y a pas assez de monde à la ferme pour m'aider.
Le Petit Biscuitier fronça les sourcils d'un air de mauvaise humeur, mais comprenant qu'il devait donner l'exemple à ses hommes, il répondit:
—C'est bon!... je vais vous aider. Indiquez-nous ce qu'il y a à faire.
L'aéronaute rassembla les douze personnes dont il pouvait disposer et fit amener le ballon le long des bâtiments afin de le mettre à l'abri du vent d'est qui continuait à souffler, puis ayant fait remplir de terre une soixantaine de sacs à lest, dont il avait pris soin de se munir, il parvint à amener le gros bout du long fuseau de soie au niveau du sol et à suspendre ces sacs, pesant environ vingt-cinq kilogrammes chacun, à la ralingue. L'opération terminée, la nacelle put être enlevée et retirée un peu en arrière, tandis que l'enveloppe aérostatique aplatie sur le sol ressemblait à une baleine échouée sur le rivage.
—Maintenant, je suis plus tranquille! déclara l'aéronaute, une fois cette manoeuvre terminée. Le vent peut souffler cette nuit, il n'emportera pas le ballon comme un fétu.
Réviliod, tout en prêtant l'aide de sa force musculaire au capitaine de son navire aérien, s'était renseigné auprès des fermiers de la possibilité de gagner au plus vite Blois dont on était éloigné de quatre lieues et demie. Alléché par la somme qui lui était offerte, le cultivateur accepta d'atteler immédiatement et de conduire les voyageurs à la ville.
—Nous serons à la rue Denis-Papin avant huit heures du soir, assura-t-il. J'ai un bon trotteur qui fera la route en un peu plus d'une heure.
—Tant mieux! répliqua Réviliod, mon excursion dans les nuages m'a creusé et j'ai hâte de faire un repas un peu plus sérieux que celui que nous avons fait à bord.
Le fermier tint parole: à huit heures tapant, les aéronavigateurs faisaient leur entrée dans la patrie de l'inventeur de la machine à vapeur, et ils se hâtaient de gagner l'hôtel où ils avaient donné ordre à Tiburce de les rejoindre. Celui-ci n'arriva qu'à huit heures du matin, après avoir mis cinq heures à parcourir les cinquante lieues séparant Écancourt de Blois. Son maître, réveillé depuis plus d'une heure, en avait profité pour aller jeter un coup d'oeil sur le château, la cathédrale et l'hôtel d'Alluye, style Renaissance, et était déjà de retour de sa courte excursion. Il accueillit l'arrivant d'une façon plutôt fraîche.
—Te voilà enfin, lambin!... s'écria-t-il. Tu devrais être arrivé depuis minuit! Mais tu as préféré te reposer, te dorloter, n'est-ce pas, comme si je n'attendais pas après toi avec impatience!
—Dame, monsieur, j'étais fatigué.
—Ne voilà-t-il pas une belle trotte: cent lieues à peine! Qu'est-ce que c'est que cela!... Enfin, c'est bien; je vais voir si ma cousine est prête et nous partirons. Pendant ce temps, va me chercher douze bidons de dix litres d'Aéro-naphta.
Le chauffeur, qui connaissait l'humeur de son maître, ne répliqua pas et se mit en devoir d'exécuter l'ordre qui venait de lui être donné.
A neuf heures du matin, Claude Réviliod et ses hôtes se trouvaient de nouveau rassemblés à la ferme des Éteules, à trois kilomètres de Chaumont-sur-Loire où ils avaient été obligés la veille d'atterrir. L'aéronaute Neffodor s'était empressé de faire passer le contenu des récipients d'acier apportés par Tiburce, dans l'enveloppe aérostatique, qui avait repris son aspect luisant et tendu, puis la nacelle avait été raccrochée aux suspentes, débarrassées des sacs de terre qui clouaient l'appareil au sol par leur poids. Tout ayant été rétabli, les passagers montèrent à bord.
—Vous allez nous amener au-dessus du château de Chaumont, ordonna le Petit Biscuitier, de là à Chenonceaux, Loches, Montbazon et Langeais. Vous tâcherez de reprendre terre ce soir dans les environs de Tours. J'ai averti Fruscou de nous apporter en cette ville une provision de gaz comprimé suffisante pour continuer nos randonnées.
—Nous ne verrons pas le château de Chambord, mon cousin, demanda Mme Corgival au moment de mettre le pied dans la nacelle.
—Pas aujourd'hui, tout au moins, cousine, nous en sommes un peu trop éloignés et cela nous écarterait par trop de notre itinéraire. C'est évidemment un beau monument, mais il paraît que Chenonceaux n'est pas trop mal non plus, vous verrez.
L'équilibrage ayant été effectué, le yacht aérien s'éleva et son pilote le dirigea d'abord vers l'ouest, en le maintenant à la plus faible hauteur possible. Quelques minutes après il arrivait devant le château dont les tours crénelées dominent le bourg de Chaumont-sur-Loire. Il fit le tour de la massive construction élevée par le neveu du cardinal d'Amboise, Charles, maréchal de Chaumont, et qui, devenue en 1560 la propriété de la reine Catherine de Médicis fut échangée par celle-ci contre Chenonceaux. L'édifice porte encore l'empreinte des premiers seigneurs qui l'habitèrent: une porte est surmontée des armoiries du cardinal d'Amboise, et des figures cabalistiques décorent la tour où, suivant la légende, Catherine de Médicis consultait les astres en compagnie d'astrologues italiens.
De Chaumont-sur-Loire, le dirigeable gagna Chenonceaux, et ses passagers purent longuement admirer, du haut de leur balcon aérien, les lignes élégantes de ce monument dont les façades et les tourelles se reflètent dans l'eau claire du Cher. Chenonceaux a subi, à différentes époques de l'histoire, de nombreuses retouches qui ont quelque peu dénaturé le caractère original de son architecture inspirée de l'école italienne, mais il n'en reste pas moins, avec Chambord, un bijou sans prix du temps de la Renaissance, car son principal ouvrier a été Philibert Delorme.
A onze heures du matin, les excursionnistes arrivaient en vue de Loches, dont les tours se découpaient sur le ciel clair et s'apercevaient du fond de l'horizon; ils firent le tour du colossal donjon, de forme rectangulaire, et qui ne mesure pas moins de vingt-cinq mètres de long sur quatorze de large et près de trente mètres de haut. L'épaisseur des murs atteint et dépasse même un mètre: des contreforts demi-ronds soutiennent cette énorme construction. Au-dessus du rez-de-chaussée, qui servait de magasin du temps de Foulques le Noir, constructeur de la forteresse, se développaient quatre étages dont on voit encore les arrachements. Suivant l'usage du temps, il n'y avait pas de porte au niveau du sol; on pénétrait à l'intérieur en passant par un premier donjon accolé au donjon principal et formant lui-même un édifice considérable. Un escalier de pierre, dont les restes de l'emmarchement ruiné se tiennent dans le vide, et qui comprend plus de cent cinquante degrés, évoluait le long des parois du petit donjon et accédait au premier étage de l'autre, dans l'épaisseur même des murs. De ce point, un escalier spécial permettait de descendre au rez-de-chaussée où se trouvaient les provisions, le puits et les réserves de guerre, et en même temps de monter aux étages supérieurs. Les défenseurs se tenaient aux embrasures des fenêtres, au fond des meurtrières, et sur la galerie en bois dite «hourd», qui couronnait superbement la forteresse. Assurément, il n'est pas en France de spécimen d'architecture militaire au moyen âge qui mérite davantage de fixer l'attention des ingénieurs et des archéologues, tant au point de vue technique que sous le rapport de l'aménagement intérieur.
Le château de Montbazon que les navigateurs aériens aperçurent après avoir admiré le donjon de Loches, a eu le même promoteur que celui-ci: Foulques Nerra, qui bâtit, à la fin du Xe siècle le castellum montis Bosonis, forteresse devant faire partie du réseau d'ouvrages militaires élevés en Touraine par le grand batailleur qu'était ce comte d'Anjou.
Sur le point culminant commandant la vallée, Foulques éleva donc un castellum entouré d'une double enceinte d'épaisses murailles, la première à l'aplomb du coteau et la seconde enveloppant plus immédiatement la place où la garnison se tenait habituellement. Du périmètre le plus étendu, subsiste encore la portion orientale qui se rattache à l'époque même du donjon. On reconnaît encore la place de l'entrée principale et du pont-levis. A l'endroit le plus élevé, se voit la citadelle formée d'un double donjon, l'un de dimension plus grande, et l'autre de dimension plus modeste. Ils présentent ceci de commun que l'appareil général est une construction en moellon irrégulier, au lieu de l'opus quadratum que l'on rencontre d'ordinaire dans les monuments de cette époque: cette différence tient à la nature des matériaux du pays, sorte de calcaire siliceux d'une taille très difficile et partant d'un appareillage fort incommode.
Le grand donjon forme un rectangle de quinze mètres de large sur vingt mètres de long, et cette dernière façade regarde la rivière de l'Indre. La tour primitive avait environ vingt mètres de hauteur; elle a été surélevée plus tard, peut-être au siècle suivant, de manière à atteindre environ vingt-sept mètres; l'épaisseur des murs est de un mètre soixante-dix. Les contreforts sont ronds, mais à la différence de ceux de Loches, dont la partie circulaire est appliquée après coup, ceux de Montbazon sont liés avec l'édifice; en divers endroits on remarque, par extraordinaire, des pierres taillées employées sur champ, ce qui donne un aspect insolite à la physionomie de certaines parties.
Avant de pénétrer dans le grand donjon, qui forme la place d'armes principale, il fallait passer par le petit donjon qui servait de vestibule. Celui-ci, qui mesurait seulement sept mètres sur quatre mètres, atteignait la hauteur de son frère majeur avant l'exhaussement; les remaniements sont visibles, en particulier dans deux grandes baies au nord. L'entrée s'ouvrait à deux mètres cinquante au-dessus du sol et l'ascension s'opérait par l'escalier renfermé dans le petit donjon.
Cette forteresse fut le théâtre de rudes coups d'épée, notamment au cours des luttes acharnées contre les comtes d'Anjou et de Blois. Parmi ces derniers, Eudes II parvint à s'emparer de la place qu'il conserva quelque temps. Dans la suite, les seigneurs de Montbazon, qui d'abord s'étaient contentés d'un logement militaire, édifièrent une habitation plus confortable qui se développait sur une esplanade d'environ quatre-vingts mètres allant de l'est à l'ouest; il n'en subsiste que quelques débris, en particulier une tour circulaire qui semble du XVe siècle.
Un aveu féodal, rendu en 1583 par le comte de Montbazon, mentionne le chastel avec «sa forteresse, ses tours, tourelles, canonnières, mâchicoulis, faulces-brayes, douves, pont-levis», ainsi que «bastimens manables, une belle grande chapelle en l'honneur de saint Georges, et la grosse tour carrée bastie de temps immémorial».
Ajoutez que le coteau est percé d'une série de souterrains qui servirent de carrière, puis de caves et aussi de refuges et de magasins militaires. Les éboulis empêchent qu'on puisse les étudier; mais leur disposition autorise à penser que ce plateau fut occupé par des tribus guerrières, de très bonne heure, peut-être même aux temps préhistoriques.
C'est également à une époque reculée qu'il convient de rattacher la Motte, ouvrage considérable en terre qui se dresse plus à l'est, à quelques centaines de mètres. Cet énorme monticule appelé, dès le XIIe siècle, Basonneau, ou petit Bason, à en juger par sa forme, ses fossés, les travaux en terre qu'il surplombe sur le penchant du coteau et par les découvertes du voisinage, dut servir de bastion avancé pour la protection du castellum de Montbazon.
Avant d'élever le colossal donjon de Loches, le comte d'Anjou avait élevé celui de Montbazon, mais il s'était, pour ainsi dire, préparé et essayé à bâtir ces deux forteresses par la construction de celle de Langeais, vraisemblablement la plus ancienne de toute la France, et où le dirigeable parvint vers trois heures du soir. En ingénieur consommé, Foulques le Noir créa le type du donjon tel qu'il a persisté durant tout le moyen âge, en développant bien entendu les forces de résistance selon les nécessités de la guerre. Ce n'est qu'un peu plus tard, à Loches notamment, que la pierre de grand appareil fut employée par l'infatigable bâtisseur et, à Langeais, il se borna à appliquer les procédés de construction en usage parmi les ouvriers de son temps. Un épais noyau en blocage de moellon et de chaux très résistante fut recouvert, sur les deux faces, d'un parement régulier de petites pierres cubiques, si bien qu'il y a peu de différence entre ce mode et celui des Romains; près de dix siècles après la venue des conquérants, on suivait encore leur méthode.
Le donjon de Langeais, édifié d'après cette technique, présente la forme rectangulaire et mesure environ 17 mètres de longueur, sur 7 mètres de largeur et 12 mètres de hauteur. Il comprend deux étages dont on distingue les arrachements, et qui sont éclairés par une série de fenêtres à plein cintre dont les claveaux, par un ressouvenir gallo-romain très manifeste, montrent des briques, et c'est d'ailleurs le seul endroit où celles-ci paraissent dans les épaisses murailles.
Nous ne raconterons pas les vicissitudes traversées par le castellum Landegavense, suivant les expressions des annalistes d'antan, et il nous suffira de jalonner rapidement son histoire. Le donjon eut à soutenir les assauts des comtes de Blois qu'il gênait dans leurs incursions, et Eudes batailla sous ses murs en l'année 994. Les successeurs de Foulques continuèrent d'en faire leur meilleur allié et leur plus sûr appui sur la rive droite de la Loire, et une charte de l'an 1270 mentionne l'endroit «où le chastel souloit estre».
A cette époque, le donjon, qui avait subi non sans dommages les atteintes du temps et des hommes, fut l'objet de réfections de la part de Pierre de Brosse, «sergent» du roi saint Louis et seigneur de Langeais. Par une méprise qui s'évanouit devant le plus simple examen archéologique, on a commis la faute d'attribuer à ce chevalier la construction du château actuel; c'est une erreur évidente, mais du moins, il faut reconnaître que Pierre de Brosse exécuta dans le donjon des réparations, visibles à la différence du travail, des matériaux et du style des ouvertures, dont l'une garde encore la forme ogivale du XIIIe siècle.
Le donjon langeaisien remplit son rôle de défenseur armé de pied en cap jusqu'au moment où la flèche fut distancée par le boulet vigoureusement lancé par la gueule fumante des bombardes. Ce jour-là, l'architecture militaire était tenue, sous peine de ne plus répondre au but, d'opérer une transformation radicale. C'est sous l'empire de ces exigences nouvelles de la défensive que Louis XI fit bâtir, sous la direction de son ministre, Jean Bourré, le château si imposant de Langeais, qui compte parmi les monuments les plus caractéristiques de la fin du XVe siècle.
De nos jours, ce château fort a eu la bonne fortune de venir aux mains de M. et de Mme Jacques Siegfried. S'inspirant du culte qu'ils gardent pour leur superbe demeure, ces mécènes l'ont dotée de tous les embellissements désirables et l'ont enrichie d'un mobilier ancien du meilleur goût, si bien que le visiteur se croit transporté au coeur du moyen âge et qu'à chaque instant il s'attend à voir apparaître quelque preux l'épée à la main ou quelque page le faucon sur le poing. Le cadre est absolument séduisant et laisse l'impression d'une résurrection achevée.
En face du chevalier à l'armure duquel ne manque aucune pièce et dont le visage a cicatrisé ses balafres, se dresse, sur le flanc du coteau, le titan, foudroyé, le glorieux invalide, qui s'efforce de cacher sous les bandeaux de lierre les mutilations qu'il a subies. Pourtant, malgré ses blessures profondes le donjon ne garde pas moins un aspect imposant et vénérable, auquel on peut rendre hommage. A son grand déplaisir, l'armateur du Réviliod n°1 vit sa contemplation des ruines du donjon de Langeais écourtée. Depuis une heure, le pilote de son navire aérien, manifestait une inquiétude de plus en plus vive. Enfin, il n'y put tenir et se tourna vers ses passagers.
—Je dois vous prévenir, monsieur, déclara-t-il, que le vent tend à augmenter de plus en plus depuis un moment. Sa vitesse égale presque celle de l'aéronat, et je crains de ne plus être maître bientôt de notre direction. Il serait prudent, je crois, de regagner Tours au plus vite et de nous amarrer à terre.
—Diable!... c'est contrariant, grogna le Petit Biscuitier. Enfin, s'il n'y a pas moyen de faire autrement, allons à Tours!
Les vingt-quatre kilomètres séparant Langeais du chef-lieu de l'Indre-et-Loire furent franchis en moins d'une demi-heure, l'aéronat voguant vent arrière. Pour l'atterrissage, son pilote lui fit décrire un demi-cercle complet afin de l'amener le nez au vent. En diminuant la vitesse de rotation de l'hélice, l'appareil demeura à peu près stationnaire par rapport au sol, ce qui permit à quelques journaliers occupés aux travaux des champs d'accourir et de saisir les cordes traînantes.
Le premier soin de l'aéronaute fut d'immobiliser le dirigeable en le chargeant de sacs de terre. Les passagers purent alors mettre pied à terre.
—Nous allons nous rendre à Tours, dit Réviliod à Neffodor. Vous n'avez pas besoin de nous?...
—Écoutez, monsieur, répondit celui-ci d'un ton sérieux, je suis très inquiet.
—Bah!... Qu'y a-t-il donc?...
—Il y a que, si le vent augmente encore, je ne réponds plus de la sécurité du ballon.
—Comment cela?...
—Voyez, monsieur, comme l'enveloppe est flasque!... Nous avons beaucoup perdu de gaz pendant la route par suite des alternatives de chaleur et d'humidité résultant du passage de nombreux nuages glissant devant le soleil, et sans compter ce qui a été consommé par le moteur pendant la route. Or, un ballon flasque se défend mal contre le vent; il se creuse de longs plis, il fait voile et une rafale peut le déchirer ou l'emporter. Rappelez-vous le «Patrie».
—C'est bon, je vais en ce cas téléphoner à Fruscou de nous expédier immédiatement, s'il ne l'a fait déjà, une voiture d'hydrogène comprimé.
—Oui, mais je ne sais si nous pourrons attendre l'arrivée de cette voiture dans le cas où l'intensité du vent viendrait à s'accroître encore un peu.
—Que devons-nous faire, en ce cas?...
—Au lieu d'augmenter, le vent peut aussi venir à tomber avec la nuit, cela arrive souvent. Actuellement il n'y a pas encore péril en la demeure, mais je vous engage fort, monsieur, à ne faire qu'aller et venir. Je désirerais que vous soyez présent au cas où il surviendrait quelque coup de chien. En vous attendant, je vais amarrer le ballon le plus solidement possible.
—C'est entendu, je me hâterai!
L'atterrissage s'était opéré non loin du village de Saint-Cyr, dont les premières maisons s'apercevaient à peu de distance. Les navigateurs aériens étaient à moins de deux kilomètres du pont de pierre traversant la Loire et reliant Tours à la rive droite du fleuve. Ils partirent à grands pas dans cette direction et bientôt on les perdit de vue.
Deux heures s'écoulèrent, mortellement longues pour l'aéronaute qui assistait, impuissant, à l'assaut que les éléments donnaient au dirigeable. Bien loin de se calmer, ainsi que Neffodor l'espérait, les rafales redoublaient de furie, creusant de longs sillons dans l'enveloppe qui détonait sourdement et oscillait convulsivement, tendant et détendant successivement les suspentes du gréement. De nombreux curieux, arrivés des villages de Fondettes et de Saint-Cyr étaient venus prêter main-forte au pilote, mais, en dépit de leurs efforts, l'aéronat entraînait par instants la nacelle au point de la renverser. Enfin une voiture apparut et l'armateur du navire aérien, Réviliod, en descendit.
—Ce n'est pas trop tôt! grommela le capitaine avec-un soupir de soulagement.
Il reprit à haute voix en s'adressant à son passager avec empressement.
—Les tubes d'hydrogène vont arriver?
Le Petit Biscuitier paraissait furieux.
—Pas d'hydrogène, répondit-il. Fruscou en manque complètement en ce moment, à ce qu'il paraît.
—Alors, il ne nous reste plus qu'à dégonfler, dans ce cas, répliqua l'aéronaute cherchant déjà la corde ouvrant le chemin de déchirure donnant issue au gaz, mais Réviliod posant la main sur son bras arrêta son mouvement.
—Hé! pas si vite, je vous prie, dit-il froidement.
—Mais, monsieur, si nous tardons encore, le ballon va être déchiré!... s'écria Neffodor.
—Nous n'avons pas de gaz pour nous ravitailler, mais nous avons le générateur d'hydrogène du parc d'Écancourt, prononça l'aéro-yachtman. Regagnons donc le parc et le hangar.
—Il n'y a presque plus d'essence pour le moteur, ni de lest!...
—De l'essence, j'en apporte. Quant au lest, vous pouvez le remplacer par le poids de deux de vos passagers. M. et Mme Corgival sont restés à Tours et je suis seul à enlever.
—C'est très différent, en ce cas, monsieur, mais nous allons arriver en pleine nuit au parc....
—Craignez-vous de vous égarer en route?...
—Je ne pense pas, mais avec un pareil vent l'atterrissage sera des plus difficiles.
—J'y ai pensé, aussi ai-je télégraphié au gardien du parc pour le prévenir de notre arrivée et lui demander de recruter le monde voulu au village pour rentrer le dirigeable dans son hangar qui nous sera indiqué de loin par le phare à acétylène que j'ai commandé de tenir allumé.
—Vous avez réponse à tout, monsieur, et je n'ai plus rien à dire. Partons donc immédiatement.
L'essence apportée fut versée dans le réservoir, puis l'aéronaute ayant repris sa place aux volants de direction, s'empressa de rétablir l'équilibre de l'appareil, ce qui ne fut pas des plus faciles, malgré le nombre de bras qui essayaient de le maintenir. Enfin, lorsqu'il jugea que la puissance ascensionnelle était suffisante, il cria d'une voix qui domina les sifflements du vent dans les agrès.
—Lâchez tout, tout le monde!...
Les aides bénévoles abandonnèrent la membrure de la poutre armée à laquelle ils se cramponnaient, et, en quelques minutes, l'aéronat parvint à mille mètres de hauteur. Entraîné par un courant atmosphérique du sud-ouest filant près de soixante kilomètres à l'heure, il partit comme une flèche dans la direction d'Orléans. La nuit allait venir dans quelques instants, et le capitaine de bord fit allumer les lampes à incandescence dont on avait eu soin de munir le dirigeable.
—Cela éclairera un peu la situation! murmura-t-il en aparté.
L'hélice avait été mise en marche, et son frou-frou caractéristique était le seul bruit perceptible dans l'atmosphère qui paraissait s'être figée depuis que le navire aérien s'était abandonné à ses caprices. En quarante minutes, les cinquante-cinq kilomètres séparant Tours de Vendôme furent abattus. Une demi-heure plus tard, une agglomération de lumières aperçue à tribord montra que l'aéronat arrivait à Chartres; à neuf heures et demie le navire aérien traversait la forêt de Rambouillet.
—C'est égal, cela défile tout de même, nous faisons au moins du quatre-vingts à l'heure, marmotta l'aéronaute en constatant la rapidité avec laquelle disparaissaient dans le noir les îles lumineuses qui étaient les villes. Nous serons au parc avant onze heures!...
Il ne devait se tromper que de fort peu dans son évaluation, et seulement parce qu'en arrivant à la hauteur de Neauphle-le-Château, le vent tomba brusquement, obligeant même à remettre en route les deux cylindres à gaz. Il était onze heures vingt, quand il reconnut le pont suspendu de Triel et aperçut au loin la lumière éclatante du puissant phare à acétylène fixé au fronton du hangar.