Project Gutenberg's Le tour de France en aéroplane, by Henry de Graffigny
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Title: Le tour de France en aéroplane
Author: Henry de Graffigny
Illustrator: Ferdinand Raffin
Release Date: February 6, 2006 [EBook #17691]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DE FRANCE EN AÉROPLANE ***
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Le Tour de France
en
Aéroplane
PAR
HENRY DE GRAFFIGNY
INGÉNIEUR CIVIL
Illustrations de Ferdinand RAFFIN
A M. ABEL BALLIF
PRÉSIDENT DU TOURING-CLUB DE FRANCE
En hommage à la persévérance qu'il a déployée pour créer et développer le tourisme «sous toutes ses formes» dans notre pays. Je dédie ce livre de tourisme aérien à travers les sites pittoresques de notre patrie, et que j'ai écrit ayant dans la mémoire la devise du T.C.F.
FAIRE CONNAÎTRE ET AIMER LA FRANCE!
HENRI DE GRAFFIGNY.
CHAPITRE PREMIER
A LA GRANDE SEMAINE D'AVIATION DE CHAMPAGNE
AUX EXPÉRIENCES D'AVIATION DE BÉTHENY.—UN GROUPE D'ENTHOUSIASTES.—LE MARQUIS DE LA TOUR-MIRANNE ET SON AMI OUTREMÉCOURT.—UN JEUNE MÉCÈNE DES INVENTEURS.—LE «PETIT BlSCUITIER» ET SES IDÉES SUR LA LOCOMOTION AÉRIENNE.—UN PROJET ORIGINAL.
RAVO, bravo, Paulhan! Plus vite!!...
—Hurrah pour Glen Curtis!!...
—Vive Blériot!... Blériot premier!... Blériot gagnant!...
—Farman for ever!....
Ces exclamations enthousiastes perçaient la grande rumeur de la foule massée dans les tribunes et derrière les barrières du vaste aérodrome de Bétheny. La «Grande Semaine d'aviation de Champagne» battait son plein depuis quatre jours, et les records établis l'année précédente par les premiers hommes-oiseaux, les Wright, s'effondraient comme des châteaux de cartes. Toutefois, l'honneur de l'une des plus sensationnelles épreuves: la coupe Gordon-Bennett pour l'aviation, restait à la grande république américaine, et un compatriote des Wright: Curtis, enlevait à ses compétiteurs le trophée convoité.
Il n'est pas besoin de rappeler, d'ailleurs, les diverses péripéties de cette première grande manifestation du sport aérien, dont tous les journaux de l'époque ont rendu compte dans ses moindres détails, et qui a donné une impulsion nouvelle à ce mode de locomotion, car c'est dans les plaines de Champagne que les aviateurs ont pris conscience de leur force et trouvé la solution définitive des problèmes qu'ils étudiaient depuis si longtemps.
Les grands oiseaux, aux ailes dorées par les derniers rayons du soleil couchant, passaient et repassaient devant les tribunes bondées d'un public élégant, et chacune de leurs réapparitions soulevait des tempêtes de vivats, d'applaudissements et de cris d'encouragement. Puis, à mesure que l'atmosphère s'assombrit et que la nuit commença à étendre son voile de crêpe sur la campagne, les aéroplanes se rapprochèrent du sol et atterrirent l'un après l'autre auprès de leurs hangars.
Un seul continua obstinément à voler presque au ras du sol. C'était Farman, le recordman du premier kilomètre effectué en aéroplane au-dessus du sol européen, et qui voulait conquérir le grand prix de Champagne de cinquante mille francs.
Les spectateurs, qui se pressaient depuis le matin aux barrières pour assister aux évolutions des hommes-oiseaux, se hâtaient de regagner Reims par tous les moyens de locomotion possibles. Les autos ronflaient, pendant qu'un train d'une interminable longueur stoppait devant les quais de la station improvisée de Bétheny-Aviation.
Plusieurs jeunes gens à la mise élégante, qui occupaient les premiers rangs de la grande tribune, et s'étaient fait remarquer par leurs exclamations enthousiastes, s'attardaient pour scruter dans l'obscurité, d'instant en instant plus épaisse, le retour du biplan de Farman.
—Venez-vous, La Tour-Miranne, dit amicalement un grand jeune homme qui avait adopté la mode surannée de protéger son oeil gauche sous un verre de montre auquel pendait un ruban de soie moirée, de la largeur d'un doigt. Il commence à faire frais!
—Me voici, Outremécourt, répondit au bout d'un instant l'interpellé. J'aurais voulu cependant voir si Farman va continuer à tourner dans le noir. Voilà combien de temps déjà qu'il est en l'air?...
—Deux heures et demie au moins...
—Exactement, deux heures trente-sept minutes, quarante-huit secondes, rectifia un troisième adolescent, au torse replet, à la bonne mine réjouie, et qui répondait au nom de Médouville.
—Il a dépassé les temps de Paulhan et de Latham, en ce cas, reprit celui qui avait été appelé La Tour-Miranne.
—Certainement, et c'est à lui que reviendra incontestablement le prix de Champagne, maintenant! Il est trop tard pour qu'un autre concurrent puisse le lui disputer.
La grande semaine d'aviation battait son plein depuis quatre
jours.
—En ce cas, pourquoi continue-t-il à voler malgré la nuit?...
—Sans doute pour nous montrer ce qu'il est capable de faire avec son biplan, riposta Médouville.
—A moins que, comme cela est arrivé hier, il ne puisse plus couper l'allumage de son moteur, dit Outremécourt, tout en descendant l'escalier de la tribune. Il a éprouvé une fameuse souleur, ce brave Farman! Un peu plus, il se jetait contre l'un des hangars!...
—Enfin, ce qui est certain, conclut La Tour-Miranne en s'installant au volant d'une élégante voiturette dont le chauffeur venait de mettre le moteur en marche et d'allumer les phares, ce qui est certain, c'est que nous venons d'assister cet après-midi à un-spectacle inoubliable!
Avant de pousser son levier d'embrayage et de démarrer, le jeune homme se pencha vers ses interlocuteurs.
—Nous nous retrouverons ce soir?... interrogea-t-il. Les jeunes gens se consultèrent du regard.
—Nous ferons sans doute un tour à l'Universelle, vers dix heures, se décida à répondre Médouville. Vous y verra-t-on?
—Certainement. N'est-ce pas dans ces salons que se rencontrent les modernes rois de l'air que nous venons de voir évoluer avec une incomparable maestria?... C'est donc entendu!
La Tour-Miranne tira à lui le levier qu'il tourmentait depuis un instant; un grincement caractéristique se fit entendre, en même temps que les battements des pistons s'accéléraient, mais ces mouvements désordonnés ne durèrent qu'un moment; l'allure du moteur redevint vite normale, et l'auto démarra doucement pour se mettre à la file des autres véhicules regagnant en hâte l'antique cité champenoise.
Outremécourt et Médouville, de leur côté, s'étaient dirigés vers la gare, où ils retrouvèrent plusieurs personnes de leur connaissance attendant également le train devant les ramener à Reims. Pendant le court trajet de Bétheny à l'ancienne ville où les rois de France étaient sacrés, la conversation ne roula, ainsi qu'on le conçoit, que sur les performances des aviateurs, auxquelles les jeunes gens venaient d'assister.
—C'est égal, déclara un des voyageurs que ses compagnons écoutaient avec intérêt, bien qu'il parlât d'un ton décidé et impérieux, c'est égal, qui eût pu se douter qu'en si peu de temps, la question de la locomotion aérienne aurait pris une telle ampleur et que l'on serait'arrivé aux résultats extraordinaires que nous venons de constater!... Pour ma part, j'en demeure confondu. Vous avez vu tout à l'heure les cabrioles de Lefebvre?... Je suis certain que Wilbur lui-même en aurait été émerveillé!
—Et Latham, donc, renchérit son voisin. Il m'a fait passer le frisson de la petite mort dans le dos, quand il a coupé son allumage à plus de cent mètres de haut et qu'il est descendu en tournoyant comme un immense vautour, pour repartir de plus belle au moment de toucher le sol.
Au milieu d'un groupe d'auditeurs, Réviliod pérorait.
Celui qui avait parlé le premier reprit:
—J'ai suivi, moi qui vous parle, les essais et expériences de l'année dernière et assisté également aux vols les plus impressionnants de Wright avec son flyer. J'ai remarqué l'anxiété des pilotes interrogeant l'anémomètre et n'osant se risquer lorsque soufflait la plus faible brise. Hé bien! vous avez vu, tous ces jours-ci, les aviateurs s'élancer dans les airs et battre des records de durée, alors que soufflaient des vents de plus de huit mètres par seconde et que la pluie tombait à flots, chassée par les rafales!... Ah! l'émulation est une bonne chose, il faut en convenir. On doit reconnaître que les champions de l'aéroplane se sont bien enhardis et ont fait de fameux progrès en peu de temps! N'est-ce pas votre avis, Réviliod?...
—C'est possible, rétorqua celui-ci d'une voix coupante. J'admire tout comme vous les vols remarquables exécutés sous nos yeux par les disciples des Wright et du capitaine Ferber, mais, à mon avis, ce sont des acrobates, et l'aéroplane me semble un outil bon tout juste à se casser le cou! Parlez moi des dirigeables, à la bonne heure! Au moins la sécurité est assurée à leur bord si une pièce quelconque de la machine vient à casser! Vous avez vu manoeuvrer, cette après-midi, le Colonel-Renard et le Zodiac II?... Quelle impression de puissance, de solidité ils donnent, à côté des libellules de Blériot ou des boîtes entoilées des frères Voisin!... Vous me direz qu'ils vont moins vite que celles-ci, je le reconnais comme vous, mais si la vitesse est acquise au détriment de la sécurité, je préfère encore le ballon, savez-vous, Damblin.
—L'avenir est à l'aéroplane, Réviliod!
—Le ballon dirigeable n'a pas dit son dernier mot. Voyez le Zeppelin!
—Moi je vais vous mettre d'accord, intervint Médouville avançant sa grosse figure réjouie. La machine aérienne de l'avenir qui remplacera la locomotive et l'automobile ne sera ni un aéroplane, ni un ballon!
—Et qu'est-ce que ce sera donc, alors? firent en choeur les auditeurs.
—Je l'ignore; je n'en ai pas la plus vague idée, autrement je m'empresserais de prendre un brevet d'invention, mais ce que je sais bien c'est que tous les appareils que nous venons de voir n'auront qu'un temps. Penser autrement serait vouloir, à mon avis, nier le progrès, et vous ne contesterez pas, d'ailleurs, qu'aéroplanes et ballons ont encore besoin de sérieuses améliorations pour devenir aussi pratiques qu'une automobile!
Damblin allait répondre, mais le train s'arrêtait en gare de Reims; toutes les portières des voitures s'ouvraient et les voyageurs se précipitaient vers les issues.
Les jeunes gens suivirent le flot pressé du public, en se donnant rendez-vous dans la soirée à l'Universelle. Comme ils doivent jouer un rôle important dans ce récit, présentons-les l'un après l'autre au lecteur.
Robert de La Tour-Miranne était fils unique du duc de La Tour-Miranne, l'un des derniers représentants de la vieille noblesse de France. Passionné des sports, il les pratiquait tous indistinctement, et les exercices athlétiques n'avaient plus de secrets pour lui. Il eût pu se mesurer, sans forfanterie, à l'escrime avec Mérignac ou le chevalier Pini, à la course pédestre avec Cibot ou Orphée, à bicyclette avec Guignard ou Friol, à la nage avec Jarvis ou Ooms, au golf, au tennis, au polo, au foot-ball avec les joueurs les plus réputés, mais toutefois sa prédilection allait plutôt vers les sports de la locomotion. Il avait déjà mis à mal une bonne douzaine d'automobiles de toutes formes depuis que l'auto existait, et il ne possédait pas moins de quatre embarcations de différents tonnages: un yacht gréé en clipper et un racer à pétrole pour la navigation de plaisance sur les rivières et canaux de France, un cruiser et un yacht à vapeur de 150 tonneaux, l'un pour les croisières le long des côtes, l'autre pour les voyages au long cours. Enfin, depuis que l'aérostation était revenue de mode et qu'il était de bon ton de pérégriner à travers l'atmosphère, Robert de La Tour-Miranne s'était fait construire deux ballons sphériques, l'un de 450, l'autre de 1650 mètres cubes, par l'ingénieur aéronaute Fruscou. Il avait exécuté avec ces aérostats une douzaine d'ascensions qui l'avaient enthousiasmé, aussi ne rêvait-il plus désormais que de pouvoir évoluer en toute liberté au sein de l'élément mobile, et c'est pourquoi il suivait avec un intérêt passionné les premières manifestations du nouveau sport: le vol aérien. Comme conséquence directe de ces goûts, que la fortune du duc son père lui permettait heureusement de satisfaire, Robert était membre de toutes les Sociétés possibles: l'Automobile-Club, le Yacht-Club, le Touring-Club, le Swimming-Club, l'Aéro-Club, le Jockey-Club, l'Union des Sports Athlétiques, etc., etc.
Au physique, le marquis de La Tour-Miranne était un fort gaillard de vingt-six ans, à la musculature développée par la pratique continuelle des exercices physiques. Sans être ce que l'on appelle un Antinoüs, il avait les traits fins et réguliers, la moustache blonde et soyeuse, les cheveux coupés en brosse, ce qui le faisait ressembler à quelque lieutenant de cavalerie en congé, bien qu'il n'eût pas dépassé, au 19e hussards, le grade de sous-officier. Au moral, un excellent garçon, peut-être un peu autoritaire, mais néanmoins franc et serviable, sans morgue aucune et toujours prêt à obliger le prochain. Aussi comptait-il nombre d'amis dans son monde, au premier rang desquels il convenait de placer son ami de collège Jean Outremécourt, et René de Médouville.
La fortune des Outremécourt était loin d'être équivalente à celle des La Tour-Miranne, d'autant que la famille était plus nombreuse. Le vicomte, ami de Robert, n'avait pas moins de quatre soeurs, dont la plus âgée avait dix-neuf ans. Les deux jeunes gens s'étaient connus dans le grand établissement d'enseignement où ils avaient reçu l'instruction, et ils étaient devenus vite une paire de camarades, bien qu'ils fussent dissemblables de tout point. Autant Robert était vif, pétulant, bruyant et entraînant, autant Jean était réfléchi, calme et pondéré, même dans les amusements et les jeux de l'adolescence. Ses condisciples l'avaient surnommé le Père Tranquille, en raison de sa placidité habituelle. De retour du régiment, Jean Outremécourt était resté le meilleur camarade de Robert, qu'il avait accompagné dans plusieurs croisières à bord de son yacht Lusignan, et, entre-temps, il avait suivi les cours de la Faculté des Sciences comme auditeur libre, car il s'intéressait fort au mouvement scientifique de l'époque.
René de Médouville, l'aîné des trois amis, avait vingt-huit ans. C'était un bon garçon, un peu hurluberlu, et qui se posait volontiers en Petit Manteau Bleu des inventeurs incompris, qu'il ne craignait pas d'aller encourager dans leurs mansardes et aidait de sa bourse sans compter. Médouville se croyait lui-même un inventeur de génie, et il communiquait sans hésiter de mirifiques mais impraticables idées à ses protégés, afin qu'ils améliorassent leurs créations. Avec un pareil caractère, il était surprenant qu'il ne se fût pas encore ruiné, car plus d'un aigrefin l'avait exploité sans vergogne. Les inventions nouvelles qu'il voulait mettre à jour ou perfectionner lui coûtaient plus cher qu'une écurie de courses, et ses camarades le plaisantaient de ses goûts, mais sans parvenir à l'en décourager. Heureusement, René de Médouville avait un cousin germain, phénoménalement riche, et à l'inépuisable bourse duquel il faisait fréquemment appel. Ce cousin, qui portait le nom plébéien d'André Lhier et avait huit ans de plus que lui, s'était adonné au commerce, et il avait développé extraordinairement le chiffre d'affaires de la maison de produits alimentaires qu'il exploitait. On parlait de huit à dix millions par an. Lorsque René venait, tout chaud d'enthousiasme pour quelque fantastique opération, lui demander son concours financier, André morigénait l'incorrigible rêveur, mais il déliait les cordons de sa bourse et le Mécène continuait ses libéralités.
Tels sont les personnages que nous avons mis en scène et que nous retrouvons, le 26 août au soir, dans un salon particulier de l'Universelle, le grand établissement de Reims, à la fois brasserie et music-hall. Au milieu d'un groupe d'auditeurs, Réviliod pérorait:
—Non, messieurs, disait-il de sa voix sèche et coupante, l'aéroplane n'est pas encore au point, voyez-vous, et il faut que les concurrents soient diantrement alléchés par l'importance des prix offerts pour se risquer comme ils l'ont fait depuis trois jours. Mais gare aux accidents!...
—Espérons que vos pronostics ne se réaliseront pas!... répliqua l'ingénieur Georges Damblin qui écoutait. S'il s'en produisait malgré tout, il ne faudrait toutefois pas triompher et croire pour cela que l'aviation n'a aucun avenir! Ce serait simplement la rançon du progrès qui veut que chaque amélioration se paie d'une façon ou de l'autre.
L'orateur se tourna vers son contradicteur.
—Voyons, mon cher Damblin, fit-il cordialement, vous ne pouvez cependant pas, vous qui êtes ingénieur et avez suivi la question de près, accorder à l'aéroplane le moindre intérêt pratique!... A quoi cela rime-t-il, ces évolutions en rond autour de pylônes plantés sur une piste bien aplanie?... Je comprends mieux les voyages de ville à ville de Farman, de Santos-Dumont et la traversée du Pas-de-Calais par Blériot. Mais voulez-vous bien me dire à quoi ces oiseaux si fragiles peuvent être utiles?... Non, non, mon cher ami, je vous le répète encore une fois, ce n'est pas dans cette voie qu'il faut chercher, en dépit de la réussite momentanée de ces espèces de skis aériens que sont les aéroplanes. La solution de la locomotion aérienne sera trouvée dans une tout autre voie, croyez-moi.
A ce moment, une rumeur se fit entendre dans la grande salle du rez-de-chaussée. Les jeunes gens prêtèrent l'oreille.
Au même instant, la bonne face réjouie de la Providence des inventeurs, René de Médouville, s'encadra dans l'entre-bâillement de la porte.
—Ne vous effrayez pas, dit-il, ce sont les admirateurs des hommes volants qui font une ovation à Lefebvre et à Curtis, qui ont été reconnus parmi les consommateurs. Ça doit être quelquefois bien gênant d'être célèbre!...
—Aussi t'efforces-tu de le devenir!... fit, avec une bourrade amicale, La Tour-Miranne, qui, fidèle à sa promesse, apparaissait accompagné d'Outremécourt. Allons, fais-nous place, moulin à idées!...
Réviliod, que l'on appelait aussi, en plaisantant, le Petit Biscuitier parce qu'il était le fils du richissime fabricant de biscuits de France, «la marque universellement connue R-T», ne s'était pas démonté pour si peu, et le flot intarissable de ses paroles coulait toujours.
—L'aéroplane, biplan ou monoplan, ne se prête à aucune utilisation pratique possible; A la guerre, me dites-vous, il sera précieux pour les reconnaissances!... Erreur profonde, messieurs. La première condition à remplir à la guerre est de pouvoir s'élever le plus haut possible pour se mettre à l'abri des coups de l'artillerie ennemie, or c'est à peine si les appareils actuels peuvent atteindre quelques centaines de mètres. Leurs pilotes seront donc exposés à être mitraillés sitôt aperçus; ils auront beau aller vite, les obus iront encore plus vite qu'eux. C'est pourquoi je m'évertue à le répéter: ces recherches sont stériles et ne sauraient conduire à rien de sérieux! Il faudra en revenir au principe opposé, à l'aéronat plus léger que l'air, qui donne gratuitement la sustention et assure la sécurité de l'équipage!...
Blériot sur son aéroplane monoplan.
—Allons, coupa La Tour-Miranne, vous vous bouchez les yeux pour ne pas voir clair, mon brave Réviliod. C'est un parti pris chez vous de dénigrer les choses nouvelles. Vous êtes un rétrograde, un contempteur du progrès!...
Le Petit Biscuitier, piqué au vif, sursauta.
—Un rétrograde, moi!... Par exemple, voilà un reproche que je ne pensais pas mériter, moi qui adopte toutes les créations, toutes les conquêtes de l'ingéniosité humaine, aussitôt que leur utilité m'est démontrée...
—Ah! je vous y prends, il faut que vous reconnaissiez cette utilité...
—Tiens!.... Cela me paraît élémentaire! Mais, pour en revenir au sujet de notre conversation, voudriez-vous seulement m'énumérer, La Tour-Miranne, les applications dont l'aéroplane actuel vous semble susceptible, et celles que vous pourriez raisonnablement en faire?...
Le sportsman se redressa.
—Ce que j'en ferais, si je savais m'en servir!... Eh bien! j'en ferais l'engin de tourisme idéal, bien supérieur à la bicyclette, au chemin de fer et à l'automobile!
La Tour-Miranne avait prononcé ces mots d'une voix vibrante d'enthousiasme. Ses amis se rapprochèrent de lui.
—Oui, reprit-il avec chaleur, l'aéroplane, tel qu'il est dès maintenant, peut constituer un moyen de locomotion idéal, je ne parle pas seulement pour l'exploration des régions inconnues du globe, cela viendra plus tard, mais pour le vrai tourisme, car il peut faire ce que ne saurait faire l'auto, avec quoi on ne peut dominer du regard le panorama du pays que l'on traverse. Le ballon dirigeable, seul, peut lui être comparé pour cet usage spécial, mais il ne faut pas oublier qu'il lui faut un hangar prêt à le recevoir au bout de chaque étape et qu'il est d'un entretien plutôt délicat...
—Vous voudriez faire des voyages d'agrément avec des aéroplanes?... interrompit en ricanant le défenseur des aérostats.
—Pourquoi pas!... répliqua avec assurance le jeune homme.
—Vous n'iriez pas loin avant de casser du bois, je le crains.
—C'est à savoir!... Pourquoi ne ferais-je pas—une fois mon apprentissage d'aviateur terminé, bien entendu!—tout aussi bien que les expérimentateurs, aux succès de qui nous venons d'applaudir?... Tenez, je vais même plus loin dans mes affirmations, et je vous dis qu'il n'en est pas un de nous qui, après avoir appris à conduire un biplan ou un monoplan, ne deviendrait aussi habile qu'un élève de Wright ou de Farman!...
—C'est un paradoxe et une affirmation un peu audacieuse...
—Et pourquoi cela, interrogea Outremécourt intervenant dans la conversation. Je dis comme La Tour-Miranne, moi, et je crois qu'il n'est nullement indispensable d'être un individu exceptionnel pour conduire un aéro. Il n'a pas fallu tant d'heures que cela aux initiateurs du vol aérien pour devenir des maîtres. Qui nous empêcherait de devenir aussi habiles qu'eux?...
—Paroles que tout cela!...
Le marquis de La Tour-Miranne avait réfléchi pendant que parlait son ami.
—Voulez-vous que nous vous donnions les preuves de ce que nous avançons, dit-il?
—Et comment cela?...
—Eh bien! écoutez-moi un instant. J'ai une idée. Je vais vous l'exposer et nos amis nous diront ce qu'ils en pensent.
Et le jeune homme, s'accoudant à la cheminée du salon, prit la parole et développa sa pensée avec aisance et précision.
CHAPITRE II
FONDATION DE L'AÉRO-TOURIST-CLUB
M. DE LA TOUR-MIRANNE PRONONCE UN DISCOURS.—UN NOM DIFFICILE A TROUVER.—BUT POURSUIVI PAR LA NOUVELLE SOCIÉTÉ.—LE TOURISME EN AÉROPLANE.—LES TREIZE FONDATEURS.—LES ÉTAPES DU TOUR DE FRANCE.—DES PAROLES AUX ACTES.
—On a reproché—non sans quelque raison—aux Français d'être par trop casaniers et de s'attacher trop fidèlement à leur clocher sans jamais vouloir le perdre de vue. Il résulte de cet état d'esprit que la jeunesse française ne connaît pas le monde et qu'elle est trop timorée pour s'expatrier et porter au loin le flambeau du génie national, ce qui est déplorable à tous points de vue, car, non-seulement nous ne savons pas lutter au loin contre les étrangers, mais ceux-ci eux-mêmes réussissent à s'implanter chez nous sans que nous puissions nous défendre contre leur invasion pacifique. Je le dis donc bien haut, il nous faut lutter par tous les moyens contre cette inertie et cette routine, et il est de toute nécessité d'apprendre aux jeunes Français à voyager.
D'autre part, il faut réagir contre cette mode qui sévit depuis quelques années chez nous, parmi les gens qui se déplacent pour leur plaisir, de ne trouver de beaux paysages, de sites remarquables, de monuments curieux qu'hors de nos frontières. Il résulte de cet espèce de snobisme, qu'alors que les étrangers viennent dans notre pays, dont ils ont reconnu les agréments, les Français dédaignent les beautés de leur patrie et vont porter leur admiration et leur or chez leurs voisins, qui ont industrialisé les curiosités naturelles de leur région et en tirent par suite de bons revenus, alors que nous avons beaucoup mieux chez nous.
Vous me direz que l'on commence toutefois à reconnaître l'exactitude des faits que je rapporte et que la jeunesse, encouragée par la multiplicité des moyens de transport actuels, est entrée dans le mouvement et se met à voyager, les plus fortunés en automobile, les autres à bicyclette ou en trains de plaisir. Un nouveau mode de locomotion s'offre à notre usage, et il me semble, à moi qui ai employé tous les procédés connus pour se rendre rapidement et sans fatigue d'un point à un autre, il me semble, dis-je, que c'est à nous de donner l'exemple et d'inaugurer le tourisme aérien en organisant une longue randonnée qui nous permettra de visiter toutes les merveilles fourmillant sur notre belle terre de France. Je suis persuadé, après avoir assisté aux magnifiques envolées des modernes hommes-oiseaux sur la plaine de Bétheny, que l'aéroplane est dès à présent parvenu à un point suffisant de pratique pour qu'on puisse envisager, sans outrecuidance, son application au tourisme. Tous, autant que nous sommes ici, nous sommes capables de rivaliser—après une certaine période d'apprentissage, s'entend!—avec les conducteurs d'aéroplanes que nous avons admirés ces jours-ci. Et si je suis partisan décidé du plus lourd contre le plus léger que l'air, c'est justement à cause de la plus grande maniabilité de l'aéroplane, comparativement au dirigeable. Je n'ai pas la prétention, d'ailleurs, d'exécuter du premier coup, surtout au-dessus de tous les terrains, des parcours extraordinaires. Non, mon ambition est plus modeste et mon intention n'est nullement de voler avec la vitesse de l'hirondelle au-dessus des mers et des sommets de nos montagnes les plus escarpées. Je me contenterais très bien d'étapes moyennes de quarante à cinquante kilomètres; cela me semble très suffisant pour des promeneurs ne songeant à battre nul record, pas plus qu'à conquérir le moindre prix, et cela donne le moyen de visiter tout ce qu'une région peut contenir d'intéressant. Avec un programme aussi modéré, je crois la chose faisable, car nous pourrons avoir des appareils plus robustes et plus pratiques à tous points de vue, puisque tout ne s'y trouvera pas sacrifié à la question de la vitesse.
Je me résume. Que diriez-vous donc, mes chers amis, de tenter ensemble un voyage d'études, de ville à ville, en aéroplane, et de profiter de la prochaine belle saison pour entreprendre une expédition de ce genre et entraîner par notre exemple la jeunesse française encore indécise. N'est-ce pas là un beau programme à remplir?... Vulgariser le tourisme aérien en fournissant la démonstration de sa praticabilité, de ses avantages et de ses agréments, en un mot de sa supériorité sur tous les autres procédés de locomotion? Voilà quelle est mon idée, et si vous avez, comme je le crois, l'esprit sportif, vous ne la rejetterez pas sans lui faire l'honneur de l'examiner. J'ai dit. Maintenant j'attends les contradicteurs et suis prêt à leur répondre!
Cette longue tirade terminée, le jeune homme attira une chaise à lui et s'assit en souriant et murmurant:
—Je suis à bout de souffle! C'est une vraie conférence que je viens de prononcer!
L'assistance, qui avait suivi l'orateur avec attention et sans l'interrompre, accueillit la péroraison de ce discours par un murmure approbateur, puis le diapason des voix s'éleva, des discussions particulières s'engagèrent avec animation, mais la voix perçante de Réviliod domina le tumulte.
—Le tourisme aérien en ballon dirigeable, passe encore, disait le Petit Biscuitier, mais en aéroplane, non, ce n'est pas réalisable, croyez-moi.
—Eh bien! dans ce cas, nous aurons le mérite de l'inaugurer!... lui riposta Outremécourt.
Pour dominer le bruit, Médouville asséna plusieurs coups de canne retentissants sur une table, en s'écriant d'un ton de voix suraigu:
—Je demande la parole. J'ai une proposition à vous adresser!...
Un silence relatif s'établit, et le Mécène en profita pour s'expliquer.
—Je crois, comme notre ami La Tour-Miranne, que les excursions en aéroplane sont faisables, et je me fais fort de trouver des inventeurs qui nous fourniront les appareils perfectionnés qui nous seront nécessaires. Je propose donc d'unir nos efforts dans un but commun, et pour cela de créer la première société qui existera dans le monde, de sport et surtout de tourisme aérien. Que tous ceux qui sont de mon avis et veulent nous aider lèvent la main!...
Un tonnerre d'acclamations roula et une douzaine de mains se levèrent
—C'est cela!... Bien trouvé, Médouville!... Nous vous suivrons!... clamèrent des voix enthousiastes.
—Et moi, je vous répète que c'est impossible!... protesta Réviliod s'agitant comme un possédé.
Sans tenir compte de cette contradiction obstinée, le protagoniste des inventeurs continua:
—Le principe étant admis, la première chose à déterminer maintenant c'est de donner un nom à notre association. Que diriez-vous, mes amis, de Club des Aéroplanistes Français?...
—Trop long!... fit Outremécourt. Je propose un nom plus court: Avia-Club, par exemple.
—Aviator-Société, cria une autre voix.
—Les Touristes aériens! prononça un quatrième.
—Pour donner satisfaction à chacun, et avoir une désignation exacte, choisissons donc Aéro-tourist-club, cela dit tout!... proposa à son tour le marquis de La Tour-Miranne.
—Oui! oui! Aéro-tourist-club, approuvèrent les juvéniles partisans des aéroplanes, malgré les dénégations et les marques de désapprobation du Petit Biscuitier qui s'agitait désespérément au milieu d'eux.
—Voilà donc le premier point acquis! reprit alors Médouville, qui s'était décidément improvisé le speaker de la réunion. Notre Société a un nom, il faut maintenant lui constituer un bureau, suivant les plus purs usages du parlementarisme. Je n'ai pas besoin de demander qui vous voulez voir à la tête de l'Aéro-tourist-club...
Les paroles de l'orateur furent couvertes par des acclamations répétées.
—La Tour-Miranne!... La Tour-Miranne, président!... fut-il répondu à l'unanimité.
Le sportsman s'inclina.
—Je vous remercie, mes chers amis, de l'honneur que vous me faites, et je tâcherai de le mériter en conduisant de mon mieux, je ne dirai pas notre barque, mais l'aéroplane qui portera les couleurs de notre nouveau club. Je vous demanderai seulement d'unir vos efforts aux miens pour organiser la première caravane aérienne à travers le ciel de France.
Des applaudissements nourris accueillirent ce petit discours, mais La Tour-Miranne fit signe qu'il n'avait pas fini de parler et le bruit s'apaisa quelque peu.
—Vous avez bien voulu me choisir pour la présidence de l'Aéro-tourist-club, reprit-il. Il nous faut encore un vice-président, un secrétaire général et un trésorier pour compléter le bureau chargé de veiller aux intérêts de la Société et, en premier lieu, d'en élaborer les statuts. Je vous prierai donc de me désigner ces collaborateurs indispensables.
Des colloques s'établirent aussitôt et au bout de quelques instants l'accord se fit. Outremécourt accepta le poste de vice-président, Médouville celui de secrétaire, et Léonce Breuval, dont le père était agent de change, celui de trésorier, Réviliod, Damblin et les autres assistants ayant décliné toute candidature.
—Ainsi donc, scanda Médouville, le bureau de l'Aéro-tourist-club est bien et dûment constitué d'un accord unanime. Il s'agit de déterminer exactement son but et de jeter les plans des premiers actes de son existence.
—Son but!... La Tour-Miranne l'a très nettement indiqué je crois, fit observer Damblin. Ne s'agit-il pas, si j'ai bien compris, de vulgariser par l'exemple, l'usage de l'aéroplane pour les voyages de plaisance?...
—En effet, approuva le promoteur de la nouvelle société, et je n'aurais pas mieux défini le rôle que nous voulons jouer que vous venez de le faire, mon cher Damblin. Quant à la seconde question de notre secrétaire général, je répondrai qu'à mon avis il faut frapper l'imagination des masses par l'organisation d'une longue excursion aérienne, de façon à donner la démonstration irréfutable de la valeur de l'aéroplane comme engin de tourisme.
—Le tour de France en aéroplane!... ricana Réviliod.
—Le tour de France?... Oui, pourquoi pas, répliqua sans hésiter le marquis. Cela n'a rien d'impossible, puisque nous bornerons notre ambition à de courtes envolées avec une vitesse très raisonnable!
Le Petit Biscuitier haussa les épaules avec dédain.
—Vous ne ferez seulement pas vingt kilomètres sans vous casser le cou, grommela-t-il. Vos projets sont absurdes, et en fait de tour de France, je vous défie de vous rendre en une seule étape de Paris à Enghien!
—Nous vous montrerons que nous pouvons faire mieux que cela, mon bon Réviliod. C'est votre droit de préférer les vessies gonflées de gaz aux machines volantes, mais nous vous prouverons que celles-ci leur sont supérieures, non en discutant, mais en agissant....
La Tour-Miranne fut interrompu par Médouville.
—Dites-moi donc, président, prononça-t-il d'un ton familier, il est près de minuit, si vous leviez la séance que nous puissions passer à un autre genre d'exercices?... A notre prochaine réunion, nous étudierons l'itinéraire du Tour de France, puisque c'est le Tour de France que nous exécuterons pour convaincre l'ami Réviliod.
—Vous avez raison. Je vous laisse établir le projet de statuts de notre Société, car il faut prévoir que l'exemple que nous donnerons nous attirera de nombreux adhérents. Une fois ces statuts adoptés par nos amis, nous discuterons l'itinéraire.
—Entendu! A demain les choses sérieuses; nous aurons le temps d'en recauser à Bétheny en regardant voler Blériot et ses émules!
Les jeunes gens échangèrent une dernière poignée de mains et se séparèrent.
La semaine d'aviation de Champagne prit fin le dimanche 29 août, après les victoires définitives de Curtis pour la Coupe Gordon-Bennett, de Farman pour le Grand-Prix de Champagne et Latham pour le prix de la hauteur. Tous les fanatiques du nouveau sport n'eurent garde de manquer la moindre des épreuves, et nous retrouvons réunis une dernière fois à Reims avant leur dispersion, les fondateurs de l'Aéro-tourist-club.
Derrière une table recouverte d'un tapis vert....
—Vous rentrez à Paris, La Tour-Miranne, demanda Médouville.
—Je ne fais que le traverser, répondit l'interpellé. Je vais passer quelques jours en famille dans notre villa de Paramé.
—Nous pourrons nous revoir facilement, dans ce cas, car de mon côté je vais à Saint-Lunaire chez mon excellent cousin Lhier.
—Bon! je comprends! fit en riant le marquis. Vous allez lui demander de faire partie du club?...
—Certainement. Il faut qu'il participe d'une façon ou de l'autre à notre entreprise.
—Enfin, quand nous retrouverons-nous? intervint Breuval qui écoutait.
Le président réfléchit un instant, puis relevant la tête:
—Je vous donne rendez-vous à tous, le 10 octobre prochain, à deux heures à l'hôtel de La Tour-Miranne. D'ailleurs je vous rafraîchirai la mémoire quelques jours auparavant par une convocation. Il y aura, j'espère, d'ici là de l'ouvrage de fait, grâce au dévouement et à l'activité du bureau de l'Aéro-tourist. Vous n'aurez plus qu'à approuver les statuts et les plans de notre première caravane de l'année prochaine.
Jean Outremécourt et Médouville, flattés, se mirent à rire.
—Entendu pour le 10 octobre, fit Damblin. Toutefois, rien ne nous empêche d'ici là, je pense, de nous occuper de nos futurs moyens de transport pour cette caravane.
—Certainement. Chacun conserve sa pleine liberté et choisira le système d'aéroplane qui aura ses préférences, répliqua vivement La Tour-Miranne.
—Est-ce que les dames pourront prendre part au voyage?... questionna un jeune homme qui jusque-là n'avait rien dit.
—Le Club le décidera. Pour ma part, loin d'y voir un inconvénient, je pense que nos excursions gagneraient en agrément si nous pouvions y faire participer nos soeurs et même nos mères. Ces chères présences modéreraient un peu la fougue et la témérité de ceux d'entre nous qui voudraient répéter les exploits des Latham et autres, que nous venons de voir évoluer. Enfin nous en reparlerons. Pour l'instant, notre groupe demeure compact. Combien sommes-nous de fondateurs de l'Aéro-tourist-club?...
—Quatorze!... répliqua Médouville.
—Pardon, treize seulement, déclara de sa voix sèche le Petit Biscuitier.
—Comment treize!... Il me semblait pourtant....
—Parce que sans doute vous me comptiez.
—Eh bien?...
—Eh bien! vous avez eu tort.
—Quoi, Réviliod, vous ne voulez plus être des nôtres! demanda La Tour-Miranne.
—Je n'ai rien fait pour vous laisser supposer que je partageais vos idées, je crois! Au contraire, je les ai combattues de toutes mes forces et en toute occasion. En un mot comme en mille, non, je ne crois pas à la possibilité du tourisme en aéroplane, et comme je ne veux pas me rendre ridicule, je me sépare de votre groupement qui me semble voué à tous les déboires...
—Oiseau de mauvais augure!... grommela Damblin.
—Nous aurons donc le regret de rester treize seulement, mon cher camarade, et j'émets le voeu que ce chiffre nous soit, malgré tout, favorable.
—C'est ce que nous verrons!... murmura Réviliod entre ses dents.
Cinq semaines plus tard, les treize fondateurs de l'Aéro-tourist-club se trouvaient rassemblés dans l'un des salons de l'hôtel du duc de La Tour-Miranne, rue de Babylone, et pour faire les choses dans les règles, Médouville, qui aimait les usages protocolaires, avait tenu à organiser le bureau de la nouvelle Société. Derrière une table recouverte d'un tapis vert foncé, avaient donc pris place les quatre personnages chargés de veiller aux intérêts de l'entreprise: La Tour-Miranne, président, flanqué de ses deux acolytes Outremécourt et Breuval. Médouville occupait un coin avec ses paperasses de secrétaire général.
Les statuts, lus article par article, ayant été discutés et finalement adoptés, Médouville conclut:
—Voilà donc une chose essentielle terminée. Il ne nous reste plus, pour être en règle avec la loi, que de déposer ces statuts à la Préfecture, et cela, j'en fais mon affaire. Occupons-nous donc maintenant de l'organisation de notre première sortie.
—Du tour de France en aéroplane, ainsi que l'a dit Réviliod, fit en riant un jeune membre du Club.
—Du Tour de France, parfaitement! affirma La Tour-Miranne.
—Je demande la parole, dit un auditeur.
—Parlez, mon cher camarade.
—Il me semble qu'il conviendra de chercher bientôt un emplacement pouvant servir de parc à la Société, où nous pourrons remiser nos appareils et, plus tard, les expérimenter.
—C'est là une chose indispensable, en effet, répondit le jeune président, mais je crois connaître ce qu'il nous faut. C'est le haras de mon excellent oncle le prince Muret, dans l'Oise, à moins de dix lieues de Paris. On peut aménager en aérodrome une partie des prairies et y agencer les hangars où nous abriterons nos oiseaux mécaniques. Ce terrain conviendra admirablement pour nos essais, et nous pourrons nous livrer tranquillement à nos expériences sans crainte d'être dérangés par des importuns, ni avoir à mobiliser aucune force de police, comme aux Moulineaux, pour assurer l'ordre. Je ferai ce qu'il conviendra et vous rendrai compte de mes démarches le moment venu.
—Bon. Dans ce cas, nous avons tout l'hiver pour faire construire nos skis aériens, ajouta Médouville. Pour ma part, je compte commander le mien à un inventeur de génie que j'ai découvert et que je patronne. Martin Landoux, tel est son nom. Je vous engage fort, mes chers amis, à vous adresser également à lui, vous aurez pleine satisfaction.
—Est-ce que tu toucheras une commission sur ces ventes, Médouville? dit narquoisement, de sa place, Georges Damblin.
—Ce serait plutôt le contraire! murmura Outremécourt qui connaissait le travers du Mécène. Heureusement que le cousin Lhier est là!...
—Dites-nous, président, demanda Damblin, avez-vous songé à l'itinéraire que nous suivrons dans notre excursion?...
—Oui, j'en ai causé avec les membres du bureau et nous avons jeté les grandes lignes du projet. Nous avons au moins six mois devant nous pour l'étudier dans ses moindres détails.
—A quelle époque de l'année nous mettrons-nous en route?...
—Pas avant le mois de juin prochain au plus tôt. Songez qu'en passant commande de nos appareils dans le courant du présent mois, nous n'entrerons pas en possession avant mars au plus tôt. Je ferai le nécessaire d'ici là pour que le haras de Puiseux soit aménagé en vue de sa nouvelle destination et que les hangars soient prêts. En admettant que nous commencions à nous exercer dès cette époque, il faudra bien deux mois pour parfaire notre éducation d'hommes-oiseaux et acquérir la pleine connaissance du maniement de nos appareils. Vous voyez que mes évaluations ne sont pas exagérées, et je souhaite qu'aucun événement imprévu ne vienne contrarier ces prévisions. Nous n'avons donc pas de temps à perdre si nous voulons être prêts.
—Bien, et l'itinéraire maintenant?...
—Notre but, n'est-ce pas, consiste à visiter les curiosités de la France? Par conséquent, nous avons cherché à fixer un trajet qui nous permette de trouver à chaque étape un endroit intéressant à examiner: monument historique, panorama grandiose, curiosité naturelle, etc. En même temps, nous voulons que notre randonnée constitue un véritable Tour de France. Voici donc grosso modo, le projet que nous vous soumettons:
—Ah! voyons un peu.
La Tour-Miranne déplia un papier qu'il avait tiré de son portefeuille et lut:
LISTE DES ÉTAPES DU TOUR DE FRANCE EN AÉROPLANE
1° Puiseux à Amiens.
2° Amiens à Arras.
3° Arras à Lille.
4° Lille à Saint-Omer.
5° Saint-Omer à Boulogne.
6° Boulogne au Crotoy.
7° Le Crotoy à Dieppe.
8° Dieppe à Rouen.
9° Rouen au Havre.
10° Le Havre à Trouville.
11° Trouville à Caen.
12° Caen à Saint-Lô.
13° Saint-Lô à Pontorson.
14° Pontorson à Dinan.
15° Dinan à Guingamp.
16° Guingamp à Saint-Brieuc.
17° Saint-Brieuc à Quimper.
18° Quimper à Vannes.
19° Vannes à Saint-Nazaire.
20° Saint-Nazaire à Nantes.
21° Nantes à La Roche-sur-Yon.
22° La Roche-sur-Yon à La Rochelle.
23° La Rochelle à Saintes.
24° Saintes à Bordeaux.
25° Bordeaux à Agen.
26° Agen à Auch.
27° Auch à Tarbes.
28° Tarbes à Toulouse.
29° Toulouse à Rodez.
30° Rodez à Espalion.
31° Espalion à Saint-Chély.
32° Saint-Chély à Saint-Flour.
33° Saint-Flour au Puy.
34° Le Puy à Privas.
35° Privas à Avignon.
36° Avignon à Aix.
37° Aix à Toulon.
38° Toulon à Draguignan.
39° Draguignan à Nice.
40° Nice à Puget-Théniers.
41° Puget-Théniers à Barcelonnette.
42° Barcelonnette à Grenoble.
43° Grenoble à Annecy.
44° Annecy à Saint-Claude.
45° Saint-Claude à Besançon.
46° Besançon à Langres.
47° Langres à Nancy.
48° Nancy à Verdun.
49° Verdun à Mézières.
50° Mézières à Saint-Quentin.
51° Saint-Quentin à Compiègne.
52° Compiègne à Esches.
Des exclamations nombreuses accueillirent la lecture de cette énumération.
—Et les châteaux de la Loire! s'exclama l'un des clubmen.
—Et les villes industrielles du centre! cria un autre
—Il me semble que vous avez oublié bien des points intéressants dans votre projet, remarqua Damblin.
—Et puis, il va en falloir du temps pour accomplir un pareil parcours! ajouta Breuval.
—Je vais essayer de réfuter vos assertions, mes chers amis, répliqua en souriant La Tour-Miranne. Je vous ferai remarquer en premier lieu qu'il ne nous est pas possible de tout voir et que nous sommes bien obligés de faire un choix, une sélection entre un itinéraire et un autre. C'est pourquoi, après longues discussions et réflexions, nous nous sommes arrêtés au trajet dont je viens de vous lire les points d'arrêt tous distants l'un de l'autre de 80 kilomètres environ, ce qui correspond à deux heures de vol au plus. Nous pourrons donc franchir aisément deux étapes par jour, et il nous restera du temps pour visiter en détail chaque pays. En un mois, nous accomplirons donc ces 52 étapes, jours de repos compris et nous bouclerons le circuit qui comprendra les villes les plus éloignées du territoire: Lille au nord, Quimper à l'ouest, Tarbes et Nice au sud, Nancy à l'est. D'ailleurs, ne l'oubliez pas, il ne s'agit encore que d'un projet d'itinéraire que nous pourrons modifier à notre gré suivant les besoins et circonstances. Pour l'instant, nous avons à nous occuper de nos véhicules aériens et de notre champ d'expériences.
Le président s'arrêta de parler; un murmure d'approbation accueillit son discours.
—Personne ne demande plus la parole?... interrogea-t-il. Alors, je lève la séance. Maintenant, mes chers amis, passons des paroles aux actes!... A l'oeuvre!...
CHAPITRE III
HISTOIRE DE LA NAVIGATION AÉRIENNE
L'ÉTAT DE LA QUESTION DE LA NAVIGATION AÉRIENNE EN 1910.—PREMIÈRES RÊVERIES, PREMIERS ESSAIS.—DEPUIS L'ÉPOQUE DE L'INVENTION DES AÉROSTATS.—MOTEURS ET PROPULSEURS.—LES BALLONS DIRIGEABLES, DE MEUSNIER A JULLIOT.—LE PLUS LOURD QUE L'AIR.—NADAR ET LA «SAINTE HÉLICE».—LES MACHINES VOLANTES MODERNES.—AÉROPLANES, HÉLICOPTÈRES ET ORNITHOPTÈRES.
Avant de poursuivre ce récit, il nous paraît utile de donner le tableau fidèle, quoique succinct, de l'état de la grande question de la navigation aérienne, qui a excité l'attention universelle, depuis le moment surtout, où l'on a commencé à entrevoir la possibilité d'une solution pratique, et dont l'une des plus retentissantes manifestations, la grande semaine d'aviation de Champagne, avait amené une poignée de jeunes gens enthousiastes à créer le premier cercle des Touristes en aéroplane..
La navigation aérienne était-elle possible?... N'était-elle pas au moins prématurée?...
L'aéroplane était-il réellement capable de remplacer l'automobile pour des excursions de plaisance à travers le beau pays de France?
Comme le disait fort sensément Damblin, l'un des plus chauds partisans de l'aéromobile, pour vérifier l'exactitude d'une semblable assertion, il n'y avait qu'une chose à faire: essayer. L'expérience montrerait si vraiment la machine glissante à hélice était capable de fournir la clé du problème depuis si longtemps retourné sous toutes ses formes.
Car il semble que, depuis qu'elle existe et qu'elle a pu lever les yeux vers la voûte azurée, l'humanité ait eu l'ambition de conquérir ces plaines immenses et de s'y mouvoir en toute liberté. Aussi les débuts de l'histoire de la navigation aérienne se confondent-ils avec les récits fabuleux, contemporains des premières civilisations. Sans revenir à l'histoire classique de Dédale et d'Icare, les précurseurs des Wright d'aujourd'hui, on peut rappeler les recherches et les tentatives presque toujours suivies d'un échec, lorsque ce n'était pas d'un accident, qui se poursuivirent pendant des siècles, depuis les premières années de l'ère chrétienne qui virent l'ascension de Simon le Magicien, lequel s'enleva—ou plutôt fut enlevé par les démons! disent les historiens catholiques,—jusqu'à l'année 1783 au cours de laquelle apparut l'invention des frères Joseph et Etienne Montgolfier. C'est de cette date mémorable, le 5 juin 1783, où l'on put voir le premier ballon à air chaud s'envoler vers les nues, que l'on peut faire réellement partir l'histoire de la navigation aérienne et de la conquête de l'air.
Destruction d'un ballon à Gonesse. (D'après une gravure du
temps.)
Les premiers ballons furent regardés, à leur descente, comme des êtres infernaux, et les paysans, effrayés, les détruisaient. Tel fut le sort du premier aérostat à gaz hydrogène lancé du Champ-de-Mars à Paris, le 27 août 1783 et que les villageois de Gonesse mirent en pièces.
A peine les frères Montgolfier avaient-ils révélé au monde enthousiasmé leur remarquable invention, qu'un lieutenant du génie du nom de Meusnier s'occupa le premier, en 1785, de la dirigeabilité des ballons. Les idées de Meusnier étaient réellement grandioses; il voulait faire le tour de la terre au moyen d'un aérostat capable de porter vingt-quatre hommes d'équipage et six hommes d'état-major. Cet aérostat devait être composé de deux ballons oblongs contenus l'un dans l'autre. On ne demande pas beaucoup plus des dirigeables de nos jours, ceux-ci semblent du reste avoir été créés d'après ce type, dont la réalisation exigeait malheureusement une dépense considérable, ce qui fit qu'on abandonna le projet. Quoi qu'il en soit, c'est Meusnier qui trouva les trois conditions essentielles de la dirigeabilité: la forme allongée du ballon, le ballonnet-compensateur et l'emploi d'un propulseur hélicoïdal et du gouvernail. Aussi, le colonel Renard n'a-t-il pas hésité à le citer comme le véritable précurseur de la dirigeabilité des ballons.
Avant 1850, toutes les tentatives de direction aérienne avaient échoué, aucune force motrice n'étant appliquée aux aérostats. Mais cette année-là un horloger-mécanicien de Paris, Jullien, construisit un petit dirigeable qui constituait un véritable progrès à cause de sa forme en fuseau et de sa dissymétrie. L'essai, qui eut lieu à l'Hippodrome, le 6 novembre de la même année, donna quelques résultats, car le ballon partit contre le vent et put y rester quelques instants.
Mais les ailettes que l'inventeur avait placées de chaque côté étaient actionnées par un moteur trop peu puissant: un simple mouvement d'horlogerie, bien insuffisant, on le devine.
Deux années se passèrent après Jullien, lorsqu'apparut une figure dont le nom retentit longtemps aux quatre coins du monde et dont il est superflu de faire l'éloge: Henri Giffard.
Attiré par la grandeur du problème de la direction des ballons, le jeune inventeur, avec le concours de ses amis David, Sciama et Cohen, étudia et fit construire le premier dirigeable actionné par une machine à vapeur, perfectionnée par lui, développant trois chevaux.
Le premier ballon allongé (de 44 mètres de longueur) prit la voie des airs le 24 septembre 1852, dans l'enceinte de l'Hippodrome: l'atterrissage se fit sans difficulté à Élancourt, près de Trappes.
En 1855, Giffard fit de nouveau un essai avec un ballon beaucoup plus allongé que le premier (70 mètres), avec la collaboration de Gabriel Yon, mais par suite du grand allongement, l'expérience faillit se terminer par une catastrophe.
Quinze années après le dernier essai de Giffard, un savant ingénieur, Dupuy de Lôme—le même qui fit faire d'immenses progrès à la navigation maritime—établit les plans d'un dirigeable de 3.860 mètres cubes, lequel, par suite de l'invasion prussienne, ne fut construit et expérimenté qu'en 1872.
La force motrice produite par huit hommes actionnant l'hélice par des manivelles était absolument insuffisante, de sorte que la vitesse se trouva trop faible et ne permit pas au ballon de lutter contre le vent.
Par ordre de date, nous devons également citer les travaux remarquables et les deux projets de dirigeables à vapeur, présentés en 1880 et 1886 par G. Yon, l'ancien collaborateur de Giffard et de Dupuy de Lôme. Le projet de 1880 comportait un dirigeable de 1.200 mètres cubes, avec deux hélices latérales mues par une machine à vapeur; celui de 1886, appelé «Torpilleur aérien», n'avait qu'une seule hélice placée au centre de résistance et actionnée par un moteur à vapeur de 45 chevaux.
En 1883, deux élèves de Giffard, héritiers de la foi et de l'énergie du maître: les frères Tissandier, construisirent un dirigeable de 1.060 mètres cubes, dont l'hélice était actionnée par un moteur électrique de 1 cheval 1/2, mis en mouvement par une batterie de piles. Le 8 octobre 1883, le ballon fit sa première évolution et atterrit à Croissy-sur-Seine, après être resté une heure un quart à 500 mètres environ.
Un an après, en septembre 1884, eut lieu le second essai, pendant lequel le ballon parcourut 25 kilomètres, après deux heures dans l'atmosphère, mais sans revenir à son point de départ.
Pendant que se réalisaient ces expériences, on travaillait ferme la question à l'Établissement d'aérostation militaire de Chalais-Meudon, et deux officiers distingués préparaient les plans d'un dirigeable étudié dans ses plus infimes détails.
On avait, en effet, remarqué qu'aucun des dirigeables expérimentés jusqu'alors n'avait pu opérer un circuit fermé, c'est-à-dire revenir à son point de départ. Les essais des prédécesseurs, Giffard, Dupuy de Lôme, les frères Tissandier, n'étaient pas satisfaisants: il fallait avant tout réussir à réintégrer le hangar d'où le ballon était sorti, et c'est de ces données que MM. Renard et Krebs s'inspirèrent quand ils construisirent leur ballon La France.
Nous sommes arrivés ici à une des pages les plus intéressantes et les plus glorieuses de la dirigeabilité. Grâce à l'initiative du colonel Laussedat, la vaste propriété de Chalais-Meudon avait été convertie en parc aérostatique et, dès l'année 1878, les capitaines Charles Renard et La Haye avaient dressé les plans d'un aérostat dirigeable dont la construction ne put avoir lieu immédiatement. Ce n'est qu'en 1882 que les deux savants officiers purent commencer les travaux du célèbre ballon auquel on donna le nom de La France.
La forme du ballon de Meudon ressemblait beaucoup à celle du petit aérostat de Jullien dont nous avons parlé plus haut. Plus gros à l'avant qu'à l'arrière, il mesurait 50 m. 42 de longueur et 8 m. 40 de diamètre maximum; il cubait ainsi 1.864 m. Entièrement construit en soie pongée, le ballon supportait une nacelle allongée de 33 mètres de long, 2 mètres de haut et 1 m. 40 de large, formée de quatre perches rigides en bambou, réunies par des montants transversaux, les parois tendues extérieurement de soie pongée, pour présenter une surface lisse offrant au vent le moins de prise possible. L'hélice de 7 mètres se trouvait à l'avant de la nacelle; il y avait un moteur électrique de 8,5 chevaux mesurés sur l'arbre de l'hélice et actionné par une pile puissante et légère du capitaine Renard. Le poids total enlevé, y compris les deux officiers et le lest, était de 2.000 kilogrammes. Tout fut prêt dès le mois de mai 1884; le ballon, gonflé et remisé, resta dans son hangar jusqu'au 9 août suivant, jour où l'aérostat s'éleva la première fois. L'hélice fut mise assez vite en mouvement et le ballon obéit docilement. Après avoir atteint Villacoublay, on mit le cap sur la pelouse du départ, où l'on atterrit sans heurt, 23 minutes plus tard, après avoir parcouru 7 kilom. 600 m. mesurés sur le sol. Nous renonçons à décrire l'enthousiasme qui s'empara du monde entier quand on connut cette ascension sensationnelle. La seconde sortie eut lieu le 2 septembre, en présence du général Campenon, ministre de la guerre, mais le vent étant assez fort, l'aérostat dut s'arrêter à Velizy, à 5 kilomètres de Meudon. Le 8 novembre, nouvelle sortie avec MM. Renard et Krebs jusqu'à Boulogne et Billancourt. Trois ascensions eurent lieu en 1885, le 25 août, les 22 et 23 septembre, et ce fut tout. La France n'était du reste qu'un aéronat devant servir à faire des démonstrations et, sous ce rapport, la réussite fut complète, puisqu'il réalisa une vitesse de 6 m. 50 qui n'avait jamais été atteinte jusqu'alors.
L'oeuvre des deux officiers n'en serait pas restée là; malheureusement, le colonel mourut et Krebs quitta l'armée pour entrer dans l'industrie.
Voyons, maintenant, ce que fit l'initiative privée.
Il n'était pas encore question du fameux prix Deutsch, que déjà M. Santos-Dumont s'était lancé dans le maniement des dirigeables. C'est, en effet, le 18 septembre 1898 que le Santos-Dumont n°1 fut gonflé pour la première fois au Jardin d'acclimatation. Ce premier ballon fut d'ailleurs déchiré avant de partir, par suite d'une fausse manoeuvre des aides qui tenaient les cordes de départ.
Le 11 mai 1899, le Santos-Dumont n° 2 faisait sa première sortie, sortie également malheureuse. Disons de suite ici, que les ballons de M. Santos-Dumont manquaient totalement d'équilibre et de rigidité. Le 13 novembre 1899, le n° 3 part du parc d'aérostation de Vaugirard et, pour la première fois, Santos-Dumont contourne la tour Eiffel.
Mais, un beau matin, les journaux annoncent qu'un généreux inconnu met à la disposition de l'Aéro-Club de France une somme de 100.000 francs pour être attribuée au premier aéronaute qui, partant à bord d'une machine aérienne quelconque, du parc d'aérostation de l'Aéro-Club, doublerait la tour Eiffel et reviendrait à son point de départ sans toucher terre, dans l'espace de trente minutes au maximum.
L'annonce de cette libéralité extraordinaire de M. Henry Deutsch de la Meurthe eut un retentissement immense et eut pour effet immédiat d'attirer l'attention du public sur les essais de M. Santos-Dumont.
M. Santos-Dumont resta seul concurrent. Après divers essais avec ses n° 4 et 5—dernier modèle pourvu enfin de la poutre armée assurant la rigidité du navire aérien—l'intrépide aéronaute, à bord de son n° 6, parvint, le 19 octobre 1901, à accomplir le trajet réglementaire.
Pendant que le sportsman Santos-Dumont multipliait, avec ses nombreux modèles d'aéronat, ses prouesses périlleuses, un ingénieur, M. Henri Julliot, directeur de la raffinerie de MM. Lebaudy, poursuivait l'étude méthodique et approfondie de tous les éléments de la question du ballon dirigeable. M. Julliot eut la chance de voir MM. Lebaudy s'intéresser vivement à ses projets, et, le 13 novembre 1902, le Lebaudy, s'élançant dans les airs, se mit à évoluer avec l'aisance la plus parfaite dans tous les sens et toutes les façons, grâce à l'habile pilote Surcouf.
Tout avait été si bien prévu, les calculs avaient été si exacts, que M. Julliot ne vit à modifier, après les premiers essais, que des points d'ordre secondaire; il perfectionna, mais n'eut rien à changer à l'organisation générale qui est restée en 1910 la même qu'en 1902.
Les principales transformations, d'ailleurs prévues, consistèrent dans le placement d'un gouvernail et celui de la penne de flèche. Avec l'année 1904 cesse la période des essais et le Lebaudy prouve surabondamment sa valeur comme appareil de navigation aérienne.
Mais en présence des résultats obtenus, MM. Lebaudy et Julliot songèrent à faire mieux et plus utile, à perfectionner l'outil suffisamment pour qu'il pût rendre de réels et importants services aux armées.
C'est alors que MM. Lebaudy proposèrent au ministre de la guerre de faire contrôler et diriger toutes les ascensions de 1905 par une commission d'officiers spécialistes; le ministre accepta.
Après avoir fait des ascensions de durée, de longueur, d'altitude, etc., le Lebaudy accomplissait, le 12 octobre 1905, le remarquable voyage de Toul à Nancy et retour; le 8 décembre, il faisait partie de l'armée.
En février 1906, le ministre avait demandé à MM. Lebaudy de se charger de la confection d'un nouvel aéronat et, le 15 novembre, le dirigeable militaire Patrie faisait sa première sortie.
Le 15 décembre 1906, le Patrie couronnait, par une sensationnelle prouesse, la série de ses expériences militaires.
Parti, à 10 heures du matin, de la plaine de Moisson, il atterrissait à 11 h. 12 dans le parc de l'établissement central de l'aérostation militaire, à Chalais-Meudon après avoir franchi une distance de 52 kilomètres à vol d'oiseau.
Tout le monde a dans l'esprit la fin malheureuse du Patrie, qui, le 29 novembre 1907, c'est-à-dire six jours après son magnifique voyage Meudon-Verdun, 230 kilomètres en 6 h. 40, s'échappait par un vent violent et allait se perdre dans l'Atlantique.
Quand la catastrophe fut connue, M. Deutsch de la Meurthe offrit au ministère de la guerre français son ballon Ville de Paris, construit par M. Surcouf, et qui venait d'effectuer de magnifiques sorties.
Ce dirigeable cube 3.200 mètres; sa longueur est 62 mètres; son empennage est constitué par un faisceau cruciforme de huit tubes gonflés d'hydrogène.
C'est par un froid rigoureux et un vent continuellement contraire que le 15 janvier le Ville de Paris quitta Sartrouville pour gagner Verdun, sous la conduite de son pilote, M. Kapferer.
Malgré tous les incidents qui se produisirent au cours de ce voyage, la distance de 240 kilomètres fut franchie en 9 h. 50.
Le 24 juin 1908, à 5 heures du matin, le République, troisième unité de cette flottille aérienne militaire, s'élevait pour la première fois du hangar de Moisson et montrait sa supériorité sur les types l'ayant précédé. Mais, décidément le mauvais sort était sur les créations de l'ingénieur Julliot. Le République eut la même funeste destinée que le Patrie. Pendant son voyage de retour des manoeuvres, de La Palisse à Moisson, une branche d'hélice se détacha subitement de son moyeu et vint éventrer l'enveloppe qui se vida instantanément de son gaz. Les quatre aéronautes militaires qui montaient le dirigeable furent précipités à terre et tués sur le coup.
En même temps que la France, les autres nations se préoccupaient de la question de la direction des aéronats. On a conservé le souvenir des dramatiques ascensions du Pax, de l'infortuné brésilien Severo et de Bradsky, qui, tous deux, vinrent faire leurs expériences en France.
Le premier avait construit un ballon dont quelques détails étaient assez ingénieux, mais qui péchait par plusieurs gros défauts. Le principal consistait dans le placement du moteur à explosion à 2 m. 50 à peine de la soupape de l'échappement des gaz, de sorte que l'hydrogène, dilaté par la diminution de pression due à la montée de l'aéronat, devait inévitablement, en s'échappant, venir lécher le moteur et s'enflammer à son contact. C'est ce qui se produisit dès la première ascension, le 12 mai 1902; le ballon éclata au bout d'un quart d'heure, et les deux aéronautes qui le montaient, Severo et Sache, vinrent se broyer sur le sol de l'avenue du Maine.
La même année, M. de Bradsky eut le même sort, ainsi que son aide, Morin, le 13 octobre, auprès de Stains.
C'est l'Allemagne qui, après la France, semble s'être le plus préoccupée de la question des dirigeables.
Citons les tentatives plus ou moins heureuses de Haenlein, de Mayence en 1872; du docteur Woelfert en 1897; de David Schwarz en 1898 et arrivons au Zeppelin.
Le général bavarois comte de Zeppelin avait, depuis 1898, dressé des plans et fait des expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune. En 1900, une souscription nationale de près d'un million lui permit de mettre ses projets à exécution, et, le 2 juillet 1900, le Zeppelin n° 1 évoluait sur le lac de Constance.
Le Zeppelin était un immense cylindre de 128 mètres de long et 12 de diamètre; son volume total était de 11.300 mètres cubes et le poids de 10.400 kilogrammes.
Le Zeppelin actuel n° 3 est encore plus grand que les précédents, il cube 12.000 mètres cubes.
On sait quelle a été la fin désastreuse de cette gigantesque construction aérostatique, à la fin de sa sortie du 5 août 1908, qui a été le plus long voyage exécute par un dirigeable. Mais le malheur a été réparé grâce aux abondantes souscriptions recueillies dans tous les États de l'Allemagne, et bientôt un autre Zeppelin fut lancé en pleine atmosphère libre comme son aîné.
Il faut encore signaler, en Allemagne, les aéronats du type semi-rigide du major Gross et celui du major von Parseval qui a adopté le principe du ballon à ballonnet compensateur.
Des expériences eurent lieu près d'Augsbourg et de Tegel et le ballon se serait bien comporté.
En Allemagne également, le ballon dirigeable du major Gross, lors de sa première sortie, le 23 juillet 1907, est resté trois heures dans les airs. Parti de Tegel, il s'est dirigé vers Charlottenbourg, a traversé Berlin, contourné le beffroi de l'hôtel de ville et est retourné à son point de départ.
Cet aéronat n'appartient ni au système rigide en aluminium du comte Zeppelin, ni à celui du major von Parseval, qui, à part la nacelle en fer, évite autant que possible l'emploi de n'importe quel métal, pour n'adopter que des matières souples.
Le ballon du major Gross tient le milieu entre ces deux systèmes et ressemble en grande partie aux ballons militaires français.
L'Angleterre réalisa un ballon militaire qui portait le nom de Nulli Secundus, dont la carrière, brillamment commencée, se termina brusquement par un ouragan qui a détruit l'aéronat.
Signalons enfin le magnifique aéronat le Belgique, de 3.000 mètres cubes de capacité, à deux moteurs et deux propulseurs, construit en 1909 par l'aéronaute français Louis Godard, en collaboration avec M.R. Goldschmidt, et qui a fourni d'excellents résultats à chacune de ses sorties.
Si nous en arrivons maintenant à l'aviation et au «plus lourd que l'air», sans remonter aux récits très anciens qui tiennent plutôt de la légende que de l'histoire, nous savons qu'au XIIIe siècle, Roger Bacon, dans son traité de l'«Admirable puissance de l'art et de la nature», décrit une machine volante qui, du reste, ne fut jamais construite.
Le problème de la navigation aérienne est d'un intérêt tellement profond que l'on pourrait composer des volumes sur les tentatives qui ont été faites pour le résoudre par les moyens les plus divers.
A la fin du XVe siècle, J.-B. Dante, mathématicien de Pérouse, parvint, paraît-il, à faire fonctionner des ailes artificielles; il finit pourtant par tomber et se casser les jambes.
Un accident semblable était arrivé quatre siècles auparavant à un savant bénédictin anglais, Olivier de Malmesbury, qui s'était avisé de se fabriquer des ailes d'après la description qu'Ovide nous a laissée de celles de Dédale.
Le célèbre peintre Léonard de Vinci s'était occupé aussi, mais sans succès, du problème du vol. En 1670, le P. Lana, de la Compagnie de Jésus, proposait un bateau aérien consistant en une nacelle armée d'un mât et d'une voile; quatre sphères ou globes en cuivre privés d'air et ayant un huitième de ligne d'épaisseur étaient chargés de supporter la nacelle à l'aide de câbles.
On trouve dans le Journal des Savants de Paris, du 12 septembre 1679, la description d'une machine à voiles construite par un nommé Besnier, mécanicien à Sablé, et qui consistait en quatre ailes fixées à l'extrémité de leviers qu'on manoeuvrait alternativement avec les mains et avec les pieds. Tout ce que l'inventeur put faire fut de ne pas tomber trop vite en se lançant du haut d'un toit.
En 1680 parut un ouvrage posthume d'un physiologiste italien, Borelli, ouvrage extrêmement intéressant, intitulé: «De Motu animalium». Sa théorie consiste à déclarer qu'un oiseau s'insinue dans l'air par la vibration perpendiculaire de ses ailes, celles-ci pendant leur action formant un angle dont la base est dirigée vers la tête de l'oiseau, le sommet vers la queue. Si, disait-il, l'air placé sous les ailes est frappé par les parties flexibles de ces dernières avec un mouvement vertical, les voiles et les parties flexibles cèderont dans une direction ascendante et formeront un coin ayant la pointe dirigée vers la queue. Que l'air donc frappe les ailes par-dessous ou que les ailes frappent l'air par-dessus, le résultat est le même, les bords postérieurs ou flexibles des ailes cèdent dans une direction ascendante et, en agissant ainsi, poussent l'oiseau dans une direction horizontale.
En 1709, l'abbé Barthélémy Lourenço présentait au roi Jean V de Portugal un projet de machine pour monter dans l'air et y franchir deux cents lieues par jour. Cette machine, où l'on devait utiliser à la fois l'action du vent et les propriétés électriques de l'ambre, portait deux sphères qui contenaient le secret attractif (autrement dit le vide), et une pierre d'aimant.
En 1772, le chanoine Desforges construisit une machine volante avec laquelle il se lança du haut de la tour de Guinette, à Étampes; il parvint à faire mouvoir ses ailes avec une grande vitesse, mais, dit un témoin, plus il les agitait, plus sa machine semblait presser la terre.
Il existe trois catégories distinctes de machines volantes. C'est, du moins, ce qui a été décidé dans un Congrès de savants en 1889, époque à laquelle aucun aviateur n'avait encore quitté le sol et où il fallait un vrai courage devant l'opinion sceptique et hostile, pour oser légiférer sur une matière aussi ingrate. On ramène ainsi toutes les machines volantes à trois types: les orthoptères, les hélicoptères et les aéroplanes.
Les orthoptères se soutiennent dans l'air par des ailes battantes: c'est l'imitation directe de l'oiseau ou de l'insecte.
Ce type a contre lui une grosse difficulté: faire l'articulation de l'épaule solide. De plus, si l'on adopte simplement le battement de haut en bas, on n'a pour soi que le coefficient orthogonal de la résistance de l'air qui ne donne à l'aile qu'un faible rendement.
Si l'oiseau rameur se soutient, c'est que son aile exécute un mouvement hélicoïdal d'avant en arrière et de haut en bas, qui a un rendement merveilleux. Ce mouvement est connu par les précieuses photographies de M. Marey. Rien n'empêche de le réaliser de plusieurs manières; mais il faut en même temps tâcher de réunir les trois conditions suivantes: légèreté, simplicité, solidité.
Enfin, il faut considérer que les moteurs que l'homme a inventés actionnent très facilement des mouvements rotatifs et très difficilement des mouvements alternatifs. Quelques inventeurs ont été attirés vers l'orthoptère, mais, jusqu'à présent, nous sommes obligé de reconnaître qu'aucun essai bien sérieux n'a été tenté.
La transformation du mouvement en lemniscate a, toutefois, été obtenue rationnellement par M. de la Hault, mais le premier modèle essayé n'a pas donné de résultats concluants.
Un inventeur lyonnais, M. Collomb, a construit également une machine volante du type orthoptère. Au lieu d'être battantes, les ailes de son appareil sont oscillantes autour d'un axe situé dans le milieu de chacune d'elles. Elles sont constituées par des lamelles de bois articulées comme des jalousies. C'est par la réaction de l'air sur ces cloisons obliques à la remontée que M. Collomb espère obtenir l'effort de propulsion complétant l'effort de sustentation obtenu dans l'abaissement des ailes, qui peuvent faire 150 oscillations par minute. M. Albert Bazin a construit aussi un appareil du même genre.
En voie d'achèvement également, l'orthoptère d'un autre inventeur lyonnais, M. Juge, constitué par deux ailes montées sur une carène dans laquelle sont installés un moteur de 20 chevaux et ses annexes et portant à l'arrière un gouvernail orientable en tous sens.
Il nous semble intéressant de donner l'opinion de quelques savants au sujet de ces appareils. Voici d'abord comment s'exprime M. Arméngaud jeune: «Les orthoptères ou ornithoptères n'ont pas donné jusqu'à présent des résultats comparables à ceux des aéroplanes, certains auteurs très compétents en matière d'aviation prétendent qu'on ne pourra obtenir qu'une imitation plus ou moins grossière de cette machine naturelle constituée par la structure anatomique de l'oiseau. Si l'on supprime l'une de ses qualités essentielles, la souplesse des organes, il ne reste plus, comme l'a dit M. Banet-Rivet, qu'un moteur de faible rendement, compliqué d'organes sans nombre. D'ailleurs, si le pigeon et autres volateurs de taille moyenne pratiquent le vol ramé, les volateurs tels que l'aigle utilisent leurs ailes comme aéroplanes, trouvant dans les mouvements de l'air l'énergie suffisante pour entretenir leur vitesse. Il faut peut-être regretter que ces aviateurs méritants s'arrêtent encore à cette formule, condamnée scientifiquement par Lilienthal à des résultats insignifiants, par suite de l'effort invraisemblable qu'exigera toujours l'ascension verticale dynamique, si pénible aux grands oiseaux. Cependant, en face de l'obstination d'hommes de cette valeur, il faut attendre et espérer. On est en droit, de supposer, en tous cas, que leurs travaux apporteront toujours quelque acquisition au problème de la conquête de l'air qui se trouve en si bon chemin chez nous.»
Ces difficultés rendent forcément les partisans des orthoptères très peu nombreux. On ne saurait en dire autant pour les partisans des hélicoptères, car ils sont légion.
L'hélicoptère est par essence une machine qui s'élève, car c'est une hélice à axe vertical.
Le premier hélicoptère paraît être celui que Launoy et Bienvenu présentèrent à l'Académie de 1784; il était formé de deux hélices superposées tournant en sens contraire.
Vers 1849, Philipps, Marc Séguin, Babinet construisirent plusieurs jouets qui donnèrent grand espoir; enfin, Ponton d'Amécourt (1863), avec des ressorts de montre, puis Penaud (1871), avec des ressorts en caoutchouc, continuèrent la série. Mais malgré le nombre et la qualité de ces adhérents, il n'y eut que des jouets qui purent s'élever. Cela tient au faible rendement de l'hélice dans l'air, rendement dont le regretté colonel Renard a exposé devant l'Académie des sciences (23 novembre et 7 décembre 1903) la théorie assez décevante. Il ne faut pas oublier, toutefois, que ce même savant a prédit qu'à partir du moment où le poids des moteurs aurait été réduit à 2 kilogrammes par cheval, la solution serait possible, mais il faut ajouter que ces théories sont battues en brèche par divers savants.
En 1905, l'on signalait à Genève d'abord, puis à Paris, l'ascension de l'hélicoptère Dufaux, pesant 17 kilogrammes. C'était là un très beau résultat, car un appareil de ce genre n'était plus tout à fait un jouet.
Depuis, les frères Dufaux ont-annoncé la construction d'un hélicoptère avec moteur de cent chevaux, mais jusqu'à présent nous ignorons où en est la question.
A la même époque, on apprenait la construction de l'hélicoptère Léger, avec l'appui du prince Albert de Monaco. Fin novembre 1906, des expériences non publiques étaient faites au château de Marchais (Aisne). Le résultat de ces expériences ne fut pas publié.
Enfin l'hélicoptère Cornu, dont les premiers résultats obtenus à Lisieux sont très encourageants. Dans son premier essai, M. Paul Cornu s'éleva à 40 centimètres du sol; mais il reconnut une trop grande légèreté aux organes et décida de construire un deuxième appareil modifié suivant les indications de l'expérience.
Les aéroplanes auxquels nous arrivons, se composent essentiellement d'une surface se déplaçant dans l'air avec une grande vitesse. Les partisans des aéroplanes sont ceux qui savent que l'ascension peut être une conséquence du mouvement de translation.
Cela se comprend assez, car lorsqu'un aéroplane se déplace dans l'air, c'est que toutes les forces qui lui sont appliquées se font équilibre et, par conséquent, le laissent libre d'obéir à la moindre force supplémentaire qui d'aventure se fait sentir; il changera de plan à la moindre sollicitation du gouvernail, à la moindre bouffée de vent.
Un aéroplane est un cerf-volant qui remplace la traction de la corde par l'effort d'un propulseur. S'il n'y a pas de propulseur, un vent ascendant peut en tenir lieu. S'il n'y a ni propulseur ni vent ascendant, l'aéroplane descend doucement et obliquement vers la terre.
Le premier projet d'aéroplane date de 1843; c'est celui de Henson. Il n'a pu être réalisé qu'en petit et était instable; mais il est intéressant de noter que, sous beaucoup de rapports, il ressemblait de très près à certains modèles d'aujourd'hui.
M. Stringfellow a fait en 1868 un petit aéroplane à vapeur, qui courait avec rapidité sur un fil de fer, mais sans parvenir à quitter ce fil.
M. Jobert faisait, de son côté, en 1869, une espèce de strophéor horizontal armé d'un plan sustentateur; il a vu son appareil, lancé d'une fenêtre, franchir une cour de près de 15 mètres de long.
Nous arrivons ensuite, en 1893, au fameux aéroplane inventé par sir Hiram Maxim; cette machine n'a jamais volé, mais il faut dire qu'elle en a été bien près; en effet, elle fit un effort appréciable pour quitter le rail-guide qui servait à la maintenir pendant son déplacement en ligne plane, et elle s'endommagea sérieusement.
En 1896, la machine volante du professeur Langley a parcouru, par deux fois, une distance de plus de 800 mètres. Elle ne put enlever son inventeur, mais il faut reconnaître que celui-ci se trouvait dans la bonne voie.
En 1898, le ministère de la guerre français, désireux de posséder une machine volante, expérimenta l'appareil inventé par M. Ader et dénommé Avion. Cet appareil était pourvu d'un moteur de 20 chevaux; après une série d'expériences, il parvint réellement à quitter le sol, mais presque immédiatement il fut pris par un coup de vent, chavira et se brisa.
M. Lilienthal, un Allemand (dont nous reparlerons un peu plus loin), remporta des succès retentissants en sautant de diverses hauteurs, muni d'une paire de très vastes ailes; ceci se passait de 1890 à 1894. En 1899, M. Pilcher, Anglais, refit les mêmes exercices avec un appareil glissant assez semblable; malheureusement, ces deux inventeurs payèrent de leur vie leur dévouement à la science. Toutefois, ils ont pu démontrer que le succès pouvait être cherché dans la machine glissante.
La même année, un Australien, M. Hargrave, inventait un appareil du même genre et qui présentait tous les avantages de la simplicité; l'un des modèles parvint à s'élever sur les ailes du vent.
En 1902, un Américain, M. Octave Chanute, inventait un appareil de glissement, très simple, et s'en servait pour faire un grand nombre d'expériences couronnées de succès.
C'est en fait Lilienthal qui a trouvé la méthode pour apprendre à voler. Il avait construit quantité de petits planeurs et il connaissait la difficulté de leur équilibre. Il avait observé les cigognes de son pays et savait que certains oiseaux volent sans donner un coup d'aile, donc sans moteur.
Contrairement à tous les inventeurs, il parvenait à cette conclusion que la question du moteur n'est rien, que la question de l'appareil stable est tout. Il divise alors le problème en deux: la recherche de la stabilité d'abord, l'adjonction d'un moteur ensuite.
«Supposons, a dit Lilienthal, que nous ayons à notre disposition une machine volante parfaite, il est évident qu'il sera tout aussi difficile de la conduire en montant qu'en descendant. Avant tout, apprenons à conduire, et comme il est plus commode d'organiser une machine sans moteur, commençons par descendre.»
C'est là le trait de génie dont il fut pénétré: acquérir les réflexes à l'équilibre d'abord, construire une machine complète avec moteur ensuite.
Cette idée de descente n'a pas été comprise en Allemagne; Lilienthal a été bafoué et peu soutenu; mais sa méthode est d'une telle exactitude qu'elle est la cause de tous les succès des aviateurs actuels.
Lilienthal a eu une deuxième idée géniale: se servir d'un vent ascendant pour obtenir le départ. Il n'aurait pas suffi en effet de partir en courant du sommet d'une colline pour s'envoler, car la vitesse de 1 à 2 mètres par seconde ainsi acquise eût été insuffisante pour obtenir la sustention.
D'un autre côté, ce n'est pas, comme le pensent beaucoup de personnes, un vent horizontal qui permettrait le départ.
Ceci conduit directement à déplorer l'aberration d'un trop grand nombre d'aviateurs, qui, pour leurs débuts, ont l'idée de s'élancer soit d'un escarpement élevé, soit même d'un ballon. Cette idée funeste a déjà causé la mort d'un grand nombre d'aviateurs, notamment de Leturr, en 1854, et de Groof, en 1874.
Ces aviateurs tiennent deux raisonnements faux. Ils pensent que la plus grande quantité d'air interposée entre la terre et eux les soutiendra mieux; c'est ignorer ce qu'est un fluide aussi mobile et aussi peu dense que l'air. (Une erreur de même nature est propagée par ceux qui prétendent qu'en eau profonde on surnage plus facilement.)
En second lieu, ils pensent que la durée de chute étant plus grande, ils auront le temps de réfléchir et d'agir en conséquence pour rétablir l'équilibre. C'est ignorer que le rétablissement de l'équilibre demande une action presque instantanée. Le temps que l'intelligence, même la plus prompte, emploie à décider quels mouvements sont utiles est infiniment plus grand qu'il n'est permis et quand enfin les muscles obéissent, le mouvement produit se heurte à une situation entièrement changée et la catastrophe s'ensuit inévitable.
Tous ceux qui ont employé la méthode due à Lilienthal ont parcouru un certain espace dans l'air; citons-les avec la date de leurs débuts: Lilienthal, 1891; Pilcher, 1896; Chanute, Herring, Avery, 1896; capitaine Ferber, 1899; O. et W. Wright, 1900; Robart, 1902; Voisin, Bordin, Esnault-Pelterie, 1904.
M. Archdeacon mettait, en 1904, en chantier un aéroplane du type de Wright. Cet appareil, construit par M. Dargent, était expérimenté par un jeune Lyonnais, M. Voisin, sur le terrain de Berck-sur-Mer, puis par le capitaine Ferber. M. Voisin parvint à rester cinq secondes un quart en l'air sans gagner beaucoup de terrain en avant; le capitaine Ferber put faire avancer l'appareil de 15 mètres, mais comme celui-ci manquait de stabilité longitudinale, l'air ayant une fois pris les ailes par-dessus, il fit une chute assez rude.
L'appareil de Santos-Dumont nous amène à la période des essais heureux effectués avec des planeurs, ou cerfs-volant cellulaires à moteur.
Le 23 octobre 1906, il parvenait à quitter le sol sur un «plus lourd que l'air». Ce jour-là, il réussissait un vol de 25 mètres. C'était peu, mais c'était le premier pas, partant le plus difficile.
Le 12 novembre suivant, il élevait son record à 220 mètres.
Ces résultats, qui paraissent aujourd'hui médiocres, ne devaient cependant pas être égalés pendant toute une année, et c'est seulement le 26 octobre 1907 que Farman battait enfin la distance de Santos Dumont par 770 m.
Depuis, les progrès ont été considérables.
Successivement, le record passait à 1.000 mètres, Grand Prix Deutsch-Archdeacon, gagné par Henri Farman, le 13 janvier 1908; 2.004 mètres, en 3 m. 31 s. par Henri Farman, le 21 mars 1908; 3.925 mètres, en 6 m. 30 s., par Léon Delagrange, le 11 avril 1908.
Le 30 mai, à Rome, M. Delagrange restait 15 m. 30 s. dans l'air, franchissant une distance approximative de 13 à 14 kilomètres; le même jour, à Gand, M. Henri Farman enlevait M. Archdeacon avec lui, et volait 1.241 m.
L'Américain Wright, le premier homme qui ait réellement volé comme un oiseau à bord d'un appareil mécanique, vint en France donner la démonstration de l'exactitude de ses dires, alors qu'il affirmait avoir exécuté, dès l'année 1903, à Dayton (Ohio) des parcours de plusieurs kilomètres.
Après quelques semaines d'essais, Wilbur Wright quittait le champ de manoeuvres des Hunaudières pour s'installer au camp d'Auvours, où l'espace était encore plus étendu, et il commença à étonner le monde par la durée et la sûreté de ses évolutions.
Le premier vol prolongé de Wilbur Wright eut lieu le 3 septembre 1908, et il se poursuivit pendant 10 m. 40 s. consécutives. Les jours suivants, l'aviateur eut fort à faire avec son moteur qui, à plusieurs reprises, refusa tout service; enfin il parvint à le mettre au point, et le 21 du même mois, il conquit de haute lutte tous les records du monde de durée et de parcours en volant sans arrêt pendant 1 heure 31 minutes 25 secondes. Pendant les jours qui suivirent, Wright fournit la preuve répétée de la force portante de son appareil, en enlevant successivement un grand nombre de voyageurs et de voyageuses.
Enfin il termina l'année par des vols de plus de deux heures démontrant ainsi la souplesse et la maniabilité de son «flyer» ou oiseau planeur.
De redoutables concurrents allaient entrer à leur tour dans l'arène et éclipser les exploits de Wright et de ses élèves. Ce fut en premier lieu Blériot, champion du monoplan, chercheur obstiné qui n'effondra pas moins d'une dizaine d'appareils sous lui avant de pouvoir fournir la démonstration de la valeur de ses idées. Tant d'obstination devait avoir enfin sa récompense. Progressivement Blériot acquit la maîtrise reconnue aux frères Wright, et il accomplit les magnifiques voyages de Toury-Artenay et retour, et de Calais à Douvres au-dessus du détroit du Pas-de-Calais.
La grande semaine d'aviation de Champagne devait mettre en présence les partisans des biplans et des monoplans. Farman remporta le prix de la durée en volant 3 heures 16 m. sans arrêt, Latham celui de la hauteur en atteignant 170 mètres, Curtis et Blériot les prix de vitesse en volant à l'allure de 75 kilomètres à l'heure, vitesse devant être notablement dépassée par Santos-Dumont avec sa Demoiselle en septembre 1909.
Malheureusement, trois morts devaient encore venir attrister l'année 1909. Lefebvre, Fernandez et le capitaine Ferber, l'un des promoteurs de l'aéroplane à moteur, trouvèrent la mort à la suite d'accidents tragiques. Cependant ces catastrophes répétées ne diminuèrent pas l'enthousiasme général et les recherches et expériences ne se ralentirent pas.
On peut donc conclure, après cet exposé rapide d'une des questions du plus haut intérêt qui soit pour l'humanité, que le problème peut être considéré comme désormais résolu. Il ne reste plus qu'à perfectionner les détails pour réaliser la véritable automobile aérienne du XXe siècle. La preuve est faite maintenant; l'atmosphère est conquise et seule la question de la sécurité est à résoudre: ce sera l'oeuvre des ingénieurs de demain.
CHAPITRE IV
UN FANATIQUE DU «PLUS LÉGER QUE L'AIR»
LE «PETIT BISCUITIER» ET SON DOMESTIQUE.—LES IDÉES DE RÉVILIOD.—UNE CONVERSATION AVEC LE CONSTRUCTEUR FRUSCOU.—L'AÉRONAT LE «RÉVILIOD N° 1».—APPROBATION DES PLANS.—LE PARC D'AÉROSTATION D'ECANCOURT.—Au 1er MAI.
—Firmin!...
—Monsieur m'a appelé?...
—Oui, je t'ai fait cet honneur. Personne n'est venu pendant mon absence?...
—Que Monsieur me pardonne!... Il est venu plusieurs personnes, au contraire, pendant que Monsieur était absent.
—Et qui était-ce?... Parleras-tu, bourreau, avec tes circonlocutions?...
—Si Monsieur me bouscule, je suis dans le cas de m'embrouiller...
—Ah! quelle patience!...
—Il est d'abord venu l'ami de Monsieur...
—Lequel, d'ami?... Il y a tant de gens qui se disent mes amis pour pouvoir m'emprunter de l'argent à l'occasion!...
—C'est celui qui a un nom si difficile à prononcer, M. Je ne sais qui...
—Genestweski, le Russe, probablement?...
—M. Genetséqui, c'est cela même, Monsieur.
—Je ne m'étais pas trompé, en ce cas. Et après?...
—Il est venu ensuite... Ah! l'abonneur...
—Comment, à la bonne heure, qu'est-ce que tu me chantes-là?...
—Je prie Monsieur de m'excuser. Je veux dire l'abonneur, l'assureur, enfin l'individu qui veut inscrire Monsieur contre les accidents de sport.
—Ah! ce courtier que j'ai déjà mis trois fois à la porte! Il est entêté, l'animal. Je t'ai donné l'ordre de lui répondre que je n'y serais jamais pour lui.
—Je n'ai pas manqué de suivre les ordres de Monsieur, d'autant plus que Monsieur était réellement sorti.
—C'est tout?...
—Ah! Il est encore venu un gros, qui fait l'important et qui a une voix de centaure. Il m'a dit qu'il fallait absolument que vous alliez le voir le plus tôt possible, qu'il avait besoin de vous parler.
—Un gros, qui a une voix de stentor... T'a-t-il au moins dit son nom?...
—Certainement, et j'allais le dire à Monsieur quand Monsieur m'a coupé le fil...
—C'est?...
—Monsieur Fruscou, ingénieur!...
—Fruscou!... Le constructeur de mon aéronat!... Tu ne pouvais pas le dire plus vite, triple lambin!...
—Je ne pensais pas, Monsieur...
—Tu ne pensais pas!... Tu ne penses jamais rien d'ailleurs!... Il n'y a pas de place, dans la noisette qui te sert de tête, pour une idée tout entière, et il faut un maître aussi patient que je le suis pour endurer tes lenteurs, mon pauvre Firmin!...
—Alors, c'est vrai que Monsieur veut monter aussi en ballon comme Messieurs ses amis?...
—Oui, Firmin, et je t'emmènerai avec moi dans le voyage que je projette d'entreprendre. Tu me feras la cuisine sur le moteur du ballon et je te réserverai une cabine à l'intérieur du ballonnet compensateur.
Les rares cheveux du digne valet de chambre du Petit Biscuitier, Claude Réviliod,—car c'est dans l'appartement particulier de cet amateur fanatique d'aérostation que la conversation qui vient d'être rapportée s'échangeait,—se dressèrent sur son crâne dégarni.
—J'espère que Monsieur veut plaisanter!... balbutia-t-il.
—Est-ce que tu refuserais de me suivre, par hasard?...
—Monsieur connaît mon dévouement pour lui, depuis trois ans que je suis à ses ordres, après quatorze ans passés au service de la famille. Je suivrai Monsieur, mais ce sera ma mort sûre!...
—Comment ta morsure?... Tu n'as pas terminé avec tes continuels coq-à-l'âne, Firmin?... Je finirai par te mettre en disponibilité, comme un officier qui a commis une boulette!... En attendant, va t'informer si le déjeuner est prêt!
—Monsieur est servi!... s'empressa de répondre le domestique.
—Tant mieux, car il va me falloir mastiquer avec célérité et vigueur. Je suis extraordinairement occupé cette après-midi. J'ai au moins cent cinquante-trois rendez-vous, sans compter Fruscou qui m'attend, à ce que tu viens de me dire.
—Avec son auto, Monsieur y arrivera bien!...
—Que le ciel t'entende, Firmin, car il y va de la réussite de mes projets les plus chers!...
La conversation entre Claude Réviliod et son fidèle Firmin prit fin sur ces mots. Le jeune homme passa de son cabinet dans la salle à manger où il s'attabla hâtivement.
Trois mois s'étaient écoulés depuis la fondation de l'Aéro-tourist-club par le marquis de La Tour-Miranne, aidé d'une douzaine d'amis. On était dans la première quinzaine de janvier, ce qui expliquait le surmenage dont se plaignait le petit Biscuitier. Il avait, en effet, à satisfaire en même temps aux convenances mondaines, en cette période qui suit le renouvellement de l'année, et à suivre la réalisation de ses idées, car il n'avait pas renoncé, loin de là, à ses projets de navigation aérienne à l'aide de ballons dirigeables.
Dans diverses circonstances: au Salon de l'Aéronautique, à la quinzaine d'aviation de Juvisy et chez des amis communs, Réviliod avait eu l'occasion de rencontrer l'un ou l'autre des membres de l'Aéro-tourist-club. Après échange des politesses et lieux communs d'usage, il était obligatoire que la conversation tournât sur le chapitre, plus que jamais à l'ordre du jour, de la locomotion aérienne.
—Eh bien!... entamait d'un ton ironique Réviliod, ça marche votre Société? Combien êtes-vous maintenant d'adhérents?...
—Nous ne cherchons pas, pour l'instant, à augmenter le nombre des membres du Club, lui répondait l'interpellé. Nous tenons d'abord à faire nos preuves.
—Les accidents répétés causés par l'aéroplane, la mort de Selfridge, de Lefebvre, du capitaine Ferber ne vous refroidissent pas un peu?...
—Ils ne nous découragent pas, et nous espérons bien les éviter, en prenant les précautions indiquées par l'expérience.
—Bonne chance, dans ce cas. Pour ma part, je préfère m'en tenir au dirigeable. Au moins je disposerai toujours d'un flotteur de sûreté dans le cas d'une panne subite.
—Avez-vous oublié la catastrophe du République?... Voyez à quoi a servi le fameux flotteur de sûreté dans cette circonstance!...
—Oui, mais il y a moyen d'éviter un accident aussi ridicule que la rupture d'une branche d'hélice, et ce moyen je compte bien l'employer.
—Alors, vous comptez toujours faire du tourisme en dirigeable, cette année, Réviliod?...
—Certainement, je compte bien vous démontrer, par des preuves irréfutables, que le ballon, bien agencé, bien compris et bien conduit, peut fournir des résultats autrement intéressants que vos espèces de cerfs-volants-boîtes à moteur. Pendant que vous ferez de méchants sauts de crapaud, à deux ou trois mètres au-dessus des taupinières de la plaine, moi je planerai superbement à la hauteur qui me plaira, et je franchirai sans peine en une heure l'espace que vous mettrez une journée à parcourir, encore heureux si vos moteurs n'ont pas de ratés et ne vous obligent pas à prendre terre toutes les trois minutes.
—Vous êtes dur pour l'aéroplane, Réviliod, mais je vous trouve un peu partial; car il me semble que vous oubliez aussi les nombreux inconvénients de l'aéronat comparé à l'aéroplane, surtout dans un voyage par étapes. Il vous faudra des hangars d'abri à tous vos points d'arrêt et un personnel nombreux et expérimenté pour vous permettre d'atterrir sans danger.
—Vous exagérez la fragilité du ballon. D'ailleurs, pensez-vous que je vais prendre un aéronat de 4.000 mètres cubes de capacité comme le République?
—Que comptez-vous donc employer?...
—Je tiens à vous en faire la surprise. Vous verrez cela au mois de mai prochain, et vous serez forcé de reconnaître que j'avais raison dans mes assertions.
—Évidemment, vous pouvez avoir un appareil parfait en tous points. Votre fortune vous le permet. Il n'empêche que, jusqu'à plus ample informé, je conserve ma confiance dans le principe de l'aéroplane.
—Principe erroné et qui ne peut conduire à rien de bon vous le verrez. Mais il n'est, je le sais, pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et, puisque vous refusez de prêter l'oreille aux meilleures raisons théoriques, je vous donnerai la preuve expérimentale de la valeur de mes affirmations.
—Et je serai heureux, dans ce cas, de reconnaître que je me suis trompé! répondait courtoisement l'interlocuteur du Petit Biscuitier.
L'hiver, cependant, s'écoulait, et pendant que le président de l'Aéro-tourist-club et ses amis s'occupaient de la mise en chantier des véhicules aériens destinés, dans leur pensée, à remplacer les automobiles terrestres qui ne leur offraient plus d'attraits, Réviliod, de son côté, cherchait un constructeur capable de réaliser ses plans. Ce constructeur il finit par le trouver dans la personne de Fruscou, un aéronaute de valeur, ancien élève et collaborateur de Gabriel Yon, qui avait contribué pour sa bonne part au développement pris depuis vingt ans par les questions de locomotion aérienne.
M. Maurice Fruscou avait édifié à Boulogne-sur-Seine un immense établissement où l'on fabriquait non seulement tous les organes, entrant dans la composition d'un matériel aérostatique ordinaire, mais toute la partie mécanique nécessaire aux ballons captifs et aux dirigeables: voitures-treuils pour parc d'aérostation militaire, appareils à hydrogène pour le gonflement, moteurs à vapeur et à essence, fixes et transportables, etc. Enfin un atelier venait d'être organisé pour la construction des aéroplanes, monoplans et polyplans dont les commandes affluaient.
Après un déjeuner rapidement expédié, Claude Réviliod descendit dans la cour du petit hôtel particulier qu'il habitait avenue du Bois de Boulogne. Son auto, son chauffeur en livrée vert sombre, sur son siège, l'attendait, prête à démarrer.
—Vite, Tiburce!... dit-il. A Boulogne, chez Fruscou, l'aéronaute.
Le chauffeur acquiesça d'un geste muet et prit sa place au volant. Un instant après, l'auto glissait silencieusement sur le macadam de l'avenue; sa vitesse s'accélérait, et, vingt minutes plus tard, elle stoppait devant la porte principale du grand établissement civil d'aérostation.
Le Petit Biscuitier venait à peine de franchir le seuil du vaste hangar contenant les ballons en cours de fabrication, qu'une voix tonitruante se fit entendre.
—Tiens! cet excellent M. Réviliod!... Enchanté de vous voir, nous allons régler la question de votre dirigeable!
—Ayant appris votre visite infructueuse ce matin, je me suis empressé d'accourir, répondit le jeune homme en secouant amicalement la main que lui tendait le célèbre aéronaute. Alors les plans sont terminés?...
—Oui, les études sont achevées et je n'attends plus que votre ordre de mise en chantier.... Mais entrez donc, je vous prie, dans mon bureau, je reviens de suite avec les bleus.
Maurice Fruscou s'éloigna, pendant que l'aspirant navigateur pénétrait dans la pièce indiquée. Deux minutes après, le constructeur était de retour, tenant à la main un rouleau de papiers qu'il étendit sur une table à dessin placée devant la fenêtre.
—Voici d'abord une vue générale en élévation de votre futur yacht aérien le Réviliod n°1, fit, d'une voix dont il s'efforçait vainement d'atténuer les sonorités, le grand fournisseur des flottes aériennes françaises.
—Le Réviliod n°1, oh! oh!... Cela me paraît bien un peu prétentieux, pour un modeste amateur qui n'a encore qu'une demi-douzaine d'ascensions à son actif, interrompit le Petit Biscuitier. Je ne m'appelle pas Santos-Dumont ou Blériot, moi!...
—Peut-être serez-vous un jour plus célèbre qu'eux!... riposta sérieusement Fruscou. Ils ont débuté comme vous, mon cher client!... Mais enfin, le nom à donner à votre navire pourra être choisi plus tard et à votre convenance. Pour l'instant, il s'agit de déterminer ses dimensions et son aménagement.
—Vous avez décidément adopté un cube de quinze cents mètres, je vois, reprit Réviliod penché sur le dessin et l'examinant curieusement.
—C'est le chiffre qui convenait le mieux, étant donné que vous ne transporterez que trois personnes à votre bord, en sus de l'équipage nécessaire, et que vous voulez cependant un moteur robuste et puissant.
—C'est en effet, une chose qui me paraît indispensable et à laquelle je tiens.
—Eh bien! sur la force ascensionnelle totale, je peux prélever le poids d'un moteur de 70 chevaux avec son approvisionnement d'essence et d'eau pour huit heures!...
—C'est merveilleux, et je vous en félicite, car cela nous procurera évidemment une vitesse double de celle que nous eût donné un moteur de 35 H.P.
—Hélas non! mon cher Monsieur.
—Comment cela?...
—Pour doubler la vitesse de marche d'un navire, il faut, ainsi que l'expérience l'a montré, non pas doubler, mais octupler, c'est-à-dire multiplier par huit la puissance de la machine motrice, car, d'une manière générale, le travail moteur par seconde, ou la force dépensée, ce qui revient au même, est proportionnel au cube des vitesses, dans l'air comme dans l'eau.
—Ah! diable!... Alors, nous n'irons pas beaucoup plus vite en ce cas!...
—Je vous demande pardon. En donnant à la carène du ballon une forme générale analogue à celle de l'aéronat le France de Renard et Krebs, qui peut, encore aujourd'hui, servir de modèle et de point de départ, une puissance motrice de huit chevaux fournira une vitesse propre de six mètres environ.
En octuplant cette puissance, nous doublerons donc la vitesse, et votre moteur de 70 chevaux vous donnera dans les environs de douze mètres par seconde, près de 44 kilomètres à l'heure en air calme.
—On ne filera pas comme des hirondelles ou des aéroplanes, mais je ne tiens pas, après tout, à une rapidité de marche extraordinaire. Tout ce que je demande, c'est de ne pas être trop fréquemment immobilisé à terre par la force du vent.
—Rassurez-vous à ce sujet. D'après les recherches effectuées pendant de longues années à l'établissement de Chalais-Meudon, on peut affirmer qu'un ballon dirigeable possédant une vitesse propre de douze mètres par seconde peut évoluer dans tous les sens à travers l'atmosphère 815 fois sur 1.000, c'est-à-dire plus de trois jours sur quatre, et qu'il pourrait remonter le courant aérien, avec une vitesse de deux mètres par seconde, 708 fois sur 1.000. Vous voyez donc que votre crainte est vaine et que vous ne devrez pas rester trop souvent fixé à la terre!...
—Vous me rassurez sur ce point, mais je voudrais bien l'être également sur la question des atterrissages qui n'est pas, je l'avoue, sans me préoccuper...
—A quel point de vue?...
—Devrai-je faire édifier des hangars partout où je voudrai m'arrêter?... Il faudra bien des garages pour mon automobile aérienne!...
Le grand constructeur se mit à rire.
—N'est-ce que cela qui vous embarrasse, fit-il. Sachez donc que j'ai résolu la question. Évidemment il vous faut de toute nécessité un port d'attache, un hangar fermé où le dirigeable pourra être remisé tout gonflé. Mais, pour un voyage par escales, il suffira d'expédier, à chaque endroit fixé d'avance pour un arrêt, un matériel de campement que j'ai combiné et expérimenté avec mes aéronats militaires. Rien n'est plus simple que la mise en place de ce matériel qui permet de soustraire le ballon à l'action des rafales, et je mettrai votre équipage au courant. Il n'y aura que dans le cas relativement rare où une violente tempête éclaterait sans que vous ayez le temps de regagner votre hangar d'abri, que ce matériel se trouverait insuffisant, et alors vous dégonfleriez en quelques secondes en ouvrant le chemin de déchirure du ballon.
—Vous vous chargez de me fournir un bon pilote et un mécanicien pour la conduite de l'aéronat?...
—Oui, je vous donnerai un de mes élèves comme aéronaute: Jules Neffodor, et comme mécanicien un garçon très débrouillard et pour qui le moteur à pétrole n'a pas de secrets; Gellinier, tel est son nom. Vous en serez très satisfait.
Les yeux du Petit Biscuitier s'étaient portés vers un tableau suivi de nombreux chiffres et qui occupait tout un angle du grand dessin représentant le navire aérien en question. Maurice Fruscou suivit la direction de son regard et reprit:
—Ah! vous regardez le tableau des poids. J'ai serré la question de près comme vous pouvez le voir, et j'ai gagné plus de 200 kilos sur le total. Voyez plutôt!
Et l'ingénieur lut les chiffres suivants:
Aéronat Réviliod n° 1, cube 1.500 mètres, ballonnet à air 150 mètres, force ascensionnelle nette: 1.450 kilogrammes.
Enveloppe vernie (ballonnet à air compris) Housse de suspension et ralingues Quille, empennage stabilisateur, soupapes Poutre-armée, nacelle A reporter Report Moteur de 70 chevaux complet Essence et eau pour huit heures de marche Ventilateur pour le service du ballonnet Hélice à deux palettes en toile et acier, et son arbre Gouvernails horizontaux et verticaux Poids de cinq personnes (à 70 kil. chaque) Accessoires divers, outils, etc Lest de route Force ascensionnelle au départ Total |
330 40 45 115 530 530 80 150 35 65 30 350 40 150 20 1.450 |
kilos. — — — kilos. kilos. — — — — — — — — — kilos. |
—En effet, en effet, marmotta le néophyte; il me semble que vous n'avez rien oublié. Seulement 150 kilos d'essence et d'eau pour alimenter pendant huit heures consécutives un moteur de 70 chevaux, cela me paraît fort peu; car je crois savoir qu'il faut compter un demi-litre d'essence par heure et par cheval. Or, 70 chevaux demandent 35 litres, et pour huit heures cela fait 280 litres. D'autre part, on perd bien quatre litres d'eau à l'heure par évaporation avec un 70 H.P. soit encore 32 kilos pour huit heures. J'arrive donc à un total de 228 kilos au lieu de 150.
—Et vous en concluez, n'est-ce pas, que mes calculs ne sont pas justes?...
—Dame!...
—Eh bien! mon cher client, votre conclusion n'est pas exacte, parce que vous ne tenez pas compte d'un point de première importance....
—Bah! Et lequel donc?...
—Le moteur à pétrole a l'inconvénient de délester constamment le navire aérien pendant son fonctionnement, si bien que le ballon perd inutilement du gaz par suite de sa tendance à s'élever. Or, votre moteur est à quatre cylindres, indépendants deux par deux; c'est-à-dire qu'il est formé, en réalité, de deux moteurs à deux cylindres pouvant fonctionner indépendamment l'un de l'autre. L'un de ces moteurs est alimenté de pétrole gazéifié dans un carburateur suivant le procédé ordinaire, mais l'autre peut être alimenté à volonté par l'hydrogène du ballon, dont il absorbe 16 mètres cubes à l'heure. L'aéronat, qui se trouve délesté de 18 litres d'essence et 5 d'eau, soit 20 kilogrammes, perd dans le même temps 20 kilos de force ascensionnelle. Le gain et la perte se trouvent donc contrebalancés, grâce à ce dispositif nouveau, et il en résulte que l'appareil conserve son équilibre en hauteur.
—Oui, mais en huit heures j'aurai perdu 128 mètres cubes d'hydrogène!... fit observer le client.
—Et dépensé 140 litres d'essence et 40 d'eau, soit les 150 kilos prévus au tableau. C.q.f.d!... riposta le constructeur. Il est bien certain qu'il faudra ravitailler le dirigeable en hydrogène, pétrole et eau, à chacune de ses escales! C'est là une inéluctable nécessité!... Mais voyez, en revanche, quels avantages vous retirerez de l'usage d'un semblable moteur, avec lequel vous pourrez, ou bien naviguer à petite vitesse en ne faisant travailler que deux cylindres sur quatre et en alimentant à volonté ces cylindres, soit d'hydrogène, soit d'air carburé, ou bien aller à une vitesse plus grande en faisant fonctionner les quatre cylindres. Vous avez, en réalité, deux moteurs indépendants que vous pouvez accoupler au besoin ou faire travailler individuellement en cas de panne de l'un des deux. C'est un gros, gros avantage et que ne possède aucun des aéronats actuels!...
L'aéronaute s'échauffait en parlant.
—Oui! Vous allez disposer d'un navire aérien qui sera pourvu des tous derniers perfectionnements suggérés par une expérience déjà longue. L'équilibre longitudinal, transversal et vertical de l'aéronat est assuré; sa vitesse lui permettra de sortir au moins trois jours sur cinq et de revenir à son point de départ. Il pourra camper au besoin en plein champ pour passer la nuit sans redouter d'être emporté par la brise ni exiger tout un régiment pour le retenir!...
Claude Réviliod, qui avait consulté sa montre, tout en feuilletant les dessins d'exécution, parvint à endiguer le torrent d'éloquence du redondant constructeur. Il coupa:
—Vous avez raison, mon cher Fruscou, et d'ailleurs je m'en remets entièrement à vos lumières pour me procurer ce qui pourra se faire de mieux. Je vous ai dit que, pour obtenir le summum de la perfection en fait de dirigeable de plaisance, la question d'argent passait pour moi au second rang. Par conséquent n'épargnez rien pour que la réussite soit complète.
—Vous pouvez en être assuré. A moins, bien entendu, de temps exceptionnellement mauvais et de tempêtes, la solidité du matériel sera parfaite.
—Bien. Résumons donc cette conversation. Voici l'ordre de mise en chantier d'un dirigeable qui devra être conforme en toutes ses parties aux plans que vous venez de me soumettre. Nous sommes le 12 janvier, à quelle date prenez-vous l'engagement d'effectuer la livraison?...
Le grand constructeur réfléchit un instant.
—Le 30 avril prochain, répliqua-t-il enfin, tout le matériel sera rendu au parc de manoeuvre que vous m'indiquerez.
—Ce parc ne sera pas très éloigné. Vous connaissez Triel sur la Seine?...
—Triel, oui. J'y suis descendu de ballon, il y a deux ans. Un douze cents mètres cubes. Figurez-vous...
—A quelques kilomètres de là, sur le versant des bois de l'Hautie regardant la vallée de l'Oise, coupa Réviliod, j'ai eu l'occasion d'acheter une propriété de près de quatre hectares entourée de hauts murs et d'arbres très élevés. Je vais la faire aménager en vue de l'usage auquel je la destine, c'est-à-dire faire niveler les pelouses.
—Et surtout édifier un hangar abrité des vents d'ouest, je vous le recommande!
—J'ai pris rendez-vous pour cet après-midi même avec un architecte spécialiste que je compte charger de ce travail.
—Le ballon mesurant 7 m. 50 de diamètre au maître-couple et 48 m. 50 de longueur, le hangar devra avoir les dimensions suivantes: longueur 50 mètres, largeur 12 mètres, hauteur maximum 15 mètres. La face d'avant de ce hangar devra être démontable pour sortir et rentrer le ballon à volonté.
Le Petit Biscuitier prit note sur son carnet de ces chiffres, et il serra la main de l'ingénieur aéronaute.
—Voilà donc qui est convenu, dit-il. Le premier mai prochain, je serai au parc d'Ecancourt afin d'assister à l'arrivée du matériel que le hangar sera tout prêt à recevoir. Vous penserez également à envoyer un appareil à gaz pour produire l'hydrogène nécessaire au gonflement...
—Je ne l'oublierai pas.
—Combien faudra-t-il de temps ensuite pour ajuster les machines et préparer l'aérostat?
—Une douzaine de jours au plus.
—Bon, en ce cas nous serons prêts vers le 15 mai, c'est tout ce qu'il faut.
—Vous pouvez compter sur moi pour cette date.
—Je me fie à votre parole. A fin avril, donc!...
Et sur une dernière et cordiale étreinte, le futur navigateur aérien regagna sa voiture tout en monologuant:
—Je serai prêt avant les autres. Nous verrons alors qui l'emportera de l'aéroplane ou du dirigeable. A nous deux, mon petit La Tour-Miranne, à nous deux!...
CHAPITRE V
MAÎTRE MARTIN LANDOUX L'INVENTEUR.
HISTOIRE DE MARTIN LANDOUX.—LES AVATARS D'UN GRAVEUR.—ROI DU VOLANT!—ON DISCUTE FERME.—UNE PROPOSITION INATTENDUE.—LES IDÉES D'UN MÉCANICIEN AU SUJET DES AÉROPLANES.—SIX BIPLANS EN CHANTIER.
Martin Landoux était un débrouillard et un original.
Parisien pur sang, né vers l'époque de l'Exposition de 1868, rue Corbeau, dans le faubourg du Temple, de parents et de grands parents originaires de la capitale, Martin constituait un remarquable spécimen de cette race relativement peu nombreuse, Paris étant surtout peuplé de provinciaux déracinés, attirés par l'espoir, souvent déçu hélas! du gain plus facile et de la vie plus aisée.
Le père de Martin était «pompier» de son métier. On donne ce nom aux ouvriers tailleurs chargés de la rectification des vêtements sur mesure. Son gain étant modeste, il ne put donner à son fils toute l'instruction qu'il eût voulu, car l'enfant avait l'esprit ouvert et compréhensif. A douze ans, le jeune Martin dut quitter l'école communale du quartier, où on le considérait comme un élève intelligent, bien qu'un peu espiègle.
La vocation de Martin était de devenir mécanicien et de conduire des locomotives; mais pour réaliser cette ambition, il lui eût été indispensable de continuer à s'instruire, de passer ensuite les trois années d'études réglementaires dans une école d'Arts-et-Métiers. Ces gros sacrifices, l'ouvrier tailleur ne pouvait les consentir, car il lui fallait encore songer à l'avenir de ses trois autres garçons, les cadets de Martin. Cependant, il voulait que son enfant eût entre les mains un bon métier manuel, et pour cela il le mit en apprentissage chez un graveur industriel qui promettait des gains d'importance croissante à partir de la deuxième année d'apprentissage.
Pendant ces vingt-quatre mois, Martin Landoux porta plus fréquemment des paquets en ville qu'il ne grava de plaques de portes, de timbres de commerce ou de colliers de chiens, mais c'est le sort ordinairement réservé aux «attrape-science», et il n'avait ni à s'en étonner, ni à s'en fâcher. Cependant, il apprit peu à peu le maniement des burins et du grattoir, et chose plus avantageuse encore, il acquit les premières notions de dessin, car, sur les conseils du patron, le père Landoux avait fait inscrire l'apprenti à l'école Germain-Pilon pour suivre les cours de dessin du soir, et il tenait la main à l'exactitude de l'élève.
A quinze ans, alors que le jeune Martin allait passer au rang d'ouvrier graveur, son patron mourut et l'apprenti dut chercher à se faire embaucher dans un autre atelier. Ce fut là chose difficile, car le débutant n'était pas fort habile encore dans son métier, et on le trouvait trop jeune. Martin Landoux se fatigua vite de végéter, et il chercha à se tirer d'affaire d'une autre manière. Il tâta successivement, mais sans grand succès, de différents métiers ayant avec la gravure plus ou moins de parenté. Enfin, il trouva sa voie, à dix-huit ans, en entrant, en qualité d'aide-magasinier, dans une grande usine de vélocipèdes, emploi qu'il avait pris en désespoir de cause et ne trouvant nulle part à se caser.
A ce moment—en 1886—la bicyclette était dans sa période la plus florissante, et l'on ne parlait que courses et records sur la machine à deux roues. En dehors de son travail journalier au magasin, Martin qui était vif et nerveux, s'entraînait sur les machines de la maison, et tous les dimanches il prenait part, souvent avec succès, aux courses d'amateurs données à Paris ou dans les environs.
La bicyclette n'était pas alors aussi parfaite qu'aujourd'hui et les réparations étaient fréquentes. Le recordman amateur avait eu bien des fois à démonter et remonter sa monture d'acier, il connaissait à fond, par la pratique journalière, tous les secrets de la mécanique; il changea bientôt son fusil d'épaule et demanda à passer du magasin à l'atelier de réparations, ce qui lui fut accordé.
Mais vint à sonner l'heure de la conscription pour le graveur devenu mécanicien, et il dut quitter la capitale pour servir pendant trois années—en réalité trente-quatre mois—en qualité de soldat de deuxième classe d'abord, puis de caporal et de sergent, au 72e d'infanterie à Vitré.
Lorsqu'il revint, en 1892, la bicyclette était passée au second plan et on ne parlait plus que des voitures sans chevaux, à vapeur, à pétrole ou à moteur électrique.
Délibérément, Martin Landoux lâcha la bécane pour l'auto, suivant ainsi l'exemple de nombreux disciples de la petite reine. Il devint bientôt un de ceux que l'on appela les «rois du volant», et plus d'une fois il conduisit à la victoire, dans des courses retentissantes, les voitures de la maison dont il était devenu l'un des meilleurs mécaniciens et qu'il ne quitta que pour devenir employé principal d'une firme nouvellement créée, laquelle lui avait fait des conditions exceptionnelles, un «pont d'or» comme on dit, pour entrer à son service et mettre ses moteurs et autos «au point».
Malheureusement, lorsque peu après l'Exposition Universelle de 1900 l'industrie automobile subit un moment d'arrêt, la nouvelle marque périclita et dut liquider son actif. Martin Landoux, qui s'était marié et était père d'une ravissante fillette, avait été fort heureux de retrouver une modeste situation de chef d'atelier dans une usine de moteurs à pétrole. Vint Santos-Dumont qui donna la démonstration de la possibilité de s'élever dans l'air par des moyens purement mécaniques. Landoux prit part des premiers au mouvement qui se dessinait. S'étant procuré les fonds indispensables, il parvint à organiser un atelier de construction de moteurs légers et d'aéroplanes.
C'était Médouville, l'ami du marquis de La Tour-Miranne et secrétaire général de l'Aéro-tourist-club, qui avait fourni à Martin Landoux les moyens matériels de réaliser ses inventions, et en revanche le sportsman comptait absolument sur le mécanicien pour réaliser ses projets de tourisme aérien.
Ainsi qu'il l'avait prouvé à vingt reprises, Martin Landoux était un esprit fin et délié, fécond en ressources et sachant se plier à toutes les circonstances, sans jamais perdre un instant sa bonne humeur et sa confiance dans l'avenir. Il était, de son propre aveu, un «pas bileux», qui ne prenait jamais rien au tragique et assurait toujours que tout irait bien. S'il est, dans l'existence moderne, beaucoup de caractères moroses, toujours disposés à voir les choses sous le jour le plus fâcheux, il en est heureusement nombre d'autres qui semblent voir la vie à travers des lunettes roses. Martin Landoux était de ceux-là.
Au physique, c'était un gaillard de taille moyenne, sec et nerveux, les cheveux châtain clair légèrement frisés, mais avec une moustache et un fer à cheval de nuance plus claire. Les yeux gris regardaient toujours en face l'interlocuteur auquel leur possesseur s'adressait, et leur regard prenait une singulière acuité lorsque le mécanicien avait quelque difficulté technique à résoudre. Leur expression était toutefois corrigée par le pli un peu goguenard stéréotypé sur les lèvres bien ourlées et d'un rouge vif, indice de bienveillance. L'ensemble était sympathique à première vue, et qui connaissait Martin Landoux ne tardait pas à devenir son ami. Aussi le brave garçon, qui avait fait lui-même sa situation à force d'énergie, était-il estimé de tous ceux avec qui il s'était trouvé en relations au cours de son existence mouvementée.
L'établissement qu'il avait créé avec l'aide financière de Médouville était situé sur le bord de la Seine, à Levallois-Perret, non loin des célèbres usines Clément-Bayard, dont le fondateur commença, lui aussi, par être un modeste ouvrier serrurier avant de devenir un puissant industriel. Cet établissement comportait d'abord un vaste hangar, où l'on pouvait procéder au montage simultané d'une demi-douzaine d'aéroplanes, et un long bâtiment divisé en plusieurs pièces largement éclairées par des baies et des plafonds vitrés. Cette usine avait été longtemps occupée par un constructeur de canots automobiles. Mais, ne faisant pas ses affaires, cet industriel avait dû se retirer, laissant toutefois son outillage aux mains de son propriétaire. Martin Landoux, toujours fureteur, avait déniché cette occasion, et il avait pu, en appropriant les locaux à leur nouvelle destination, installer dix ouvriers travaillant à la fabrication et à l'ajustage des moteurs légers pour l'aviation, ainsi qu'à l'usinage des pièces mécaniques entrant dans la composition des machines volantes de son système.
Le mercredi 3 novembre, trois personnes, se trouvaient réunies dans le bureau des études du constructeur d'aéroplanes et de moteurs légers. Ces trois personnes étaient les dirigeants de l'Aéro-tourist-club: La Tour-Miranne, Médouville et Outremécourt. La conversation était animée.
—Ainsi donc, articulait le jeune président, vous n'êtes pas partisan du monoplan, monsieur Landoux?...
—Je ne dis pas qu'il soit dénué de toutes qualités, monsieur le marquis, mais j'ai plus confiance dans le biplan qui est d'abord plus stable et plus facile à conduire...
—Le monoplan est plus vite, je crois, hasarda La Tour-Miranne.
—En effet, Santos-Dumont avec sa Demoiselle a volé à près de cent à l'heure entre Saint-Cyr et Bue, mais, à côté de cela, Glen Curtis a égalé, à quelques cinquièmes de seconde près, la vitesse de Blériot, et cependant il montait un biplan. Enfin, ce n'est pas la grande vitesse que vous cherchez, je crois...
Le père Tranquille, Outremécourt, intervint.
—Non, tout ce que nous désirons c'est d'avoir, surtout, le moins de pannes possible en cours de route. Quant à la rapidité, nous nous contenterons très bien d'une moyenne de quarante à cinquante kilomètres à l'heure.
—Pour cela, il faut avoir avant tout un moteur irréprochable, reprit l'inventeur, et on peut y arriver en ne sacrifiant pas outre mesure à la légèreté. Messieurs, je crois avoir votre affaire, et je suis persuadé que vous serez satisfaits des services que mon nouveau type de moteur vous rendra.
—N'oubliez pas, fit observer à son tour Médouville, que nos appareils devront être capables de transporter un passager en plus du conducteur.
Martin Landoux se leva et atteignit, parmi un monceau de calques et de dessins d'exécution, une feuille qu'il déroula sous les yeux de ses interlocuteurs.
—Voici, messieurs, dit-il, un dessin représentant le modèle dont je me permets de vous conseiller l'adoption.
—Ah! ah!... voyons donc, modula le président en s'approchant.
—C'est un biplan rappelant dans ses lignes principales le Wright, c'est-à-dire dépourvu de tout fuselage et de toute cellule ou queue stabilisatrice, cet organe encombrant et d'ailleurs complètement inutile, sinon nuisible...
—Comment, nuisible?.... se récria le sportsman.
—Oui, nuisible, je ne m'en dédis pas, car c'est à sa présence que j'attribue la mort du capitaine Ferber. Il faut donc supprimer cet appendice encombrant. D'ailleurs, ainsi que l'a très judicieusement énoncé un technicien de haute valeur, des travaux de qui je me suis inspiré, H. Noalhat, il faut, pour devenir maître des éléments et dompter les lois de la nature, créer un jeu de forces antagonistes, continuellement en action, ce qui permet de réaliser l'équilibre cherché.
—Mais la cellule stabilisatrice le donne automatiquement, cet équilibre!
—Ah!... L'automatisme!... fit l'inventeur en branlant la tête. C'est souvent un tort que d'attacher une importance capitale au fonctionnement automatique d'un organe!... Concevriez-vous, messieurs, une bicyclette dont la direction serait automatique?... Or la direction d'un aéroplane n'est pas sans ressemblance, et je crois que l'on réalise bien mieux l'équilibre en tenant le guidon qu'en se fiant à l'action d'une surface le mieux agencée qu'il soit possible.....
—Peut-être avez-vous raison, murmura Outremécourt.
—Pour moi, repartit Martin Landoux, on peut comparer une machine volante à un bateau sous-marin. Ce sont là deux faces d'un même problème, et l'on n'a qu'à copier ce qui donne de bons résultats dans un système pour avoir les mêmes avantages dans l'autre. Or, comment assure-t-on l'équilibre dans un bateau sous-marin?... En créant un jeu de forces que l'on équilibre, non pas automatiquement, mais à la main. Pour maintenir une route horizontale, on incline d'abord la paire de gouvernails d'arrière que l'on fixe suivant l'inclinaison convenable. On donne ensuite l'inclinaison voulue à la paire de gouvernails d'avant que l'on manoeuvre à l'aide d'une roue de barre, et cette roue est mise aux mains d'un pilote qui, les yeux fixés sur le manomètre d'immersion, s'efforce de maintenir l'horizontalité par des déplacements imperceptibles des gouvernails. Il en est de même dans l'aéroplane. Les plans sustenteurs correspondent aux plans horizontaux d'arrière du sous-marin, et leur inclinaison fixe est telle qu'elle correspond au meilleur angle d'attaque possible. A une certaine distance en avant, se trouvent les plans équilibreurs ou stabilisateurs dont le pilote doit pouvoir modifier constamment l'obliquité. C'est en somme le principe appliqué par les Wright.
—Revenons-en à nos aéroplanes, dit le marquis.
—Voici donc un point d'élucidé, continua imperturbablement l'inventeur. L'équilibre sera obtenu par des moyens réellement scientifiques et rationnels. Il en sera de même pour la question des virages pendant le vol et surtout pour le départ qui n'exigera pas un champ de manoeuvres pour prendre l'élan indispensable...
—Ah! ah!... Voilà qui devient intéressant!...
—Oh! c'est bien simple. J'adjoins à chaque cellule une hélice ascensionnelle que l'on mettra en marche au moment du départ. L'ascension s'opérera donc, sinon tout à fait sur place, tout au moins dans un espace très restreint et suivant un angle très accentué. La hauteur désirée une fois atteinte, ces deux hélices ascensives seront progressivement débrayées et toute la puissance du moteur sera reportée sur les hélices propulsives. Le chariot de roulement peut donc être réduit à sa plus simple expression. Pour l'atterrissage, la manoeuvre inverse sera effectuée; les hélices propulsives ralentiront en même temps que les ascensives se mettront à tourner de plus en plus vite jusqu'au moment où l'arrêt presque complet est obtenu, et alors l'appareil se posera à terre sans le moindre choc.
—Voilà une chose bien comprise, approuva le bailleur de fonds des établissements Martin Landoux, et cette adjonction s'imposait, car elle augmente notablement la sécurité de l'aéroplane. Je l'adopte donc pour ma part et j'engage vivement mes amis à suivre mon exemple. Qu'en pensez-vous, La Tour-Miranne, et vous Outremécourt?...
Ceux-ci avaient suivi avec attention les explications du constructeur, tout en consultant de temps à autre les plans étalés sous leurs yeux.
—Ainsi donc, fit le marquis, vous pourrez nous établir une première série de six aéroplanes identiques à celui que vous venez de nous décrire, c'est-à-dire ayant pour caractéristiques: Biplans à ailerons, munis d'une paire d'hélices propulsives et d'une paire d'hélices ascensives, avec gouvernail de profondeur à l'avant, surface des plans sustenteurs, 50 mètres carrés, moteur de 24-30 chevaux. Poids à vide d'un appareil 280 kilos. Vitesse, 50 kilomètres à l'heure en portant un poids utile de 180 kilos, soit deux personnes et des provisions de combustible et d'eau pour deux heures de marche?... C'est bien cela, n'est-ce pas?...
—Absolument cela, monsieur le marquis.
—Bon, mais ce n'est pas tout, continua le président de l'Aéro-tourist club, il nous faut un professeur pour nous mettre au courant du maniement et de la conduite de ces appareils. Voulez-vous être ce professeur, monsieur Landoux?...
—Vous n'y songez pas, monsieur le marquis! Et mon atelier, mes ouvriers, qui les dirigerait, si je n'étais pas là!...
—Mais puisque nous allons absorber toute votre production d'ici six mois, il me semble que vous pouvez bien vous consacrer exclusivement à l'éducation—j'allais dire au dressage—des membres de notre Club!... D'abord, à quelle époque vous engagez-vous à nous livrer ces six premiers appareils?.
—J'espère que l'on pourra en effectuer le montage dans la seconde quinzaine du mois de mars prochain, répondit le mécanicien après un instant de réflexion.
—Donc, ce ne sera qu'au mois d'avril ou mai que vous aurez à vous déranger. Je dois vous dire que je compte organiser un aérodrome dans les propriétés qu'un de mes parents possède dans le département de l'Oise et où la place ne nous manquera pas, je vous le garantis! C'est là que l'on procédera au montage et aux essais des oiseaux mécaniques à l'aide desquels nous prétendons exécuter le tour de France, par étapes d'environ 100 kilomètres. Il faudra absolument que vous soyez présent pour surveiller cette mise au point et nous donner, par vos conseils et votre exemple, les connaissances spéciales, théoriques et pratiques, qui nous manquent entièrement afin de mener nos projets à bonne fin. Donc, pouvons-nous compter sur votre aide pendant cette période?... La chose est, pour nous, d'importance capitale.
—Vous ne pouvez pas nous refuser cela, mon brave Landoux, implora Médouville.
Le constructeur parut indécis. Il songeait que son absence pourrait nuire à la bonne marche du nouvel établissement qu'il était parvenu à fonder, mais, d'un autre côté, il ne voulait pas mécontenter son bailleur de fonds. Enfin il parut avoir pris son parti et releva la tête.
—Songez, insinua La Tour-Miranne que l'aérodrome est à peine à trois quarts d'heure d'auto de Lavallois et que vous pourrez veiller à vos affaires, tout en nous rendant le service que nous attendons de vous.
—J'accepte, répondit d'un ton ferme Martin Landoux. Le montage des aéros et leur mise au point s'effectueront à votre aérodrome par mes ouvriers et sous mes yeux. Et ce ne sera pas ma faute, je vous le promets, si vous n'êtes pas satisfaits de leur fonctionnement!...
—Voilà qui est bien dit, mon cher Landoux, fit avec satisfaction Médouville.
—Et moi je vous remercie de votre collaboration, au nom de tous les membres du club, ajouta La Tour-Miranne, en serrant chaleureusement les mains du mécanicien.
—A propos, interrompit celui-ci, je voulais vous adresser une question, monsieur le marquis, mais peut-être paraîtrai-je indiscret...
—Non, non, parlez, je vous prie.
—C'est bien une série de six appareils du même modèle que vous me demandez pour vous et vos amis?...
—Six, en effet.
—Votre Société ne compte-t-elle donc que six membres?
—Pardon, mon cher Landoux, nous sommes treize pour l'instant.
—En ce cas, les sept autres?...
—Préfèrent choisir eux-mêmes le système d'aéro qu'ils piloteront.
—Ah!... proféra simplement l'inventeur désappointé.
—Oui, je crois savoir que plusieurs préfèrent le monoplan, qui leur semble plus élégant et plus rapide...
—Quant à Damblin et à Garruel qui sont ingénieurs, ils font construire des modèles de leur invention, compléta Médouville.
—Bon, nous verrons ce qu'ils donneront, ceux-là!... Occupons-nous donc des vôtres, messieurs. Je vais les mettre en chantier dès que les matériaux m'en auront été livrés. Les commandes partiront dans quelques jours. En attendant, on continuera l'usinage des moteurs.
—Et faites-nous surtout des moteurs sans pannes, recommanda Médouville en souriant.
—Je ferai de mon mieux, messieurs. C'est tout ce qu'un ouvrier honnête peut promettre.
—Alors nous sommes certains d'être bien servis! conclut aimablement La Tour-Miranne.
Les conditions pécuniaires une fois débattues et réglées, les trois sportsmen se levèrent.
—Tout est désormais arrêté entre nous, je crois, fit le président. Je vais maintenant songer à l'organisation de notre aérodrome. J'espère que le 15 mars prochain vous pourrez vous installer là-bas et y commencer la mise au point de nos véhicules aériens.
—Je l'espère aussi, monsieur le marquis.
Les trois hommes échangèrent de chaleureuses poignées de mains avec l'inventeur.
—Au 15 mars donc, à l'aérodrome du club. Soyez exact!
—J'aurai soin de venir vous relancer d'ici là! ajouta Médouville.
—Les ateliers Landoux seront toujours honorés de votre visite, messieurs, termina le constructeur en s'inclinant courtoisement.
Les sportsmen, accompagnés de Martin Landoux, rejoignirent la luxueuse limousine de La Tour-Miranne qui les avait amenés au quai Michelet et s'y engouffrèrent l'un après l'autre.
—A l'hôtel! commanda brièvement le marquis à son chauffeur avant de refermer la portière sur lui.
La lourde voiture démarra, pendant que le mécanicien regagnait son atelier en murmurant entre ses dents:
—A la besogne, maintenant! Il ne s'agit plus de flâner, mon vieux Martin, mais de prouver ce dont tu es capable.
CHAPITRE VI
AÉROVILLA
INSTALLATION DE L'AÉRODROME DE PUISEUX-LE-HAUBERGER.—UNE FÊTE RÉUSSIE.—LES PREMIERS VOLS DE MARTIN LANDOUX.—AMATEURS TIRÉS AU SORT.—A BIENTÔT LE DÉPART!...
L'automobiliste se rendant à Beauvais par l'itinéraire le plus usité, c'est-à-dire par Groslay, Beaumont-sur-Oise et Chambly, peut apercevoir sur sa gauche, avant d'arriver à Puiseux-le-Hauberger, de vastes pâturages occupant tout le fond de la vallée, que ferme à l'ouest un coteau boisé désigné dans le pays sous le nom de «Clos-Caillite». Des chevaux paissent en liberté dans ces prairies qui ne sont autre chose qu'une dépendance des haras d'élevage du prince Muret à Chambly, et ce sont elles qui avaient été choisies par le marquis de La Tour-Miranne pour en faire l'aérodrome et le champ d'expérience des pilotes aviateurs de l'Aéro-tourist-club.
Le premier soin du fondateur de la nouvelle société fut d'enclore complètement, par une haute palissade ne mesurant pas moins de cinq kilomètres de tour, la vallée, dont les locataires à quatre jambes avaient été ramenés aux haras de Chambly et de Gouvieux, et de dessiner une piste ellipsoïdale dont les lignes droites mesuraient quinze cents mètres. Cette piste, soigneusement nivelée et d'une largeur de vingt-cinq mètres, était recouverte de sablon fin.
Non loin de l'entrée du terrain, située à l'angle du chemin vicinal de Puiseux à Bornel et de la route départementale, furent édifiés les hangars démontables destinés à abriter les oiseaux mécaniques. Ces hangars, au nombre de cinq, pouvaient recevoir chacun trois aéroplanes rangés l'un derrière l'autre. Des portes à coulisse permettaient de dégager entièrement la façade orientée à l'est et de sortir les appareils.
L'organisateur n'avait rien oublié de ce qui pouvait être utile sur ce champ d'expériences. Une maison démontable contenait le magasin des pièces accessoires, un atelier complet avec l'outillage indispensable pour la réparation des châssis et des moteurs, et une cuisine avec le matériel pour préparer et servir les repas d'une centaine de personnes. Le cuisinier devait habiter, avec le gardien du parc d'aviation, le premier étage de l'habitation.
Une station météorologique complète, avec anémomètre et ballon-sonde captif, était installée en face de l'esplanade ménagée devant la sortie des hangars. Un pylône surmonté d'un mât portait, à cinquante mètres au-dessus du niveau de la piste, une longue flamme tricolore en étamine devant servir de girouette. Enfin, pour ne rien omettre, le marquis de La Tour-Miranne avait fait relier l'aérodrome au réseau téléphonique général par une ligne particulière.
Ces divers travaux d'aménagement demandèrent plusieurs mois; ils étaient loin d'être achevés quand, le 15 mars, ainsi qu'il l'avait promis, Martin Landoux parut, amenant sur un camion automobile les pièces constitutives de deux appareils. Le président de l'Aéro-tourist était justement à l'aérodrome pour presser les entrepreneurs. Il accourut tout essoufflé, aussitôt qu'on l'eut prévenu de l'arrivée du constructeur.
—Ah! mon cher Landoux, que de tracas, que de difficultés on rencontre pour la moindre des choses, s'écria-t-il. Vous, au moins, êtes l'exactitude même, mais ce sont mes ouvriers de qui je n'en pourrais dire autant. J'ai beau les presser, je n'en obtiens rien, de ces tortues!... Enfin, heureusement les hangars sont prêts, vous allez pouvoir y garer les appareils. Vous les amenez tous les six?...
Le mécanicien parut un peu gêné.
—J'apporte aujourd'hui les moteurs et les châssis de deux planeurs. Le matériel des quatre autres sera prêt dans une huitaine, mais c'est mon fabricant d'hélices qui me fait faux bond, et je suis aussi ennuyé que vous, croyez-le!
—Deux appareils seulement?... Diable!...
—Que cela ne vous inquiète pas, monsieur le marquis, je serai prêt. Dès demain mes ouvriers commenceront le montage et dans une dizaine de jours les six aéroplanes seront prêts.
—J'en accepte l'augure. Espérons que, dans le même temps, toute l'installation sera également terminée et que nous pourrons commencer nos essais.
Ces présomptions devaient se réaliser, grâce à la ténacité du jeune président et à l'activité déployée par l'équipe amenée par Martin Landoux. Le 26 mars, l'aménagement fut enfin achevé, en même temps que le montage du sixième aéroplane touchait à sa fin. La Tour-Miranne put alors convoquer ses collègues et lancer ses invitations pour l'inauguration d'Aérovilla, nom qu'il avait donné au nouveau champ d'aviation.
Le dimanche 3 avril, par un temps magnifique annonçant une belle journée de printemps, furent hissées, en tête des mâts flanquant l'entrée de l'aérodrome, les flammes tricolores et les pavillons aux couleurs du club, représentant une hélice blanche sur fond azur. Le fondateur de la Société était arrivé en automobile dès la première heure et multipliait ses ordres pour que tout fût prêt pour recevoir les hôtes attendus. Des trophées de drapeaux furent fixés au fronton des hangars, et les tables dressées sous une vaste tente de toile à proximité de la cuisine. Tout prit bientôt un air de fête et de gaîté sous un soleil radieux.
Vers dix heures apparurent les premiers invités: Georges Damblin, Léonce Breuval le trésorier, suivis de membres du club et propriétaires des aéroplanes construits par Martin Landoux. Derrière eux arriva Outremécourt, flanqué de ses deux soeurs, puis Médouville accompagnant son cousin André Lhier et sa femme. Ce fut bientôt un flot ininterrompu d'automobiles ronronnant et cornant à qui mieux mieux. La Tour-Miranne, débordé, ne parvenait plus à serrer toutes les mains qui se tendaient vers lui. Aussi, profitant d'un moment d'accalmie, il s'empressa de s'écrier:
—Mesdames, et vous tous mes chers amis, qui avez bien voulu par vôtre présence montrer tout l'intérêt que vous portez à notre oeuvre, je vous convie, en attendant le déjeuner qui va être servi dans quelques instants, à parcourir les aménagements du parc d'aviation de l'Aéro-tourist-club. Faisons donc, si vous le voulez bien, le tour du propriétaire.
Suivi d'une longue théorie de curieux, le sportsman se dirigea vers les hangars. Un aéroplane fut tiré de son abri, amené sur la piste, et Martin Landoux en fit la présentation en quelques mots.
—Ce que ne nous dit pas notre habile constructeur, s'empressa d'ajouter le marquis, c'est que cet appareil possède une quantité d'améliorations et de perfectionnements qui le rendent très supérieur à tous les aéroplanes actuels, et que ces perfectionnements, c'est à son génie inventif que nous les devons!
Des hangars, les visiteurs se rendirent à la station météorologique dont La Tour-Miranne expliqua l'utilité puis à l'atelier et au magasin. Mais l'heure venait de gagner la tente restaurant, ornée de plantes vertes, et où la table garnie de fleurs attendait les convives.
On s'attabla et le repas fut des plus animés, surtout au moment du dessert, où Médouville réclama un instant de silence afin de prononcer un discours dans lequel il se faisait «l'interprète de l'Aéro-tourist-club pour adresser ses plus vifs éloges à son président et le remercier de la persévérance dont il avait fait preuve dans l'organisation d'Aérovilla». A son tour, La Tour-Miranne dut se lever. Il assura qu'il était amplement payé de ses peines par l'empressement avec lequel on avait répondu à sa convocation, et, au milieu d'un tonnerre d'acclamations, il leva son verre au succès de l'Aéro-tourist-club et du Tour de France en aéroplane qu'il allait s'efforcer de mener à bonne fin.
L'inauguration officielle d'Aérovilla était désormais un fait accompli.
—Dès demain, ajouta le président, la piste sera à la disposition des membres du Club qui voudront s'initier au maniement de leurs appareils. Notre dévoué ingénieur, M. Landoux se tiendra, ainsi qu'il a bien voulu nous le promettre, à leur disposition pour leur donner les premières leçons de conduite.
Les conversations particulières reprirent.
—A propos, fit une voix, et notre ancien ami le Petit Biscuitier, Claude Réviliod, sait-on ce qu'il devient?... Il est invisible depuis quelque temps.
La Tour-Miranne, qui causait avec animation avec sa voisine de table, Mlle Geneviève d'Outremécourt, releva la tête et prêta l'oreille à la réponse de Breuval.
—Comment, vous ne savez pas, dit le futur agent de change, que cet adversaire fanatique de l'aéroplane se fait construire un dirigeable?...
—Je ne l'ignore pas, répliqua celui qui avait parlé, le jeune Philibert Médrival, mais cela ne nous explique pas...
—Je puis vous renseigner, prononça une autre voix, celle d'un autre fondateur du club, M. de l'Esclapade. J'ai appris cela chez Fruscou qui me construit mon monoplan et qui a également la commande du Réviliod n° 1. Il paraît que notre ex-camarade a fait édifier un immense hangar dans une propriété qu'il possède du côté de Triel. Le ballon, dont la capacité est de 1.500 mètres cubes, vient d'y être transporté, et on affirme qu'il comporte des perfectionnements extraordinaires, le rendant très supérieur à tout ce qui a été fait jusqu'à présent. Le montage est commencé sous la direction de Fruscou en personne, et ce yacht aérien sans pareil prendra prochainement son essor. Mais tous ces préparatifs s'effectuent dans le secret le plus rigoureux, et c'est pourquoi Réviliod, qui compte sur un succès phénoménal, n'apparaît plus à Paris.
Le marquis avait écouté avec attention.
—Il tient à nous fournir, décidément, la preuve de ce dont il s'est efforcé de nous convaincre, articula-t-il. Très bien, nous le verrons à l'oeuvre. Il ne nous reste plus, messieurs, qu'à faire de notre mieux si nous ne voulons pas être distancés. C'est une espèce de duel, entre l'aéronat plus léger et l'aéroplane plus lourd que l'air, qui va s'engager; nous tâcherons d'en sortir à notre honneur.
A ce moment, Martin Landoux apparut à l'entrée de la tente et fit un signe au président. Celui-ci comprit ce muet appel et se leva, mouvement que tous les autres convives imitèrent.
—Mes chers amis, dit-il, nous allons assister au premier vol de l'un des appareils avec lesquels nous comptons exécuter notre excursion dans le beau ciel de France. Vous aurez ainsi une idée de l'agrément de ce mode de locomotion qui deviendra, je n'en doute pas, le seul utilisé dans l'avenir pour les voyages de plaisance et les promenades.
Les membres du club et leurs invités, suivant l'orateur, arrivèrent sur la piste où un aéroplane avait été amené. L'ancien «roi du volant» en fit sommairement la description technique, puis il se hissa à sa place de manoeuvre entre les deux surfaces de toile superposées, et saisit les leviers de commande de chaque main.
—Attention! cria-t-il à ses aides. Lancez le moteur!...
Un crépitement saccadé retentit. Les deux hélices horizontales disposées à droite et à gauche de l'aviateur commencèrent de tourner en même temps que les deux hélices propulsives de l'arrière et leur vitesse de rotation s'accrut rapidement, à un tel point que le regard ne pouvait distinguer les palettes en mouvement. Tout l'appareil fut secoué d'une violente trépidation.
—Lâchez!... cria Martin Landoux.
L'appareil, libéré, partit comme une flèche en roulant sur les trois petites roues supportant le châssis, mais il parcourut à peine cinquante mètres de cette façon, déjà les roues quittaient le sol et l'aéroplane se décollant s'élevait suivant une pente de près de quarante-cinq degrés. A une vingtaine de mètres de hauteur, l'ascension s'arrêta. Le mécanicien avait débrayé les hélices ascensives et mis toute la force du moteur sur les propulseurs. L'oiseau mécanique s'éloigna en suivant exactement le contour de la piste; sa fine silhouette s'estompa à l'horizon, puis grandit de nouveau en se rapprochant des spectateurs. A une centaine de mètres du point d'où il s'était envolé, son allure se ralentit considérablement, ses hélices ascensionnelles tourbillonnant vertigineusement, puis il vint se poser, aussi doucement qu'un papillon sur une fleur, à l'endroit même de son départ. Martin Landoux coupa alors son allumage, et sauta lestement à bas de son siège.
—Voilà, ce n'est pas plus difficile que cela!... prononça-t-il simplement.
Le Père Tranquille, Jean d'Outremécourt, qui avait tenu sa montre à la main pendant la durée du vol, murmura en la consultant du regard:
—Six minutes vingt-trois secondes pour cinq kilomètres, cela donne environ du cinquante à l'heure!
On n'entendit pas cette remarque dans le tonnerre d'acclamations qui avait accueilli le retour de l'aviateur, autour duquel la foule se pressait pour le féliciter autant pour son habileté de conducteur que pour sa science de constructeur.
Plusieurs voix féminines dominèrent le tumulte. Ces dames réclamaient la faveur d'un tour de piste à bord de l'aéroplane. La Tour-Miranne et Martin Landoux, débordés, ne savaient à qui entendre. Enfin, le jeune président parvint à obtenir un silence relatif, et il se hâta d'en profiter.
—Nous ne demandons pas mieux, Mesdames, que de vous donner satisfaction et de vous faire connaître les sensations du vol en aéroplane, put-il enfin prononcer, mais nous n'avons actuellement qu'un appareil et surtout un seul pilote expérimenté, M. Landoux, et il nous serait impossible, au cours de cette après-midi, de contenter tout le monde. Je ne vois donc qu'un moyen, c'est de nous soumettre aux caprices du sort qui désignera dix d'entre vous pour exécuter une envolée...
—Oui, oui, tirons au sort, crièrent plusieurs voix impatientes.
—Dans quelques semaines, lorsque nos camarades du club se seront familiarisés avec leurs appareils, ajouta La Tour-Miranne, je suis certain qu'ils seront heureux d'offrir une place à leur bord à tous les amateurs désireux d'essayer une promenade aérienne.
Déjà Médouville, suivant avec empressement l'indication du président, avait jeté au fond d'un chapeau haut de forme des morceaux de carton, provenant de cartes de visite exactement partagées en quatre parties, et en nombre égal à celui des néophytes ayant réclamé la faveur d'un tour de piste en aéro. Dix de ces cartons portaient une croix au crayon et devaient désigner les élus du sort.
—Approchez, mesdemoiselles, clama le secrétaire du club, approchez sans crainte, ça ne mord pas!... Allez-y hardiment et ayec confiance et que la chance vous favorise!...
—Faisons vite, ajouta La Tour-Miranne. Le temps s'envole et le vent pourrait augmenter.
Avec des rires, des exclamations de joie ou de dépit, suivant que le sort lui avait été ou non avantageux, chaque invitée tira à tour de rôle un carton du chapeau du clubman. Mlle d'Outremécourt et Mme Lhier furent au nombre des élues, et leur triomphe fut accueilli par des applaudissements unanimes.
Déjà Martin Landoux avait repris sa place aux leviers de manoeuvre. La première des favorisées du sort, Mlle Geneviève, vint occuper le siège demeuré vide à côté de l'aviateur.
—Tenez-vous bien aux bras du fauteuil et serrez ce foulard autour de votre tête, recommanda le mécanicien à la jeune fille qui, pour monter à bord avait enlevé son immense chapeau—son monoplan, suivant l'appellation que son frère, le Père Tranquille, donnait à ce chef-d'oeuvre de chapellerie féminine.
Les spectateurs s'étaient écartés de quelques pas pour ne pas gêner l'essor de l'appareil.
Martin fit un signe à l'ouvrier chargé de mettre le moteur en mouvement. Aussitôt les crépitations de la machine se firent entendre, sèches et répétées.
—Attention, mademoiselle, dit-il. Nous partons!...
Aussi rapidement et avec la même légèreté que la première fois, l'aéroplane bondit en avant, tout en s'élevant suivant une courbe gracieuse et il s'éloigna vers l'extrémité la plus reculée de l'aérodrome, suivi dans sa course par les acclamations de tous les assistants. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'il revenait à tire-d'aile pour déposer à l'endroit même de son départ la gracieuse passagère toute rose de contentement et d'émotion.
—C'est idéal! déclara la jeune fille en sautant légèrement à terre. C'est une sensation inexprimable que ne saurait procurer aucun autre moyen de locomotion, et je ne saurais dire combien je suis heureuse de cette promenade, hélas! bien trop courte à mon gré!
—C'est bien simple, mademoiselle, insinua Médouville: soyez des nôtres dans le voyage de tourisme que nous organisons. Jean, votre frère, ne refusera certainement pas de vous emmener avec lui comme passagère...
—Qui sait si mes parents me permettraient une semblable excursion....
—Oh!... avec votre frère pour mentor, et en les priant bien fort, je suis sûr qu'ils ne résisteraient pas longtemps!...
—Certes, j'essaierai de les fléchir, déclara Mlle Geneviève d'un petit ton résolu, mais ça ne sera peut-être pas très facile! Papa, cela ira encore, car il fait toutes mes volontés, mais c'est maman qui va jeter les hauts cris quand je lui annoncerai que je veux accompagner mon frère!... Pourtant, je suis une grande fille, je suis l'aînée après Jean, je vais avoir vingt ans!...
Le marquis de La Tour-Miranne qui avait entendu ces paroles s'approcha et souffla à demi-voix en souriant:
—Faites remarquer à madame votre mère que votre présence à côté de mon ami Jean modérera sa fougue naturelle et l'empêchera de commettre des imprudences. C'est un argument qui ne peut manquer de la toucher vivement.
La jeune fille fixa ses yeux pénétrants sur le fondateur d'Aérovilla. Ses lèvres s'ouvrirent pour répliquer, mais elle secoua la tête comme pour chasser quelque pensée importune. Enfin, après un moment de silence, elle murmura seulement.
—Nous verrons, Monsieur Robert, nous verrons!...
Des applaudissements répétés vinrent mettre fin à cette scène à trois personnages. Pour la quatrième fois, le biplan Martin Landoux revenait à une allure d'express bien lancé, mais avant d'atterrir, son conducteur exécuta à trente mètres de hauteur environ un quadruple virage en forme de 8, puis il redescendit en décrivant une courbe hélicoïdale parfaite, démontrant la maîtrise que l'ancien «roi du volant» avait acquise dans le maniement de la machine volante. C'était cette prouesse qui avait suscité l'admiration des jeunes gens massés sur la verte pelouse qu'enserrait la piste aérienne.
—Bravo, Landoux, articula Breuval, vous allez rendre Paulhan et le comte de Lambert lui-même, jaloux de votre habileté.
Le constructeur sourit et se borna à répondre:
—Hâtons-nous, mesdames, le vent commence à souffler, et tout à l'heure nous n'allons plus pouvoir voler!...
L'ingénieur Damblin était allé consulter l'anénomètre enregistreur.
—Vent nord-est, vitesse cinq mètres à la seconde, annonça-t-il.
Landoux avait entendu.
—Oui, mais il y a de courtes bourrasques par instants, et c'est gênant dans les virages, répliqua-t-il.
Pendant qu'il parlait, une nouvelle passagère avait prestement escaladé les échelons conduisant au siège disponible à côté du pilote.
—Voici la voyageuse demandée, monsieur, fit la jeune femme en souriant.
—Parfait en ce cas! Tenez-vous bien madame, nous démarrons!...
L'aéroplane s'élança de nouveau, puis revint déposer son chargement et reprendre une autre passagère. Six fois encore, Martin Landoux boucla le parcours de l'aérodrome, suivi dans ses évolutions par les regards des deux à trois cents spectateurs réunis sur la pelouse. Enfin il atterrit une dernière fois juste devant son hangar et il appela ses ouvriers pour garer l'appareil dans son abri. Il était cinq heures et la nuit n'allait pas tarder à se faire.
—Hé! quoi!... vous ne continuez pas plus longtemps?... interrogea le jeune Médrival. Moi qui attendais avec impatience mon tour de vous accompagner!... Je suis volé!...
—Ce qui ne vaut pas de voler soi-même, évidemment, acquiesça le Père Tranquille en rajustant son monocle.
—Nous avons neuf mètres de vent à l'anémomètre, riposta l'aviateur, et j'ai failli capoter au dernier virage. Il me semble inutile de chercher l'accident.
—Je ne saurais trop vous louer de votre prudence, approuva La Tour-Miranne, intervenant dans la conversation. Il ne faut pas en effet risquer une chute, si anodine fût-elle, un jour comme celui-ci surtout. Ce serait fâcheux à tous égards. Libre à notre ami Médrival de s'exposer à démolir son appareil en le sortant par un vent pareil lorsqu'il saura s'en servir, mais pour ma part, je crois qu'il est plus sage de s'abstenir et de remettre la suite des expériences à un moment plus favorable.
—Bien parlé, président!... scanda Damblin. On voit que c'est de votre biplan qu'il s'agit; mais un monoplan tel que celui qui j'ai combiné ne craint pas des brises de dix mètres, je vous montrerai cela!.... En attendant, voudriez-vous nous dire à quelle époque l'aérodrome sera ouvert aux essais pratiques des membres du Club?...
—Mais à partir d'aujourd'hui même, répliqua avec vivacité le marquis. Aérovilla ne refermera plus devant ses amis ses portes qui viennent d'être ouvertes toutes grandes.
—Bon!... Tout est pour le mieux, en ce cas. Dès demain, je vais faire apporter mon mono et je commencerai sans tarder à m'entraîner.
—Moi aussi!... Moi aussi!... firent à l'unisson plusieurs clubmen.
—Notre constructeur, M. Martin Landoux, dont vous venez de constater de visu l'incontestable maestria dans la direction des aéroplanes, nous fera l'amitié de nous guider dans nos premiers tâtonnements, ajouta le président. Il a accepté devenir, toutes les après-midi où le temps sera convenable, à Aérovilla, afin de mettre les néophytes au courant de la manoeuvre des aéroplanes constituant la flottille de notre Aéro-tourist-club.
Un murmure de satisfaction courut parmi la foule.
—J'espère donc, conclut La Tour-Miranne, que la présence d'un tel professeur rassurera les esprits les plus timorés, et que nous aurons le plaisir de voir participer à l'excursion que nous projetons d'exécuter parmi les régions les plus pittoresques de notre beau pays de France, les gracieuses personnes qui n'ont pas hésité tout à l'heure à confier leur existence à la machine volante!...
—Certainement!... susurrèrent plusieurs voix féminines.
—Je note cette promesse. Maintenant, l'inauguration d'Aérovilla est un fait accompli, la période préparatoire d'élaboration est close. Le champ d'expériences est prêt ainsi que les véhicules, il ne reste plus, pour réaliser le programme qui nous a ralliés, qu'à utiliser ces ailes que la science nous donne et, pas à pas, saut à saut, vol à vol, comme le disait le regretté capitaine Ferber, devenir hommes-oiseaux, et créer, non pas le sport, mais le tourisme aérien!...
Le jeune homme avait prononcé ces dernières paroles d'une voix vibrante et persuasive. Sa péroraison fut accueillie par un tonnerre de bravos et d'acclamations.
—Et dans deux mois, grrrand départ de la flottille aérienne pour le premier tour de France en aéro!... clama le fausset suraigu de Médouville. Mesdames, retenez vos places d'avance, il n'y en aura pas pour tous les amateurs! Prenez vos bibi... prenez vos billets et suivez le monde!...
CHAPITRE VII
UN ENNEMI DANS LA PLACE
UN ADVERSAIRE DU PROGRÈS.—LE PÈRE ET LE FILS.—UN DUC CHEZ UN OUVRIER.—JE NE SUIS PAS UN TRAÎTRE, MONSIEUR!—CHARLES BADER DIT CHARLOT.—AU PARC D'AÉROSTATION D'ECANCOURT.—GONFLEMENT DU DIRIGEABLE.—LES RANCUNES DE M. FIRMIN.—UNE MISSION MYSTÉRIEUSE.
L'inauguration du champ d'aviation d'Aérovilla avait fait sensation.
Tous les journaux «bien informés» avaient publié le compte rendu de la fête donnée à l'aérodrome de Puiseux et n'avaient pas ménagé leurs éloges à Martin Landoux, l'ancien recordman cycliste et automobiliste transformé en aviateur consommé, tout à la fois ingénieur, constructeur et pilote expert. La Tour-Miranne, interviewé, avait exposé ses projets et ses ambitions, et le Tour de France en aéroplane commençait à avoir ce que l'on appelle «une bonne presse».
Toutefois ce bruit ne fut pas sans déplaire à certaines personnes, et ce, pour différents motifs. Tel fut le cas pour le duc de La Tour-Miranne et Claude Réviliod, entre autres.
Le duc de La Tour-Miranne était très entiché de sa vieille noblesse. Fidèle au culte du passé, il détestait cordialement toutes les inventions du siècle, et était persuadé que c'était déroger et manquer de respect aux glorieux ancêtres de sa race que de s'occuper de choses bonnes pour les bourgeois et autres manants qu'il méprisait cordialement. Il avait approuvé Robert tant que celui-ci s'était borné à pratiquer les sports mondains, tels que l'escrime et l'hippisme; il avait été jusqu'à lui tolérer le yachting, ce sport de millionnaire, et l'automobilisme, bien qu'il le blâmât hautement de prendre au volant la place d'un laquais. Il s'était hérissé, quand l'unique héritier, du nom et des biens de La Tour-Miranne avait fait l'acquisition de son premier aérostat et accompli une série de voyages aériens réellement remarquables. Lorsqu'il apprit qu'à la suite de son voyage à la grande semaine d'aviation de Reims, Robert, en compagnie de quelques amis, avait fondé l'Aéro-tourist-club, il lui avait adressé une sévère mercuriale en lui enjoignant de ne pas donner suite à son projet ridicule d'exécuter un voyage de circumnavigation aérienne autour de la France, comme un véritable saltimbanque. Les comptes rendus des journaux relatifs à la fête donnée à l'occasion de l'inauguration d'Aérovilla, portèrent à son comble l'exaspération du noble représentant de la vieille France, et il enjoignit à son fils de venir lui expliquer ses projets. L'entrevue entre ces deux caractères opposés, l'un admirateur du passé, l'autre épris du progrès, le père les yeux obstinément fixés en arrière, le fils regardant vers l'avenir, ne pouvait manquer d'être mouvementée.
—Ainsi, monsieur, commença dédaigneusement le duc, vous avez donc persisté, malgré mes avis et mes conseils, dans vos folies?...
Robert de La Tour-Miranne releva la tête, prêt à défendre les idées qui lui étaient chères et qu'il croyait justes, fût-ce contre son père, envers lequel il professait cependant un profond respect, sans se permettre de critiquer, même en pensée, les convictions surannées chères à celui qui était le chef de la famille.
—N'avez-vous pas honte, poursuivit M. de La Tour-Miranne, de vous mêler, avec le nom que vous portez, à des exhibitions telles que je viens d'en lire le récit dans les gazettes!... Avoir transformé les magnifiques haras de notre cousin, le prince Muret, en vélo..., non, en a-é-ro-drome, ainsi que vous dites dans votre jargon, n'est-ce pas inouï, en vérité!... Quelle mouche vous a donc piqué pour que j'aie le déplaisir de voir le dernier de ma race se transformer en acrobate, car ce sont des acrobaties que vos prétendues expériences scientifiques...
—Mon père!... voulut dire le président de l'Aéro-tourist-club.
Celui-ci ne lui permit pas de parler. Il continua:
—Je vous ai déjà adressé à plusieurs reprises des observations au sujet des singulières occupations auxquelles vous vous plaisez depuis quelque temps. Il me déplait fort de voir le nom des La Tour-Miranne mêlé à des entreprises aussi ridicules que celles dont parlent les feuilles en ce moment, et j'entends que vous cessiez au plus tôt toute participation à des exercices qui ne peuvent que vous déconsidérer aux yeux de tous les gens sensés!...
—Me permettrez-vous, mon père, de vous expliquer...
L'autoritaire gentilhomme étendit le bras vers son fils, et avec dédain:
—Que pourriez-vous me dire pour vous excuser?... Je le sais d'avance, parbleu, c'est que vous êtes majeur et libre de mener la vie qui vous convient sans que moi, votre père, je puisse vous adresser une observation. C'est une erreur, monsieur. Je dois veiller à ce que rien ne vienne jeter un lustre fâcheux sur le nom que nous ont légué de glorieux ancêtres. Or, c'est déchoir que de se mêler ainsi que vous le faites au mouvement qui entraîne le monde à la conquête de découvertes d'un intérêt contestable. Nos aïeux ne connaissaient ni l'électricité, ni les aéroplanes, et cependant ils n'en ont pas moins fait de grandes et utiles choses. Laissez donc ces vaines recherches aux petites gens, et ne vous mêlez plus à cette société hétéroclite d'ingénieurs aux mains noircies de cambouis, et rappelez-vous la devise de notre maison: Primus inter pares! Vous m'avez entendu?...
Le sportsman avait contenu son impatience pour écouter la longue harangue de son solennel ascendant.
—Je regrette, mon père, répondit-il fermement quoique respectueusement, de différer d'opinion avec vous au sujet de l'avenir réservé à la grande question de la locomotion aérienne, actuellement à son début et qui réclame, pour aboutir, le concours de toutes les énergies, de toutes les intelligences et de toutes les bonnes volontés. Permettez-moi de vous faire remarquer que je suis loin d'être seul à penser de cette façon dans notre monde, et je vous citerai, si vous le voulez, une vingtaine de personnes portant les plus grands noms de France et qui patronnent ces expériences que vous regardez comme de simples prouesses acrobatiques...
Le duc secoua la tête.
—Ces personnes ont tort, voilà tout, et ce n'est pas une raison pour que vous suiviez leur exemple!... Mais je vous en ai dit assez, et j'espère encore que vous ne m'obligerez pas à prendre des mesures extrêmes, au cas où vous ne tiendriez pas compte des volontés que je viens de vous exprimer.
Robert contint un mouvement de révolte.
—Mais pourtant je ne fais rien de répréhensible et de nature à entacher le renom de notre maison, s'exclama-t-il. Je ne puis pas, pour un scrupule que je trouve exagéré, abandonner l'entreprise en cours et laisser mes amis dans l'embarras...
—Il suffit!... scanda M. de La Tour-Miranne d'un ton glacial. Vous persistez à tenter ce voyage en aéroplane qu'annoncent les journaux?...
—Je ne saurais me désister, sans perdre ma propre estime, mon père.
—Très bien!... Insister davantage serait superflu, je m'en rends compte. Dans ce cas, j'agirai, afin d'éviter l'esclandre que je redoute et d'où notre nom sortirait diminué. Je ne vous retiens plus, monsieur. Courez donc vous donner en spectacle avec vos camarades; nous n'avons plus rien à nous dire désormais!...
Le jeune homme fit un geste pour retenir son père, mais déjà le vieux gentilhomme, soulevant la draperie d'une portière, avait disparu, le laissant libre de méditer ses paroles énigmatiques et menaçantes. Il secoua alors la tête, comme pour dissiper l'impression ressentie et murmura.
—Bah!... nous verrons bien. Son opinion se modifiera, je l'espère, lorsque nous aurons accompli avec succès notre tour de France en aéro!...
Le duc ne devait pas s'en tenir aux menaces.
Dès le lendemain, il se fit conduire aux ateliers Martin Landoux, où s'achevait la construction des deux derniers appareils destinés aux membres de l'Aéro-tourist-club. Aussitôt introduit dans le bureau de l'aviateur, il expliqua à l'ex-automobiliste les raisons de sa visite.
—Je suis, lui dit-il, le duc de La Tour-Miranne, chef de la branche aînée de la famille et père de votre jeune client, le promoteur de la mirifique idée du tourisme en aéroplane...
Le constructeur s'inclina silencieusement et offrit un siège à son illustre visiteur. Celui-ci s'en empara et poursuivit, toujours du même accent rèche et hautain qui lui était habituel:
—Pour des raisons personnelles que je crois inutile de vous exposer, je ne veux pas que cette idée baroque ait de suite, ou, tout au moins, que le dernier représentant des La Tour-Miranne participe à cette exhibition que je considère comme du banquisme tout pur. Par amour-propre plutôt que par conviction, mon fils s'est refusé, malgré ma volonté nettement exprimée, à se dédire, et il prétend rester le chef de cette caravane aérienne que je crois fermement exposée à tous les désastres. Je veux lui éviter, même malgré lui, l'humiliation qu'il se prépare, et, puisque vous êtes le fabricant de l'instrument qu'il veut diriger, je viens à vous franchement pour vous demander sans ambages d'empêcher la réalisation de cette tentative que je crains de voir sombrer dans le ridicule.
Martin Landoux, ébahi, ne sut que répondre, et il se gratta la tête avec embarras. Enfin, il parvint à balbutier:
—Je ne vois vraiment pas, monsieur le duc, comment je pourrais vous aider...
—La chose me paraît cependant aisée!... répliqua M. de La Tour-Miranne avec une pointe d'impatience. Il suffît de mettre la machine que mon fils doit conduire hors d'état de fonctionner. Je compte sur vous pour lui démontrer ensuite l'impossibilité de se confier à un instrument semblable, surtout pour exécuter un voyage de quelque étendue. D'ailleurs, je suis tout disposé à vous dédommager de la perte matérielle que le service que je réclame de vous pourrait vous causer.
—Mais, monsieur, je ne suis pas le seul constructeur d'aéroplanes existant en France! se récria le mécanicien. Si je faisais ce que vous désirez, M. de La Tour-Miranne s'adresserait immédiatement à l'un de mes confrères qui lui livrerait un appareil fonctionnant parfaitement. Une manoeuvre telle que vous me la conseillez n'aurait donc aucun résultat et n'empêcherait nullement mon client d'accomplir le voyage que vous voulez empêcher!
—Ta! ta! ta!... Croyez-vous donc que j'ignore ce qui se passe actuellement dans votre industrie naissante!... On ne trouve pas encore, je crois, des aéroplanes en magasin et tout prêts à être livrés! Je me suis renseigné: on demande actuellement un délai de livraison d'au moins trois mois, comme autrefois pour les automobiles. Que le marquis s'amuse donc à voleter avec son appareil au-dessus des haras de notre cousin le prince Muret, je n'y vois nul inconvénient. Tout ce que je désire, c'est que la veille du fameux départ pour le Tour de France projeté, il survienne quelque anicroche mettant irrémédiablement hors de service sa mécanique. Il sera ainsi forcé de laisser partir les plus enragés de ses compagnons. Avant qu'il ait pu se procurer un autre instrument pour les rejoindre, il est fort probable que la caravane se sera évanouie en fumée, ou tout au moins piteusement disloquée. On ne verra donc pas un La Tour-Miranne figurer dans cette mascarade, et c'est tout ce que je désire. Vous avez compris?...
L'inventeur planta son regard incisif dans les yeux du gentilhomme qui, déjà, cherchait son carnet de chèques dans une poche de côté de son pardessus fourré. Il prononça énergiquement:
—Je le regrette, monsieur le duc, mais je ne suis pas l'homme des petites combinaisons que vous me faites l'honneur de m'exposer. Martin Landoux ne mange pas de ce pain-là et il ne trahit pas les intérêts qui lui sont confiés par ses clients.
Le duc redressa sa haute taille et ses yeux lancèrent des éclairs.
—Vous oubliez que je suis le père, monsieur, et que j'ai le droit d'empêcher ceux qui portent mon nom de commettre une sottise insigne, telle que ce ridicule voyage!...
—Entreprise audacieuse, mais réalisable avec mes aéroplanes, monsieur! s'écria avec feu le mécanicien. Imposez donc, si vous le pouvez, votre volonté à votre fils, mais moi je ne trahirai à aucun prix la confiance qu'il a mise en mes modestes capacités.
M. de La Tour-Miranne haussa les épaules, et, pour masquer son désappointement, il articula d'un ton qu'il s'efforça de rendre sarcastique:
—Je croyais trouver en vous un homme raisonnable, mais je constate que c'était trop espérer d'un inventeur infatué de la valeur de ses créations. Je laisse donc le hasard faire son oeuvre, mais je conserve la conviction que le dernier mot n'est pas dit et que ce malencontreux voyage n'aura pas lieu malgré tout, car je n'ai nulle confiance dans toutes ces machines dont vous êtes si fier et que les causes les plus minimes détraquent sans remède!
—Nous vous démontrerons le contraire, monsieur!... riposta Martin Landoux, piqué. Le tour de France en aéroplane s'effectuera, quoi que vous en disiez, et loin d'essayer de détraquer les machines, j'en serai le médecin et les guérirai de leurs pannes.
—Terminons, conclut brièvement le duc. Voulez-vous vingt-cinq mille francs?...
—Je ne m'appelle pas Bazaine, monsieur. Je me nomme Martin Landoux!...
—Le gentilhomme réprima un mouvement de colère et regretta intérieurement le temps où ses nobles aïeux auraient récompensé une semblable réponse par une volée de coups d'étrivières. Il se leva brusquement et d'une voix que la colère faisait chevroter.
—Je vois que le marquis vous a chèrement payé pour que vous défendiez pareillement ce que vous croyez à tort être son intérêt. Je regrette de ne pouvoir vous convaincre de votre erreur. Adieu, monsieur le fabricant d'aéroplanes; vous regretterez bientôt d'être resté sourd à ma prière!...
—Ce serait manquer à la plus vulgaire probité commerciale, monsieur, et, si vous voulez bien y réfléchir, vous reconnaîtrez que je ne puis vous répondre autrement que je le fais.
M. de La Tour-Miranne sortit et Martin Landoux demeura seul devant son bureau encombré de paperasses et de dessins. Le mécanicien resta plusieurs minutes immobile, repassant dans sa mémoire les paroles de son noble interlocuteur. Enfin il se dressa et secoua les épaules avec un geste intraduisible.
—Au diable! monologua-t-il, voilà un singulier citoyen que le père de M. Robert! Il n'a guère confiance dans les créations scientifiques du temps, ni dans les capacités de son fils, vrai!... Et venir me proposer vingt-cinq mille francs pour détraquer son moteur, mon moteur à moi, le moteur Martin Landoux, il n'a pas peur!... Le plus malheureux, c'est que, si M. Robert persiste dans ses idées, comme il est probable, cela va amener la discorde dans sa famille! Mais je n'y peux rien! J'ai fait ce que je devais et n'ai pas à me repentir de ce que je lui ai dit à ce vieux nobliau!
L'inventeur fut interrompu dans ses réflexions par quelques coups discrets frappés à la porte de son bureau. Il cria machinalement.
—Entrez!...
La porte s'ouvrit et un personnage d'aspect bizarre apparut dans l'encadrement de la baie ouverte.
Qu'on se figure une espèce de gnome d'un peu plus de quatre pieds de haut, une épaule plus élevée que l'autre, les jambes disproportionnées avec le reste du corps, déjetées et cagneuses, les bras, de longueur également démesurée, terminés par des mains noueuses et larges comme des omoplates de mouton, à l'instar des pieds qu'on eût pu comparer à deux périssoires. Le tout était surmonté d'une énorme tête ronde, aux cheveux hérissés, de couleur moutarde, et dans laquelle on remarquait tout d'abord une immense ouverture allant presque d'une oreille à l'autre et crénelée sur toute sa longueur de rocs verdâtres et inégaux qui étaient les dents du personnage. Une joue était sillonnée d'une cicatrice couleur lie de vin, couvrant la pommette et atteignant le sourcil qui recouvrait un oeil clignotant, dardant par moments des lueurs inquiétantes.
Cet individu était habillé en ouvrier mécanicien, c'est-à-dire vêtu d'une «salopette» et d'une veste d'un bleu déteint par suite d'un usage prolongé. Un mauvais veston de confection et un foulard complétaient cette tenue plus que modeste.. Le nouveau venu tenait d'une main sa casquette de cuir et de l'autre une lettre cachetée.
Martin Landoux demeura un instant interloqué en considérant l'étrange visiteur.
—Pardon, excuse, patron, si je me permets de vous déranger, fit alors l'arrivant. On m'a dit qu'il y avait de l'embauche dans vos ateliers et je me suis présenté...
—Pourquoi n'êtes-vous pas aller trouver le contremaître? interrogea brusquement le constructeur. Ce n'est pas d'ailleurs à cette heure que se présente pour demander de l'ouvrage!
—C'est vrai, patron, mais je suis déjà venu et on m'a dit de repasser, que vous n'étiez pas là. Je voulais vous voir pour vous remettre une lettre de recommandation que l'on m'a donnée pour vous.
—Vous avez cette lettre?...
—Certainement, patron. Tenez, la voilà!
L'individu tendit à Martin Landoux l'enveloppe qu'il tenait à la main. Avant de la prendre, l'inventeur questionna encore:
—Vous êtes ajusteur-mécanicien?... D'où sortez-vous en dernier lieu?...
—De chez Marius Gallet, à Courbevoie. Je venais alors des usines Debion et Hagraf, où j'étais au réglage des moteurs. Chez Gallet, je montais les châssis d'aéros.
—Ah!... et pourquoi en êtes-vous parti?...
Le gnome parut embarrassé. Il se dandina sur ses jambes torses avant de répondre.
—Oh! des histoires avec les camarades qui blaguaient ma tournure. J'étais leur vrai souffre-douleur. Ils m'appelaient le bosco, Quasimodo, trente-six autres noms encore. J'ai fini par me fâcher, il y a eu une batterie à l'atelier et c'est encore moi qui ai eu tort après avoir encaissé les coups de tampon des autres!...
Martin Landoux n'écoutait plus; il avait décacheté l'enveloppe et rapidement parcouru la lettre dont il avait reconnu l'écriture au premier coup d'oeil. Elle émanait du bailleur de fonds qui l'avait aidé à fonder son nouvel établissement, de Médouville en un mot. Ce dernier le priait vivement dans sa missive, d'agréer, si la chose était possible, les services de Charles Bader, surnommé Charlot, des capacités professionnelles de qui il serait satisfait, car, malgré son aspect hétéroclite prévenant de prime abord peu en sa faveur, Charlot n'en était pas moins un excellent ouvrier monteur, connaissant à fond l'agencement des machines volantes, auxquelles il était employé à l'établissement d'aéronautique et d'aviation de Marius Gallet.
Sa lecture terminée, le constructeur reporta les yeux sur l'ouvrier qui était resté debout tournant sa casquette entre ses gros doigts noirs.
—Vous connaissez M. de Médouville qui vous a remis cette lettre, interrogea-t-il.
—Moi, pas du tout, patron, répliqua Charlot.
—Alors, comment se fait-il?...
—C'est un ami de M. de Médouville, un client de M. Gallet qui sait comment je travaille, et que j'ai été trouver après avoir perdu ma place. Je lui ai demandé s'il ne connaîtrait pas pour l'instant quelque chose pour moi, il m'a dit que non, mais que M. de Médouville, lui, connaissait beaucoup de monde dans la mécanique. Alors il m'a donné un mot pour ce Monsieur, en lui expliquant ce que je savais faire, et c'est pourquoi M. de Médouville à son tour m'a donné la lettre en me disant de m'adresser directement à vous. Voilà tout, patron...
Martin Landoux qui relisait la missive de son commanditaire, ne prêta qu'une médiocre attention à ces explications, que l'ouvrier lui avait débitées avec volubilité, comme une leçon apprise d'avance, et il ne songea pas à lui demander le nom du mystérieux client ayant servi d'intermédiaire.
—C'est bon!... dit-il enfin, on va vous mettre à l'essai cette semaine, et suivant ce que vous serez reconnu capable de faire, on vous embauchera définitivement ou non. A propos, avez-vous déjà volé?...
—Moi!... Oh! non, monsieur! Je peux vous faire voir mon casier judiciaire...
—Vous ne me comprenez pas. Je vous demande si vous avez fait des vols en aéroplane?...
—Je n'ai pas eu l'occasion, patron. Je soignais surtout les moteurs.
—Mais, le cas échéant, accepteriez-vous d'accompagner des aviateurs en qualité de mécanicien, et de les suivre dans les airs.
—Oh! certainement, patron. Tel que vous me voyez, je me moque de ma peau; elle n'est pas assez belle pour que j'y attache de l'importance.
—Alors, c'est bien! conclut Landoux qui réfléchissait qu'il faudrait une équipe d'habiles mécaniciens pour suivre les audacieux promoteurs du Tour de France dans leurs randonnées. Vous viendrez demain à l'ouverture des ateliers, et samedi prochain je vous dirai ce que j'aurai décidé.
Les yeux du personnage tortu et mal dégauchi qui venait de se présenter sous le nom de Charlot Bader, lancèrent un vif éclair de satisfaction.
—Merci, patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de m'avoir engagé!... s'écria-t-il en se dandinant sur ses jambes cagneuses.
Il se retira à reculons en faisant de grands saluts, mais une fois la porte refermée, il se redressa et marmotta d'une voix presque inintelligible, tout en renfonçant sur sa tête hirsute sa casquette de chauffeur.
—Allons, le plus difficile est fait, je suis dans la place. Il s'agit maintenant d'exécuter les ordres de monsieur Réviliod afin de gagner la prime qu'il m'a promise!...
Pour comprendre le sens des énigmatiques paroles prononcées par l'ouvrier mécanicien, il nous faut revenir à un autre personnage de notre récit, au Petit Biscuitier, très affairé par la réalisation de ses projets.
Quelques jours avant l'inauguration d'Aérovilla, tout le matériel du yacht aérien construit dans les établissements Fruscou avait été transporté sur des camions automobiles au parc d'aérostation d'Écancourt. Au centre de la propriété, sur une vaste pelouse gazonnée, se dressait le hangar en charpente devant servir de garage et de port d'attache au dirigeable. Des bâches imperméables ayant été étendues sur le sol parqueté, l'enveloppe de toile caoutchoutée, étalée de toute sa longueur, fut d'abord munie de sa soupape de manoeuvre et de ses suspentes en fils d'acier.
L'équipe d'ouvriers envoyée par Fruscou commença par opérer le montage de la nacelle, en forme de poutre armée, mesurant dix-huit mètres de longueur. Le moteur à quatre cylindres fut solidement boulonné sur le plancher, ainsi que les paliers de support de l'arbre porte-hélice. Les accessoires: embrayage, carburateur, ventilateur, réservoirs d'eau et d'essence furent disposés dans leurs emplacements réglementaires, et on termina par l'ajustage des volants de commande des divers organes du mécanisme.
La partie mécanique achevée, la nacelle fut livrée aux tapissiers chargés de son confortable et de son ornementation. Les mains courantes furent recouvertes de velours rouge, les deux pointes avant et arrière de la longue périssoire aérienne se trouvèrent enfermées dans une enveloppe de soie huilée épousant leurs contours, enfin un salon minuscule mais du plus grand luxe fut installé en arrière du carré des machines, dont on l'isola par une mince cloison en feuilles de liège. Une table légère, recouverte d'un riche tapis de peluche aux couleurs assorties à celles de la moquette du plancher, occupait le milieu de cette loge, et des sièges moelleux furent disposés tout autour. Un meuble unique, aux délicates ciselures argentées, sorte d'armoire, s'adossa à la cloison; il devait contenir tout ce qui pouvait être nécessaire pour un lunch au sein des nuages. Le propriétaire du yacht était un sybarite et tenait à trouver ses aises, même à quinze cents mètres au-dessus du plancher où rampent les tristes humains. Le plafond de ce salon minuscule était constitué par un riche baldaquin en soie bleu tendre, plissée en rayons partant du centre, et des rideaux de même tissu broché, pouvant se relever à l'aide d'embrasses en torsades terminées par un gland, fermaient à volonté les côtés de ce véritable boudoir aérien.
Pendant que les tapissiers collaient, tapaient et clouaient, les mécaniciens avaient procédé au montage des plans et empennages de stabilisation. L'appareil à hydrogène, dès son arrivée, fut mis en place à l'extérieur du hangar, et tout étant en ordre, le gonflement fut commencé. Il exigea 6.500 kilos de tournure de fer et 12.000 d'acide sulfurique à 52 degrés. L'eau nécessaire était pompée dans une citerne, et les résidus évacués dans un fossé les conduisant à l'extérieur.
Seize heures furent nécessaires pour remplir les flancs rebondis du long poisson d'étoffe qui, une fois gonflé, remplit presque complètement la haute construction de charpente. Le réglage des fils d'acier de la suspension fut opéré après que les plans, l'empennage d'arrière, le gouvernail de direction et la nacelle eurent été ajustés, et l'on put, après deux semaines de ce labeur assidu, déterminer la force ascensionnelle du yacht aéronautique.
Le pesage fut effectué dans le hangar, en chargeant la nacelle de sacs de lest rigoureusement tarés. Le constructeur Fruscou était venu assister à cette vérification indispensable, et Réviliod qui n'avait pas, depuis quinze jours, quitté le parc de cinq minutes, suivait avec anxiété l'opération.
Le chef de l'équipe, monté dans la nacelle s'employait à retirer les sacs empilés sur le plancher du carré, et les passait l'un après l'autre à ses aides. Bientôt Fruscou s'aperçut des tendances ascensionnelles de l'aéronat. Il mit la main sur le bordage, prêt à combattre par l'addition de son poids rassurant de 92 kilogrammes, tout essor intempestif du fuseau gazeux.
—Attention!... ordonna-t-il de son organe tonitruant, dont les sonorités trouvèrent un écho sous la toiture de charpente. Attention, ne retirez plus qu'un sac!...
Le sac enlevé, la longue embarcation fut agitée d'un frémissement, l'énorme carène jaune s'ébranla tout entière et avec un mouvement lent, presque insensible, le vaisseau de l'air s'enleva.
—Halte!... commanda l'aéronaute en pesant de tout son poids sur la nacelle pour la ramener au sol. Combien reste-t-il de sacs, Gilbert?...
Le chef des équipiers compta rapidement les paquets de lest.
—Vingt-quatre, monsieur l'ingénieur.
—Et vous, combien pesez-vous?...
—Cinquante-quatre kilos tout mouillé, monsieur. Fruscou établit un rapide calcul mental.
—Vingt-quatre sacs de vingt-cinq kilos, cela fait six cents kilos, plus cinquante-quatre pour Gilbert et dix pour la puissance ascensionnelle, total six-cent soixante-quatre, marmotta-t-il en aparté.
Il releva la tête, fixa Réviliod et reprit de sa voix éclatante:
—Eh bien! mon cher client, les conditions du marché sont réalisées, je crois!...
—Ah! les chiffres prévus ne sont pas dépassés?...
—Non!... nous sommes dans les limites. Vous disposez de la puissance utile voulue pour enlever cinq personnes avec les provisions de lest, d'essence et d'eau pour huit heures de marche.
Le Petit Biscuitier tendit la main à l'ingénieur aéronaute.