L’OURSON

La petite fille devait avoir huit ou neuf ans. Les pans encore glacés de sa jupe débordaient de la boîte étroite. Une délicate buée enveloppait son corps et, à la chaleur des bougies placées aux deux extrémités du cercueil, de fines volutes de fumée s’élevaient de ses cheveux blonds et de ses mocassins. Son teint translucide avait d’étranges reflets, pâles et bleus, jolis même, comme la nacre d’un coquillage. On avait envie de la prendre dans ses bras pour la tenir au chaud. Sous sa tête légèrement soulevée – peut-être avait-elle le cou brisé – quelqu’un avait glissé un coussin blanc. Ses petits poings étaient tout près de son menton, crispés sur le col de sa canadienne, comme si du fond de la mort, et pour l’éternité, elle continuait à frissonner de terreur et de froid.

Le vieux von Croft adressa à Louis un vague salut de la main, pareil à celui de son père dans son rêve de la veille. Puis il comprit que l’autre voulait en fait lui signifier d’enlever son chapeau. Louis s’exécuta en rougissant. À ce moment-là, l’orgue se mit à murmurer dans le jubé, tout doucement, comme en montagne quand on se rapproche d’un ruisseau. Et dès la troisième mesure, Bapaume se demanda s’il n’était pas en train de perdre la raison.

Il marcha vers la petite morte et posa un genou en terre. De près elle était encore plus terrifiante. On avait enroulé un chapelet autour de son poignet. Un reste de frimas achevait de fondre dans le repli de ses vêtements, des cloques sèches couvraient sa peau autour des narines et des lèvres, telles des brûlures, et Bapaume était forcé de détourner le regard, car elle avait les paupières légèrement entrouvertes, comme si elle allait se réveiller, et cela la faisait encore plus belle.

Louis joignit les mains. Mais cette musique jouée à l’orgue lui procurait une telle angoisse qu’il lui fut impossible de feindre une prière. Il se dirigea vers l’arrière de l’église. Il veillait à n’appuyer sur les dalles que la pointe de ses chaussures. Le bedeau, qui n’avait pas paru remarquer sa présence jusqu’alors, regardait s’éloigner cet inconnu avec un étonnement morne. Louis craignait à tout instant d’être interpellé (« Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’avez rien à y faire ! Qui donc croyez-vous que vous êtes ?…»). Son poids fit craquer les marches de bois.

L’orgue était l’œuvre d’un de ces artisans qui furent sur terre de véritables ambassadeurs de Dieu et dont personne ne se souvient. Bapaume avait connu l’instrument jusqu’aux entrailles. Il le savait capable de rassembler autour de lui un chœur de séraphins accourus des quatre coins du paradis toutes affaires cessantes. À partir du jubé, il fallait monter encore un escalier. L’arrivée de Louis coïncida avec la fin du morceau. La dame du magasin général était assise devant les claviers.

Elle gardait le visage droit, comme quelqu’un qui s’est préparé à ce qui va lui arriver. Louis s’était immobilisé au milieu de l’escalier, seules dépassaient de la trappe sa tête et ses épaules. La musicienne l’aperçut du coin de l’œil. Elle porta les mains à sa figure et, dans un geste las, massa ses pommettes hautes, s’étira la peau des joues, joignit les doigts derrière sa nuque. Puis ses poignets retombèrent mollement sur ses cuisses. Bapaume gravit les dernières marches.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Comment se fait-il que vous connaissiez cette musique ? Elle n’a jamais été publiée. Je l’ai écrite à Paris il y a plus de vingt ans !

Tout cela dit avec précipitation, dans un chuchotement effrayé.

— Il fut un temps où vous ne me vouvoyiez pas, monsieur Bapaume.

Louis demeura interdit. Il scruta le visage de la femme. En dehors de sa ressemblance avec celui de sa mère, il ne lui disait rien, il aurait juré qu’il ne l’avait jamais vu avant aujourd’hui.

— Je crois comprendre, madame, que nous nous sommes jadis connus. Mais… je suis désolé… je ne me rappelle rien de vous…

Il était un peu penché, il avait posé le poing sur sa poitrine, sa physionomie exprimait le désarroi le plus sincère.

— Ce serait donc moi, madame, qui vous aurais appris cette musique ?

Elle le laissa rêver là-dessus quelques secondes. Puis, avec une indifférence calculée :

— J’en avais effectué une transposition pour le piano, non ? Cela m’étonne que vous l’ayez oublié. Nous l’avions jouée à quatre mains, en sortant du lit, le dernier matin où nous nous sommes vus. Souvenez-vous. C’était juste avant que vous partiez.

— Vraiment, madame ? Vraiment ?

Il s’assit atterré sur la banquette. Il faisait non de la tête. Il esquissait de vagues mouvements de la main, qui avortaient aussitôt. Il ressemblait à un homme à qui on vient d’annoncer une catastrophe.

— Une des toutes premières pièces que j’ai écrites. J’avais à peine vingt ans. Elle date de l’époque – de l’époque bénie – où je composais sans y penser, comme le castor construit des barrages, sans aucune idée du tort que cela pourrait causer.

Je veux dire… Croyez-vous que le bacille de Koch sait ce qu’il fait ?… Je vous pose sérieusement la question, madame. Si vous étiez un bacille de Koch, auriez-vous une idée claire du mal que vous faites ?

— Enfin, je ne sais pas. Non. Je crois que non.

Elle le considérait avec malaise et défiance, comme on regarde quelqu’un qui n’a plus toute sa tête, et Bapaume s’en rendit compte. Il pencha de nouveau le front. On aurait dit qu’il ne s’adressait qu’à lui-même.

— C’est bête, mais j’avais complètement oublié cette musique… Oui, une des toutes premières que j’ai composées… J’en avais retrouvé le manuscrit avec étonnement, l’été dernier… J’avais alors résolu d’en faire le début de mon oratorio. (Il leva les yeux vers elle.) Oui, je composais un oratorio, figurez-vous. Je ne plaisante pas, madame. J’étais un homme humilié, méconnu, détruit en outre par le pire malheur qui puisse frapper un être… Et c’est justement en travaillant cette introduction que tout à coup j’ai pris conscience que tous mes efforts… enfin, peu importe. Mon orgueil a été bien attrapé. La musique m’a quitté à jamais, madame. D’ailleurs, qui s’intéresse à ces choses ? Tout cela doit vous paraître incohérent, et je vois que je vous embête…

— Vous ne m’embêtez pas.

— S’il m’est arrivé de vous causer quelque dommage… Cela serait d’autant plus grave si j’en avais tout oublié…

La femme ne répondit pas. Rien ne transparaissait dans son attitude qu’une intelligence lasse, et une tristesse revenue de tout, qui n’attend plus grand-chose du monde ou de ce que les êtres peuvent les uns pour les autres. Elle passa lentement devant Bapaume et s’empara du sac à main qui se trouvait à l’autre bout de la banquette. Elle en tira deux sachets en tissu.

— Tenez, dit-elle.

C’était comme s’il n’avait pas entendu. Il lui saisit le bras d’un air hagard. Et, tout entier dans son élan, en homme qui confesse une faute avec ardeur :

— Je croyais que c’était une femme !

La musicienne joignit les sourcils. Elle dégagea délicatement son poignet de l’étreinte de Bapaume :

— De quoi parlez-vous ?

Louis chuchotait, mais il y avait un cri de détresse dans ses yeux :

— La petite morte derrière les rochers !… Je ne savais pas. Je croyais que c’était une femme ! Vous comprenez ? Une adulte, pas une fillette ! Et puis pourquoi l’a-t-on exposée comme ça, dans l’état où on l’a trouvée ? Est-ce qu’on ne doit pas habiller les morts ?

— C’est le bedeau qui a voulu ça. Je ne sais pas pourquoi.

Après un silence, elle ajouta qu’elle avait été son institutrice. Que c’était une enfant très bien. Qu’elle préférait ne pas en parler. On entendait au dehors un bruit de foule qui se met en marche, le crissement des bottes dans la neige.

— Vous deviez l’aimer beaucoup, madame, pour ne pas vouloir en parler.

La femme répéta : « Tenez ! » Elle lui tendait les deux sachets. Bapaume les prit dans ses mains et les examina sans comprendre. La femme sortit de son sac un paquet de cigarettes et, avec une fausse désinvolture, elle en alluma une.

Bapaume la regardait avec ahurissement. Fumer dans une église ! La dame tâchait de se donner un air naturel, mais elle n’avait visiblement pas l’habitude du tabac. La fumée n’était pas sitôt dans sa bouche qu’elle l’expulsait sans la respirer, avec une petite grimace involontaire, et des larmes lui venaient aux yeux.

— J’avais vingt-quatre ans. Ça me fait tout drôle de penser que j’aie pu déjà avoir vingt-quatre ans. Vous apparaissiez à la nuit tombante, une fois par semaine, parfois deux, quand vous reveniez d’enseigner la musique aux petites jumelles von Croft. Je trouvais que je ne vous voyais jamais assez, et parfois je prenais des risques. Je rôdais autour de la maison von Croft simplement pour pouvoir vous apercevoir un peu, de loin, au travers d’une fenêtre. Je n’osais même plus sortir tellement j’étais hantée par l’espoir douloureux que vous vous présenteriez à l’improviste. Vous arriviez par la cour arrière pour être bien sûr de n’être pas vu, et vous ne repartiez qu’à l’aube. Et ce matin-là, justement, je m’étais dit : « Allons bon, voilà qu’il a encore oublié quelque chose ! » Et j’ai pris ces deux objets-là, et je les ai mis dans mon sac à main pour vous les rendre à notre prochaine rencontre. Ma seule erreur a été de croire que je vous reverrais le jour même. Mais en début de soirée on m’apprenait que vous étiez parti. Je savais néanmoins que cette rencontre finirait par avoir lieu, car il était impossible pour moi que vous me quittiez sans un adieu. Inconcevable. C’est pourquoi ces deux choses-là ne sont jamais sorties de mon sac. Depuis vingt ans, je n’ai pas mis le nez dehors une seule fois sans elles…

Bapaume, alarmé, palpait les sachets sans les ouvrir.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

— Quand je vous ai aperçu aujourd’hui, j’ai cru un instant… comment vous dire ? J’ai cru que vous étiez venu jusqu’ici pour moi. Un peu pour moi. Pour me demander pardon. Pourquoi me regardez-vous comme ça tout à coup ?

Il ne répondit pas. Embarrassée, elle éteignit sa cigarette sous son talon. Ne sachant que faire du mégot, elle finit par le remettre dans le paquet.

Le premier sachet contenait une pipe, le second un objet en verre dur, de forme pyramidale. Un prisme peut-être. Il n’y avait pas assez de lumière pour le vérifier. Vaguement, très vaguement, Louis se rappelait avoir déjà dans un très lointain passé tâté du tabac. La pyramide de verre aurait pu appartenir à n’importe qui.

— Vous aviez oublié l’un sur la table de chevet, l’autre dans le cendrier de la cuisine – et ces mots étaient des choses qu’elle laissait tomber négligemment sur son passage.

Elle retourna à l’orgue.

Une porte basse s’ouvrit, une petite vieille apparut, et comme l’obscurité enveloppait sa robe sombre, on aurait dit une tête chenue flottant dans les airs. Elle portait entre ses bras des partitions qu’elle déposa lentement sur le pupitre de l’instrument. La musicienne la remercia. La vieille dame lui adressa quelques mots à voix basse, et l’autre lui répondit pareillement.

La foule du dehors se mit à affluer enfin dans l’église sans que Louis puisse deviner pour quelle soudaine raison. Il se pencha au-dessus de la balustrade.

— C’est la dernière équipe de sauveteurs qui revient, expliqua la musicienne. Le curé était parmi eux. C’est lui qu’on attendait.

Ses mains s’approchèrent des claviers. La vieille dame s’était assise docilement à ses côtés pour tourner les pages de musique.

— Je constate que vous avez dû souffrir à cause de moi. Je le regrette, croyez-le bien. Pardonnez-moi aussi d’avoir à ce point oublié. J’ai… si vous saviez… le sort m’a porté un coup terrible…

Elle eut un ricanement bref, désabusé.

— Partez l’âme en paix, comme on dit, je ne vous en veux pas. Nous n’avons rien d’autre à nous dire.

Il avança vers elle, le pas indécis.

— Veuillez m’excuser, monsieur Bapaume, fit-elle sur un ton posé et ferme, et cela ressemblait à un ordre.

Louis se retira. Sans qu’il en eût conscience, elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la cage de l’escalier. Il songea à abandonner sur une marche la pipe et l’objet en verre, mais, se ravisant, il les rangea dans sa poche. Il dressa l’oreille. De nouveau la musique qui résonnait dans l’église était de lui.

Louise, un peu comme vous, lui aurait-elle répondu. Mais il n’avait même pas pensé à lui demander son nom.

* * *

La multitude s’insinuait entre les bancs, dans une sorte de remuement recueilli, comme dans une chambre, la nuit, on mesure ses gestes pour ne pas réveiller un enfant qui dort. Des visiteurs des alentours étaient venus présenter leurs condoléances, car il était peu probable que Saint-Aldor fût peuplé à ce point. Un jeune prêtre s’avançait vers le cercueil avec une circonspection incrédule, effaré par la pitié et le chagrin. Une large écharpe était nouée autour de son cou, il étranglait son béret dans son poing droit. Bapaume entendit quelqu’un murmurer :

— C’est lui qui lui avait appris à lire…

Il remarqua aussi Maurice von Croft qui parlait avec son père à l’entrée du déambulatoire. Ils le remarquèrent à leur tour et se dirigèrent vers lui. Mais le garçon s’interrompit au milieu du trajet et sortit par la porte latérale. Robert von Croft avait les paupières boursouflées et rouges.

— Mon fils m’avise que l’accouchement est terminé. Julia lui a fait dire qu’elle était prête à vous recevoir. Elle se trouve encore chez les Soucy. C’est tout près d’ici, en face du magasin général, la maison verte, vous ne pouvez pas vous tromper. Julia vous attend.

Des cierges circulaient d’un paroissien à l’autre, chacun allumant le sien à celui de son voisin. Le jeune curé avait rejoint le bedeau et, prostré, avait posé le front sur le prie-Dieu. Des groupes d’enfants, guidés par des institutrices, pénétrèrent en rangs serrés. Il y en avait de tous âges. Les plus jeunes étaient vêtus comme des oursons. On en vit un battre des mains : il croyait que c’était la fête de Noël. Louis chercha des yeux le petit Montagnais, mais il ne semblait pas être là. La flamme des chandelles qui encadraient le cercueil s’était mise à danser doucement, comme si la petite fille faisait un rêve. Le vieil homme retint Louis par la manche.

— J’ai ordonné à Maurice de préparer les chevaux et le traîneau. Il vous conduira à la gare. Il ne faudra pas lambiner mais vous devriez être bon pour huit heures.

— Je vous remercie pour tout, monsieur von Croft.

Il regarda Bapaume droit dans les yeux.

— Vous savez, monsieur Bapaume, je suis un artisan consciencieux. Je distingue le bois dont je ferai un meuble du bois qui finira dans la cheminée. L’oubli c’est pareil. Je veux dire… Il sait ce qu’il fait quand il jette quelque chose au feu.

Bapaume opina humblement.

— J’essaierai de ne pas l’oublier.

Von Croft continua à le fixer de son œil impénétrable, sans rien ajouter. « De quel droit suis-je venu embêter ces gens ? » pensait Louis. Sa présence au village lui semblait de plus en plus saugrenue, injustifiable, absurde.

Il referma derrière lui la porte de l’église alors qu’on entamait la première prière. Le magasin général se trouvait tout droit au bas de la côte. Il n’éprouvait ni trac ni crainte. Il se sentait la tête et le cœur vides. Il marchait au devoir qu’il s’était imposé, sans plus se poser de questions. Il ne put néanmoins réprimer un tremblement en apercevant la maison verte. De l’église, les grondements de l’orgue animaient le sol d’une vibration qui se communiquait à ses jambes.

La porte s’ouvrit sitôt qu’il fut sur la sente traversant le parterre. Julia achevait de donner des conseils à l’homme qui se tenait sur le seuil. Celui-ci marqua la ferveur de sa reconnaissance en lui baisant les mains. Puis immédiatement, en se tournant vers Louis :

— Tiens donc, fit-elle d’un ton enjoué, si ce n’est pas monsieur Bapaume !

Des larmes lui montèrent aux yeux, irrépressibles, et il murmura son prénom… Elle s’approcha de lui, le bras tendu, la mine épanouie.

— Alors ? Il paraîtrait que vous voulez me parler ?

C’était Julia telle que Dieu avait dû la concevoir de toute éternité. Telle qu’elle était à huit ans. Telle qu’elle serait le jour du Jugement dernier.

— Un gros bébé de sept livres, fit-elle en désignant du pouce, par-dessus son épaule, la maison des Soucy. Une petite fille à part ça.

— Félicitations.

Elle eut un rire débonnaire :

— Oh ! ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça…

Puis elle l’observa de ses yeux lumineux et intenses. Les mêmes qu’autrefois, avec cette lueur anxieuse au fond, comme on regarde un funambule, attentif au moindre frémissement de la corde. Louis considérait avec tendresse le grain de beauté qu’elle avait au-dessus de la lèvre.

— Qu’êtes-vous venu me dire, monsieur Bapaume ?

Il hésitait, l’air d’un enfant qui ne sait s’il a fait une bonne action ou une grosse bêtise. Elle caressa du bout des doigts le front de Louis couvert de sueur.

— Vous avez encore de la suie de charbon sous les yeux. Remettez votre chapeau, vous allez prendre froid.

— Je suis venu vous demander pardon, Julia.

— Pardon ? Mais de quoi ?

Bapaume la regardait avec une timidité implorante.

— Mais enfin, pourquoi ?

Elle avait dit cela dans un murmure. Louis serra très fort les paupières et enfouit sa figure dans son cache-nez.

— Venez, ne restons pas ici. (Elle lui prit délicatement le coude.) Nous allons marcher vers l’église. Cela fait toujours du bien.

Louis Bapaume se laissa faire. Il n’avait pas fait cinq pas que ses genoux flanchèrent, il s’affaissa parmi des buissons couverts de givre. Elle l’aida à se relever. Sa joue écorchée saignait.

— Il ne faut pas vous mettre dans des états pareils.

Louis prenait de grandes inspirations.

— Ça ira, mademoiselle von Croft. Ne vous en faites pas.

— Je ne suis plus mademoiselle von Croft, je suis madame Rocheleau.

— Excusez-moi, je m’en souviendrai.

— Mais ce n’est pas grave, voyons.

Bapaume marchait en regardant la neige. Il sentait le bras de Julia sous le sien et songeait combien il eût souhaité ne pas avoir à dire ce qu’il avait à dire. Comme cette présence lui était chère ! Comme il eût été bon de se promener ainsi, côte à côte, sans autre raison que la joie de se retrouver !

— Allez-vous me dire, à la fin…

— J’ai été méchant avec vous. J’ai agi envers vous comme on n’a pas le droit d’agir envers des enfants.

Ils continuèrent à avancer en silence. Julia réfléchissait.

— J’ai beau chercher, fit-elle enfin, je vous jure que je ne comprends pas.

Ils étaient parvenus près de l’église. Julia s’approcha de la porte et, se soulevant sur la pointe de ses bottes, hasarda un œil par le carreau. On en était à observer une minute de recueillement. Tous priaient agenouillés. Les cierges brillaient au-dessus des têtes comme un tapis d’étoiles. Elle s’assit sur les premières marches du perron.

— Je vous ai rudoyée. Je vous ai donné des claques derrière la tête. Une fois même, je m’en souviens très bien… mon Dieu que cela m’est pénible à dire… j’ai pris la règle, et… et je vous en ai administré dix coups sur les cuisses… Dix coups !

Julia éclata de rire.

— Ah ça ! je m’en souviens !… Mais je l’avais bien mérité, va. N’est-ce pas la fois que ma sœur et moi, nous essayions de nous faire passer l’une pour l’autre ? Bien des jumeaux s’amusent à ça, surtout enfants, c’est sans malice. Mais vous étiez un coriace, vous nous distinguiez à notre manière de jouer du piano. J’ai bien vu ce jour-là que vous aviez perdu votre sang-froid.

— Mais je n’en avais pas le droit !

— Bon, admettons que ce n’était pas très gentil de votre part. Voulez-vous que je vous gronde pour ça ? « Eh bien, vous avez été ce jour-là un bien vilain bonhomme, na ! » Voilà, c’est fait. Vous considérez-vous quitte à présent ?

Louis Bapaume porta les poings à ses tempes.

— Je ne plaisante pas, mademoiselle von Croft ! C’est grave, très grave, ce que j’ai fait. J’ai abusé de mon ascendant sur vous. Vous comprenez ? Mon Dieu, s’il faut tout expliquer… J’étais la risée du Collège de Saint-Aldor. Mes élèves me chahutaient, les autres instituteurs, plutôt que de me soutenir, se moquaient ouvertement de mes efforts pour enseigner la musique, ils tournaient en dérision la méthode que j’avais inventée ! Tout cela était des sottises, j’en conviens, et je m’en suis vite rendu compte. Mais c’était le rêve de ma vie qui s’effondrait. Et on ne m’a pas aidé. Ça, non, on ne m’a pas aidé. Personne.

Julia examinait cet homme miné, précocement vieilli, malade peut-être. Il paraissait au bord de l’essoufflement. Jamais elle ne se serait attendue à cela. Ces actes qu’il traitait comme des crimes, elle-même n’aurait pas songé un instant à les tenir pour des fautes. Mais peut-être se trompait-elle. L’ardeur avec laquelle il s’accusait était si impressionnante, et en un sens si suspecte, qu’elle semait dans son cœur un doute dont Julia n’arrivait pas à se débarrasser. Bapaume avait déposé son bagage. Il faisait les cent pas sur le parvis, les mains croisées derrière le dos. Puis, s’immobilisant :

— Enfin, il y avait vous. Vous, Julia, qui étiez si douée pour la musique. À qui je m’accrochais comme à une bouée ! Vous rachetiez par votre grâce, votre intelligence, votre vivacité, toutes les heures d’humiliation que je connaissais au collège. Et je vous aimais, Julia ! Mon Dieu que je vous aimais ! Saviez-vous cela ? Saviez-vous que je venais souvent la nuit, et que je grimpais sur le larmier de la maison pour vous regarder dormir à travers votre fenêtre ? Oui, j’ai fait cela, moi, Louis Bapaume !

Il se frappa du poing la poitrine, sans qu’on sache très bien s’il s’agissait d’un reproche amer qu’il s’adressait ou d’une affirmation orgueilleuse.

— Et je priais pour vous, Julia. Chaque matin, chaque soir. Je croyais que prier éloignerait de vous le malheur, j’étais complètement fou. Je composais des petites pièces à votre portée. Toutes ces choses que je vous faisais jouer, elles étaient de moi ! Je les avais composées à votre intention !

Et il se mit à chantonner un air sautillant et primesautier, en battant du bras la mesure, prrrom-pom-pa-pom, prrrom-pom-pa-pom…

Il s’interrompit brusquement.

— Toute cette période est très confuse dans ma tête. J’essayais alors de me convaincre que tout n’est qu’illusion, la matière, le monde, quelque chose dans ce goût-là. Je passais des nuits épuisantes à ne faire que ça. J’arrivais chez vous à heure fixe, harassé, la moitié de la tête en orbite, il n’y avait que la musique pour me ramener sur terre. Et vous, vous vous amusiez ! Vous traitiez votre talent musical comme… comme un vieux jouet dont on s’est lassé. Vous négligiez vos leçons, vous laissiez échapper de gros soupirs d’ennui, vous ricaniez dans mon dos avec votre sœur à cause de ma façon de m’habiller, ou de certains mots qui me faisaient bégayer, voilà pourquoi je voyais rouge !

— Calmez-vous, je vous en conjure, fit-elle avec douceur.

— Je suis venu vous demander pardon pour tout cela.

Des chants mêlés de murmures recommencèrent à se faire entendre, le clocher se mit à résonner. Bapaume sursauta si vivement qu’il faillit perdre l’équilibre.

— Mon Dieu ! ne vous effrayez pas comme ça. Ce n’est que Coq-l’Œil.

La pauvre bête avait une gueule horrible. La moitié du visage lui manquait, plus de peau pour recouvrir sa mâchoire, et son œil de la grosseur d’une balle de golf, qui tenait à peine au bord du crâne, menaçant à tout instant de rouler par terre, dardait vers le ciel son regard fossile, éperdu et violet. Louis y reconnut la chose qu’il avait rencontrée tout à l’heure sur sa route.

— Le chien du quêteux, dit Julia en lui caressant le cou. Quelqu’un, on ne sait pas qui, on ne sait pas pourquoi, lui a un jour lancé de l’huile bouillante sur la gueule. Ç’a donné ça. Son maître en a reçu un tel choc qu’il est passé de vie à trépas la même nuit. Tout arrive, vous savez. Depuis Coq-l’Œil n’appartient plus à personne, un peu tout le monde le nourrit. On le voit retontir tous les trois mois. Il passe quelques jours parmi nous, à pratiquer le noble métier de son maître, puis il s’en retourne, avec des airs de comprendre des choses qu’on ne comprend pas. T’es pas très joli, mais c’est pas de ta faute, hein, mon Coq-l’Œil ?

Elle passa sa joue dans le cou du chien.

— Et pourtant. Touchez comme son poil est doux. On dirait un nuage.

Louis n’en fit rien.

— Je vous assure qu’il n’est pas méchant, monsieur Bapaume. Quand on est méchant, on s’en tire mieux que ça dans la vie, croyez-moi.

— Les animaux me terrifient. Je n’ai jamais touché à un chien de mon existence.

— Vous n’êtes pas doué pour le bonheur.

Elle continuait à flatter Coq-l’Œil avec sa moufle.

— Vous parlez de claques derrière la tête, monsieur Bapaume. Mais autant que je me rappelle, les fois où cela vous est arrivé, vous frappiez avec une liasse de quelques feuilles : il n’y avait pas là de quoi me fendre le crâne. (Elle ajouta avec un rire :) J’ai la caboche plus dure que ça, n’est-ce pas, mon Coq-l’Œil ? Ensuite, il est vrai, il y a eu cet épisode des coups de règle sur mes cuisses. Il y a eu aussi une fois où j’avais ri durant une de vos dictées musicales – vous appeliez ça des courses de notes –, vous m’aviez obligée à me tenir une heure à genoux, les poignets ligotés derrière les reins, et peut-être que les liens étaient serrés un peu fort…

Louis Bapaume, les yeux fermés, se mordait le poing.

— Mais ça, s’empressa-t-elle d’ajouter, j’ai encore le souvenir que j’en riais déjà le lendemain. Or, à part cela, quoi ? Qu’avez-vous à vous reprocher ? Regardez-moi, monsieur Bapaume. Je n’aurais jamais imaginé à cette époque que vous étiez si malheureux. C’est moi qui vous demande pardon.

— Oh, ne dites pas ça, je vous en supplie. Ne dites pas ça. Votre sœur, elle, n’a pas oublié ce que je vous ai fait subir. J’ai bien vu qu’elle m’en voulait encore.

— Oh, ça. Ma sœur vous a peut-être manifesté un peu d’humeur cet après-midi, mais elle est comme ça avec tout ce qui m’approche, elle me considère un peu comme sa propriété.

— De toute façon, Geneviève me détestait déjà voilà vingt ans.

— Mais ne croyez pas cela, dit-elle, et il y avait de l’étonnement, de la compassion aussi, dans sa voix. Je connais ma sœur, vous pensez bien. Et peut-être que dans ce temps-là, n’est-ce pas, vous n’aviez d’yeux que pour sa jumelle. Ses efforts à elle, vous les remarquiez peu. Elle restait dans son coin à nous regarder, vous surtout, je crois. Vingt ans plus tard, vous revenez, et c’est encore à sa sœur que vous désirez parler. Geneviève a souffert de cela, peut-être, je ne sais pas.

— Là-dessus aussi j’aurai donc été injuste…

— Mais non.

Le chien se dressa sur ses pattes et Louis recula d’un pas. La bête s’éloigna mine de rien. Bapaume ramassa sa mallette. Il la tenait pressée contre son ventre.

— Que voulez-vous me dire encore, monsieur Bapaume ? Je suis fatiguée. Je vois une question dans vos yeux.

— La musique… ? Vous avez continué ?

Julia ne répondit pas tout de suite. Avec une pointe de dépit, et de pitié pour lui, comme si, malgré le chagrin qu’elle regrettait de devoir lui faire, il lui fallait tenir son rôle jusqu’au bout, elle enleva sa moufle. Les trois derniers doigts de sa main gauche avaient été tranchés.

— Un accident, dit-elle.

Et, après un reniflement détaché, elle renfila sa moufle.

Bapaume avait l’immobilité d’une statue. Ses traits s’étaient figés. Puis, telle une goutte qui naît au bout d’un glaçon, une larme grossit soudain au coin de son œil, glissa lentement jusqu’à son menton, blanchit. L’orgue et les chants avaient repris dans l’église. D’une voix qu’elle eut peine à reconnaître, celle qui part des entrailles, avec l’accent qu’on donne aux mots qu’on ne prononcera qu’une fois dans sa vie :

— Je vous jure, Julia, que, quelles que soient les punitions impardonnables auxquelles je vous ai soumise, jamais, pas une seule seconde, je n’ai éprouvé le moindre plaisir à vous les infliger.

Julia éclata d’un sanglot sec, nerveux, comme un esclaffement. Elle s’excusa, elle invoqua la fatigue. Elle s’épongea les yeux avec sa manche.

N’empêche, la sincérité de ces paroles venait de la libérer d’un dernier soupçon, et elle respirait mieux. Son attention un instant se porta au-delà de Bapaume. Le bruit sourd et amorti des sabots dans la neige. Maurice au loin, avec les chevaux et le traîneau.

— Et vous avez fait toute cette route, après vingt ans, pour me parler de cela… Je vous jure que si j’avais su…

Louis s’assit près d’elle sur une marche plus basse. Son visage était à la hauteur des cuisses de Julia. Elle était songeuse soudain.

— Ils vont l’appeler Carmen.

— Pardon ?

— La famille Soucy. La petite fille qui vient de naître, ils vont l’appeler Carmen. Le nom de la fille du bedeau.

— J’avais un fils, dit Louis. Il avait douze ans. Il est décédé au printemps dernier.

Julia regarda en direction de la maison Soucy. Ses yeux luisaient comme si on promenait une bougie devant. Les mots n’arrivaient pas jusqu’à ses lèvres, ils retombaient au fond de son cœur, mort-nés. Elle s’empara finalement de la main de Bapaume et y posa sa joue. La main de Louis était chaude, velue, humide et glacée au bout des doigts, comme le museau d’un chien.

— Ma femme et moi avions accepté la pauvreté. C’était le prix de ma liberté. Elle voulait que je ne pense à rien d’autre que la musique. Nous vivions dans une sorte d’indifférence heureuse et sordide, avec la poussière, le garde-manger qui empestait, l’humidité et la moisissure qui s’accumulait à l’angle des murs. Avec tout ça pas l’ombre du sens des priorités, les liqueurs les plus chères et des trous dans les souliers, mon fils ayant su déchiffrer des partitions à six ans, et n’ayant appris à lire que beaucoup plus tard, comme au hasard, en fréquentant à peine l’école, c’est qu’il était doué, le sacripant. Il y avait aussi des souris à la maison, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, elles ne m’inspiraient pas de grandes œuvres, mais de la peur et du dégoût. Nous étions à ce point à court d’argent que nous nous faufilions la nuit dans les hangars des voisins pour faire provision de pièges à souris. Bien sûr, ma femme avait ses crises, des velléités de Grande Réforme, et durant trois jours, un ouragan de brosses à récurer et de laines d’acier dévastait la maison. Puis le souffle nous manquait, et tout recommençait à pendouiller, à bâiller, à croupir dans l’innocence du bonheur. Enfin, c’est pour vous dire, mon fils a grandi dans tout ça. Avant de tomber malade. Et alors, tout s’y est mis, une vraie fanfare. Rien ne coûte cher comme un enfant qui va mourir. Ce n’est pas fait pour les petits budgets, la tuberculose. Nous avons fait ce que nous avons pu. La pensée ne me quitte jamais pourtant que, si j’avais accepté voilà cinq ans le poste de professeur qu’on m’offrait… Ou si nous avions donné à mon fils des conditions de vie, mettons, plus raisonnables, plus saines…

— Vous avez tort de vous faire des reproches comme ça, murmura-t-elle.

Elle lui tenait toujours la main. Il sentait son haleine chaude au creux de sa paume.

— Je… J’ai cru longtemps que cette épreuve m’avait été envoyée par Dieu pour me rappeler à l’ordre, pour me sortir de la torpeur où je végétais, de mon incapacité depuis deux ans à composer la moindre musique. Aussi me suis-je jeté dans le travail. Comprenez-vous ? Je croyais que Dieu attendait de moi que je compose un magnifique oratorio inspiré par la douleur !… Comme si Dieu achetait quelques pages de musique avec la vie d’un enfant… Mais c’est ma vanité, le démon de ma vanité en réalité qui me soufflait tout ça… Avant d’avoir mon fils, je ne savais pas ce que c’était qu’un enfant. Avoir un enfant ne nous apprend d’ailleurs rien d’autre, mais cela suffit, cela est infini. Jamais je n’aurais toléré que quelqu’un lui fasse ce que je vous ai fait. Voilà pourquoi l’idée s’est imposée à moi de m’acquitter de cette dette envers vous.

Il ouvrit son bagage avec des gestes empreints de tendresse et de tranquillité.

— J’aimerais que vous acceptiez ceci, Julia.

Julia ramena frileusement les mains sur sa poitrine, comme si elle n’osait toucher à ce qu’on lui offrait. C’était un ourson de peluche. Son ventre avait été raccommodé avec du gros fil. Il avait un bouton de culotte cousu à la place de l’œil droit, et une oreille arrachée.

— C’est l’ourson que mon fils avait quand il était tout petit. Il avait tellement joué avec lui que, voyez, le ventre en avait été déchiré, il avait perdu un œil, une oreille. Il l’avait reprisé lui-même, je me rappelle ; il m’avait piqué un bouton de culotte… Accordez-moi, Julia, la faveur de l’accepter.

— Mais, monsieur Bapaume, jamais je n’oserais…

— Acceptez-le. Ainsi, et ainsi seulement, je pourrai croire que vous m’avez pardonné.

Julia l’interrogea des yeux. Puis elle approuva gravement. Elle venait de comprendre le sens de ce don. Elle cala l’ourson contre son sein.

— N’allez pas penser que je vous ai raconté tout ça pour me faire plaindre. Les poses et les simagrées, il y a longtemps que j’ai balancé ça par la fenêtre… En dépit de ce que je vous ai dit, mademoiselle, sachez que nous formions une famille heureuse, amoureuse d’elle-même, une seule humeur circulait entre nous trois. Nous étions fous l’un de l’autre. Mon fils a manqué de bien des choses, mais il n’a jamais manqué de ce qui ne s’achète pas. Si j’avais un seul regret, ce serait de n’avoir pas su trouver les mots pour lui exprimer tout ce qu’il représentait… Mais tous les pères en sont peut-être là.

Le traîneau arrivait, Maurice en descendit d’un bond.

— J’aimerais aussi… parce que je n’ai pas pu le faire… j’aimerais que vous présentiez mes condoléances au bedeau. Dites-lui que moi-même… ce qu’il ressent…

— Je n’y manquerai pas, je vous le jure.

Elle fut prise d’un nouvel accès de larmes.

— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? dit-elle. Et comme nous avons été cruels envers vous.

Bapaume dénoua son écharpe et s’en servit pour lui essuyer les yeux.

— Ne dites pas de bêtises.

Elle fit un effort pour sourire.

— Mais pourquoi ne restez-vous pas ? Nous pourrions souper tous ensemble. Il y aurait même un lit pour vous ! Mon père adore évoquer des souvenirs. Je voudrais… je voudrais réparer…

— C’est impossible, je vous assure.

Elle hésita, puis :

— Il y a quelque chose que moi aussi, je voudrais vous dire…

Elle consulta Maurice du regard. Louis aperçut le garçon qui faisait discrètement non de la tête.

— Après tout, je ne crois pas que ça soit nécessaire…

Il y eut un silence. Elle approcha la main de sa figure puis – Maurice brandit son fouet, les chevaux secouèrent le mors – avec une simplicité affectueuse qui bouleversa Louis, elle lui pinça la joue.

— Je vous aimais bien, moi aussi, vous savez, monsieur Bapaume. Vous étiez si timide, si touchant !… Et je trouve aujourd’hui que… je trouve que vous avez eu un courage admirable. Excusez-moi, je suis comme Coq-l’Œil, je ne sais pas parler. Mais jamais je ne vous oublierai. Vous êtes le meilleur homme que j’aie connu de toute ma vie.

— Oh ! ne pensez pas ça ! – et il tourna les talons comme s’il fuyait ce qu’elle venait de dire.

Il stoppa net en se retrouvant nez à nez avec le chien. Ils s’observèrent. La bête agitait la queue, Bapaume se pencha. Il lui flatta timidement la tête. Coq-l’Œil alla rejoindre Julia.

Les fidèles ressortaient par petits groupes de l’église. Le chant d’orgue avait repris. C’était toujours la musique de Bapaume. Les notes basses du pédalier cognaient dans les marches du perron tel un cœur dans une poitrine. Maurice aida Louis à monter dans le traîneau.

— Dieu vous assiste ! lui cria Julia qui déjà se fondait dans la cohue.

Bapaume se contenta d’un signe de tête désapprobateur, comme s’il ne voulait surtout plus que Dieu se mêle de tout ça.

* * *

« Voilà, la chose est accomplie », se disait-il. Et pourtant, qu’est-ce qui avait été accompli ? Il ne pouvait pas même se dire soulagé, pas même parler d’événement. Il avait fait ce qu’il avait à faire, certes. Il avait parlé comme un torrent, comme il n’avait jamais parlé à personne. C’était néanmoins comme si rien n’avait eu lieu. Il était habité par ce sentiment d’irréalité, et d’hébétude, que l’on éprouve au retour d’un enterrement.

Il était assis aux côtés de Maurice, leurs coudes et leurs genoux se touchaient. Il venait de lui révéler qu’il était l’auteur de la pièce que le frère Decelles faisait travailler à la chorale, mais le garçon n’avait pas manifesté de réaction particulière, peut-être même ne l’avait-il pas cru. L’attention de Maurice ne quittait la croupe des chevaux que pour se porter vers l’horizon, à la manière d’un marin qui déchiffre la mer. « Je ne suis pourtant pas venu jusqu’ici pour rien, se disait Bapaume, tout cela doit signifier quelque chose. » Il se sentait à deux doigts du but sans parvenir à y toucher. Comme si toutes les lampes étaient en place et qu’il ne restait qu’à trouver le commutateur pour que la lumière se fit. Qu’est-ce que Julia avait voulu lui dire ? Et pourquoi Maurice s’était-il opposé à ce qu’elle parle ?

Il observait le fils von Croft comme si la réponse pouvait se cacher dans sa figure, dans ces yeux minces comme le rai qu’on aperçoit sous une porte close. Mais il avait un visage pour masquer, à l’instar de son père. Tenter d’y lire, c’était essayer de deviner la voix de quelqu’un en scrutant sa photographie.

— La fille du bedeau, tu la connaissais ?

— Un peu, dit-il, comme tout le monde.

Il fit claquer sa langue pour réveiller les chevaux qui paressaient.

Des filaments de clarté s’élevaient au-dessus des montagnes et brouillaient de leur danse le champ des étoiles. Quelques fenêtres étaient allumées dans le collège de Saint-Aldor. À sa vue, Louis retrouva, parfaitement inchangé, le sentiment d’humiliation qu’il avait eu ce matin en arrivant. De toute façon, il savait avant même de l’entreprendre que son acte ne le guérirait pas de lui-même. Ce n’est certes pas pour se sentir mieux après qu’il était venu jusqu’ici implorer un pardon.

— Tu sais, tu me fais beaucoup penser à moi-même quand j’avais ton âge. Moi aussi, j’étais pensionnaire dans un collège. Je ne me plaignais jamais. Mes seuls refuges étaient le silence et la musique.

Bapaume grelottait, mais ce n’était pas de froid. Il avait l’impression de s’adresser à un tas de pierres. Comment le rejoindre, mon Dieu, par quel biais le toucher ? Et le temps qui filait ! Il lui prenait des envies de le secouer par les épaules. Il consulta sa montre et s’aperçut qu’il avait perdu un gant, il ne savait ni quand ni où. Il enfouit la main dans sa poche et sentit un contact glacé. C’était la petite pyramide de verre que lui avait rendue la dame à l’église. Il n’y pensait déjà plus.

— C’est drôle, tu t’appelles Maurice comme mon fils. Il aurait eu treize ans hier, le 22 décembre.

— Hue !

Les chevaux accélérèrent le pas. Ils traversèrent à rebours la sente du bois, et de nouveau, comme au matin, la neige tombait des branches par lourdes plaques molles… Louis allait risquer une question sur la mère du garçon, en désespoir de cause, pour l’obliger à s’ouvrir, quitte à lui faire mal.

Une considération toute simple cependant l’arrêta. Chez les von Croft, il n’avait remarqué aucune trace de la mère de Maurice. Pas une image, pas une photo encadrée, pas un souvenir, rien ! Comment cela se faisait-il ? Et pourquoi toutes ces photos de lui sur les murs et les meubles de la chambre de Julia, alors qu’il n’en avait trouvé nulle part ailleurs ? Il n’y avait pas là matière à tirer des conclusions, il le savait. Mais le rapprochement de ces deux faits lui paraissait tout à coup lumineux. Il était saisi de la certitude irrationnelle, viscérale et fulgurante du joueur qui sait que la boule va s’arrêter sur son numéro.

Ils parvinrent jusqu’à l’étroit chemin qui longeait le vallon. À une trentaine de mètres, ils aperçurent un groupe d’hommes en raquettes et portant des torches. C’était la troupe envoyée par le lieutenant Hurtubise qui rentrait à la gare. Maurice ne ralentit pas le traîneau. Le groupe dut se répartir de part et d’autre de la route pour leur livrer passage.

Le fils von Croft arrêta l’attelage quand ils eurent rejoint l’automobile enfoncée depuis la veille dans le fossé. Qu’est-ce que cela signifiait ? Bapaume adressa au garçon un sourire chavirant. Il s’agissait d’une blague, sans doute ?

— C’est ici que vous descendez.

— Ici ? Mais pourquoi ? Il y a encore plus d’un mille à parcourir. Regarde, il est déjà huit heures cinq. Le lieutenant Hurtubise ne pourra pas faire attendre indéfiniment le chauffeur du train. Et avec toute cette neige, jamais je ne pourrai…

— C’est ici qu’on m’a dit de vous déposer. Au vallon.

— Ah ?

Il ne fit aucun doute dans son esprit que ce « on » désignait Geneviève.

— Je comprends, dit-il, et il descendit.

Le garçon lui rendit la couverture de laine.

— Attends encore un instant. Je… je crains qu’on ne t’ait dit des choses sur moi. Ce n’est pas qu’elles soient fausses. Mais tu sais, on peut être injuste parfois dans la façon dont on présente les faits. Ce serait trop long à t’expliquer. Je te l’écrirai peut-être un jour. Me permettrais-tu de t’écrire, Maurice ?

Le garçon ne se compromit pas. Bapaume eut un sourire bizarre, doucereux et rusé.

— Tu sais à quoi je songe tout à coup ? fit-il avec un clin d’œil. Si jamais Dieu se mêlait de revenir sur terre, que penses-tu qu’il ferait ?

Maurice le considéra avec méfiance. Il gardait les mâchoires serrées.

— Eh bien, dit Bapaume, je crois qu’il commencerait par demander pardon.

Un vent léger faisait virevolter les flocons de neige. Ils partaient dans tous les sens comme des moustiques. Certains venaient s’éteindre sur la peau rouge de Maurice. Le garçon eut un soupir du nez comme s’il disait : « Elle n’est même pas drôle, votre histoire. »

— J’aimerais encore que tu retiennes ceci.

Bapaume chercha ses mots dans la neige à ses pieds, puis très loin en haut, dans le dictionnaire des étoiles.

— Quoi que tu aies fait, ou croies avoir fait, Maurice, tu as le droit de respirer. Ni plus ni moins qu’un autre. Tu n’as pas à te sentir coupable d’être, tu n’as pas à avoir honte. C’est que… Aucun péché ne justifie la punition de voir mourir ceux qu’on aime. Ce n’est pas notre faute si l’on survit, sans mérites, à ceux qui méritaient mieux que nous de continuer à vivre. Tu comprends ? On reçoit la vie sans la demander, et quand on voudrait la donner, on ne peut pas. Rien ne nous appartient. Personne ne sait pourquoi. Mais c’est comme ça.

Maurice avait enlevé ses moufles. Il contemplait ses doigts, qu’il tordait doucement, avec une sorte d’affection. Ses yeux timides rencontrèrent ceux de Bapaume et, pour la première fois de la journée, Louis crut y apercevoir une lueur fraternelle.

— Julia est ta maman, n’est-ce pas ? Elle t’a eu jeune fille, bien avant son mariage, hein ? C’est ça qu’elle voulait me dire tantôt ?

On entendait dans le lointain la sirène de départ d’une locomotive. « Qu’importe », pensa Bapaume. Il songeait que Julia avait voulu lui révéler ce secret par compassion, pour dire qu’elle savait, elle aussi, ce que c’était que d’avoir un enfant, de chérir un être au-delà de soi-même, et il lui semblait que pour cela, rien que pour cela, elle méritait une place encore plus grande dans son cœur. Maurice ouvrait de grands yeux effarés. Louis avança la main et la posa sur sa cuisse, comme pour dire : « Ne t’en fais pas, je comprends ces choses-là. »

Mais le garçon repoussa sa main de manière brutale. Il lui adressa alors un geste d’une si incroyable obscénité que Bapaume en resta pantois, ébranlé comme sous la violence d’un coup, incapable de la moindre parole. Le traîneau s’éloigna. Maurice von Croft cria par-dessus son épaule :

— Vous avez donc rien compris au tour qu’on vous a joué ? Tout le monde était dans le coup ! Même mon vieux ! Mais celle avec le grain de beauté au-dessus de la bouche, c’est pas Julia, c’est Geneviève !

Et, les lèvres retroussées comme un âne, il éclaboussa la campagne d’un bêlement vulgaire qui était sans conteste le rire d’un parfait crétin.