Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon âme au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma chambre. — Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante ; vous devriez sortir, allez voir vos amis. — Ah ! Pauline ! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable. — Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ? — Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes ; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri. — De quel hôpital sors-tu ? me dit-il. — Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier. — Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant. — J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, et n’est pas Othello qui veut !

— Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant. — Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par moments dans mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium ? — Bah ! des souffrances atroces, répondit Rastignac. — L’asphyxie ? — Canaille ! — La Seine ? — Les filets et la Morgue sont bien sales. — Un coup de pistolet ? — Et si tu te manques, tu restes défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois ? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher ! est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante ? L’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie ? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine ? Quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique ! Si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus l’intelligence de la crise ? Ah ! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négociants ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs créanciers. A ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts ! cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable ! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard. Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète. — Et de l’argent ? lui dis-je. — N’as-tu pas quatre cent cinquante francs ? — Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.

— Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamais rien, pas même ministre. — Mais que pouvons-nous avec vingt louis ? — Aller au jeu. Je frissonnai. — Ah ! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert ! — Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot ; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.

Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique. Eh ! bien, qu’avez-vous ? dit-elle. Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur. — Je vous quitte, ma chère Pauline. — Je l’ai deviné, s’écria-t-elle. — Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante. — Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano. Je ne répondis pas. — M’écrirez-vous ? — Adieu, Pauline. Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme. — Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi ? me dit Pauline. Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants, présents de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son dossier la pommade et l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de Lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique ; là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix ? J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria : — Victoire ! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau. — Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. A d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Houra ! Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre joie en disant long-temps : A toi. A moi. — Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch ! Il jeta de l’or à son fidèle domestique : — Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie, mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices ? Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des compliments. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris ! Certes les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicaments ? A Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets ? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique ? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion ? La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts : tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon ; elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande flatterie pour l’homme ; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même ? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier : poète, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse ? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour ! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnu, avec un monstre : d’abord le monstre épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes, la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux ? vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand l’homme s’est ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son âme à l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’âme, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes ! Au lieu de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que le génie paie au mal ? Vois tous les grands hommes : s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’âme ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. A travers ce délite perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé : l’impuissance est assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore ; diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil ; moi, peut-être une pulmonie va me dire : « Partons ! » comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ; sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi ; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie ! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie ! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures. — Ah ! je vous retrouve encore en vie. Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh ! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses ; dans le lit des courtisanes ; et me sentir victime de sa plaisanterie ! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor ; mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvais sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du payement arriva. Cruelles émotions ! et comme elles font vivre de jeunes cœurs ! Je n’étais pas fait pour vieillir encore ; mon âme était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Notre nom, c’est nous-mêmes, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris ; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j’avais griffonnées ? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-même ! Les huissiers aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné : — Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS ! Devoir, est-ce donc s’appartenir ? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie ? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace ? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais sans les payer ? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire : — « Monsieur de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah ! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine ! » Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. « Quand me paierez-vous ? » disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfants, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place. Ah ! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge ! elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de change furent protestées. Trois jours après je les payai ; voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre ; je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches ! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché ! Enfin Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de Rastignac...

— Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira de sa poche.

Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch ; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complétement privé de raison.

— Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier ! Vous m’appartenez, fameuse propriété ! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi ! Je suis pape.

En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la basse continue des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de jurements.

— Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches ! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.

— Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort ! Va ton train ! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.

— Ah ! tu dormais, sournois ?

— Non ! Fœdora ou la mort, j’y suis.

— Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.

— Tonnerre ! dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.

— Je suis millionnaire.

— Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.

— Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence, je suis Néron ! je suis Nabuchodonosor !

— Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux, par dignité.

— Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste ! Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora ! Je veux oublier Fœdora.

— Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.

— Vois-tu cette Peau ? c’est le testament de Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit cuistre de roi ! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah ! si je veux, prends garde ? Je peux acheter toute ta boutique de journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet ! valet, cela veut dire : Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.

A ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.

— Eh bien ! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi ! sois décent, par considération pour moi ! M’aimes-tu ?

— Si je t’aime ! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine ! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors ? Je te les ôte.

— Jamais je ne l’ai vu si stupide.

— Stupide, mon ami ? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir... c’est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous ! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre...

— Eh ! bien, oui.

— Je te dis...

— Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend...

— Je te dis, la Peau !

— Oui.

— Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.

— Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse ?

— Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.

— Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.

Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours : — Prenons la mesure ! Prenons la mesure !

— Eh ! bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure !

Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait : — J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.

— Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé ? Allons, es-tu bien ?

— Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci...ga...res... de la Hav...

— Allons, cuve ton or, millionnaire.

— Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor ? Amour ! A boire ! France... gloire et riche... Riche...

Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile ! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle : leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes ; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été devasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée : plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de gaieté ni de désirs ; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie ! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.

— Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.

A ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.

— Oh ! oh ! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.

— Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.

— Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être ! dit le savant, qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.

— Oh ! oh !

— Ah ! ah !

— Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty ?

— Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.

— Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin ?

— Je le crois.

— Eh bien ! monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.

— Bravo, le major ! s’écria le jugeur.

— Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table...

En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

— Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.

— Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait : Ne suis-je pas pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine ?

— Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.

— Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.

— Il sera pair de France.

— Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet ? dit le jugeur.

— Auras-tu loge aux Bouffons ?

— J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.

— Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

— Désirez-vous des asperges ? lui cria le banquier.

— Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.

— Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !

— Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux !

— Oh ! cria le banquier, buvons.

— Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

— Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. A moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.

— Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.

— S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite ! dit Aquilina.

— Souhaitez-moi cent mille livres de rente.

— Des cachemires !

— Payez mes dettes !

— Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec !

— Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.

— Que de donations ! s’écria le notaire.

— Il devrait bien me guérir de la goutte.

— Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.

— Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente ; exécute-toi de bonne grâce, allons !

— Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix ?

— Belle excuse ! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis ?

— J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

— Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien ! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.