1er janvier 1969 / 1 h du matin
La pièce n’était éclairée que par une seule ampoule électrique de faible puissance qui était placée de telle façon qu’Afro ne pouvait pas voir qui lui parlait. Il n’entendait que la voix et savait que c’était une voix de Noir. On lui avait dit de venir au bureau central à l’angle de la 132e Rue et de Lenox Avenue à une heure du matin pour une réunion ultra-secrète avec les chefs de BAMBU. À son arrivée, il y avait trois autres hommes assis autour de la table, mais il n’en connaissait aucun.
— Assieds-toi, frère Hall, dit la voix dans l’obscurité. Je suis content que tu sois si ponctuel. J’imagine qu’il ne doit pas être très facile pour toi d’assister à une réunion à cette heure-ci, mais une organisation comme la nôtre doit prendre conscience de certains problèmes et savoir les traiter. Es-tu prêt ?
— Le Faucon souffle un peu fort, mais ça va.
— Tu veux peut-être boire quelque chose pour te réchauffer ?
— Non, merci.
— Alors, je vais t’expliquer l’objet de notre entretien, poursuivit la voix. Les objectifs de BAMBU sont excellents, mais nous ne devons pas risquer la défaite face au démon, l’homme blanc, qui vient nous combattre sur nos propres territoires. Il s’infiltre parmi nous de plus en plus profondément chaque jour et sape les fondations dont nous avons besoin pour reconstruire l’homme noir américain.
L’interlocuteur d’Afro s’interrompit et s’éclaircit la gorge.
— Quel genre de révolutionnaire es-tu, frère Hall ? demanda la voix.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répondit Afro d’un ton mal assuré.
Il se sentait intimidé, pris au dépourvu. Les trois autres l’observaient.
— Es-tu de ces révolutionnaires qui craignent les tempêtes ? N’oublie jamais ce que le frère Malcolm a dit : il n’existe pas de révolution où le sang ne soit pas versé. Es-tu prêt à sacrifier ta vie pour le peuple noir d’Amérique si cela peut aider à sa libération ?
— Oui, je suis prêt, dit Afro.
— Très bien ! s’exclama la voix. Très bien ! Ce ne sera peut-être pas nécessaire, mais il est bon de savoir que le mouvement a une telle importance pour toi… L’homme blanc s’est insinué dans nos quartiers, dans l’âme même des Noirs, dans leur sang, en les amenant à faire usage de la drogue. Je parle en particulier de nos jeunes. Ce sont eux qui constituent les pierres angulaires, les fondations sur lesquelles tous nos espoirs reposent. Il faut mettre un terme à l’usage de la drogue !
La voix s’interrompit à nouveau. On n’entendait plus que le grondement des camions qui passaient dans la rue en faisant gicler la neige et la gadoue contre les soupiraux du sous-sol. Afro était assis dos à la porte. Il attendait que la voix s’élève à nouveau des ténèbres. Il se demandait ce qui se passerait s’il se levait d’un bond pour appuyer sur l’interrupteur et éclairer la pièce.
— Déjà, à Harlem, BAMBU a entrepris un vaste programme de réhabilitation des toxicomanes dans l’espoir qu’ils ne seront pas perdus pour nous. Nous avons également lancé des opérations pour nous débarrasser des dealers de drogue. C’était ce qu’il fallait faire tôt ou tard pour nous protéger des vols et des escroqueries dont sont continuellement victimes les membres de notre communauté. Nous essayons de nous guérir d’une maladie.
Nouvelle pause.
— Frère Hall, tu connais mieux que n’importe lequel d’entre nous la géographie du quartier de Chelsea. C’est pour cette raison que nous te demandons de nous aider à débarrasser définitivement les Noirs de ce terrible fléau. Il est cependant de mon devoir de t’avertir qu’une fois ce projet lancé, les organisations criminelles s’intéresseront inévitablement à toi si elles viennent à apprendre que tu es à l’origine des événements qui se seront produits. Si tu penses que cela t’expose à un trop grand risque personnel, il suffit de nous le dire et notre estime pour toi n’en sera pas diminuée.
— Je suis prêt à agir, dit précipitamment Afro.
— C’est très bien, mon fils. Regarde cette photo, dit la voix.
Afro prit le cliché qu’on lui tendait et y jeta un bref coup d’œil.
— Cet homme est le plus grand distributeur d’héroïne, de cocaïne, de marijuana et de capsules de Chelsea. Il serait extrêmement profitable pour la communauté de ton quartier que, d’une manière ou d’une autre, ses activités soient interrompues.
— Je suis sûr qu’on peut s’arranger pour y parvenir. Est-ce que la façon de s’y prendre a de l’importance ?
— La technique employée importe peu, seul le résultat compte. Je ne veux pas te presser, frère Hall, mais, à moins que tu aies d’autres questions à poser, je dois transmettre aux autres frères ici présents des informations qu’il serait dangereux pour toi d’entendre… Donnez-lui le paquet.
Quelqu’un tendit à Afro une petite boîte carrée. Il la prit et la glissa dans la poche de son manteau.
— C’est un automatique calibre .32 avec une boîte de cartouches. Un Remington d’une portée d’environ cinquante mètres avec un chargeur de six balles.
L’homme débitait les chiffres du même ton monocorde sur lequel il avait parlé pendant toute la conversation.
— Merci, dit Afro.
Il se leva et partit. Ses pas résonnèrent sur le sol. Les autres attendirent qu’il ait franchi la porte du sous-sol où se tenait la réunion. Lorsqu’il fut sorti, ils entendirent encore l’écho de ses pas dans l’escalier qui menait à la rue.
— Avez-vous besoin d’instructions complémentaires, messieurs ? demanda la voix.
Aucun des hommes présents dans la pièce ne réagit.
— Dans ce cas, lorsque nous aurons des indications permettant de conclure que la mission du frère Hall a été accomplie et le cas de Mr Valsuena définitivement réglé, je reprendrai contact avec vous. En attendant, je voudrais encore vous dire ceci : nous commençons notre action dans les plus petits quartiers possible. Dans ce cas particulier, nous allons traiter un périmètre qui va de l’angle de la 112e Rue et de la 3e Avenue à celui de la 102e Rue et de la 1e Avenue. Notre infiltration commencera dès demain. Notre deuxième offensive aura pour cible le quartier de Chelsea. Pour l’instant, nous ne sommes pas encore suffisamment puissants pour nous permettre de laisser deviner une action systématique. C’est la raison pour laquelle je déciderai moi-même où et quand nous agirons. C’est bien compris ?
Les trois autres approuvèrent d’un hochement de tête.
— N’ayez crainte, messieurs. Avec l’aide d’hommes jeunes comme le frère Hall, BAMBU contrôlera bientôt tout le trafic de drogue à New York.
La voix éclata d’un rire qui semblait presque dément.
— Black Power !