L’AGONIE

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchés comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait : Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.

— Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.

— Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.

— Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.

— Ah, mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.

En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.

— Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.

Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne ; le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.

— Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.

— Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. A peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier..

— Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus ! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque ? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.

— Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.

— Précisément. Mais monsieur..

— Chut, chut ! fit Jonathas à deux marmitons donc les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.

— Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade ?

— Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous ? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous ? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle, Bon ! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père ! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour ! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous ? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous ? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis : Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination ! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous ? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai ? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous ? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap ; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître : Vous devriez sortir, monsieur ? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés ; le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital... mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche ! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et recta ! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartements sont... en... en comment donc ? ah ! en enfilade. Eh bien ! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac ! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros, par exemple ! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous ? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable !

— Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

— Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant, ça ! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. » A cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable !

— Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton...

— Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.

— Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table ; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.

— Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend ! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça : Faut-il le faire monter ? Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis : Souhaitez-vous ? voulez-vous ? désirez-vous ? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. — Veux-tu me faire mourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartements, dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ; ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme ! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout pris. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.

— Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous ?

— Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous ?

— Oh ! j’espère me maintenir en bonne santé.

— Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage ?

— Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la science. A peine sais-je où se trouve mon manuscrit.

— Le style en est pur, sans doute ? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.

— Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.

— Oh ! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin, ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu ; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg ; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Oblige par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.

— Eh ! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez...

En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.

— Allez, vieille bête ! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur ! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide ? Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie ! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas ! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur ? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entre les mains pour la déchirer ? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence ! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain ? J’ai de l’or pour lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait ?

La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. A cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

— Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien ! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.

— Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.

— Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.

Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.

— Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée !

— Oui, monsieur le marquis.

— Je suis comme un homme mis hors la loi commune.

— Oui, monsieur le marquis.

— Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent comme de belles femmes devant moi ; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort ! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.

— Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens ? Une famille anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh ! une loge superbe, aux premières.

Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.

Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille ? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique ; mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale image de la richesse ! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.

— Qu’a-t-il fait celui là pour être si riche ? dit un pauvre étudiant en droit, qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.

Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle ; il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégants, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir ; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé ; aussi était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs : il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. A ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin : des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour ; il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.

— Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre ? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.

Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le langage du genre.

— Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.

— Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?

— Ah ! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.

En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. A son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourments auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris ; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël ; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa derrière consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. A l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : — Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique ; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.

— Pauline !

— Monsieur Raphaël !

Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. A travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.

— Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.

Elle se leva précipitamment et disparut ; Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.

— Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre ; et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

— Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

— Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu ! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit : N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin ?

— Oui, ma bonne mère, répondit-il.

— Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.

— Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin ? demanda-t-il.

— Oh ! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame ! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah ! c’est une bonne femme tout de même ! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.

— Ah ! vous voila donc ! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.

Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire.

— Pourquoi nous avez-vous donc quittées ? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu ?

— Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore !

— Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein ! monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois ?

Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria : — Pauline !... Je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.

— Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.

Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. A ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant : — Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot : il m’aime, de tous les trésors de la terre. O mon Raphaël ! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content ; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur ! Tu ne sais pas ? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort ; je suis libre, comprends-tu ?

En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.

— Ah ! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse reprit-elle en rougissant.

— De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas ?

— Oh ! parle, parle, parle, dit elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi !

— Tu m’aimais donc ?

— Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin ! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi : à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh ! bien, où en suis-je ? reprit-elle après une pause. Ah ! m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme ; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme alors ta joie m’a fait mal.

— Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas...

— Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

— Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont maintenant les richesses pour nous ? Ah ! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

— Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi ? mais je suis la plus heureuse des heureuses.

— L’on va nous entendre, dit Raphaël.

— Hé ! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.

— Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : — Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.

— Tes écrans !

— Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit ! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois ? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout : le feu, l’huile, et l’argent donc ? Oh ! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.

— Mais comment faisais-tu donc ?

— Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.

Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.

— Oh ! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin.

— Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je ne veux te céder à aucune femme.

— Je suis libre, ma chérie.

— Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi !

Elle se laissa glisser sur ses genoux :, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.

— J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil ! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora ! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle ! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié : Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh ! je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant tout le monde.

— Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.

— Oh ! répète-moi cela, mon amour !

— Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir...

— Oh ! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.

— Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme ; en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh ! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.

— Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.

Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues !

— Oh ! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.

— Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.

— C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence : — Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits ?

Ils se prirent à rire avec une douce innocence.

— Bah ! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.

— Ah ! monsieur, et la gloire ?

— Tu es ma seule gloire.

— Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.

— Ma Pauline...

— Oh ! oui, je suis ta Pauline. Eh bien ?

— Où demeures-tu donc ?

— Rue Saint-Lazare. Et toi ?

— Rue de Varennes.

— Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que... Elle s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.

— Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.

— Vrai ! dans quinze jours nous serons mariés ! Elle sauta comme un enfant. Oh ! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde ! Tu ne sais pas, pauvre chéri ? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant.. Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah ! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis : ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal ! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain. n’est-ce pas ?

— Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras ?

— Ah ! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor ?

— Pauline, encore un baiser ?

— Mille ! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.

Ils descendirent lentement l’escalier ; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.

— Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant. — Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges pressera les chevaux.

Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.

— Oh ! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel ?

— De personne.

— Bien vrai ? Ce n’est pas une femme qui...

— Pauline !

— Oh ! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.

Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.

— Oh ! mon père, mon père ! dit-elle.

— Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.

— Combien tu es aimant ! je n’osais pas te le proposer...

— N’es-tu donc pas ma vie ?

Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peu en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir. Grand Dieu ! s’écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs, tous ! Pauvre Pauline ! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant : Je suis bien bête ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises !

Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde ! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.

Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline ; elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat ; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme ; peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.