CHAPITRE I |
L'ARCHITECTURE CIVILE ET MILITAIRE L'attention des archéologues qui ont visité l'Égypte a été si fortement attirée par les temples et par les tombeaux que nul d'entre eux ne s'est attaché à relever avec soin ce qui reste des habitations privées et des constructions militaires. Peu de pays pourtant ont conservé autant de débris de leur architecture civile. Sans parler des villes d'époque romaine ou byzantine, qui survivent presque intactes à Kouft, à Kom-Ombo, à El-Agandiyéh, une moitié an moins de la Thèbes antique subsiste à l'est et an sud de Karnak. L'emplacement de Memphis est semé de buttes qui atteignent 15 et 20 mètres de hauteur, et dont le noyau est formé par des maisons en bon état. A Tell-el-Maskhoutah, les greniers de Pithom sont encore debout; à Sân, à Tell-Basta, la cité saïte et ptolémaïque renferme des quartiers dont on pourrait lever le plan. Je ne parle ici que des plus connues; mais combien de localités échappent à la curiosité des voyageurs, où l'on rencontre des ruines d'habitations privées remontant à l'époque des Ramessides, et plus haut peut-être! Quant aux forteresses, le seul village d'Abydos n'en a-t-il pas deux, dont une est au moins contemporaine de la VIe dynastie? Les remparts d'El-Kab, de Kom-el-Ahmar, d'El-Hibèh, de Dakkèh, même une partie de ceux de Thèbes, sont debout et attendent l'architecte qui daignera les étudier sérieusement. l.--LES MAISONS. Le sol de l'Égypte, lavé sans cesse par l'inondation, est un limon noir, compact, homogène, qui acquiert en se séchant la dureté de la pierre: les fellahs l'ont employé de tout temps à construire leur maison. Chez les plus pauvres, ce n'est guère qu'un amas de terre façonné grossièrement. On entoure un espace rectangulaire, de 2 ou 3 mètres de large sur 4 ou 5 de long, d'un clayonnage en nervures de palmier, qu'on enduit intérieurement et extérieurement d'une couche de limon; comme ce pisé se crevasse en perdant son eau, on bouche les fissures et on étend des couches nouvelles, jusqu'à ce que l'ensemble ait de 10 à 30 centimètres d'épaisseur, puis on étend au-dessus de la chambre d'autres nervures de palmier mêlées de paille, et on recouvre le tout d'un lit mince de terre battue. La hauteur est variable: le plus souvent, le plafond est très bas, et on ne doit pas se lever trop brusquement de peur de le défoncer d'un coup de tête; ailleurs, il est à 2 mètres du sol ou même plus. Aucune fenêtre, aucune lucarne où pénètrent l'air et la lumière; parfois un trou, pratiqué au milieu du plafond, laisse sortir la fumée du foyer; mais c'est là un raffinement que tout le monde ne connaît pas. Il n'est pas toujours facile de distinguer au premier coup d'oeil celles de ces cabanes qui sont en pisé et celles qui sont en briques crues. La brique égyptienne commune n'est guère que le limon, mêlé avec un peu de sable et de paille hachée, puis façonné en tablettes oblongues et durci au soleil. Un premier manoeuvre piochait vigoureusement à l'endroit où l'on voulait bâtir; d'autres emportaient les mottes et les accumulaient en tas, tandis que d'autres les pétrissaient avec les pieds et les réduisaient en masse homogène. La pâte suffisamment triturée, le maître ouvrier la coulait dans des moules en bois dur, qu'un aide emportait et s'en allait décharger sur l'aire à sécher, où il les rangeait en damier, à petite distance l'une de l'autre (Fig.1). Les entrepreneurs soigneux les laissent au soleil une demi-journée ou même une journée entière, puis les disposent en monceaux de manière que l'air circule librement, et ne les emploient qu'au bout d'une semaine ou deux; les autres se contentent de quelques heures d'exposition au soleil et s'en servent humides encore. Malgré cette négligence, le |
limon est tellement tenace qu'il ne perd pas
aisément sa forme: la face tournée an dehors a beau se désagréger
sous les influences atmosphériques, si l'on pénètre dans le mur
même, on trouve la plupart des briques intactes et séparables les
unes des autres. Un bon ouvrier moderne en moule un millier par
jour sans se fatiguer; après une semaine d'entraînement, il peut
monter à 1,200, à 1,500, voire à 1,800. Les ouvriers anciens, dont
l'outillage ne différait pas de l'outillage actuel, devaient
obtenir des résultats aussi satisfaisants. Le module qu'ils
adoptaient généralement est de 0m,22, × 0m,11, × 0m,14 pour les
briques de taille moyenne, 0m,38, × 0m,18, × 0m,14 pour les briques
de grande taille; mais on rencontre assez souvent dans les ruines
des modules moindres ou plus forts. La brique des ateliers royaux
était frappée quelquefois aux cartouches du souverain régnant;
celle des usines privées a sur le plat un ou plusieurs signes
conventionnels tracés à l'encre rouge, l'empreinte des doigts du
mouleur, le cachet d'un fabricant. Le plus grand nombre n'a point
de marque qui les distingue. La brique cuite n'a pas été souvent
employée avant l'époque romaine, non plus que la tuile plate ou
arrondie. La brique émaillée paraît avoir été à la mode dans le
Delta. Le plus beau spécimen que j'en aie vu, celui qui est
conservé au musée de Boulaq, porte à l'encre noire les noms de
Ramsès III; l'émail en est vert, mais d'autres fragments sont
colorés en bleu, en rouge, en jaune ou en blanc. La nature du sol ne permet pas de descendre beaucoup les fondations: c'est d'abord une couche de terre rapportée, qui n'a d'épaisseur que sur l'emplacement des grandes villes, puis un humus fort |
dense, coupé de minces veines de sable, puis, à partir du niveau des infiltrations, des boues plus ou moins liquides, selon la saison. Aujourd'hui, les maçons indigènes se contentent d'écarter les terres rapportées et jettent les fondations dès qu'ils touchent le sol vierge; si celui-ci est trop loin, ils s'arrêtent à un mètre environ de la surface. Les vieux Égyptiens en agissaient de même: je n'ai rencontré aucune maison antique dont les fondations fussent à plus de 1m,20, encore une pareille profondeur est-elle l'exception, et n'a-t-on pas dépassé 0m,60 dans la plupart des cas. Souvent, on ne se fatiguait pas à creuser des tranchées: on nivelait l'aire à couvrir, et, probablement après l'avoir arrosée largement pour augmenter la consistance du terrain, on posait les premières briques à même. La maison terminée, les déchets de mortier, les briques cassées, tous les rebuts du travail |
accumulés formaient une couche de 20 à 30 centimètres: la partie du mur enterrée de la sorte tenait lieu de fondations. Quand la maison à bâtir devait s'élever sur l'emplacement d'une maison antérieure, écroulée de vétusté ou détruite par un accident quelconque, on ne prenait pas la peine d'abattre les murs jusqu'au ras de terre. On égalisait la surface des décombres et on construisait à quelques pieds plus haut que précédemment: aussi chaque ville est-elle assise sur une ou plusieurs buttes artificielles, dont les sommets dominent parfois de 20 ou 30 mètres la campagne environnante. Les historiens grecs attribuaient ce phénomène d'exhaussement à la sagesse des rois, de Sésostris en particulier, qui avaient voulu mettre les cités à l'abri des eaux, et les modernes ont cru reconnaître le procédé employé à cet effet: on construisait des murs massifs de brique, entre-croisés en damier, on comblait les intervalles avec des terres de déblayement, et on élevait les maisons sur ce patin gigantesque. Partout où j'ai fait des fouilles, à Thèbes spécialement, je n'ai rien vu qui |
répondît à cette description; les murs entrecoupés qu'on rencontre sous les débris des maisons |
relativement modernes ne sont que des restes de maisons antérieures, qui reposaient elles-mêmes sur les restes de maisons plus vieilles encore. Le peu de profondeur des fondations n'empêchait pas les maçons de monter hardiment la bâtisse: j'ai noté dans les ruines de Memphis des pans encore debout de 10 et 12 mètres de haut. On ne prenait alors d'autre précaution que d'élargir la base des murs et de voûter les étages (Fig.2). L'épaisseur ordinaire était de 0m,40 environ pour une maison basse, mais pour une maison à plusieurs étages, on allait jusqu'à 1 mètre ou 1m,25; des poutres, couchées dans la maçonnerie d'espace en espace, la liaient et la consolidaient. Souvent aussi on bâtissait le rez-de-chaussée en |
moellons bien appareillés et on reléguait la brique aux étages supérieurs. Le calcaire de la montagne voisine est la seule pierre dont on se soit servi régulièrement en pareil cas. Les fragments de grès, de granit ou d'albâtre qui y sont mêlés, proviennent généralement d'un temple ruiné: les Égyptiens d'alors n'avaient pas plus scrupule que ceux d'aujourd'hui à dépecer leurs monuments dès qu'on cessait de les surveiller. Les petites gens vivaient dans de vraies huttes qui, pour être bâties en briques, ne valaient guère mieux que les cabanes des fellahs. A Karnak, dans la ville pharaonique, à Kom-Ombo, dans la ville romaine, à Médinét-Habou, dans la ville copte, les maisons de ce genre ont rarement plus de 4 ou 5 mètres de façade; elles se composent d'un rez-de-chaussée que surmontent parfois quelques chambres d'habitation. Les gens aisés, marchands, employés secondaires, chefs d'ateliers, étaient logés plus au large. Leurs maisons étaient souvent séparées de la rue par une cour étroite: un grand couloir s'ouvrait au fond, le long duquel les chambres étaient rangées (Fig.3). Plus souvent, la cour était garnie de chambres sur trois côtés (Fig.4); plus souvent encore la maison présentait sa façade à la rue. |
C'était alors un haut mur peint ou blanchi à la chaux, surmonté d'une corniche, et sans ouverture que la porte, ou percé irrégulièrement de quelques fenêtres (Fig.5). La porte était souvent de pierre, même dans les maisons sans prétentions. Les jambages sont en saillie légère sur la paroi, et le linteau est supporté d'une gorge peinte ou sculptée. L'entrée franchie, on passait successivement dans deux petites pièces sombres, dont la dernière prend jour sur la cour centrale (Fig.6). Le rez-de-chaussée servait ordinairement d'étable pour les baudets ou pour les bestiaux, de magasins pour le blé et pour les provisions, de cellier et de cuisine. Partout où les étages supérieurs subsistent encore, ils reproduisent presque sans modifications la distribution du rez-de-chaussée. On y arrivait par un escalier extérieur, étroit et raide, coupé à des intervalles très rapprochés par de petits paliers carrés. Les pièces étaient oblongues et ne recevaient de lumière et d'air que par la porte: |
lorsqu'on se décidait à percer des fenêtres sur la rue, c'étaient des soupiraux placés presque à la |
hauteur du plafond, sans régularité ni symétrie, garnis d'une sorte de grille en bois à barreaux espacés, et fermés par un volet plein. Les planchers étaient briquetés ou dallés, plus souvent formés d'une couche de terre battue. Les murs étaient blanchis à la chaux, quelquefois peints de couleurs vives. Le toit était plat et fait probablement comme aujourd'hui de branches de palmiers serrées l'une contre l'autre, et couvertes d'un enduit de terre assez épais pour résister à la pluie. Parfois il n'était surmonté que d'un ou deux de ces ventilateurs en bois qu'on rencontre encore si fréquemment en Égypte; d'ordinaire, on y élevait une ou deux pièces isolées, servant de buanderie ou de dortoir pour les esclaves ou les |
gardiens. La terrasse et la cour jouaient un grand rôle dans la vie domestique des anciens Égyptiens; les femmes y préparaient le pain (Fig.7), y cuisinaient, y causaient à l'air libre; la famille entière y dormait l'été, protégée par des filets contre les attaques des moustiques. Les hôtels des riches et des seigneurs couvraient une surface considérable: ils étaient situés le plus souvent au milieu d'un jardin ou d'une cour plantée, et présentaient à la rue, ainsi que les maisons bourgeoises, des murs nus, crénelés comme ceux d'une forteresse (Fig.8). La vie domestique était cachée et comme repliée sur elle-même: on sacrifiait le plaisir de voir les passants à l'avantage de n'être pas aperçu du dehors. La porte seule annonçait quelquefois l'importance de la famille qui se dissimulait derrière l'enceinte. Elle était précédée d'un perron de deux ou trois marches, ou d'un portique à colonnes (Fig.9) orné de |
statues (Fig.10), qui lui donnaient l'aspect monumental; parfois c'était un pylône analogue à celui qui annonçait l'entrée des temples. L'intérieur formait comme une petite ville, divisée en quartiers par des murs irréguliers: la maison d'habitation au fond, les greniers, les étables, les communs, répartis aux différents endroits de l'enclos, selon des règles qui nous échappent encore. Les détails de l'agencement devaient varier à l'infini; pour donner une idée de ce qu'était l'hôtel d'un grand seigneur égyptien, |
moitié palais, moitié villa, je ne puis mieux faire que de reproduire deux des plans nombreux que nous ont conservés les tombeaux de la XVIIIe dynastie. |
Le premier représente une maison thébaine (Fig.11-12). Le clos est carré entouré d'un mur crénelé. La porte principale s'ouvre sur une route bordée d'arbres, qui longe un canal ou un bras du Nil. |
Le jardin est divisé en compartiments symétriques par des murs bas en pierres sèches, analogues à ceux qu'on voit encore dans les grands jardins d'Akhmîm ou de Girgéh; au centre, une vaste treille disposée disposée sur quatre rangs de colonnettes; à droite et à gauche, quatre pièces d'eau peuplées de canards et d'oies, deux pépinières, deux kiosques à jour, et des allées de sycomores, de dattiers et de palmiers-doums; dans le fond, en face de la porte, une maison à deux étages de petites dimensions, surmontée d'une corniche peinte. Le second plan est emprunté aux hypogées |
de Tell-el-Amarna (Fig.13-14). Il nous montre une maison, située an fond des jardins d'un grand seigneur, Aï, gendre du pharaon Khouniaton et, plus tard, lui-même roi d'Égypte. Un bassin oblong s'étend devant la porte: il est bordé d'un quai en pente douce muni de deux escaliers. Le corps de bâtiment est un rectangle plus large sur la façade que sur les parois latérales. |
Une grande porte s'ouvre au milieu et donne accès dans une cour plantée d'arbres et bordée de magasins remplis de provisions: deux petites cours placées symétriquement dans les angles les plus éloignés servent de cage aux escaliers qui mènent sur la terrasse. Ce premier édifice sert comme d'enveloppe au logis du maître. Les deux façades sont ornées d'un portique de huit colonnes, interrompu au milieu par la baie du pylône. La porte franchie, on débouchait dans une sorte de long couloir central, coupé par deux murs percés de portes, de manière à former trois cours d'enfilade. Celle du centre était bordée de chambres; les deux autres communiquaient à droite et à gauche avec deux cours plus petites, d'où partaient les escaliers qui montent à la terrasse. Ce bâtiment central était |
ce que les textes appellent l'âkhonouti, la demeure intime du roi et des grands seigneurs, où la famille et les amis les plus proches avaient seuls le droit de pénétrer. Le nombre des étages, la disposition de la façade différaient selon le caprice du propriétaire. Le plus souvent la façade était |
unie; parfois elle était divisée en trois corps, et le corps du milieu était en saillie. Les deux ailes sont alors ornées d'un portique à chaque étage (Fig.15), ou surmontées d'une galerie à jour (Fig.16); le pavillon central a quelquefois l'aspect d'une tour qui domine le reste de la construction (Fig.17). Les façades sont décorées assez souvent de ces longues colonnettes en bois peint qui ne portent rien et servent seulement à égayer l'aspect un peu sévère de l'édifice. La distribution intérieure est |
peu connue; comme dans les maisons bourgeoises, les chambres à coucher étaient probablement petites et mal éclairées; mais, en revanche, les salles de réception devaient avoir à peu près les dimensions adoptées aujourd'hui encore en Égypte, dans les maisons arabes. L'ornementation des parois ne comportait pas des scènes ou des compositions analogues à celles qu'on rencontre dans |
les tombeaux. Les panneaux étaient passés à la chaux ou revêtus d'une teinte uniforme et bordés d'une bande multicolore. Les plafonds étaient d'ordinaire laissés en blanc; parfois, cependant, ils |
de documents. Les lampes en forme de maisons, qu'on trouve en si
grand nombre au Fayoum, montrent qu'au temps des Césars romains, on
continuait à bâtir selon les mêmes règles qui avaient eu cours sous
les Thoutmos et les Ramsès. Pour l'ancien empire, les
renseignements sont peu nombreux et peu clairs. Cependant, on
rencontre souvent sur les stèles, dans les hypogées ou dans les
cercueils, des dessins qui nous montrent quel aspect avaient les
portes (Fig.21), et un sarcophage de la IVe dynastie, celui de
Khoutou-Poskhou, est taillé en forme de maison (Fig.22). |
étaient décorés d'ornements géométriques dont les
principaux motifs étaient répétés dans les tombeaux et nous ont été
conservés de la sorte, des méandres entremêlés de rosaces (Fig.18),
des carrés multicolores (Fig.19), des têtes de boeuf vues de face,
des enroulements, des vols d'oies (Fig.20). Je n'ai parlé que du second empire thébain; c'est en effet l'époque pour laquelle nous avons le plus |
2.--LES FORTERESSES. La plupart des villes et même des bourgs importants étaient murés. C'était une conséquence presque nécessaire de la configuration géographique et de la constitution politique du pays. Contre les Bédouins, il avait fallu barrer le débouché des gorges qui mènent au désert; les grands seigneurs féodaux avaient fortifié, contre leurs voisins et contre le roi, la ville où ils résidaient, et les villages de leur domaine qui commandaient les défilés des montagnes ou les passes resserrées du fleuve. Abydos, El-Kab, Semnéh possèdent les forteresses les plus anciennes. Abydos avait un sanctuaire d'Osiris et s'élevait à l'entrée d'une des routes qui conduisent aux Oasis. La renommée du temple y attirait les pèlerins, la situation de la ville y amenait les marchands, la prospérité que lui valait l'affluence des uns et des autres l'exposait aux incursions des Libyens: |
elle a, aujourd'hui encore, deux forts presque intacts. Le plus vieux est comme le noyau du monticule que les Arabes appellent le Kom-es-soultân, mais l'intérieur seul en a été déblayé jusqu'à 3 ou 4 mètres au-dessus du sol antique; le tracé extérieur des murs n'a pas été dégagé des décombres et du sable qui l'entourent. Dans l'état actuel, c'est un parallélogramme en briques crues de 125 mètres de long sur 68 mètres de large. Le plus grand axe en est tendu du sud au nord. La porte principale s'ouvre dans le mur ouest, non loin de l'angle nord-ouest; mais deux portes de moindre importance paraissent avoir été ménagées dans le front sud et dans celui de l'est. Les murailles ont perdu quelque peu de leur élévation; elles mesurent pourtant de 7 à 11 mètres de haut et sont larges d'environ 2 mètres au sommet. Elles ne sont pas bâties d'une seule venue, mais se partagent en grands panneaux verticaux, facilement reconnaissables à la disposition des matériaux. Dans le premier, tous les lits de briques sont rigoureusement horizontaux; dans le second, ils sont légèrement concaves et forment un arc renversé, très ouvert, dont l'extrados s'appuie sur le sol; l'alternance des deux procédés se reproduit régulièrement. La raison de cette disposition est obscure: on dit que les édifices ainsi construits résistent mieux aux tremblements de terre. Quoi qu'il en soit, elle est fort ancienne, car, dès la Ve dynastie, les familles nobles d'Abydos envahirent l'enceinte et l'emplirent de leurs tombeaux an point de lui enlever toute valeur stratégique. Une seconde forteresse, édifiée à quelque cent mètres au sud-est, remplaça celle du Kom-es-soultân vers la XVIIIe dynastie, mais faillit avoir le même sort sous les |
Ramessides; la décadence subite de la ville l'a seule protégée contre l'encombrement. Les Égyptiens des premiers temps ne possédaient aucun engin capable de faire impression sur des murs massifs. Ils n'avaient que trois moyens pour enlever de vive force une place fermée: l'escalade, la sape, le |
bris des portes. Le tracé imposé par leurs ingénieurs au second fort est des mieux calculés pour résister efficacement à ces trois attaques (Fig.23). Il se compose de longs côtés en ligne droite, sans tours ni saillants d'aucune sorte, mesurant 131m,30 sur les fronts est et ouest, 78 mètres sur les fronts nord et sud. Les fondations portent directement sur le sable et ne descendent nulle part plus has que 0m,30. Le mur (Fig.24) est en briques crues, disposées par assises horizontales; il est légèrement incliné en arrière, plein, sans archères ni meurtrières, décoré à l'extérieur de longues rainures prismatiques, semblables à celles qu'on voit sur les stèles de l'ancien Empire. Dans l'état actuel, il domine la plaine de 11 mètres; complet, il ne devait guère monter à plus de 12 mètres, ce qui suffisait amplement pour mettre la garnison à l'abri d'une escalade par échelle portative à dos d'homme. L'épaisseur est d'environ 6 mètres à la base, d'environ 5 mètres au sommet. La crête est |
partout détruite, mais les représentations figurées (Fig.25) nous montrent qu'elle était couronnée d'une corniche continue, très saillante, garnie extérieurement d'un parapet mince, assez bas, crénelé |
à merlons arrondis, rarement quadrangulaires. Le chemin de ronde, même diminué de l'épaisseur du parapet, devait atteindre encore 4 mètres ou 4 m,50. Il courait sans interruption le long des quatre fronts; on y montait par des escaliers étroits, pratiqués dans la maçonnerie et détruits aujourd'hui. Point de fossé: pour défendre le pied du mur contre la pioche des sapeurs, on a tracé, à 3 mètres en avant, une chemise crénelée haute de 5 mètres ou environ. Toutes ces précautions étaient suffisantes contre la sape et l'escalade, mais les portes restaient comme autant de brèches béantes dans l'enceinte; c'était le point faible sur lequel l'attaque et la défense concentraient leurs efforts. Le fort d'Abydos avait deux portes, dont la principale était située dans un massif épais, à l'extrémité orientale du front est (Fig.26). Une coupure étroite A, barrée par de solides battants de bois, en marquait la place dans l'avant-mur. Par derrière, s'étendait une petite place d'armes B, à demi creusée dans l'épaisseur du mur, au fond de laquelle était pratiquée une |
seconde porte C, aussi resserrée que la première. Quand l'assaillant l'avait forcée sous la pluie de projectiles que les défenseurs, postés au haut des murailles, faisaient pleuvoir sur lui de face et des deux côtés, il n'était pas encore au coeur de la place; il traversait une cour oblongue D, resserrée entre les murs extérieurs et entre deux contreforts qui s'en détachaient à angle droit, et s'en allait briser à découvert une dernière poterne E, placée à dessein dans le recoin le plus incommode. Le principe qui présidait à la construction des portes était partout le même, mais les dispositions variaient au gré de l'ingénieur. A la porte |
sud-est d'Abydos (Fig.27), la place d'armes située entre les deux enceintes a été supprimée, et la cour est tout entière dans l'épaisseur du mur; à Kom-el-Ahmar, en face d'El-Kab (Fig.28), le massif de briques, an milieu duquel la porte est percée, fait saillie sur le front de défense. Des poternes, réservées en différents endroits, facilitaient les mouvements de la garnison et lui permettaient de multiplier les sorties. |
Le même tracé qu'on employait pour les forts isolés prévalait également pour les villes. Partout, à Héliopolis, à Sân, à Saïs, à Thèbes, ce sont des murs droits, sans tours ni bastions, formant des |
carrés ou des parallélogrammes allongés, sans fossés ni avancées; l'épaisseur des murs, qui varie entre 10 et 20 mètres, rendait ces précautions inutiles. Les portes, au moins les principales, avaient des jambages et un linteau en pierre, décorés de tableaux et de légendes; témoin celle d'Ombos, que Champollion vit encore en place et qui date du règne de Thoutmos III. La plus vieille et la mieux conservée des villes fortes d'Égypte, celle d'El-Kab, remonte probablement jusqu'à l'ancien Empire (Fig.29). Le Nil en a détruit une partie depuis quelques années; au commencement du siècle, elle formait un quadrilatère irrégulier, dont les grands côtés mesuraient 640 mètres et les petits |
environ un quart en moins. Le front sud présente la
même disposition qu'au Kom-es-soultân, des panneaux où les lits de
briques sont horizontaux, alternant avec d'autres panneaux où ils
sont concaves. Sur les fronts nord et ouest, les lits sont ondulés
régulièrement et sans interruption d'un bout à l'autre. L'épaisseur
est de 11m,50, la hauteur moyenne de 9 mètres; des rampes larges et
commodes mènent an chemin de ronde. Les portes sont placées
irrégulièrement, une sur chacune des faces nord, est et ouest; la
face méridionale n'en avait point. Elles sont trop mal conservées
pour qu'on en reconnaisse le plan. L'enceinte renfermait une
population considérable, mais inégalement répartie; le gros était
concentré au nord et à l'ouest, où les fouilles ont découvert les
restes d'un grand nombre de maisons. Les temples étaient rassemblés
dans une enceinte carrée, qui avait le même centre que la première;
c'était comme un réduit, où la garnison pouvait résister, longtemps
après que le reste de la ville était aux mains des ennemis. |
Le tracé à angle droit, excellent en plaine, n'était pas souvent applicable en pays accidenté; lorsque le point à fortifier était sur une colline, les ingénieurs égyptiens savaient adapter la ligne de défense au relief du terrain. A Kom-Ombo (Fig.30), les murs suivent exactement le contour de la butte isolée sur laquelle la ville était perchée, et présentaient à l'Orient un front hérissé de saillies irrégulières, dont le dessin rappelle grossièrement celui de nos bastions. A Koumméh et à Semnéh, en Nubie, à l'endroit où le Nil s'échappe des rochers de la seconde cataracte, les dispositions sont plus ingénieuses et témoignent d'une |
véritable habileté. Le roi Ousirtasen III avait fixé en cet endroit la frontière de l'Égypte; les forteresses qu'il y construisit devaient barrer la voie d'eau aux flottes des Nègres voisins. A Koumméh, sur la rive droite, la position était naturellement très forte (Fig.31). Sur une éminence bordée de rochers abrupts, on dessina un carré irrégulier de 60 mètres environ de côté; deux contreforts allongés dominent, l'un, an nord, les sentiers qui conduisent à la porte, l'autre, au sud, le cours du fleuve. L'avant-mur s'élève à 4 mètres en avant et suit fidèlement le mur principal, sauf en deux points, aux angles nord-ouest et sud-est, où il présente deux saillies en forme de bastion. Sur l'autre rive, à Semnéh, la position était moins bonne; le côté oriental était protégé par une ceinture de rochers qui descend à pic jusqu'au fleuve, mais les trois |
autres faces étaient à peu près nues (Fig.32). Un mur droit, haut de 15 mètres environ, fut établi le long du Nil; an contraire, les murs tournés vers la plaine montèrent jusqu'à la hauteur de 25 mètres et se hérissèrent de contreforts, longs de 15 mètres, épais de 9 mètres à la base et de 4 mètres au sommet et disposés à intervalles irréguliers selon les besoins de la défense. Ces éperons, non garnis de parapets, tenaient lieu de tours: ils augmentaient la force du tracé, défendaient l'accès du chemin de ronde et battaient en flanc les soldats qui auraient voulu tenter une attaque de haute main contre l'enceinte continue. L'intervalle qui les sépare est calculé de manière que les archers puissent balayer de leurs flèches tout le terrain compris entre eux. Courtines et saillants sont en briques crues entremêlées de poutres couchées horizontalement dans la maçonnerie; la surface extérieure en est formée de deux parties, l'une à peu près verticale, |
l'autre inclinée de 160 degrés environ sur la première, ce qui rendait l'escalade sinon impossible, au moins fort difficile. Intérieurement tout l'espace compris dans l'enceinte avait été haussé presque jusqu'au niveau du chemin de ronde, en manière de terre-plein (Fig.33). Au dehors, l'avant-mur en pierres sèches était séparé du corps de la place par un fossé de 30 à 40 mètres de large; il épousait assez exactement le contour général et dominait la plaine de 2 ou 3 mètres, selon les endroits; vers le nord, il était coupé par le chemin tournant qui descend en plaine. Ces dispositions, si habiles qu'elles fussent, n'empêchèrent point la place de succomber; une large brèche pratiquée an sud, entre les deux saillants les plus rapprochés du fleuve, marque le point d'attaque choisi par l'ennemi. Les grandes guerres entreprises en Asie sous la XVIIIe dynastie révélèrent aux Égyptiens des formes nouvelles de fortifications. Les nomades de la Syrie méridionale avaient des fortins où ils se réfugiaient sous la menace de l'invasion (Fig.34). Les villes cananéennes et hittites, Ascalon, Dapour, Mérom, étaient entourées de murailles puissantes, le plus souvent en pierre et flanquées de tours (Fig.35); celles d'entre elles qui s'élevaient en plaine, comme Qodshou, étaient enveloppées d'un double fossé rempli d'eau (Fig.36). Les Pharaons |
transportèrent dans la vallée du Nil les types nouveaux, dont ils avaient éprouvé l'efficacité dans leurs campagnes. Dès les commencements de la XIXe dynastie, la frontière orientale du Delta, la plus faible de toutes, était couverte d'une ligne de forts analogues aux forts cananéens; non contents de prendre la chose, les Égyptiens avaient pris le mot et donnaient à ces tours de garde le nom sémitique de magadîlou. La brique ne parut plus dès lors assez solide, au moins pour les villes exposées aux incursions des peuplades asiatiques, et les murs d'Héliopolis, ceux de Memphis même, se revêtirent de pierre. Rien ne nous est resté jusqu'à présent de ces forteresses nouvelles, et nous en serions réduits à nous figurer, d'après les peintures, l'aspect qu'elles pouvaient avoir, si un caprice royal ne nous en avait laissé un modèle dans un des endroits où on s'attendait le moins à le rencontrer, dans la nécropole de Thèbes. Quand Ramsès III établit son temple funéraire (Fig.37 et 38), il voulut l'envelopper d'une enceinte à l'apparence militaire, en souvenir de ses victoires syriennes. Un avant-mur en pierre, crénelé, haut de 4 mètres en moyenne, court le long du flanc est; la porte est pratiquée an milieu, sous la protection d'un gros bastion quadrangulaire. Elle était large de 1 mètre, et flanquée de deux petits corps de garde oblongs, dont les terrasses s'élèvent d'environ 1m,50 au-dessus du rempart. Dès qu'on l'a franchie, on se trouve devant un véritable |
Migdol: deux corps de logis, embrassant une cour qui va se rétrécissant par ressauts, et réunis par un bâtiment à deux étages, percé d'une porte longue. Les faces orientales des tours sont assises sur un soubassement incliné en talus, haut de 5 mètres environ. Il était à deux fins: d'abord il augmentait la force de résistance du mur à l'endroit où on pouvait le saper, ensuite les projectiles qu'on jetait d'en haut, ricochant avec force sur l'inclinaison du plan, tenaient l'assaillant à distance. La hauteur totale est de 22 mètres, et la largeur de 25 mètres sur le devant; les portions situées sur le derrière, à droite et à gauche de la porte, out été détruites dès l'antiquité. Les détails de l'ornementation sont adaptés au caractère moitié religieux, moitié triomphal de l'édifice; il n'est pas probable que les forteresses réelles fussent décorées de consoles et de bas-reliefs analogues à ceux qu'on voit sur les côtés de la place d'armes. Tel qu'il est, le pavillon de Médinét-Habou est un exemple unique des perfectionnements que les Pharaons conquérants avaient apportés à l'architecture militaire. |
Passé le règne de Ramsès III, les documents nous
font presque entièrement défaut. Vers la fin du XIe siècle avant
notre ère, les grands prêtres d'Ammon réparèrent les murs de
Thèbes, de Gébéléïn et d'El-Hibéh en face de Feshn. Le morcellement
du pays sous les successeurs de Sheshonq obligea les princes des
nomes à augmenter le nombre des places fortes; la campagne de
Piónkhi, sur les bords du Nil, est une suite de sièges heureux.
Rien, toutefois, ne nous autorise à penser que l'art de la
fortification ait fait alors des progrès sensibles: quand les
Pharaons grecs se substituèrent aux indigènes, ils le trouvèrent
probablement tel que l'avaient constitué les ingénieurs de la XIXe
et de la XXe dynastie. 3.--LES TRAVAUX D'UTILITÉ PUBLIQUE. Un réseau permanent de routes est inutile dans un pays comme l'Égypte; le Nil y est le chemin naturel du commerce, et des sentiers courant entre les champs suffisent à la circulation des hommes, à la menée des bestiaux, au transport des denrées de village à village. Des bacs payants pour passer d'une rive à l'autre du fleuve, des gués partout où le peu de profondeur des eaux le |
permettait, des levées de terre jetées à demeure en
travers des canaux, complétaient le système. Les ponts étaient
rares; on n'en connaît jusqu'à présent qu'un seul sur le territoire
égyptien, encore ne sait-on s'il était long ou court, en pierre ou
en bois, supporté d'arches ou lancé d'une volée. Il franchissait,
sous les murs mêmes de Zarou, le canal qui séparait le front
oriental du Delta des régions désertes de l'Arabie Pétrée; une
enceinte fortifiée en couvrait le débouché du côté de l'Asie
(Fig.39). L'entretien des voies de communication, qui coûte si cher
aux peuples modernes, entrait donc pour une très petite part dans
la dépense des Pharaons; trois grands services restaient seuls à
leur charge, celui des entrepôts, celui des irrigations, celui des
mines et carrières. Les impôts étaient perçus et les traitements des fonctionnaires payés en nature. On distribuait chaque mois aux ouvriers du blé, de l'huile et du vin, de quoi nourrir leur famille, et, du haut en has de l'échelle hiérarchique, chacun recevait en échange de son travail des bestiaux, des étoffes, des objets manufacturés, certaines quantités de cuivre ou de métaux précieux. Les employés du fisc |
devaient donc avoir à leur disposition de vastes magasins où serrer les parties rentrées de l'impôt. Chaque catégorie avait son quartier distinct, clos de murs et fourni de gardiens vigilants, larges étables pour les bêtes, celliers où les amphores étaient empilées en couches régulières ou pendues en ligne le long des murs, avec la date de la récolte écrite sur la panse (Fig.40), greniers en forme de four, où le grain était versé par une lucarne pratiquée dans le haut et sortait par une trappe ménagée près du sol (Fig.41). A Toukou, la Pithom de M. Naville, ce sont des chambres rectangulaires (Fig.42), de taille différente, jadis parquetées et sans communication l'une avec l'autre: le blé, introduit par le toit, suivait, pour ressortir, le chemin qu'il |
avait pris pour entrer. Au Ramesséum de Thèbes, des milliers d'ostraca et de tampons de jarres ramassés sur les lieux prouvent que les ruines en briques situées immédiatement derrière le temple renfermaient les celliers du dieu; les chambres sont de longs couloirs voûtés, accolés l'un à l'autre et surmontés autrefois d'une plate-forme unie (Fig.43). Philae, Ombos, Daphnae, la plupart des villes frontières du Delta possèdent des entrepôts de ce genre, et l'on en découvrira bien d'autres le jour où l'on s'avisera de les chercher sérieusement. Le régime des eaux ne s'est pas modifié sensiblement depuis l'antiquité. Quelques canaux ont été creusés, un plus grand nombre se sont bouchés par la négligence des maîtres du pays; mais les tracés et les méthodes de percement sont demeurés les mêmes. Elles n'exigent point de travaux d'art considérables. Partout où j'ai pu étudier les vestiges de canaux anciens, je n'ai relevé aucune trace de maçonnerie aux prises d'eau ou sur les points faibles du parcours. Ce sont de simples fossés à pic, larges de 6 à 20 mètres; les terres extraites pendant l'opération étaient rejetées à droite et à gauche, et formaient, au-dessus de la berge, des talus irréguliers de 2 à 4 mètres de haut. Ils marchent en ligne droite, mais sans obstination; le moindre mouvement de terrain les décide à dévier et à décrire des courbes immenses. Des digues, tirées capricieusement de la montagne au Nil, les coupent d'espace en espace et divisent la vallée en bassins, ou l'eau séjourne pendant les mois d'inondation. Elles sont d'ordinaire en terre, quelquefois en briques cuites, comme dans la province de Girgéh, très rarement en pierre de taille, |
comme cette digue de Koshéish que Mini construisit
au début des temps, afin de détourner à l'orient la branche
principale du Nil, et d'assainir l'emplacement où il fonda Memphis.
Le réseau avait son origine près du Gebel-Silsiléh, et courait jusqu'à la mer sans s'écarter du fleuve, si ce n'est une fois près de Béni-Souef, pour jeter un de ses bras dans la direction du Fayoum. Il franchissait la montagne près d'Illahoun, par une gorge étroite et sinueuse, approfondie peut-être à main d'homme, et se ramifiant en patte d'oie; les eaux, après avoir arrosé le canton, s'écoulaient, les plus proches dans le Nil, par la route même qui les avait amenées; les autres, dans plusieurs lacs sans issue, dont le plus grand s'appelle aujourd'hui Birkét-Qéroun. S'il fallait en croire Hérodote, les choses ne se seraient point passées aussi simplement. Le roi Moeris aurait voulu établir au Fayoum un réservoir destiné à corriger les irrégularités de l'inondation; on l'appelait, d'après lui, le lac Moeris. La crue était-elle insuffisante? L'eau, emmagasinée dans ce bassin, puis relâchée au fur et à mesure que le besoin s'en faisait sentir, maintenait le niveau à hauteur convenable sur toute la moyenne Egypte et sur les régions occidentales du Delta. L'année d'après, si la crue s'annonçait trop forte, le Moeris en recevait le surplus et le gardait jusqu'au moment où le fleuve commençait à baisser. Deux pyramides, couronnées chacune d'un colosse assis, représentant le roi fondateur et sa femme, se dressaient au milieu du lac. Voilà le récit d'Hérodote: il a singulièrement embarrassé les ingénieurs et les géographes. Comment en effet trouver dans le Fayoum un emplacement convenable pour un bassin qui n'avait pas moins de quatre-vingt-dix milles de pourtour? La théorie la plus accréditée de nos jours est celle de Linant, d'après laquelle le Moeris aurait occupé une dépression de terrain le long de la chaîne libyque, entre Illahoun et Médinéh; mais les explorations les plus récentes ont montré que les digues assignées pour limites à ce prétendu réservoir sont modernes et n'ont peut-être pas deux siècles de durée. Je ne crois plus à l'existence du Moeris. Si Hérodote a jamais visité le Fayoum, cela a dû être pendant l'été, au temps du haut Nil, quand le pays entier offre l'aspect d'une véritable mer. Il a pris pour la berge d'un lac permanent les levées qui divisent les bassins et font communiquer les villes entre elles. Son récit, répété par les écrivains anciens, a été accepté par nos contemporains, et l'Egypte, qui n'en pouvait mais, a été gratifiée après coup d'une oeuvre gigantesque, dont l'exécution aurait été le vrai titre de gloire de ses ingénieurs, si elle avait jamais existé. Les seuls travaux qu'ils aient entrepris en ce genre ont de moindres prétentions; ce sont des barrages en pierre élevés à l'entrée de plusieurs des Ouadys qui descendent des montagnes jusque dans la vallée. L'un des plus importants a été signalé en 1885 par le docteur Schweinfurth, à sept kilomètres au sud-est des bains d'Hélouan, au débouché de l'Ouady |
Guerraouî (Fig.44). Il servait à deux fins, d'abord à emmagasiner de l'eau pour les ouvriers qui exploitaient les carrières d'albâtre cristallin d'où sont sortis les blocs les plus grands des pyramides de Gizéh, puis à retenir les torrents qui se forment parfois dans le désert à la suite des pluies de l'hiver et du printemps. Le ravin qu'il fermait a soixante-six mètres de large et douze ou quinze, mètres de hauteur moyenne. Trois couches successives d'une épaisseur totale de quarante-cinq mètres avaient été jugées suffisantes: en aval, une masse d'argile et de débris tirés des berges (A), puis un amas de gros blocs calcaires, enfin un mur de pierre de taille, dont les assises, disposées en retraite l'une sur l'autre, simulaient une sorte d'escalier monumental (B). Trente-deux degrés subsistent encore, sur trente-cinq qu'il y avait primitivement, et un quart environ du barrage s'est maintenu dans le voisinage de chacune des berges; le torrent a balayé la partie du milieu (Fig.45). Une digue analogue avait transformé le fond de l'Ouady Gennéh en un petit lac ou les mineurs du Sinaï venaient s'approvisionner d'eau. La plupart des localités d'où l'Égypte tirait ses métaux et ses pierres de choix étaient d'accès malaisé et n'auraient été d'aucun profit, si on n'avait eu soin d'en faciliter les avenues et d'en rendre le séjour moins |
insupportable par des travaux de ce genre. Pour aller chercher le diorite et le granit gris de l'Ouady Hammamât, les Pharaons avaient jalonné la route de citernes taillées dans le roc. Quelques maigres sources, captées habilement et recueillies dans des réservoirs, avaient permis d'établir des villages entiers d'ouvriers aux carrières et aux mines d'or ou d'émeraude des bords de la mer Rouge; des centaines d'engagés volontaires, d'esclaves ou de criminels condamnés par les tribunaux y vivaient misérablement, sous le bâton d'une dizaine de chefs de corvée, et sous la surveillance brutale d'une |
compagnie de soldats mercenaires, libyens ou nègres. La moindre révolution en Egypte, une guerre malheureuse, un changement de règne troublé, compromettait l'existence factice de ces établissements: les ouvriers désertaient, les Bédouins harcelaient la colonie, les garde-chiourme s'impatientaient et rentraient dans la vallée du Nil, et l'exploitation cessait de se faire régulièrement. |
Aussi, les pierres de choix qu'on ne trouvait qu'au désert, le diorite, le basalte, le granit noir, le porphyre, les brèches vertes ou jaunes, n'étaient-elles pas d'usage fréquent en architecture; comme il fallait mettre sur pied, pour les avoir, de véritables expéditions de soldats et d'ouvriers, on les réservait aux sarcophages et aux statues de prix. Les carrières de calcaire, de grès, d'albâtre, de granit rose, qui ont fourni les matériaux des temples et des monuments funéraires, étaient toutes dans la vallée et d'abord facile. Quand la veine qu'on avait résolu d'attaquer courait dans une des couches basses de la montagne, on y creusait des couloirs et des chambres qui s'enfoncent parfois assez loin. Des piliers carrés, ménagés d'espace en espace, soutenaient le plafond, et des stèles, gravées aux endroits les plus apparents, apprenaient à la postérité le nom du roi et des ingénieurs qui avaient commencé ou repris les travaux. Plusieurs de ces carrières épuisées ou abandonnées ont été transformées en chapelles; ainsi le Spéos-Artemidos, que Thoutmos III et Séti Ier consacrèrent à la déesse locale Pakhit. |
Les plus importantes de celles qui donnaient le
calcaire sont à Tourah et à Massarah, presque en face de Memphis.
La pierre en était très recherchée des sculpteurs et des
architectes; elle se prête merveilleusement à toutes les
délicatesses du ciseau, durcit à l'air et se revêt d'une patine
dont les tons crémeux reposent l'oeil. Les gisements de grès les
plus vastes étaient à Silsilis (Fig.46), et on les exploitait à
ciel ouvert. Ils offrent des escarpements de quinze à seize mètres,
quelquefois dressés à pic dans toute leur hauteur, quelquefois
divisés en étages où l'on arrive au moyen d'escaliers à peine assez
larges pour un seul homme. Les parois en sont couvertes de stries
parallèles, tantôt horizontales, tantôt inclinées alternativement
de gauche à droite ou de droite à gauche, de manière à former des
lignes de chevrons très obtus, et serrées, comme en un cadre
rectangulaire, entre des rainures larges de trois ou quatre |
centimètres, longues de deux ou même de trois mètres; ce sont les cicatrices de l'outil antique, et elles nous montrent comment les Égyptiens s'y prenaient pour détacher les blocs. On les dessinait |
sur place à l'encre rouge, quelquefois en la forme qu'ils devaient avoir dans l'édifice projeté; les membres de la commission d'Égypte copièrent dans les carrières du Gebel Abou-Fôdah les épures et la mise au carreau de plusieurs chapiteaux, un lotiforme, les autres à tête d'Hathor (Fig.47). Ce premier travail achevé, on séparait les faces verticales à l'aide d'un long ciseau en fer qu'on enfonçait perpendiculairement ou obliquement à grands coups de maillet; pour détacher les faces horizontales, on se servait uniquement de coins en bois ou en bronze, disposés dans le sens des couches de la montagne. Les blocs recevaient souvent une première façon sur le lit; on voit à Syène un obélisque de granit, à Tehnéh des fûts de colonne à demi dégagés. Le transport s'opérait de diverses manières. A Syène, à Silsilis, au Gebel Sheikh Haridi, au Gebel Abou-Fôdah, les carrières sont baignées littéralement par les flots du Nil et la pierre descend presque directement de sa place aux chalands. A Kasr-es-Sayad, à Tourah, dans les localités éloignées de la rive, des canaux creusés exprès amenaient les barques jusqu'au pied de la montagne. Où l'on devait renoncer au transport par eau, la pierre était chargée sur des traîneaux tirés par des boeufs (Fig.48), ou cheminait jusqu'à destination à bras d'homme et sur des rouleaux. |
CHAPITRE II |
L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE La brique fait presque tous les frais de l'architecture civile et militaire; elle ne joue qu'un rôle secondaire dans l'architecture religieuse. Les Pharaons avaient l'ambition d'élever aux dieux des demeures éternelles, et la pierre seule leur paraissait assez durable pour résister aux attaques des hommes et du temps. I.--MATÉRIAUX ET ÉLÉMENTS DE LA CONSTRUCTION. C'est un préjugé de croire que les Egyptiens ne mettaient en oeuvre que des blocs de dimensions considérables. La grosseur de leurs matériaux variait beaucoup selon l'usage auquel ils les destinaient. Les architraves, les fûts de colonnes, les linteaux et les montants de porte atteignaient quelquefois des dimensions considérables. Les architraves les plus longues que l'on connaisse, celles qui recouvrent l'allée centrale de la salle hypostyle à Karnak, ont en moyenne 9m, 20; elles représentent chacune une masse de 31 mètres cubes et un poids de 65,000 kilogrammes environ. D'ordinaire, les blocs ne sont pas beaucoup plus forts que ceux dont on se sert aujourd'hui en France; la hauteur en est de 0m,80 à 1m,20, la longueur de 1 mètre à 2m,50, l'épaisseur de 0m,50 à 1m,80. Quelques temples sont en une seule sorte de pierre; le plus souvent, les matériaux d'espèce différente sont juxtaposés à proportions inégales. Ainsi, le gros oeuvre des temples d'Abydos est un calcaire très fin; les colonnes, les architraves, les montants et les linteaux des portes, toutes les parties où l'on craignait que le calcaire n'eût pas une force de résistance suffisante, sont en grès dans l'édifice de Séti Ier, en grès, en granit ou en albâtre dans celui de Ramsès II. A Karnak, à Louxor, à Tanis, à Memphis, on remarque des mélanges analogues; au Ramesséum et dans quelques temples de Nubie, les colonnes reposent sur des massifs de briques crues. La pierre à pied d'oeuvre, les ouvriers la taillaient avec plus ou moins de soin, selon qu'elle devait occuper telle ou telle position. Quand les murs étaient de médiocre épaisseur, comme c'est généralement le cas des murs de refend, on la parait exactement sur toutes les faces. Lorsqu'ils étaient épais, les blocs du noyau étaient dégrossis de manière à rappeler le plus possible la forme cubique et à s'empiler les uns sur les autres sans trop de difficulté, sauf à combler les vides avec des éclats plus petits, du caillou, du ciment; on coupait ceux du parement avec soin sur la face destinée à être vue, on dressait les joints aux deux tiers ou aux trois quarts de la longueur, et on piquait simplement le reste de la queue. Les pièces les plus fortes étaient réservées aux parties basses des édifices, et cette précaution était d'autant plus nécessaire que les architectes d'époque pharaonique ne descendaient pas les fondations des temples beaucoup plus qu'ils ne faisaient celles des maisons. A Karnak, elles ne s'enfoncent guère qu'à 2 ou 3 mètres; à Louxor, dans la partie qui borde le fleuve, trois assises d'environ 0m,80 de haut chacune forment un patin gigantesque sur lequel reposent les murs; au Ramesséum, la couche de briques sèches sur laquelle pose la colonnade ne paraît pas avoir plus de 2 mètres; ce sont là des profondeurs insignifiantes, mais l'expérience des siècles a prouvé qu'elles suffisaient. L'humus compact et dur qui compose partout le sol de la vallée subit chaque année, au moment du retrait des eaux, une contraction qui le rend à peu près incompressible; le poids des maçonneries, augmentant graduellement au cours de la construction, lui fait bientôt atteindre le maximum de tassement et achève d'assurer à l'édifice une assiette solide. Partout où j'ai mis au jour le pied des murs, j'ai constaté qu'ils n'avaient pas bougé. Le système de construction des anciens Égyptiens ressemble par bien des points à celui des Grecs. Les pierres y sont souvent posées à joint vif, sans lien d'aucune sorte, et le maçon se fie au poids propre des matériaux pour les tenir en place. Parfois elles sont attachées par des crampons en métal, ou, comme dans le temple de Séti Ier à Abydos, par des queues d'aronde en bois de sycomore au cartouche du roi fondateur. D'ordinaire, elles sont comme soudées les unes aux autres par des couches de mortier plus ou moins épaisses. Tous les mortiers dont j'ai recueilli les échantillons sont jusqu'à présent de trois sortes: les uns, blancs et réduits aisément en poudre impalpable, ne contiennent que de la chaux; les autres, gris et rudes au toucher, sont mêlés de chaux et de sable; les autres doivent leur aspect rougeâtre à la poudre de brique pilée dont ils sont pénétrés. Grâce à l'emploi judicieux de ces procédés divers, les Égyptiens ont su, quand ils le voulaient, appareiller aussi bien que les Grecs des assises régulières, à blocs égaux, à joints verticaux symétriquement alternés; s'ils ne l'ont pas toujours fait, cela tient surtout à l'imperfection des moyens mécaniques dont ils disposaient. Les murs d'enceinte, les murs de refend, ceux des façades secondaires étaient perpendiculaires au sol; on se servait pour élever les matériaux d'une chèvre grossière plantée sur la crête. Les murs des pylônes, ceux des façades principales, parfois même ceux des façades secondaires étaient en talus, selon des pentes variables au gré de l'architecte; on établissait pour les construire des plans inclinés, dont les rampes s'allongeaient à mesure que montait le monument. Les deux méthodes étaient également dangereuses; si soigneusement qu'on enveloppât les blocs, ils couraient le risque de perdre en chemin leurs arêtes et leurs angles, ou même de se briser en éclats. Il fallait presque toujours les retoucher, et le désir d'avoir le moins de déchet possible portait l'ouvrier à leur prêter des coupes anormales (Fig.49). On retaillait en biseau une des faces latérales, et le joint, au lieu d'être vertical, s'inclinait sur le lit. Si la pierre n'avait plus la hauteur ou la largeur voulue, on rachetait la différence au moyen soigneusement qu'on enveloppât les blocs, ils couraient le risque de perdre en chemin leurs arêtes et leurs angles, |
ou même de se briser en éclats. Il fallait presque toujours les retoucher, et le désir d'avoir le moins de déchet possible portait l'ouvrier à leur prêter des coupes anormales (Fig.49). On retaillait en biseau une des faces latérales, et le joint, au lieu d'être vertical, s'inclinait sur le lit. Si la pierre n'avait plus la hauteur ou la largeur voulue, on rachetait la différence au moyen d'une dalle complémentaire. Parfois même, on laissait subsister une saillie, qui s'emboîtait, pour ainsi dire, dans un creux correspondant, ménagé à l'assise supérieure ou inférieure. Ce qui n'était d'abord qu'accident devenait bientôt négligence. Les maçons, qui avaient hissé par inadvertance un bloc trop gros, ne se souciaient pas de le redescendre, et se tiraient d'affaire avec l'un des expédients dont je viens |
de parler. L'architecte ne surveillait pas assez attentivement la taille et la pose des pierres. Il souffrait que les assises n'eussent pas toutes la même hauteur, et que les joints verticaux de deux ou trois d'entre elles fussent dans un même prolongement. Le gros oeuvre achevé, on ravalait la pierre, on reprenait les joints, on les noyait sous une couche de ciment ou de stuc, coloré à la teinte de l'ensemble, et qui dissimulait les fautes du premier travail. Les murs ne se terminent presque jamais en arête vive. Ils sont comme cernés d'un tore autour duquel court un ruban sculpté, et couronnés soit de la gorge évasée que surmonte une bande plate (Fig.50), soit, comme à Semnéh, d'une corniche carrée, soit, comme à Médinét-Habou, d'une ligne de créneaux. Ainsi encadrés, on dirait autant de panneaux unis, levés chacun sur un |
seul bloc, sans saillies et presque sans
ouvertures. Les fenêtres, toujours très rares, ne sont que de
simples soupiraux, destinés à éclairer des escaliers comme au
second pylône d'Harmhabi, à Karnak, ou à recevoir des pièces de
charpente décorative les jours de fête. Les portes ne présentent
que peu de relief sur le corps de l'édifice (Fig.51), sauf le cas
où le linteau est surhaussé de la gorge et de la plate-bande. Seul,
le pavillon de Médinét-Habou possède des fenêtres réelles; mais il
était construit sur le plan d'une forteresse et ne doit être rangé
qu'à titre d'exception parmi les monuments religieux. Le sol des cours et des salles était revêtu de dalles rectangulaires assez régulièrement ajustées, sauf dans l'intervalle des colonnes où, désespérant de raccorder à l'ensemble les lignes courbes de la base, les architectes ont accumulé des fragments de petite dimension sans ordre ni méthode (Fig.52). Au contraire de ce qu'ils pratiquaient pour les maisons, ils n'ont presque jamais employé la voûte dans les temples. On ne la rencontre guère qu'à Déir-el-Baharî et dans les sept sanctuaires parallèles d'Abydos, encore est-elle obtenue par encorbellement. La courbe en est dessinée dans trois ou quatre assises horizontales, placées en porte à faux l'une au-dessus de l'autre, puis évidées au ciseau, suivant une ligne continue (Fig.53). La couverture ordinaire consiste en dalles plates juxtaposées. Quand les vides entre les murs ne sont pas trop considérables, elle les franchit d'une seule volée; sinon, on l'étayait de supports d'autant plus multipliés que l'espace à couvrir est plus étendu. Ils étaient alors reliés par d'immenses poutres en pierre, les architraves, sur lesquelles s'appuient les dalles dont le toit se compose. Les supports sont de deux types différents: le pilier et la colonne. On en connaît d'un seul bloc. Les piliers du temple du Sphinx, les plus anciens qui aient été découverts jusqu'à présent, ont 5 mètres de hauteur sur 1m,40 de côté. Des colonnes en granit rose, éparses au milieu des ruines d'Alexandrie, de Bubaste, de Memphis, et qui |
remontent aux règnes d'Harmhabi et de Ramsès II, mesurent 6 et 8 mètres d'une même venue. Ce n'est là qu'une exception. Colonnes et piliers sont bâtis en assises souvent inégales et irrégulières, comme celles des murailles environnantes. Les grandes colonnes de Louxor ne sont pleines qu'au tiers du diamètre: elles ont un noyau de ciment jaunâtre, qui n'a plus de consistance et tombe en poudre sous les doigts. Le chapiteau de la colonne de Taharqou, à Karnak, contient trois assises hautes chacune d'environ 0m,123. La dernière, la plus saillante, se compose de vingt-six pierres, dont les joints verticaux tendent au centre, et qui ne sont maintenues en place que par le poids du dé superposé. Les mêmes négligences que nous avons |
signalées dans l'appareil des murs, on les retrouve toutes dans celui des colonnes. Le pilier quadrangulaire, à côtés parallèles ou légèrement inclinés, le plus souvent sans base ni chapiteau, est fréquent dans les tombes de l'ancien Empire. Il apparaît encore à Médinét-Habou, dans le temple de Thoutmos III, ou à Karnak, dans ce qu'on appelle le promenoir. Les faces en sont souvent habillées de tableaux peints ou de légendes, et la face extérieure reçoit un motif spécial de décoration: des tiges de lotus ou de papyrus en saillie, sur les piliers-stèles de Karnak, une tête d'Hathor coiffée du sistre, au petit spéos d'Ibsamboul (Fig.54), une figure debout, Osiris dans la première cour de Médinét-Habou, Bîsou à Dendérah et au Gebel-Barkal. A Karnak, dans l'édifice construit probablement par Harmhabi avec les débris d'un sanctuaire d'Amenhotpou II, le pilier est surmonté d'une gorge qu'un mince abaque séparé de l'architrave (Fig.55). Abattant les quatre angles, on le transforme en un prisme octogonal; puis, abattant les huit angles nouveaux, en un prisme à seize pans. C'est le type de certains piliers des tombeaux d'Assouân et de Beni-Hassan; du promenoir de Thoutmos III, à Karnak (Fig.56), et des chapelles de Déir-el-Baharî. A côté de ces formes régulièrement déduites on en remarque dont la dérivation est irrégulière, à six pans, à douze, à quinze, à vingt, ou qui aboutissent presque au cercle parfait. Les piliers du portique d'Osiris à Abydos sont au terme de la série; le corps en offre une section curviligne à peine interrompue par une bande lisse aux deux extrémités |
d'un même diamètre. Le plus souvent les pans se
creusent légèrement en cannelures; parfois, comme à Kalabshéh, les
cannelures sont divisées en quatre groupes de cinq par autant de
bandes (Fig.57). Le pilier polygonal a toujours un socle large et
bas, arrondi en disque. A El-Kab, il porte une tête d'Hathor
appliquée à la face antérieure (Fig.58). Presque partout ailleurs,
il est surmonté d'un simple tailloir carré qui le réunit à
l'architrave. Ainsi constitué, il présente un air de famille avec
la colonne dorique, et l'on comprend que Jomard et Champollion ont
pu lui donner, dans l'enthousiasme de la découverte, le nom peu
justifié de dorique primitif. La colonne ne repose pas immédiatement sur le sol. Elle est toujours pourvue d'un socle analogue à celui du pilier polygonal, au profil tantôt droit, tantôt légèrement arrondi, nu ou sans autre ornement qu'une ligne d'hiéroglyphes. Les formes principales se ramènent à trois types: 1° la colonne à chapiteau en campane; 2° la colonne à chapiteau en bouton de lotus; 3° la colonne hathorique. 1° Colonne à chapiteau campaniforme.--D'ordinaire, le fût est lisse ou simplement gravé d'écriture et de bas-reliefs. Quelquefois pourtant, ainsi à Médamout, il est composé de six grandes et de six petites colonnettes alternées. Aux temps pharaoniques, il s'arrondit, par le bas, en bulbe décoré de triangles curvilignes enchevêtrés, simulant de larges feuilles; la courbe est alors calculée de telle sorte que le diamètre inférieur soit sensiblement égal au diamètre supérieur. A l'époque ptolémaïque, le bulbe disparaît souvent, probablement sous l'influence des idées grecques: les colonnes qui bordent la première cour du temple d'Edfou s'enlèvent d'aplomb sur leur socle. Le fût subit toujours une diminution de la base au sommet. Il se termine par trois ou cinq plates-bandes superposées. A Médamout, où il est fasciculé, l'architecte a pensé sans doute qu'une seule attache au sommet paraîtrait insuffisante à maintenir les douze colonnettes, et il a indiqué deux autres anneaux de plates-bandes à intervalles réguliers. Le chapiteau, évasé en forme de cloche, est garni à la naissance d'une rangée de feuilles, |
semblables à celles de la base, et sur lesquelles s'implantent des tiges de lotus et de papyrus en fleurs et en boutons. La hauteur et la saillie sur le nu de la colonne varient au gré de l'architecte. |
A Louxor, les campanes ont 3m,50 de diamètre à la gorge, 5m,50 à la partie supérieure, et une hauteur de 3m,50; à Karnak, dans la salle hypostyle, la hauteur est de 3m,75 et le plus grand diamètre de 21 pieds. Un de cubique surmonte le tout. Il est assez peu élevé et presque entièrement masqué par la courbure du chapiteau; rarement, comme au petit temple de Dendérah, il s'élève et reçoit sur chaque face une figure du dieu Bîsou (Fig.59). |
La colonne à chapiteau campaniforme (Fig.60) se rencontre de préférence dans la travée centrale des salles hypostyles, à Karnak, au Ramesséum, à Louxor; mais elle n'est pas restreinte à cet emploi, et on la voit dans les portiques, à Médinét-Habou, à Edfou, à Philae. Le promenoir de Thoutmos III, à Karnak, en renferme une variété des plus curieuses (Fig.61): la campane est retournée, et la partie amincie du fût s'enfonce dans le socle, tandis que la partie la plus large se soude à l'évasement du chapiteau. Cet arrangement disgracieux n'eut pas de succès; on n'en trouve aucune trace hors du promenoir. D'autres innovations furent plus heureuses, celles surtout qui permirent aux artistes de grouper autour de la campane des éléments empruntés à la flore du pays. C'est d'abord, à Soleb, à Sesébî, à Bubaste, à Memphis, une bordure de palmes plantées droites sur les bandes plates et dont la tête se courbe sous le poids de l'abaque (Fig.62). Plus tard, aux approches de l'époque ptolémaïque, des régimes de dattes (Fig.63) et des lotus entr'ouverts vinrent s'ajouter aux branches de palmier. Sous les Ptolémées et sous les Césars, le chapiteau finit par devenir une véritable corbeille de fleurs et de feuilles étalées régulièrement et peintes des couleurs les plus vives (Fig.64). A Edfou, à Ombos, à Philae, on dirait que le constructeur s'est juré de ne pas répéter deux fois une même coupe de chapiteau d'un même côté du portique. 2° Colonne à chapiteau lotiforme.--Elle représentait peut-être à l'origine un faisceau de tiges de lotus dont les boutons, serrés au cou par un lien, se réunissent en bouquet pour former le chapiteau. La colonne de Beni-Hassan comporte quatre tiges arrondies (Fig.65). Celles du labyrinthe, celles du promenoir de Thoutmos III, celles de Médamout en ont huit qui présentent à la surface une arête saillante (Fig.66). Le pied est bulbeux et paré de feuilles triangulaires. La gorge est entourée de trois ou de cinq anneaux. Une moulure, composée de trois bandes verticales accolées, descend du dernier de ces anneaux dans l'intervalle de deux tiges; c'est |
comme une frange qui garnit le haut de la colonne. Une surface aussi accidentée ne prêtait guère à la décoration hiéroglyphique; aussi en arriva-t-on progressivement à supprimer toutes les saillies et à lisser le pourtour du fût. Dans la salle hypostyle de Gournah, il est divisé en trois segments: celui du milieu est uni et chargé de sculptures, celui du haut et celui du bas sont encore fasciculés. Au temple de Khonsou, dans les bas côtés de la salle hypostyle de Karnak, sous le portique de Médinét-Habou, le fût est entièrement lisse; seulement la frange subsiste sous les anneaux, et une arête légère ménagée de trois en trois bandes rappelle l'existence des tiges (Fig.67). Le chapiteau se dégrade de la même manière. A Beni-Hassan, il est fasciculé nettement dans toute sa hauteur. Au promenoir de Thoutmos III, à Louxor, à Médamout, un cercle de petites feuilles pointues et de cannelures règne autour de la base et amoindrit l'effet: ce n'est plus guère qu'un cône tronqué et côtelé. Dans la salle hypostyle de Karnak, à Abydos, au Ramesséum, à Médinét-Habou, des ornements de nature diverse, feuilles triangulaires, légendes hiéroglyphiques, bandes de cartouches flanqués d'uraeus, remplacent les côtes et se partagent l'espace conquis. L'abaque ne se dissimule pas comme dans la colonne campaniforme: il déborde hardiment et reçoit la légende du roi fondateur. |
3º La colonne hathorique.--On en a des exemples aux temps anciens, dans le temple de Déir-el-Baharî; mais c'est par les monuments d'époque ptolémaïque, par Contra-Latopolis, par Philae, par Dendérah surtout, qu'on la connaît le mieux. Le fût et la base ne présentent aucun caractère spécial: c'est le fût et la base de la colonne campaniforme. Le chapiteau a deux étages. Au plus bas, un bloc carré, sur chaque face duquel une tête de femme, à oreilles pointues de génisse, se détache, en haut relief; la coiffure, maintenue sur le front par trois bandelettes verticales, passe derrière les oreilles et tombe le long du cou. Chaque tête porte une corniche cannelée, sur laquelle s'élève un naos encadré entre deux volutes; un mince dé carré couronne le tout (Fig.68). La colonne a donc pour chapiteau quatre têtes d'Hathor. Aperçue de loin, elle rappelle immédiatement à l'esprit un des sistres que les bas-reliefs nous montrent entre les mains des reines et des déesses. C'est un sistre en effet, mais où les proportions normales des diverses parties ne sont pas observées: le manche est gigantesque, tandis que la moitié supérieure de l'instrument est réduite outre mesure. Ce motif plut tellement qu'on n'hésita pas à le combiner |
avec des éléments empruntés à d'autres ordres. Les
quatre têtes d'Hathor, mises par-dessus un chapiteau campaniforme,
fournirent le type composite que Nectanébo employa au pavillon de
Philae (Fig.69). Je ne saurais dire que le mélange soit très
satisfaisant: vue en place, la colonne est moins disgracieuse qu'on
ne serait tenté de le croire d'après les gravures. Les supports ne sont pas soumis à des règles fixes de proportions et d'agencement. L'architecte pouvait attribuer, si cela lui plaisait, une hauteur égale à des supports de diamètre très différent, et en dessiner chacun des éléments à l'échelle qui lui convenait le mieux, sans autre souci que d'une certaine harmonie générale: les dimensions du chapiteau n'étaient pas en rapport immuable avec celles du fût, et la hauteur du fût ne dépendait nullement du diamètre de la colonne. A Karnak, les colonnes campaniformes de la salle hypostyle ont 3 mètres de haut pour le chapiteau, un peu moins de 17 pour le fût, 3 m 57 de diamètre inférieur; à Louxor, 3 m 50 pour le chapiteau, 15 pour le fût, 3 m 45 au bulbe; au Ramesséum, 11 mètres pour le chapiteau et pour le fût et 2 mètres au bulbe. L'étude des colonnes lotiformes nous amène à des résultats semblables. A Karnak, sur les bas côtés de la salle hypostyle, elles ont 3 mètres de haut pour le chapiteau, 10 pour le fût, 2 m 08 de diamètre sur le socle; au Ramesséum, 1m,70 pour le chapiteau, 7m,50 pour le fût, 1m,78 de diamètre sur le socle. |
Même irrégularité dans la disposition des
architraves: rien n'en détermine l'élévation que le caprice du
maître ou les nécessités de la construction. Même irrégularité dans
les entre-colonnements: non seulement la largeur en diffère
beaucoup de temple à temple et de chambre à chambre, mais parfois,
comme dans la première cour de Médinét-Habou, ils sont inégaux pour
un même portique. Voilà pour les types employés séparément. Quand
on les associait dans un seul édifice, on ne s'astreignait pas à
leur donner des proportions fixes par rapport l'un à l'autre. Dans
la salle hypostyle de Karnak les
colonnes à campanes soutiennent la travée la plus haute, et les
colonnes en bouton de lotus sont reléguées aux bas côtés (Fig.70).
Il y a des salles du temple de Khonsou, où c'est la colonne
lotiforme qui est la plus élevée, d'autres où c'est la colonne
campaniforme. A Médamout, lotiformes et campaniformes ont partout
la même hauteur dans ce qui subsiste de l'édifice. L'Égypte n'a
jamais eu d'ordres définis comme en a possédé la Grèce. Elle a
essayé toutes les combinaisons auxquelles se prêtaient les éléments
de la colonne, sans jamais en chiffrer aucune avec assez de
précision pour qu'étant donné un des membres, on puisse en déduire,
même approximativement, les dimensions de tous les autres. 2.--LE TEMPLE. La plupart des sanctuaires célèbres, Dendérah, Edfou, Abydos, avaient été fondés avant Minì par les serviteurs d'Hor; mais, vieillis ou ruinés au cours des âges, ils avaient été restaurés, remaniés, reconstruits l'un après l'autre sur des devis nouveaux. Nul débris ne nous est resté de l'appareil primitif pour nous montrer ce que l'architecture égyptienne était à ses commencements. Les temples funéraires bâtis par les rois de la IVe dynastie ont laissé plus de traces. Celui de la seconde pyramide, à Gizéh, était assez bien conservé encore dans les premières années du XVIIIe siècle, pour que de Maillet y ait vu quatre gros piliers debout. La destruction est à peu près complète aujourd'hui; mais cette perte a été compensée, vers 1853, par la découverte d'un temple situé à |
quarante mètres environ au sud du Sphinx (Fig.71). La façade ne paraît pas, cachée qu'elle est sous le sable; l'extérieur seul a été déblayé en partie. Le noyau de la maçonnerie est en calcaire fin de Tourah. Le revêtement, les piliers, les architraves, la couverture, étaient en blocs d'albâtre ou de granit gigantesques. Le plan est des plus simples. Au centre (A), une grande salle en forme de T, ornée de seize piliers carrés, hauts de cinq mètres; à l'angle nord-ouest, un couloir étroit, en plan incliné (B) par lequel on pénètre aujourd'hui dans l'édifice; à l'angle sud-ouest, un retrait qui contient six niches superposées deux à deux (C). Une galerie oblongue (D), ouverte à chaque extrémité sur un cabinet rectangulaire enseveli sous les décombres (E, E), complète cet ensemble. Point de porte monumentale, point de fenêtre, et le corridor d'entrée était trop long pour amener la lumière; elle ne pénétrait que par des fentes obliques ménagées dans la couverture, et dont les traces sont visibles encore à la crête des |
murs (e, e), de chaque côté de la pièce principale.
Inscriptions, bas-reliefs, peintures, ce qu'on est habitué à
rencontrer partout en Egypte manque là, et pourtant ces murailles
nues produisent sur le spectateur un effet aussi puissant que les
temples les mieux décorés de Thèbes. L'architecte est arrivé à la
grandeur et presque au sublime rien qu'avec des blocs de granit et
d'albâtre ajustés, par la pureté des lignes et par l'exactitude des
proportions. Quelques ruines éparses en Nubie, au Fayoum, au Sinaï, ne nous permettent pas de décider si les temples de la XIIe dynastie méritaient les éloges que leur prodiguent les inscriptions contemporaines. Ceux des rois thébains, des Ptolémées, des Césars, subsistent encore, plusieurs intacts, presque tous faciles à rétablir, le jour où on les aura étudiés consciencieusement sur le terrain. Rien de plus varié, au premier abord, que les dispositions qu'ils présentent: quand on les regarde de près, ils se ramènent aisément au même type. D'abord, le sanctuaire. C'est une pièce rectangulaire, petite, basse, obscure, inaccessible à d'autres qu'aux Pharaons ou aux prêtres de service. On n'y trouvait ni statue ni emblème établis à demeure; mais une barque sainte ou un tabernacle en bois peint posé sur un piédestal, une niche réservée dans l'épaisseur du mur ou dans un bloc de pierre isolé, recevaient à certains jours la figure ou le symbole inanimé du dieu, un animal vivant ou l'image de l'animal qui lui était consacré. Un temple pouvait ne renfermer que cette seule pièce et n'en être pas moins un temple, au même titre que les édifices les plus compliqués; cependant il était rare, au moins dans les grandes villes, qu'on se contentât d'attribuer aux dieux ce strict nécessaire. Des chambres destinées au matériel de l'offrande ou du sacrifice, aux fleurs, aux parfums, aux étoffes, aux vases précieux, se groupaient autour de la maison divine; puis on bâtissait, en avant du massif compact qu'elles formaient, une ou plusieurs salles à colonnes où les prêtres et les dévots s'assemblaient, une cour entourée de portiques, où la foule pénétrait en tout temps, une porte flanquée de deux tours et précédée de statues ou d'obélisques, une enceinte de briques, une avenue bordée de sphinx, où les processions manoeuvraient à l'aise les jours de fête. Rien n'empêchait un Pharaon d'élever une salle plus somptueuse en avant de celles que ses prédécesseurs avaient édifiées, et ce qu'il faisait là, d'autres pouvaient le faire après lui. Des zones successives de chambres et de cours, de pylônes et de portiques, s'ajoutaient de règne en règne au noyau primitif. La vanité ou la piété aidant, le temple se développait en tous sens, jusqu'à ce que l'espace ou la richesse manquât pour l'agrandir encore. Les temples les plus simples étaient parfois les plus élégants. C'était le cas pour ceux qu'Amenhotpou III consacra dans l'île d'Éléphantine, que les membres de l'expédition française dessinèrent à la fin du siècle dernier, et que le gouverneur turc d'Assouân détruisit en 1822. Le mieux conservé, celui du sud (Fig.72), n'avait qu'une seule chambre en grès, haute de 4m,25, large de 9m,50, longue de 12 mètres. Les murs, droits et couronnés de la corniche ordinaire, reposaient sur un soubassement creux en maçonnerie, élevé de 2m,25 au-dessus du sol, et entouré d'un parapet à hauteur d'appui. Un portique régnait tout autour. Il était composé, sur chacun des côtés, de sept piliers carrés, sans chapiteau ni base, sur chacune des façades, de deux colonnes à chapiteau lotiforme. Piliers et colonnes s'appuyaient directement sur le parapet, sauf à l'est, où un perron de dix ou douze marches, resserré entre deux murs de même hauteur que le soubassement, donnait accès à la cella. Les deux colonnes qui encadraient le haut de l'escalier étaient plus espacées que celles de la face opposée, et la large baie qu'elles formaient laissait apercevoir une porte richement décorée. Une seconde porte ouvrait à l'autre extrémité, sous le portique. Plus tard, à l'époque romaine, on tira parti de cette ordonnance pour modifier l'aspect du monument. On remplit les entre-colonnements du fond et on obtint une salle nouvelle, grossière et sans ornements, mais suffisante aux besoins du culte. Les temples d'Eléphantine rappellent assez exactement le temple périptère des Grecs, et cette ressemblance avec une des formes de l'architecture classique à laquelle nous sommes le plus habitués, explique peut-être l'admiration sans bornes que les savants français ressentirent à les voir. Ceux de Méshéïkh, d'El-Kab, de Sharonnah, présentaient une disposition |
plus compliquée. Il y a trois pièces à El-Kab (Fig.73), une salle à quatre colonnes (A), une chambre (B), soutenue par quatre piliers hathoriques, et dans la muraille du fond, en face de la porte, une niche (C) à laquelle on montait par quatre marches. Le modèle le plus complet qui nous soit parvenu de ces oratoires de petite ville appartient à l'époque ptolémaïque: c'est le temple d'Hathor, à Déir-el-Médinét (Fig.74). Il est deux fois plus long qu'il n'est large. Les faces en sont inclinées et nues à l'extérieur, la porte exceptée, dont le cadre en saillie est chargé de tableaux finement sculptés. L'intérieur est divisé en trois parties: un portique (B) de deux colonnes campaniformes, un pronaos (C), auquel on arrive par un escalier de quatre marches, et qui est séparé du portique par un mur à hauteur d'homme, tracé entre deux colonnes campaniformes et deux piliers d'antes à chapiteaux hathoriques; enfin, le sanctuaire (D), flanqué de deux cellules (E, E) éclairées par des lucarnes carrées, pratiquées dans le toit. On monte à la terrasse par un escalier (F) fort ingénieusement relégué dans l'angle sud du portique, et muni d'une jolie fenêtre à claire-voie. Ce n'est qu'un temple en miniature, mais les membres en sont si bien proportionnés dans leur petitesse qu'on ne saurait rien concevoir de plus fin et de plus gracieux. |
On n'est point tenté d'en dire autant du temple que les Pharaons de la XXe dynastie construisirent au sud de Karnak, en l'honneur du dieu Khonsou (Fig.75); mais si le style n'en est pas irréprochable, le plan en est si clair qu'on est porté à le prendre pour type du temple égyptien, de préférence à d'autres monuments plus élégants ou plus majestueux. Il se résout, à l'analyse, en deux parties séparées par un mur épais (A, A). Au centre de la plus petite, le Saint des Saints (B), ouvert aux deux extrémités et entièrement isolé du reste de l'édifice par un couloir (C) large de 3 mètres; à droite et à gauche, des cabinets obscurs (D, D); par derrière, une halle à quatre colonnes (E), où débouchent sept autres pièces (F, F). C'était la maison du dieu. Elle ne communiquait avec le dehors que par deux portes (G, G), percées dans le mur méridional (A, A), et qui donnaient sur une salle hypostyle (H) plus large que longue, divisée en trois nefs. La nef centrale repose sur quatre colonnes campaniformes de 7 mètres |
de haut; les latérales ne renferment chacune que deux colonnes lotiformes de 5m,50; le plafond de la travée médiale est donc plus élevé de 1m,50 que celui des bas côtés. On en profita pour régler l'éclairage: l'intervalle entre la terrasse inférieure et la supérieure fut garni de claires-voies en pierre qui laissaient filtrer la lumière. La cour (I) était carrée, bordée d'un portique à deux rangs de colonnes. On y avait accès par quatre poternes latérales (J, J) et par un portail monumental, pris entre deux tours quadrangulaires à pans inclinés. Ce pylône (K) mesure 32 mètres de long, 10 de large, 18 de haut. Il ne contient aucune chambre, mais un escalier étroit, qui monte droit au couronnement de la porte, et de là, au sommet des tours. Quatre longues cavités prismatiques rayent la façade jusqu'au tiers de la hauteur, correspondant à autant de trous carrés qui traversent l'épaisseur de la construction. On y plantait de grands mâts en bois, formés de poutres entrées l'une sur l'autre, consolidées d'espace en espace par des espèces d'agrafes et saisies par des charpentes engagées dans les trous carrés: de longues banderoles de diverses couleurs flottaient au sommet (Fig.76). Tel était le temple de Khonsou; telles sont, dans leurs lignes principales, la plupart des grands monuments d'époque thébaine ou ptolémaïque, Louxor, le Ramesséum, Médinét-Habou, Philae, Edfou, Dendérah. |
Même ruinés à demi, l'aspect en a quelque chose d'étouffé et d'inquiétant. Comme les dieux égyptiens aimaient à s'envelopper de mystère, le plan est conçu de manière à ménager insensiblement la transition entre le plein soleil du monde extérieur et l'obscurité de leur retraite. A l'entrée, ce sont encore de vastes espaces où l'air et la lumière descendent librement. La salle hypostyle est déjà noyée dans un demi-jour discret, le sanctuaire est plus qu'à moitié perdu sous un vague crépuscule, et au fond, dans les dernières salles, la nuit règne presque complète. L'effet de lointain que produit à l'oeil cette dégradation successive de la lumière était augmenté par divers artifices de construction. Toutes les parties ne sont pas de plain-pied. Le sol se relève à mesure qu'on s'éloigne de l'entrée (Fig.77), et il faut toujours enjamber quelques marches pour |
passer d'un plan à l'autre. La différence de niveau ne dépasse pas 1m,60 au temple de Khonsou, mais elle se combine avec un mouvement de descente de la toiture, qui est d'ordinaire accentué vigoureusement. Du pylône au mur de fond, la hauteur décroît progressivement: le péristyle est plus élevé que l'hypostyle, celui-ci domine le sanctuaire, la salle à colonnes et la dernière chambre sont de moins en moins hautes. Les architectes de l'époque ptolémaïque ont changé certains détails d'arrangement. Ils ont creusé dans les murs des couloirs secrets et des cryptes où cacher les trésors du Dieu (Fig.78). Ils ont placé des chapelles et des reposoirs sur les terrasses. Ils n'ont introduit au plan primitif que deux modifications importantes. Le sanctuaire avait jadis deux portes opposées, ils ne lui en ont laissé qu'une. La colonnade qui garnissait le fond de la cour ou la façade |
du temple, quand la cour n'existait pas, est
devenue une chambre nouvelle, le pronaos. Les colonnes de la rangée
extérieure subsistent, mais reliées, jusqu'à mi-hauteur environ,
par un mur couronné d'une corniche, qui forme écran et empêchait la
foule d'apercevoir ce qui se passait au delà (Fig.79). La salle est
soutenue par deux, trois ou même quatre rangs de colonnes, selon la
grandeur de l'édifice qui s'étend derrière elle. Pour le reste,
comparez le plan du temple d'Edfou (Fig.80) à celui du temple de
Khonsou, et vous verrez combien peu ils diffèrent l'un de
l'autre. Ainsi conçu, l'édifice suffisait à tous les besoins du culte. Lorsqu'on voulait l'accroître, on ne s'attaquait pas d'ordinaire au sanctuaire ni aux chambres qui l'entouraient, mais bien aux parties d'apparat, hypostyles, cours ou pylônes. Rien n'est plus propre que l'histoire du grand temple de Karnak à illustrer le procédé des Égyptiens en pareille circonstance. Osirtasen Ier l'avait fondé, probablement sur le site d'un temple plus ancien (Fig.81). C'était un édifice de petites dimensions, construit en calcaire et en grès avec portes en granit: des piliers à seize pans unis en décoraient l'intérieur. Amenemhat II et III y travaillèrent, les princes de la XIIIe et de la XIVe dynastie y consacrèrent des statues et des tables d'offrandes; il était encore intact au XVIIIe siècle avant notre ère, lorsque Thoutmos Ier, enrichi par la |
guerre, résolut de l'agrandir. Il éleva en avant de
ce qui existait déjà deux chambres, précédées d'une cour et
flanquées de chapelles isolées, puis trois pylônes échelonnés l'un
derrière l'autre. Le tout présentait l'aspect d'un vaste rectangle posé debout sur un autre rectangle allongé en travers. Thoutmos II et Hatshopsitou couvrirent de bas-reliefs les murs que leur père avait bâtis, mais n'ajoutèrent rien; seulement, la régente, pour amener ses obélisques entre deux des pylônes, pratiqua une brèche dans le mur méridional et abattit seize des colonnes qui se trouvaient en cet endroit. Thoutmos III reprit d'abord certaines parties qui lui paraissaient sans doute indignes de son |
dieu, le double sanctuaire qu'il relit en granit de Syène, le premier pylône. Il réédifia, à l'est, d'anciennes chambres, dont la plus importante, celle qui porte le nom de Promenoir, servait de station et de reposoir lors des processions, enveloppa l'ensemble d'un mur de pierre, creusa le lac sur lequel on lançait les barques sacrées les jours de fête; puis, changeant brusquement de direction, il érigea deux pylônes tournés vers le sud. Il rompit de la sorte la juste proportion qui avait existé jusqu'alors entre le corps et la façade: l'enceinte extérieure devint trop large pour les premiers pylônes et ne se raccorda plus exactement au dernier. Amenhotpou III corrigea ce défaut: il éleva un sixième pylône plus massif, partant, plus propre à servir de façade. Le temple en fût resté là, qu'il surpassait déjà tout ce qu'on avait entrepris jusqu'alors de plus audacieux; les Pharaons de la XIXe dynastie réussirent à faire mieux encore. |
Ils ne construisirent qu'une salle hypostyle (Fig.82) et qu'un pylône, mais l'hypostyle a 50 mètres de long sur 100 de large. Au milieu, une avenue de douze colonnes à chapiteau campaniforme, les plus hautes qu'on ait jamais employées à l'intérieur d'un édifice; dans les bas côtés, 122 colonnes à chapiteau lotiforme, rangées en quinconce sur neuf files. Le plafond de la travée centrale était à 23 mètres au-dessus du sol, et le pylône le dominait d'environ 15 mètres. Trois rois peinèrent pendant un siècle avant d'amener l'hypostyle à perfection. Ramsès Ier conçut l'idée, Séti Ier termina le gros oeuvre, Ramsès II acheva presque entièrement la décoration. Les Pharaons des dynasties suivantes se disputèrent quelques places vides le long des colonnes, pour y graver leur nom et participer à la gloire des trois fondateurs, mais ils n'allèrent pas plus loin. Pourtant le monument, arrêté à ce point, demeurait incomplet: il lui manquait un dernier pylône et une cour à portiques. Près de trois siècles s'écoulèrent avant qu'on songeât à reprendre les travaux. Enfin, les Bubastites se décidèrent à commencer les portiques, mais faiblement, comme il convenait à leurs faibles ressources. Un moment, l'Éthiopien Taharqou imagina qu'il était de taille à rivaliser avec les Pharaons thébains et devisa une salle hypostyle plus large que l'ancienne, mais ses mesures étaient mal prises. Les colonnes de la travée centrale, les seules qu'il eut le temps d'ériger, étaient trop éloignées pour qu'on pût y établir la couverture: elles ne portèrent jamais rien et ne subsistèrent que pour marquer son impuissance. Enfin les Ptolémées, se conformant à la tradition des rois indigènes, se mirent à l'ouvrage; mais les révoltes de Thèbes interrompirent leurs projets, le tremblement de terre de l'an 27 détruisit une partie du temple, et le pylône resta à jamais inachevé. L'histoire de Karnak est celle de tous les grands temples égyptiens. A l'étudier de près, on comprend la raison des irrégularités qu'ils présentent pour la plupart. Le plan est partout sensiblement le même, et la croissance se produit de la même manière, mais les architectes ne prévoyaient pas toujours l'importance que leur oeuvre acquerrait, et le terrain qu'ils lui avaient choisi ne se |
prêtait pas jusqu'au bout au développement normal. A Louxor (Fig.83), le progrès marcha méthodiquement sous Amenhotpou III et sous Séti Ier; mais, quand Ramsès II voulut ajouter à ce qu'avaient fait ses prédécesseurs, un coude secondaire de la rivière l'obligea à se rejeter vers l'est. Son pylône n'est point parallèle à celui d'Amenhotpou III, et ses portiques forment un angle marqué avec l'axe général des constructions antérieures. A Philae (Fig.84), la déviation est plus forte encore. Non seulement le pylône le plus grand n'est pas dans l'alignement du plus petit, mais les deux colonnades ne sont point parallèles entre elles et ne se raccordent pas naturellement au pylône. Ce n'est point là, comme on l'a dit souvent, négligence ou parti pris. Le plan premier était aussi juste que peut l'exiger le dessinateur le plus entiché de symétrie; mais il fallait le plier aux exigences du site, et les architectes n'eurent plus souci dès lors que de tirer le meilleur parti des irrégularités auxquelles la configuration du sol les condamnait. Cette contrainte les a souvent inspirés: Philae nous montre jusqu'à quel point ils savaient faire de ce désordre obligé un élément de grâce et de pittoresque. |
L'idée du temple-caverne dut venir de bonne heure aux Égyptiens; ils taillaient la maison des morts dans la montagne, pourquoi n'y auraient-ils pas taillé la maison des dieux? Pourtant, les spéos les plus anciens que nous possédions ne remontent qu'aux premiers règnes de la XVIIIe dynastie. On les rencontre de préférence dans les endroits où la bande de terre cultivable était le moins large, près de Beni-Hassan, au Gebel Silsiléh, en Nubie. Toutes les variantes du temple isolé se retrouvent dans le souterrain, plus ou moins modifiées par la nature du milieu. Le Spéos Artémidos s'annonce par un portique à piliers, mais ne renferme qu'un naos carré avec une niche de fond pour la statue de la déesse Pakhit. Kalaat-Addah présente au fleuve (Fig.85) une façade (A) plane, étroite, où l'on accède par un escalier assez raide; vient ensuite une salle hypostyle flanquée de deux réduits (C), puis un sanctuaire à deux étages superposés (D). |
La chapelle d'Harmhabi (Fig.86), au Gebel Silsiléh, se compose d'une galerie parallèle au Nil, étayée de quatre piliers massifs réservés dans la roche vive, et sur laquelle la chambre débouche à angle droit. A Ibsamboul, les deux temples sont entièrement dans la falaise. La face du plus grand (Fig.87) simule un pylône en talus, couronné d'une corniche, et gardé, selon l'usage, par quatre colosses assis, accompagnés de statues plus petites; seulement les colosses ont ici près de 20 mètres. |
Au delà de la porte s'étend une salle de 40 mètres de long sur 18 de large, qui tient lieu du péristyle ordinaire. Huit Osiris, le dos à autant de piliers, semblent porter la montagne sur leur tête. Au delà, un hypostyle, une galerie transversale qui isole le sanctuaire, enfin le sanctuaire lui-même entre deux pièces plus petites. Huit cryptes, établies à un niveau plus bas que celui de l'excavation principale, se répartissent inégalement à droite et à gauche du péristyle. Le souterrain entier mesure 55 mètres du seuil au fond du sanctuaire. Le petit spéos d'Hathor, situé à quelque cent pas vers le nord, n'offre pas des dimensions aussi considérables; mais la façade est ornée de colosses debout, dont quatre représentent Ramsès, et deux sa femme Nofritari. Le péristyle manque (Fig.88) ainsi que les cryptes, et les chapelles sont placées aux deux extrémités du couloir transversal, au lieu d'être parallèles au sanctuaire; en revanche, l'hypostyle a six piliers avec tête d'Hathor. Où l'espace le |
permettait, on n'a fait entrer qu'une partie du temple dans le rocher; les avancées ont été construites en plein air, de blocs rapportés, et le spéos devient une moitié de caverne, un hémi-spéos. Le péristyle seul à Derr, le pylône et la cour à Beit-el-Oualli, le pylône, la cour rectangulaire, l'hypostyle à Gerf Hosseïn et à Ouady-es-Seboua, sont au dehors de la montagne. Le plus célèbre et le plus original des hémi-spéos est à Déir-el-Bahari. dans la nécropole thébaine, et fut bâti par la reine Hatshopsitou (Fig.89). Le sanctuaire et les deux chapelles qui l'accompagnent, selon la coutume, étaient creusés à 30 mètres environ au-dessus du niveau de la vallée. Pour y atteindre, on traça des rampes et on étagea des terrasses, dont l'insuffisance des fouilles entreprises jusqu'à présent ne permet pas de saisir l'agencement. |
et le temple isolé, les Égyptiens avaient encore quelque chose d'intermédiaire, le temple adossé à la montagne, mais qui n'y pénètre point. Le temple du Sphinx à Gizéh, celui de Séti Ier à Abydos sont deux bons exemples du genre. J'ai déjà parlé du premier; l'aire du second (Fig.90) a été découpée dans une bande de sable étroite et basse qui sépare la plaine du désert. Il était enterré jusqu'au toit, la crête des murs sortait à peine du sol, et l'escalier qui montait aux terrasses conduisait également au sommet de la colline. L'avant-corps, qui se détachait en plein relief, n'annonçait rien d'extraordinaire: deux pylônes, deux cours, un portique droit à piliers carrés, les bizarreries ne commençaient qu'au delà. C'étaient d'abord deux hypostyles au lieu d'un seul. Ils sont séparés par un mur percé de sept portes, n'ont point de nef centrale, et le sanctuaire donne directement sur le second. C'est, comme d'ordinaire, une chambre oblongue percée aux deux extrémités; mais les pièces qui, ailleurs, l'enveloppaient sans le toucher, sont ici placées côte à côte sur une même ligne, deux à droite, quatre à gauche; de plus, elles sont surmontées de voûtes en encorbellement et ne reçoivent de |
jour que par la porte. Derrière le sanctuaire, même
changement; la salle hypostyle s'appuie au mur du fond, et ses
dépendances sont distribuées inégalement à droite et à gauche. Et,
comme si ce n'était pas assez, on a construit, sur le flanc gauche,
une cour, des chambres à colonnes, des couloirs, des réduits
obscurs, une aile entière, qui se détache en équerre du bâtiment
principal et n'a pas de contrepoids sur la droite. L'examen des
lieux explique ces irrégularités. La colline n'est pas large en cet
endroit, et le petit hypostyle en touche presque le revers. Si on
avait suivi le plan normal sans rien y changer, on l'aurait percée
de part en part, et le temple n'aurait plus eu ce caractère de
temple adossé, que le fondateur avait voulu lui donner.
L'architecte répartit donc en largeur les membres qu'on disposait
d'ordinaire en longueur, et même en rejeta une partie sur le côté.
Quelques années plus tard, quand Ramsès II éleva, à une centaine de
mètres vers le nord-ouest, un monument consacré à sa propre
mémoire, il se garda bien d'agir comme son père. Son temple, assis
au sommet de la colline, eut l'espace nécessaire à s'étendre
librement, et le plan ordinaire s'y déploie dans toute sa
rigueur. La plupart des temples, même les plus petits, sont enveloppés d'une enceinte quadrangulaire. A Médinét-Habou, elle est en grès, basse et crénelée; c'est une fantaisie de Ramsès III qui, en prêtant à son monument l'aspect extérieur d'une forteresse, a voulu perpétuer le souvenir de ses victoires syriennes. Partout ailleurs, les pertes sont en pierre, les murailles en briques sèches, à assises tordues. L'enceinte n'était pas destinée, comme on l'a dit souvent, à isoler le temple et à dérober aux yeux des profanes les cérémonies qui s'y accomplissaient. Elle marquait la limite où s'arrêtait la maison du dieu, et servait au besoin à repousser les attaques d'un ennemi dont les richesses accumulées dans le sanctuaire auraient allumé la cupidité. Des allées de sphinx, ou, comme à Karnak, une suite de pylônes échelonnés, menaient des portes aux différentes entrées, et formaient autant de larges voies triomphales. Le reste du terrain était occupé, en partie par les étables, les celliers, les greniers des prêtres, en partie par des habitations privées. De même qu'en Europe, au moyen âge, la population s'amassait plus dense autour des églises et des abbayes, en Égypte, elle se pressait autour des temples, pour profiter de la tranquillité qu'assuraient au dieu la terreur de son nom et la solidité de ses remparts. Au début, on avait réservé un espace vide le long des pylônes et des murs, puis les maisons envahirent ce chemin de ronde et s'appuyèrent à la paroi même. Détruites et rebâties sur place pendant des siècles, le sol s'exhaussa si bien de leurs débris, que la plupart des temples finirent par s'enterrer peu à peu et se trouvèrent en contrebas des quartiers environnants. Hérodote le raconte de Bubaste, et l'examen des lieux montre qu'il en était de même dans beaucoup d'endroits. A Ombos, à Edfou, à Dendérah, la cité entière tenait dans la même enceinte que la maison divine. A El-Kab, l'enceinte du temple était distincte de celle de la ville; elle formait une sorte de donjon où la garnison pouvait chercher un dernier abri. A Memphis, à Thèbes, il y avait autant de donjons que de temples principaux, et ces forteresses divines, d'abord isolées au milieu des maisons, furent, à partir de la XVIIIe dynastie, réunies entre elles par des avenues bordées de sphinx. C'était le plus souvent des androsphinx à tête d'homme et au corps de lion, mais on trouve aussi des criosphinx à corps de lion et à tête de bélier (Fig.91), ou même, dans les endroits où le culte local comportait une pareille substitution, des béliers agenouillés qui tiennent une figure du souverain dédicateur entre leurs pattes de devant (Fig.92). L'avenue qui va de Louxor à Karnak était composée de ces éléments divers. Elle a 2 kilomètres de long et s'infléchit à diverses reprises, mais n'y reconnaissez pas une preuve nouvelle de l'horreur des Égyptiens pour la symétrie. Les enceintes des deux temples n'étaient pas orientées de la même manière, et les avenues tracées perpendiculairement sur le front de chacune d'elles ne se seraient jamais raccordées, si on ne les avait fait dévier de leur direction première. En résumé, les habitants de Thèbes voyaient de leurs temples presque tout ce que nous en voyons. Le sanctuaire et ses dépendances immédiates leur étaient fermés; mais ils avaient accès à la façade, aux cours, même à la salle hypostyle, et ils pouvaient admirer les chefs-d'oeuvre de leurs architectes presque aussi librement que nous faisons aujourd'hui. 3.--LA DÉCORATION. La tradition antique affirmait que les premiers temples égyptiens ne renfermaient aucune image sculptée, aucune inscription, aucun symbole, et de fait le temple du Sphinx est nu. C'est là toutefois un exemple unique. Les fragments d'architrave et de parois employés comme matériaux dans la pyramide septentrionale de Lisht, et qui portent le nom de Khâfrî, montrent qu'il n'en était déjà plus ainsi dès le temps de la IVe dynastie. A l'époque thébaine, toutes les surfaces lisses, pylônes, parements des murs, fûts des colonnes, étaient couvertes de tableaux et de légendes. Sous les Ptolémées et sous les Césars, lettres et figures étaient tellement pressées, qu'il semble que la pierre disparaisse sous la masse des ornements dont elle est chargée. Un coup d'oeil rapide suffit à montrer que les scènes ne sont pas jetées au hasard. Elles s'enchaînent, se déduisent les unes des autres et forment comme un grand livre mystique, où les relations officielles des dieux avec l'homme et de l'homme avec les dieux sont clairement expliquées à qui sait le comprendre. Le temple était bâti à l'image du monde, tel que les Egyptiens le connaissaient. La terre était pour eux une sorte de table plate et mince, plus longue que large. Le ciel s'étendait au-dessus, semblable, selon les uns, à un immense plafond de fer, selon les autres, à une voûte surbaissée. Comme il ne pouvait rester suspendu sans être appuyé de quelque support qui l'empêchât de tomber, on avait imaginé de le maintenir en place au moyen de quatre étais ou de quatre piliers gigantesques. Le dallage du temple représentait naturellement la terre. Les colonnes et, au besoin, les quatre angles des chambres figuraient les piliers. Le toit, voûté à Abydos, plat partout ailleurs, répondait exactement à l'opinion qu'on se faisait du ciel. Chaque partie recevait une décoration appropriée à sa signification. Ce qui touchait au sol se revêtait de végétation. La base des colonnes était entourée de feuilles, le pied des murs se garnissait de longues tiges de lotus ou de papyrus (Fig.98), au milieu desquelles passaient quelquefois des animaux. Des bouquets de plantes fluviales, émergeant de l'eau (Fig.94), égayaient les soubassements de certaines chambres. Ailleurs, c'étaient |
des fleurs épanouies, entremêlées de boutons isolés (Fig.95) ou reliées par des cordes (Fig.96), des emblèmes indiquant la réunion des deux Égyptes entre les mains d'un seul Pharaon (Fig.97), des oiseaux à bras d'hommes assis en adoration sur le signe des fêtes solennelles, ou des prisonniers accroupis et liés au poteau deux à deux, un nègre avec un Asiatique (Fig.98). Des Nils mâles et femelles s'agenouillaient (Fig.99), ou s'avançaient majestueusement en procession, au ras de terre, les mains chargées de fleurs et de fruits. Ce sont les nomes de l'Égypte, les lacs, les districts qui apportent leurs produits au dieu. Une fois même, à Karnak, Thoutmos III a gravé sur le soubassement les fleurs, les plantes et les |
animaux des pays étrangers qu'il avait vaincus
(Fig.100). Le plafond, peint en bleu, était semé d'étoiles jaunes à
cinq branches, auxquelles se mêlent par endroits les cartouches du
roi fondateur. De longues bandes d'hiéroglyphes rompaient d'espace
en espace la monotonie de ce ciel d'Égypte. Les vautours de Nekhab et d'Ouazit, les déesses du midi et du nord, couronnés et armés d'emblèmes divins (Fig.101), planent dans la travée centrale des salles hypostyles, dans les soffites des portes, par-dessus la route que le roi suivait pour se rendre au sanctuaire. Au Ramesséum, à Edfou, à Philae, à Dendérah, à Ombos, à Esnéh, les profondeurs du firmament semblent s'ouvrir et révéler leurs habitants aux yeux des fidèles. L'Océan céleste déroule ses eaux, où le soleil et la lune naviguent, escortés des planètes, des constellations et des décans, où les génies des mois et des jours marchent en longues files. A l'époque ptolémaïque, des zodiaques, composés à l'imitation des zodiaques grecs, se placent à côté des tableaux astronomiques d'origine purement égyptienne (Fig.102). La décoration des architraves qui portaient les dalles de la couverture était complètement indépendante de celle de la couverture proprement dite. On n'y voyait que des légendes hiéroglyphiques en gros caractères, où les beautés du temple, le nom des rois qui y avaient travaillé, la gloire des dieux auxquels il était consacré, sont célébrés avec emphase. En résumé, l'ornementation du soubassement et celle du plafond étaient restreintes à un petit nombre de sujets toujours les mêmes; les tableaux les plus importants et les plus variés étaient comme suspendus entre ciel et terre, à la paroi des chambres et des pylônes. Ils illustrent les rapports officiels de l'Égypte avec les dieux. Les gens du commun n'avaient pas le droit de commercer directement avec la divinité. Il leur fallait un médiateur qui, tenant à la fois de la nature humaine et de la nature divine, fût en état de les percevoir également l'une et l'autre. Seul, le roi, fils du soleil, était d'assez haute extraction pour contempler le dieu du temple, le servir et lui parler face à face. Les sacrifices ne se faisaient que par lui ou par délégation de lui; même l'offrande aux morts était censée passer par ses mains, et la famille se prévalait de son nom (souten di hotpou) pour l'envoyer dans l'autre monde. Le roi est donc partout dans le temple, debout, assis, agenouillé, occupé à égorger la victime, à en présenter les morceaux, à verser le vin, le lait, l'huile, à brûler l'encens: c'est l'humanité entière qui agit en lui et accomplit ses devoirs envers la divinité. Lorsque la cérémonie qu'il exécute exige le concours de plusieurs personnes, alors seulement des aides mortels, autant que possible des membres de sa famille, paraissent à ses côtés. La reine, debout derrière lui, comme Isis derrière Osiris, lève la main pour le protéger, agite le sistre ou bat le tambourin pour éloigner de lui les mauvais esprits, tient le bouquet ou le vase à libation. Le fils aîné tend le filet ou lasse le taureau, et récite la prière pour lui, tandis qu'il lève vers le dieu chaque objet prescrit par le rituel. Un prêtre remplace parfois le prince, mais les autres hommes n'ont jamais que des rôles infimes: ils sont bouchers ou servants, ils portent la barque ou le palanquin du dieu. Le dieu, de son côté, n'est pas toujours seul; il a sa femme et son fils à côté de lui, puis les dieux des nomes voisins et, d'une manière générale, les dieux de l'Égypte entière. Du moment que le temple est l'image du monde, il doit comme le monde même renfermer tous les dieux grands et petits. Ils sont le plus souvent rangés derrière le dieu principal, assis ou debout, et partagent avec lui l'hommage du souverain. Quelquefois cependant, ils prennent une part active aux cérémonies. Les esprits d'On et de Khonou s'agenouillent devant le soleil et l'acclament. Hor et Sit ou Thot amènent Pharaon à son père Amon-Râ, ou remplissent à côté de lui les fonctions réservées ailleurs au prince ou au prêtre: ils l'aident à renverser la victime, à prendre dans le filet les oiseaux destinés au sacrifice, ils versent sur sa tête l'eau de jeunesse et de vie qui doit le laver de ses souillures. La place et la fonction de ces dieux synèdres était définie strictement par la théologie. Le soleil, allant d'Orient en Occident, coupait, disent les textes, l'univers en deux mondes, celui du midi et celui du nord. Le temple était double comme l'univers, et une ligne idéale, passant par l'axe du sanctuaire, le divisait en deux temples, le temple du midi à droite, le temple du nord à gauche. Les dieux et leurs différentes formes étaient répartis entre ces deux temples, selon qu'ils appartenaient au midi ou au nord. Et cette fiction de dualité était poussée plus loin encore: chaque chambre se divisait, à l'imitation du temple, en deux moitiés dont l'une, celle de droite, était du midi et l'autre était du nord. L'hommage du roi, pour être complet, devait se faire dans le temple du midi et dans celui du nord, aux dieux du midi et à ceux du nord, avec les produits du midi et avec ceux du nord. Chaque tableau devait donc se répéter au moins deux fois dans le temple, sur une paroi de droite et sur une paroi de gauche. Amon, à droite, recevait le blé, le vin, les liqueurs du midi; à gauche, le blé, le vin, les liqueurs du nord, et ce qui est vrai d'Amon l'est de Mout, de Khonsou, de Montou, de bien d'autres. Dans la pratique, le manque d'espace empêchait qu'il en fût toujours ainsi, et on ne rencontre souvent qu'un seul tableau où produits du nord et produits du midi étaient confondus, devant un Amon qui représentait à lui seul l'Amon du midi et l'Amon du nord. Cette dérogation à l'usage n'est jamais que momentanée: la symétrie se rétablissait dès que le permettaient les circonstances. Aux temps pharaoniques, les tableaux ne sont pas très serrés l'un contre l'autre. La surface à couvrir, arrêtée en bas par une ligne tracée au-dessus de la décoration du soubassement, est limitée vers le haut, soit par la corniche normale, soit par une frise composée d'uraeus, de faisceaux de lotus alignés côte à côte, de cartouches royaux (Fig.103), entourés de symboles divins, d'emblèmes |
empruntés au culte local, des têtes d'Hathor, par exemple, dans un temple d'Hathor, ou d'une dédicace horizontale en belles lettres gravées profondément. Le panneau ainsi encadré ne formait souvent qu'un seul registre, souvent aussi se divisait en deux registres superposés; il fallait une muraille bien haute pour que ce nombre fût dépassé. Figures et légendes étaient espacées largement et les scènes se succédaient à la file presque sans séparation |
matérielle; c'était affaire au spectateur d'en
discerner le commencement et la fin. Les têtes du roi étalent de
véritables portraits dessinés d'après nature, et la figure des
dieux en reproduisait les traits aussi exactement que possible.
Puisque Pharaon était fils des dieux, la façon la plus sûre
d'obtenir la ressemblance était de modeler leur visage sur le
visage de Pharaon. Les acteurs secondaires n'étaient pas moins
soignés que les autres, mais quand il y en avait trop, on les
distribuait sur deux ou trois registres, dont la hauteur totale ne
dépasse jamais celle des personnages principaux. Les offrandes, les
sceptres, les bijoux, les vêtements, les coiffures, les meubles,
tous les accessoires étaient traités avec un souci très réel de
l'élégance et de la vérité. Les couleurs, enfin, étaient combinées
de telle façon qu'une tonalité générale dominât dans une même
localité. Il y avait dans les temples des pièces qu'on pouvait
appeler à juste titre: la salle bleue, la salle
rouge, la salle d'or. Voilà pour l'époque classique. A mesure qu'on descend vers les bas temps, les scènes se multiplient. Sous les Grecs et sous les Romains, elles sont si nombreuses que la plus petite muraille ne peut les contenir à moins de quatre (Fig.104), cinq, six, huit registres. Les figures principales semblent se contracter sur elles-mêmes pour occuper moins de place, et des milliers de menus hiéroglyphes envahissent tout l'espace qu'elles ne remplissent pas. Les dieux et les rois ne sont plus des portraits du souverain régnant, mais des types de convention sans vigueur et sans vie. Quant aux figures secondaires et aux accessoires, on n'a plus qu'un souci, c'est de les entasser aussi serré que possible. Ce n'est pas là faute de goût; une idée religieuse a décidé et précipité ces changements. La décoration n'avait pas seulement pour objet le plaisir des yeux. Qu'on l'appliquât à un meuble, à un cercueil, à une maison, à un temple, elle possédait une vertu magique, dont chaque être ou chaque action représentée, chaque parole inscrite ou prononcée au moment de la consécration, déterminait la puissance et le caractère. Chaque tableau était donc une amulette en même temps qu'un ornement. Tant qu'il durait, il assurait au dieu le bénéfice de l'hommage rendu ou du sacrifice accompli par le roi; il confirmait au roi, vivant ou mort, les grâces que le dieu lui avait accordées en récompense, il préservait contre la destruction le pan de mur sur lequel il était tracé. A la XVIIIe dynastie, on pensait qu'une ou deux amulettes de ce genre suffisaient à obtenir l'effet qu'on en attendait. Plus tard, on crut qu'on ne saurait trop en augmenter la quantité, et on en mit autant que la muraille pouvait en recevoir. Une chambre moyenne d'Edfou et de Dendérah fournit à l'étude plus de matériaux que la salle hypostyle de Karnak, et la chapelle d'Antonin à Philae, si elle avait été terminée, renfermerait autant de scènes que le sanctuaire de Louxor et le couloir qui l'enveloppe. En voyant la variété des sujets traités sur les murs d'un même temple, on est d'abord tenté de croire que la décoration ne forme pas un ensemble suivi d'un bout à l'autre, et que, si plusieurs séries sont, à n'en pas douter, le développement d'une seule idée historique ou dogmatique, d'autres sont jetées simplement à la file, sans aucun lien qui les rattache entre elles. A Louxor et au Ramesséum, chaque face de pylône est un champ de bataille, sur lequel on peut étudier presque jour à jour la lutte de Ramsès II contre les Khiti, en l'an V de son règne, le camp des Égyptiens attaqué de nuit, la maison du roi surprise pendant la marche, la défaite des barbares, leur fuite, la garnison de Qodshou sortie au secours des vaincus, les mésaventures du prince de Khiti et de ses généraux. Ailleurs la guerre n'est point représentée, mais le sacrifice humain qui marquait jadis la fin de chaque campagne: le roi saisit aux cheveux les prisonniers prosternés à ses pieds, et lève la massue comme pour écraser leurs têtes d'un seul coup. A Karnak, le long du mur extérieur, Séti Ier fait la chasse aux Bédouins du Sinaï. Ramsès III, à Médinét-Habou, détruit la flotte des peuples de la mer, ou reçoit les mains coupées des Libyens que ses soldats lui apportent en guise de trophées. Puis, sans transition, on aperçoit un tableau pacifique, où Pharaon verse à son père Amon une libation d'eau parfumée. Il semble qu'on ne puisse établir aucun lien entre ces scènes, et pourtant l'une est la conséquence nécessaire des autres. Si le dieu n'avait pas donné la victoire au roi, le roi à son tour n'aurait pas institué les cérémonies qui s'accomplissaient dans le temple. Le sculpteur a transporté les événements sur la muraille, dans l'ordre où ils s'étaient passés, la victoire, puis le sacrifice, le bienfait du dieu d'abord et les actions de grâces du roi. A y regarder de près, tout se suit, tout s'enchaîne de la même manière dans cette multitude d'épisodes. Tous les tableaux, et ceux-là dont la présence s'explique le moins au premier coup d'oeil, représentent les moments d'une action unique, qui commence à la porte et se déroule, à travers les salles, jusqu'au fond du sanctuaire. Le roi entre au temple. Dans les cours, le souvenir de ses victoires frappe partout ses regards; mais voici que le dieu sort à sa rencontre, caché dans une châsse et environné de prêtres. Les rites prescrits en pareil cas sont retracés sur les murs de l'hypostyle où ils s'exécutaient, puis roi et dieu prennent ensemble le chemin du sanctuaire. Arrivés à la porte qui donne accès de la partie publique dans la partie mystérieuse du temple, le cortège humain s'arrête, et le roi, franchissant le seuil, est accueilli par les dieux. Il fait l'un après l'autre tous les exercices religieux auxquels l'oblige la coutume; ses mérites s'accroissent par la vertu des prières, ses sens s'affinent, il prend place parmi les types divins, et pénètre enfin dans le sanctuaire, ou le dieu se révèle à lui sans témoin et lui parle face à face. La décoration reproduit fidèlement le progrès de cette présentation mystique: accueil bienveillant des divinités, gestes et offrandes du roi, les vêtements qu'il dépouille ou revêt successivement, les couronnes dont il se coiffe, les prières qu'il récite et les grâces qui lui sont conférées, tout est gravé sur les murs en ses lieu et place. Le roi et les rares personnes qui l'accompagnent ont le dos tourné à la porte d'entrée, la face tournée à la porte du fond. Les dieux au contraire, ceux du moins qui ne font point partie pour le moment de l'escorte royale, ont la face à la porte, le dos au sanctuaire. Si, au cours d'une cérémonie, le roi officiant venait à manquer de mémoire, il n'avait qu'à lever les yeux vers la muraille pour y trouver ce qu'il devait faire. Et ce n'est pas tout: chaque partie du temple avait son décor accessoire et son mobilier. La face extérieure des pylônes était garnie, non seulement des mâts à banderoles dont j'ai déjà parlé, mais de statues et d'obélisques. Les statues, au nombre de quatre ou de six, étaient en calcaire, en granit ou en grès. Elles représentaient toujours le roi fondateur et atteignaient parfois une taille prodigieuse. Les deux Memnon qui siégeaient à l'entrée de la chapelle d'Amenhotpou III, à Thèbes, mesurent environ seize mètres de haut. Le Ramsès II du Ramesséum a dix-sept mètres et demi, celui de Tanis vingt mètres au moins. Le plus grand nombre ne dépassait pas six mètres. Elles montaient la garde en avant du temple, la face au dehors, comme pour faire front à l'ennemi. Les obélisques de Karnak sont presque tous perdus au milieu des cours intérieures; même ceux de la reine Hatshopsitou ont été encastrés, jusqu'à cinq mètres au-dessus du sol, dans des massifs de maçonnerie qui en cachaient la base. Ce sont là des accidents faciles à expliquer. Chacun des pylônes qu'ils précèdent a été tour à tour la façade du temple, et ne s'est trouvé relégué aux derniers |
plans que par les travaux successifs des Pharaons. La place réelle des obélisques est en avant des colosses, de chaque côté de la porte; ils ne vont jamais que par paire, de hauteur souvent inégale. On a prétendu reconnaître en eux l'emblème d'Amon-Générateur, un doigt de dieu, l'image d'un rayon de soleil. A dire le vrai, ils ne sont que la forme régularisée de ces pierres levées, qu'on plantait en commémoration des dieux et des morts chez les peuples à demi sauvages. Les tombes de la IVe dynastie en renferment déjà, qui n'ont guère plus d'un mètre, et sont placés à droite et à gauche de la stèle, c'est-à-dire de la porte qui conduit au logis du défunt; ils sont en calcaire et ne nous apprennent qu'un nom et des titres. A la porte des temples, ils sont en granit et prennent des dimensions considérables, 20m,75 à Héliopolis (Fig.105), 23m,59 et 23m,03 à Louxor. Le plus élevé de ceux que l'on possède aujourd'hui, celui de la reine Hatshopsitou à Karnak, monte jusqu'à 33m,20. Faire voyager des masses pareilles et les calibrer exactement était déjà chose difficile, et l'on a peine à comprendre comment les Égyptiens réussissaient à les dresser rien qu'avec des cordes et des caissons de sable. La reine Hatshopsitou se vante d'avoir taillé, transporté, érigé les siens en sept mois, et nous n'avons aucune raison de douter de sa parole. Les obélisques étaient presque tous établis sur plan carré, avec les faces légèrement convexes et une pente insensible de haut en bas. La base était d'un seul bloc carré, orné de légendes ou de cynocéphales en ronde bosse, adorant le soleil. La pointe était coupée en pyramidion et revêtue, par exception, de bronze ou de cuivre doré. Des scènes d'offrandes à Râ-Harmakhis, Hor, Atoum, Amon, sont gravées sur les pans du pyramidion et s'étagent à la partie supérieure du prisme; le plus souvent, les quatre faces verticales n'ont d'autre ornement que des inscriptions en lignes parallèles consacrées exclusivement à l'éloge du roi. Voilà l'obélisque ordinaire: on en rencontre çà et là d'un type différent. Celui de Bégig, au Fayoum (Fig.106), est sur plan rectangulaire et s'arrondit en pointe mousse. Une entaille, pratiquée au sommet, prouve qu'il se terminait par quelque emblème en métal, un épervier peut-être, comme l'obélisque représenté sur une stèle votive du Musée de Boulaq. Cette forme, qui dérive ainsi que la première de la pierre levée, dura jusqu'aux derniers jours de l'art égyptien: on la signale encore à Axoum, en pleine Éthiopie, vers le IVe siècle de notre ère, à une époque où l'on se contentait en Égypte de transporter les anciens obélisques, sans plus songer à en élever de nouveaux. Telle était la décoration accessoire du pylône. Les cours intérieures et les salles hypostyles renfermaient encore des colosses. Les uns, adossés à la face externe des piliers ou des murs, étaient à demi engagés dans la maçonnerie et bâtis par |
assise; ils présentaient le roi, debout, muni des insignes d'Osiris. Les autres, placés à Louxor sous le péristyle, à Karnak des deux côtés de la travée centrale, entre chaque colonne, étaient aussi à |
l'image du Pharaon, mais du Pharaon triomphant et
revêtu de son costume d'apparat. Le droit de consacrer une statue
dans le temple était avant tout un droit régalien; cependant le roi
permettait quelquefois à des particuliers d'y dédier leurs statues
à côté des siennes. C'était alors une grande faveur, et
l'inscription de ces monuments mentionne toujours qu'ils ont été
déposés par la grâce du roi à la place qu'ils occupent. Si
rarement que ce privilège fût accordé par le souverain, les statues
votives avaient fini par s'accumuler avec les siècles, et les cours
de certains temples en étaient remplies. A Karnak, l'enceinte du
sanctuaire était garnie extérieurement d'une sorte de banc épais,
construit à hauteur d'appui en façon de socle allongé. C'est là que
les statues étaient placées, le dos au mur. Elles étaient
accompagnées chacune d'un bloc de pierre rectangulaire, muni sur
l'un des côtés d'une saillie creusée en gouttière: c'est ce que
l'on appelle la table d'offrandes (Fig.107). La face supérieure en
est évidée plus ou moins profondément et porte souvent en relief
des pains, des cuisses de boeuf, des vases à libations couchés à
plat, et les autres objets qu'on avait accoutumé de présenter aux
morts ou aux dieux. Celles du roi Amoni-Entouf-Amenemhâït, à
Boulaq, sont des blocs de plus d'un mètre de long, en grès rouge,
dont la face supérieure est chargée de godets creusés
régulièrement; une offrande particulière répondait à chaque godet.
Un culte était en effet attaché aux statues, et les tables étaient
de véritables autels, sur lesquels on déposait, pendant le
sacrifice, les portions de la victime, les gâteaux, les fruits, les
légumes. Le sanctuaire et les pièces qui l'environnent contenaient le matériel du culte. Les bases d'autel sont, les unes carrées et un peu massives, les autres polygonales ou cylindriques; plusieurs de ces dernières ressemblent assez à un petit canon pour que les Arabes leur en donnent le nom. Les plus anciennes sont de la Ve dynastie; la plus belle, déposée aujourd'hui à Boulaq, a été dédiée par Séti Ier. Le seul autel complet que je connaisse a été découvert à Menshiéh en 1884 (Fig.108). Il est en calcaire blanc, compact, poli comme le marbre, et a pour pied un cône très allongé, sans ornement qu'un tore d'environ dix centimètres |
au-dessous du sommet. Un vaste bassin hémisphérique s'emboîte dans une entaille carrée, qui sert comme de gueule au canon. Les naos sont de petites chapelles de pierre ou de bois (Fig.109) où logeait en tout temps l'esprit, à certaines fêtes, le corps même du dieu. Les barques sacrées étaient bâties sur le modèle de la bari dans laquelle le soleil accomplissait sa course journalière. Un naos s'élevait au milieu, recouvert d'un voile qui ne permettait pas aux spectateurs de voir ce qu'il renfermait; |
l'équipage était figuré, chaque dieu à son poste de
manoeuvre, les pilotes d'arrière au gouvernail, la vigie à l'avant,
le roi à genoux, devant la porte du naos. Nous n'avons trouvé
jusqu'à présent aucune des statues qui servaient aux cérémonies du
culte, mais nous savons l'aspect qu'elles avaient, le rôle qu'elles
jouaient, les matières dont elles étaient composées. Elles étaient animées et avaient, outre leur corps de pierre, de métal, ou de bois, une âme enlevée par magie à l'âme de la divinité qu'elles représentaient. Elles parlaient, remuaient, agissaient, réellement et non par métaphore. Les derniers Ramessides n'entreprenaient rien sans les consulter; ils s'adressaient à elles, leur exposaient l'affaire, et, après chaque question, elles approuvaient en secouant la tête. Dans la stèle de Bakhtan, une statue de Khonsou impose quatre fois les mains sur la |
nuque d'une autre statue, pour lui transmettre le
pouvoir de chasser les démons. La reine Hatshopsitou envoya une
escadre à la recherche des Pays de l'Encens, après avoir conversé
avec la statue d'Amon dans l'ombre du sanctuaire. En théorie, l'âme divine était censée produire seule des miracles: dans la pratique, la parole et le mouvement étaient le résultat d'une fraude pieuse. Avenues interminables de sphinx, obélisques gigantesques, pylônes massifs, salles aux cent colonnes, chambres mystérieuses ou le jour ne pénétrait jamais, le temple égyptien tout entier était bâti pour servir de cachette à une poupée articulée, dont un prêtre agitait les fils. |
CHAPITRE IIILES TOMBEAUX Les Égyptiens composaient l'homme de plusieurs êtres différents, dont chacun avait ses fonctions et sa vie propre. C'était d'abord le corps, puis le double (ka), qui est le second exemplaire du corps en une matière moins dense que la matière corporelle, une projection colorée, mais aérienne de l'individu, le reproduisant trait pour trait, enfant, s'il s'agissait d'un enfant, femme s'il s'agissait d'une femme, homme s'il s'agissait d'un homme. Après le double venait l'âme (bi, baï), que l'imagination populaire se représentait sous la figure d'un oiseau, et après l'âme, le lumineux (khou), parcelle de flamme détachée du feu divin. Aucun de ces éléments n'était impérissable par nature; mais, livrés à eux-mêmes, ils n'auraient pas tardé à se dissoudre et l'homme à mourir une seconde fois, c'est-à-dire à tomber dans le néant. La piété des survivants avait trouvé le moyen d'empêcher qu'il en fût ainsi. Par l'embaumement, elle suspendait pour les siècles la décomposition des corps; par la prière et par l'offrande, elle sauvait le double, l'âme et le lumineux de la seconde mort, et elle leur procurait ce qui leur était nécessaire à prolonger leur existence. Le double ne quittait jamais le lieu où reposait la momie.L'âme et le lumineux s'en éloignaient pour suivre les dieux, mais y revenaient sans cesse, comme un voyageur qui rentre au logis après une absence. Le tombeau était donc une maison, la maison éternelle du mort, au prix de laquelle les maisons de cette terre sont des hôtelleries, et le plan sur lequel il était établi répondait fidèlement à la conception que l'on se faisait de l'autre vie. Il devait renfermer les appartements privés de l'âme, où nul vivant ne pouvait pénétrer sans sacrilège, passé le jour de l'enterrement, les salles d'audience du double, où les prêtres et les amis venaient apporter leurs souhaits et leurs offrandes, et, entre les deux, des couloirs plus ou moins longs. La manière dont ces trois parties étaient disposées variait beaucoup selon les époques, les localités, la nature du terrain, la condition et le caprice de chaque individu. Souvent les pièces accessibles au public étaient bâties au-dessus du sol et formaient un édifice isolé. Souvent encore, elles étaient creusées entièrement dans le flanc d'une montagne avec le reste du tombeau. Souvent enfin, le réduit où la momie reposait et le couloir étaient dans un endroit, tandis qu'elles s'élevaient au loin dans la plaine. Mais, si l'on remarque des variantes nombreuses dans les détails et dans le groupement des parties, le principe est toujours le même: la tombe est un logis, dont l'agencement doit favoriser le bien-être et assurer la perpétuité du mort. 1.--LES MASTABAS. Les tombes monumentales les plus anciennes sont toutes réunies dans la nécropole de Memphis, d'Abou-Roâsh à Dahshour, et appartiennent au type des mastabas. Le mastaba (Fig.110) est une construction quadrangulaire qu'on prendrait de loin pour une pyramide tronquée. Plusieurs ont 10 ou 12 mètres de haut, 50 mètres de façade, 25 mètres de profondeur; d'autres n'atteignent pas 3 mètres de hauteur et 5 mètres de largeur. Les faces sont inclinées symétriquement et le plus souvent |
unies; parfois cependant les assises sont en retraite et forment presque gradins. Les matériaux employés sont la pierre ou la brique. La pierre est toujours le calcaire, débité en blocs, longs d'environ 0m,80 sur 0m,50 de hauteur et sur 0m,60 de profondeur. On rencontre trois sortes |
de calcaire: pour les tombes soignées, le beau
calcaire blanc de Tourah ou le calcaire siliceux compact de
Saqqarah; pour les tombes ordinaires, le calcaire marneux de la
montagne Libyque. Ce dernier, mêlé à des couches minces de sel
marin et traversé par des filons de gypse cristallisé, est friable
à l'excès et prête peu à l'ornementation. La brique est de deux
espèces, et simplement séchée au soleil. La plus ancienne, dont
l'usage cesse vers la VIe dynastie, est de petites dimensions
(0m,22 x 0m,11 x 0m,14), d'aspect jaunâtre, et ne renferme que du
sable mêlé d'un peu d'argile et de gravier; l'autre est de la terre
mêlée de paille, noire, compacte, moulée avec soin et d'assez grand
module (0m,38 x 0m,18 x 0m,14). La façon de la maçonnerie interne
n'est pas la même selon la nature des matériaux que l'architecte a
employés. Neuf fois sur dix, les mastabas en pierre n'ont
d'appareil régulier qu'à l'extérieur. Le noyau est en moellons
grossièrement équarris, en gravats, en fragments de calcaire,
rangés sommairement par couches horizontales, et noyés dans de la
terre délayée, ou même entassés au hasard, sans mortier d'aucune
sorte. Les mastabas en briques sont presque toujours de
construction homogène; les parements extérieurs sont cimentés avec
soin, et les lits reliés à l'intérieur par du sable fin coulé dans
les interstices. La masse devait être orientée canoniquement, les
quatre faces aux quatre points cardinaux, le plus grand axe dirigé
du nord au sud; mais les maçons ne se sont point préoccupés de
trouver le nord juste, et l'orientation est rarement exacte. A
Gizéh, les mastabas sont distribués selon un plan symétrique et
rangés le long de véritables rues; à Saqqarah, à Abousîr, à
Dahshour, ils s'élèvent en désordre à la surface du plateau,
espacés ou pressés par endroits. Le cimetière musulman de Siout
présente encore aujourd'hui une disposition analogue à celle qu'on
observe à Saqqarah, et nous permet d'imaginer ce que pouvait être
la nécropole memphite dans les derniers temps de l'ancien
Empire. Une plate-forme unie, non dallée, formée par la dernière couche du noyau, s'étend au sommet du cube en maçonnerie. Elle est semée de vases en terre cuite, enterrés presque à fleur de sol, nombreux au-dessus des vides intérieurs, rares partout ailleurs. Les murs sont nus. Les portes sont tournées vers l'est, quelquefois vers le nord ou vers le sud, jamais vers l'ouest. On en comptait deux, l'une réservée aux morts, l'autre accessible aux vivants; mais celle du mort n'était qu'une niche étroite et haute, ménagée dans la face est, à côté de l'angle nord-est, et au fond de laquelle étaient tracées des raies verticales, encadrant une baie fermée. Souvent même on supprimait ce simulacre d'entrée, et l'âme se tirait d'affaire comme elle pouvait. La porte des vivants avait plus ou moins d'importance, selon le plus ou moins de développement de la chambre à laquelle elle conduisait. |
Chambre et porte se confondent plus d'une fois en un réduit sans profondeur, décoré d'une stèle et d'une table d'offrandes (Fig.111), et protégé à l'occasion par un mur qui fait saillie sur la façade. On a alors une sorte d'avancée, ouvrant vers le nord, carrée au tombeau de Kaâpîr (Fig.112), irrégulière dans celui de Nofirhotpou à Saqqarah. (Fig.113). Quand le plan comporte l'existence d'une ou de plusieurs chambres, la porte est pratiquée au milieu d'une petite façade architecturale (Fig.114), ou sous un petit portique soutenu |
par deux piliers carrés, sans base et sans abaque (Fig.115). Elle est d'une simplicité extrême: deux jambages, ornés de bas-reliefs représentant le défunt et surmontés d'un tambour cylindrique gravé aux titre et au nom du propriétaire. Dans le tombeau de Pohounika, à Saqqarah, les montants figurent deux pilastres, couronnés chacun de deux fleurs de lotus en relief: c'est là un fait unique jusqu'à ce jour. La chapelle était généralement petite et se perdait dans la masse de l'édifice (Fig.116); mais aucune règle précise n'en déterminait l'étendue. Dans le tombeau de Ti, on rencontre d'abord un portique (A), puis une |
antichambre carrée avec piliers (B), puis un couloir (C), flanqué d'un cabinet sur la droite (D) et débouchant dans une dernière chambre (E) (Fig.117). Il y a là de l'espace pour plusieurs personnes, et, en effet, la femme de Ti repose à côté de son mari. Quand le monument appartenait à un seul personnage, pareille complication n'était pas nécessaire. Un boyau étranglé et court mène dans une pièce oblongue, où il tombe à angle droit, par le milieu. Souvent la muraille du fond est lisse, et l'ensemble offre l'aspect d'une sorte de marteau à têtes égales (Fig.118); souvent aussi, elle se |
creuse en face de l'entrée, et l'on dirait une
croix dont le chevet serait plus ou moins découpé (Fig.119).
C'était la distribution la plus fréquente, mais l'architecte était
libre de la rejeter, si bon lui semblait. Telle chapelle consiste de deux couloirs parallèles, soudés par un passage transversal (Fig.120). Dans telle autre, la chambre s'emmanche sur le couloir par un des angles (Fig.121). Ailleurs, dans le tombeau de Phtahhotpou, le terrain concédé était resserré entre des constructions antérieures et ne suffisait pas: on a rattaché le mastaba nouveau au mastaba ancien, de manière à leur donner une entrée commune, et la chapelle de l'un s'est agrandie de tout l'espace |
que couvrait celle de l'autre (Fig.122). La chapelle était la salle de réception du double. C'est là que les parents, les amis, les prêtres célébraient le sacrifice funéraire aux jours prescrits par la loi, «aux fêtes du commencement des saisons, à la fête de Thot, au premier jour de l'an, à la fête d'Ouaga, à la grande fête de la canicule, à la procession du dieu Mînou, à la fête des pains, aux fêtes du mois et de la quinzaine et chaque jour». Ils déposaient l'offrande dans la pièce principale, au pied de la paroi ouest, au point précis où se trouvait l'entrée de la maison éternelle du mort. Ce point n'était pas, comme la |
kiblah des mosquées ou des oratoires
musulmans, orienté toujours vers la même région du compas. On le
trouve assez souvent à l'ouest, mais cette position n'était pas
réglementaire. Il était marqué au début par une véritable porte,
étroite et basse, encadrée et décorée comme la porte la porte d'une maison ordinaire, mais dont la baie n'était point percée. Une inscription, tracée sur le linteau en gros caractères bien lisibles, commémorait le nom et le rang du maître. Des figures en pied ou assises étaient gravées sur les côtés et rappelaient son portrait aux visiteurs. Un tableau, sculpté ou peint sur les blocs qui fermaient la baie de la porte, le montrait assis devant un guéridon et allongeant la main vers le repas qu'on lui apportait. Une table d'offrandes plate encastrée dans le sol, entre les deux montants, recevait les mets et les boissons. Les vivants partis, le double sortait de chez lui et mangeait. En principe, la cérémonie devait se renouveler d'année en année, jusqu'à la consommation des siècles; mais il n'avait pas fallu longtemps aux Égyptiens pour s'apercevoir qu'il n'en pouvait être ainsi. Au bout de deux ou trois générations, les morts d'autrefois étaient délaissés au profit des morts plus récents. Lors même qu'on établissait des fondations pieuses, dont le revenu payait le repas funèbre et les prêtres chargés de le préparer, on ne faisait que reculer l'heure de l'oubli. Le moment arrivait tôt ou tard, où le double en était réduit à chercher pâture parmi les rebuts des villes, parmi les excréments, parmi les choses ignobles et corrompues qui gisaient abandonnées sur le sol. Pour obtenir que l'offrande consacrée le jour des funérailles conservât ses effets à travers les âges, on imagina de la dessiner et de l'écrire sur les murs de la chapelle (Fig.123). La reproduction en peinture ou en sculpture des personnes et des choses assurait à celui au bénéfice de qui on l'exécutait la réalité des personnes et des choses reproduites: le double se voyait sur la muraille mangeant et buvant, et il mangeait et buvait. L'idée une fois admise, les théologiens et les artistes en tirèrent rigoureusement les conséquences. On ne se borna pas à donner des provisions simulées, on y joignit l'image des domaines qui les produisaient, des troupeaux, des ouvriers, des esclaves. S'agissait-il de fournir la viande pour l'éternité? On pouvait se contenter de dessiner les membres d'un boeuf ou d'une gazelle déjà parés pour la cuisine, l'épaule, la cuisse, les côtes, la poitrine, le coeur et le foie, la tête; mais on pouvait aussi reprendre de très haut l'histoire de l'animal, sa naissance, sa vie au pâturage, puis la boucherie, le dépeçage, la présentation des morceaux. De même, à propos des gâteaux et des pains, rien n'empêchait qu'on retraçât le labourage, les semailles, la moisson, le battage des grains, la rentrée au grenier, le pétrissage de la pâte. Les vêtements, les parures, le mobilier servaient de prétexte à introduire les fileuses, les tisserands, les orfèvres, les menuisiers. Le maître domine bêtes et gens de sa taille surhumaine. Quelques tableaux discrets le montrent courant à toutes voiles vers l'autre monde, sur le bateau des funérailles, le jour où il avait pris possession de son logis nouveau (Fig.124). Dans les autres, il est en pleine activité et surveille ses vassaux fictifs comme il surveillait jadis ses vassaux réels (Fig.125). Les scènes, si variées et si désordonnées qu'elles semblent être, ne sont pas rangées au hasard. Elles convergent toutes vers le semblant de porte qui était censé communiquer avec |
l'intérieur. plus rapprochées représentent les péripéties du sacrifice et de l'offrande. Au fur et à mesure que l'on s'éloigne, les opérations et les travaux préliminaires s'accomplissent chacun à son tour. A la porte, la figure du maître semble attendre les visiteurs et leur souhaiter la bienvenue. Les détails changent à l'infini, les inscriptions s'allongent ou s'abrègent au caprice de l'écrivain, la fausse porte perd son caractère architectonique et n'est plus souvent qu'une pierre de taille médiocre, une stèle, sur laquelle on consigne le nom du maître et son état civil: grande ou petite, nue ou décorée richement, la chapelle reste toujours comme la salle à manger, ou plutôt comme le garde-manger, où le mort puise à son gré quand il a |
faim. De l'autre côté du mur se cachait une cellule
étroite et haute, ou mieux un couloir, d'où le nom de
serdab, que les archéologues lui prêtent à l'exemple des
Arabes. La plupart des mastabas n'en ont qu'un; d'autres en
contiennent trois ou quatre (Fig.126). Ils ne communiquent pas
entre eux ni avec la chapelle, et sont comme noyés dans la
maçonnerie (Fig.127). S'ils sont reliés au monde extérieur, c'est par un conduit ménagé à hauteur d'homme (Fig.128) et tellement resserré qu'on a peine à y glisser la main. Les prêtres venaient murmurer des prières et brûler des parfums à l'orifice: le double était au delà et profitait de l'aubaine ou du moins ses statues l'accueillaient en son nom. Comme sur la terre, l'homme avait besoin d'un corps pour subsister; mais le cadavre défiguré par l'embaumement ne rappelait plus que de loin la forme du vivant. La momie était unique, facile à détruire; on pouvait la brûler, la démembrer, en disperser les morceaux. Elle disparue, qu'adviendrait-il du double? Les statues qu'on enfermait dans le serdab devenaient, par la consécration, les corps de pierre ou de bois du défunt. La piété des parents les multipliait, et, par suite, multipliait aussi les supports du double; un seul corps était une seule chance de durée pour lui, vingt représentaient vingt chances. C'est dans une intention analogue qu'on joignait aux statues du mort celles de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs, saisis dans les différents actes de la domesticité, broyant le grain, pétrissant la pâte, poissant les jarres destinées à contenir le vin. Les figures plaquées à la muraille de la chapelle s'en détachaient et prenaient dans le serdab un corps solide. Ces précautions n'empêchaient pas d'ailleurs qu'on n'employât tous les moyens pour mettre ce qui restait du corps de chair à l'abri des causes naturelles de destruction et des attaques de l'homme. Au tombeau de Ti, un couloir rapide, qui affleure le sol au milieu de la première salle, conduit du dehors au caveau; mais c'est là une exception presque unique; on y descend par un puits perpendiculaire, creusé rarement dans un coin de la chapelle, d'ordinaire au centre de la plate-forme (Fig.129). La profondeur en varie entre 3 et 30 mètres. Il traverse la maçonnerie, pénètre dans le rocher; au fond, vers le sud, un couloir, trop bas pour qu'on y chemine debout, donne accès à une chambre. C'est là que la momie repose, dans un grand sarcophage en calcaire blanc, en granit rose ou en basalte. Il porte rarement une inscription, le nom et les titres du mort, plus rarement des ornements; on en connaît pourtant qui simulent la décoration d'une maison égyptienne avec ses portes et ses fenêtres. Le mobilier est des plus simples: des vases en albâtre pour les parfums, des godets où le prêtre avait versé quelques gouttes des liqueurs offertes au mort, de grandes jarres en terre cuite rouge pour l'eau, un chevet en albâtre ou en bois, une palette votive de scribe. Après avoir scellé la momie dans la cuve qui l'attendait, les ouvriers dispersaient sur le sol les quartiers du boeuf ou de la gazelle qu'on venait de sacrifier; puis ils muraient avec soin l'entrée |
du couloir et remplissaient le puits jusqu'à la
bouche d'éclats de pierre mêlés de sable et de terre. Le tout,
largement arrosé, finissait par s'agglutiner en un béton presque
impénétrable, dont la dureté défiait tout essai de profanation. Le
corps, livré à lui-même, ne recevait plus d'autre visite que celle
de son âme. L'âme quittait de temps en temps la région céleste où
elle voyageait en compagnie des dieux, et descendait se réunir à la
momie. Le caveau était sa maison, comme la chapelle était la maison
du double. Jusqu'à la VIe dynastie, le caveau est nu; une seule fois Mariette y a trouvé des lambeaux d'inscriptions appartenant au Livre des morts. J'ai découvert à Saqqarah, en 1881, des tombes où il est orné de préférence à la chapelle. Elles sont en grosses briques et n'ont pour le sacrifice qu'une niche renfermant la stèle. A l'intérieur, le puits est remplacé par une petite cour rectangulaire, dans la partie occidentale de laquelle on ajustait le sarcophage. Au-dessus du sarcophage, on bâtissait en calcaire une chambre aussi large et aussi longue que lui, haute d'environ 1 mètre et recouverte de dalles posées à plat. Au fond ou sur la droite, on réservait une niche qui tenait lieu de serdab. |
On ménageait au-dessus du toit plat une voûte de
décharge d'environ 0 m 50 de rayon, et, par-dessus la voûte, on
plaçait des lits horizontaux de briques jusqu'au niveau de la
plate-forme. La chambre occupe les deux tiers environ de la cavité
et a l'aspect d'un four, dont la gueule serait restée béante.
Quelquefois, les murs de pierre reposent sur le couvercle même du
sarcophage, et la chambre n'était achevée qu'après l'enterrement
(Fig.130). Le plus souvent, ils s'appuient sur deux montants de
briques, et le sarcophage pouvait être ouvert ou fermé à volonté.
La décoration, tantôt peinte, tantôt sculptée, est la même partout.
Chaque paroi était comme une maison où étaient déposés les objets
dessinés ou énumérés à la surface; aussi avait-on soin d'y figurer
une porte monumentale, par laquelle le mort avait accès à son bien.
Il trouvait sur la paroi de gauche un monceau de provisions
(Fig.131) et la table d'offrandes; sur celle du fond, des
ustensiles de ménage, du linge, des parfums, avec le nom et
l'indication des quantités. Ces tableaux sont un résumé de ceux
qu'on voit dans la chapelle des mastabas communs. Si on les a
distraits de leur place primitive, c'est qu'en les transportant au
caveau, on les garantissait contre les dangers de destruction, qui
les menaçaient dans des salles accessibles au premier venu, et que
leur conservation assurait plus longtemps au mort la possession des
biens qu'ils représentaient. |
2.--LES PYRAMIDES. Les tombes royales ont la forme de pyramides à base rectangulaire et sont l'équivalent, en pierre ou en brique, du tumulus en terre meuble qu'on amoncelait sur le corps des chefs de guerre, aux époques antéhistoriques. Les mêmes idées prévalaient sur les âmes des rois qui avaient cours sur celles des particuliers. Le plan de la pyramide comporte donc les trois parties de celui des mastabas: la chapelle, les couloirs, les chambres funéraires. La chapelle est toujours isolée. A Saqqarah, on n'en a découvert aucune trace. Elle était probablement, comme plus tard à Thèbes, située dans le faubourg de la ville le plus proche de la montagne. A Gizèh, à Abousîr, à Dahshour, les débris en sont encore visibles sur le front de la façade orientale ou septentrionale. C'était alors un véritable temple avec chambres, cours et passages. Les fragments de bas-reliefs qui sont parvenus jusqu'à nous montrent les scènes du sacrifice et prouvent que la décoration était identique à celle des salles publiques du mastaba. La pyramide proprement dite ne renferme que les couloirs et le caveau funèbre. La plus ancienne dont les textes nous certifient l'existence, au nord d'Abydos, est celle de Snofrou; les plus modernes appartiennent aux princes de la XIIe dynastie. La construction de ces monuments a donc été, pendant treize ou quatorze siècles, une opération courante, prévue par l'administration. Le granit, l'albâtre, le basalte destinés au sarcophage et à certains détails, étaient les seuls matériaux dont l'emploi et la quantité ne fussent pas réglés à l'avance et qu'il fallût aller chercher au loin. Pour se les procurer, chaque roi envoyait un des principaux personnages de la cour en mission aux carrières de la haute Égypte, et la célérité avec laquelle on rapportait les blocs était un titre puissant à la faveur du souverain. Le reste n'exigeait pas tant de frais. Si le gros oeuvre était en brique, on moulait la brique sur place, avec la terre prise dans la plaine au pied de la colline. S'il était en pierre, les parties du plateau les plus voisines fournissaient le calcaire marneux à profusion. On réservait d'ordinaire à la construction des chambres et au revêtement le calcaire de Tourah, qu'on n'avait même pas la peine de faire venir spécialement de l'autre côté du Nil. Memphis avait des entrepôts toujours pleins, où l'on puisait sans cesse pour les édifices publics, et par conséquent pour la tombe royale. Les blocs, pris dans ces réserves et apportés en barque jusque sous la montagne, montaient à l'emplacement choisi par l'architecte, le long de chaussées inclinées doucement. La disposition intérieure, la longueur des couloirs, la hauteur sont très variables; la pyramide de Khéops culminait à 145 mètres environ au-dessus du sol, la plus petite n'atteignait pas 10 mètres. Comme il est malaisé de concevoir aujourd'hui quels motifs ont déterminé les Pharaons à choisir des proportions aussi différentes, on a pensé que la masse bâtie était en proportion directe du temps consacré à la bâtir, c'est-à-dire de la durée de chaque règne. Dès qu'un prince montait sur le trône, on aurait commencé par lui ériger à la hâte une pyramide assez vaste pour contenir les parties essentielles du tombeau; puis, d'année en année, on aurait ajouté des couches nouvelles autour du noyau primitif, jusqu'au moment où la mort arrêtait à jamais la croissance du monument. Les faits ne justifient pas cette hypothèse. La moindre des pyramides de Saqqarah appartient à Ounas, qui régna trente ans; mais les deux imposantes pyramides de Gizèh ont été édifiées par Khéops et par Khéphrên, qui gouvernèrent l'Égypte l'un vingt-quatre, l'autre vingt-trois ans. Mirinrì, qui mourut fort jeune, a une pyramide aussi grande que Pepi II, qui prolongea sa vie au delà de quatre-vingt-dix ans. Le plan de chaque pyramide était tracé une fois pour toutes par l'architecte, selon les instructions qu'il avait reçues et les ressources qu'on plaçait à sa disposition. Une fois mis en train, l'exécution s'en poursuivait jusqu'à complet achèvement des travaux, sans se développer ni se restreindre. Les pyramides devaient avoir les faces aux quatre points cardinaux, comme les mastabas; mais, soit maladresse, soit négligence, la plupart ne sont pas orientées exactement, et plusieurs s'écartent sensiblement du nord vrai. Sans parler des ruines d'Abou-Roâsh et de Zaouiét-el-Aryân, qui n'ont pas encore été étudiées d'assez près, elles se partagent naturellement en six groupes, distribués du nord au sud sur la lisière du plateau de Libye, de Gizèh au Fayoum, par Abousîr, Saqqarah, Dahshour et Lisht. Le groupe de Gizèh en compte neuf, et, dans le nombre, celles de Khéops, de Khéphrên et de Mykérinos, que l'antiquité classait parmi les merveilles du monde. Le terrain sur lequel le Khéops repose était assez irrégulier, au moment de la construction. Un petit tertre qui le dominait fut taillé rudement (Fig.132) et englobé dans la maçonnerie, le reste fut aplani et garni de grosses dalles dont quelques-unes subsistent encore. La pyramide même avait une hauteur de cent quarante-cinq mètres et une base de deux cent trente-trois, que l'injure du temps a réduites respectivement à cent trente-sept et deux cent vingt-sept. Elle garda, jusqu'à la conquête arabe, un parement en pierres de couleurs diverses, si habilement assemblées qu'on aurait dit un seul bloc du pied au sommet. Le travail de revêtement avait commencé par le haut: la pointe avait été placée la première, puis les assises s'étaient recouvertes de proche en proche jusqu'à ce qu'on eût gagné le |
bas. A l'intérieur, tout avait été calculé de
manière à cacher le site exact du sarcophage et à décourager les
fouilleurs que le hasard ou leur persévérance auraient mis sur la
bonne voie. Le premier point était, pour eux, de découvrir l'entrée
sous le revêtement qui le masquait. Elle était à peu près au milieu
de la face nord (Fig.132), mais au niveau de la dix-huitième
assise, à quarante-cinq pieds environ au-dessus du sol. Les dalles
qui l'obstruaient une fois déplacées, on pénétrait dans un couloir
incliné, haut de 1 m 06, large de 1 m 22, pratiqué en partie dans
la roche vive. |
Il descend l'espace de quatre-vingt-dix-sept
mètres, traverse une chambre inachevée (C) et se termine dix-huit
mètres plus loin en cul-de-sac. C'était un premier désappointement.
Si pourtant on ne se laissait pas rebuter, et qu'on examinât le
passage avec soin, on distinguait dans le plafond, à dix-neuf
mètres de la porte, un bloc de granit qui tranchait sur le calcaire
environnant (D). Il était si dur que les chercheurs, après avoir
travaillé vainement à le briser ou à le déchausser, prirent le
parti de se frayer un chemin à travers les parties de la maçonnerie
construites en une pierre plus tendre. L'obstacle tourné, ils
débouchèrent dans un couloir ascendant, qui se raccorde au premier
sous un angle de 120 degrés et se divise en deux branches (E).
L'une s'enfonce horizontalement vers le centre de la pyramide et se
perd dans une chambre en granit à toit pointu, qu'on appelle, sans
raison valable, Chambre de la Reine (F). L'autre, tout en
continuant à monter, change de forme et d'aspect. C'est maintenant
une galerie longue de 45 mètres, haute de 8 m 50, bâtie en belle
pierre du Mokatam, si polie et si finement appareillée qu'on a
peine à glisser entre les joints «une aiguille ou même un cheveu».
Les assises les plus basses portent d'aplomb l'une sur l'autre, les
sept suivantes s'avancent en encorbellement, de manière que les
dernières ne soient plus séparées au plafond que par un intervalle
de 0 m 60. Un obstacle nouveau se dressait à l'extrémité (G). Le
couloir qui mène à la chambre du sarcophage était clos d'une seule
plaque de granit; venait ensuite un petit vestibule (H), coupé à
espaces égaux par quatre herses, également en granit, qu'il fallait
briser. Le caveau royal (I) est une chambre en granit, à toit plat,
haute de 5 m 81, longue de 10 m 43, large de 5 m 20; on n'y voit ni
figure ni inscription, rien qu'un sarcophage en granit mutilé et
sans couvercle. Telles étaient les précautions prises contre les
hommes: l'événement a prouvé qu'elles étaient efficaces, car la
pyramide garda son dépôt plus de quatre mille ans. Mais le poids
même des matériaux était un danger plus sérieux pour elle. On
empêcha le caveau d'être écrasé par les cent mètres de pierre qui
le protégeaient, en ménageant au-dessus de lui cinq pièces de
décharge, basses et superposées (J). La dernière est abritée par un
toit pointu, formé de deux énormes dalles appuyées par le haut
l'une à l'autre. Grâce à cet artifice, la pression centrale fut
rejetée presque entière sur les faces latérales, et le caveau fut
respecté. Aucune des pierres qui le revêtent n'a été écrasée,
aucune n'a cédé d'une ligne depuis le jour où les ouvriers l'ont
scellée en sa place. Les pyramides de Khéphrên et de Mykérinos ont été bâties à l'intérieur sur un plan différent de celle de Khéops. Khéphrên a deux issues, toutes deux tournées vers le nord, l'une sur l'esplanade, l'autre à 15 mètres au-dessus du sol. Mykérinos possède encore les débris de son revêtement de granit rose. Le couloir d'entrée descend à un angle de 26°,2' et pénètre rapidement dans le roc. La première salle qu'il traverse est décorée de panneaux sculptés dans la pierre et fermée à la sortie par trois herses en granit. La seconde pièce paraissait être inachevée, mais ce n'était là qu'une ruse destinée à tromper les fouilleurs: un couloir ménagé dans le sol et soigneusement dissimulé donnait accès au caveau. Là reposait la momie dans un sarcophage de basalte sculpté, encore intact au commencement du siècle: enlevé par Vyse, il a sombré sur la côte d'Espagne avec le navire qui le transportait en Angleterre. La même variété de disposition prévaut dans le groupe d'Abousîr et dans une partie de celui de Saqqarah. La grande pyramide de Saqqarah n'est pas orientée exactement: la face nord s'écarte de 4°,35 du nord vrai. Elle n'a point pour base un carré parfait, mais un rectangle allongé de l'est à l'ouest, de 120 m 60 sur 107 m 30 de côté. Elle est haute de 59 m 68 et se compose de six cubes à pans inclinés, en retraite l'un sur l'autre de 2 mètres environ: le plus rapproché du sol a 11 m 48 d'élévation, le plus éloigné 8 m 89 (Fig.133). Elle est construite entièrement avec le calcaire de la montagne environnante. Les matériaux sont petits et mal taillés, les lits d'assise concaves, selon la méthode qu'on appliquait également à la construction des quais et des forteresses. Quand on explore les brèches de la maçonnerie, on reconnaît que la face externe de chaque gradin est comme habillée de deux enveloppes, dont chacune a son parement régulier. La masse est pleine, les chambres sont creusées dans le roc au-dessous de la pyramide. La principale des quatre entrées donne au nord, et les couloirs forment un véritable dédale au milieu duquel il est périlleux de s'aventurer: portique à colonnes, galeries, chambres, tout aboutit à une sorte de puits, au fond duquel était pratiquée une cachette, destinée sans doute à contenir les objets les plus précieux du mobilier funéraire. Les pyramides qui entourent ce monument extraordinaire ont été presque toutes édifiées sur un modèle unique (Fig.134) et ne se distinguent que par les proportions. La porte s'ouvre juste au-dessous de la première assise, vers le milieu de la face septentrionale, et le couloir (B) descend, par une pente assez douce, entre des murs en calcaire. Il est bouché sur toute son étendue de gros blocs qu'on doit briser avant de parvenir à la salle d'attente (C). Au sortir de cette salle, il marche quelque temps encore dans le calcaire, puis il passe entre quatre murs de granit de Syène poli, après quoi le calcaire reparaît, et on débouche dans le vestibule (E). La partie bâtie en granit est interrompue trois fois, à 60 ou 80 centimètres |
d'intervalle, par trois énormes herses de granit (D). Au-dessus de chacune d'elles se trouve un vide, dans lequel elle était maintenue par des supports qui laissaient le passage libre (Fig.135). La momie une fois introduite, les ouvriers en se retirant enlevaient les étais, et les trois herses, tombant en place, interceptaient toute communication avec le dehors. Le vestibule était flanqué, à l'est, d'un serdab à toit plat, divisé en trois niches et encombré d'éclats de pierre, balayés à la hâte par les esclaves, au moment où l'on nettoyait les chambres pour y recevoir la momie. La pyramide d'Ounas les a conservées toutes trois. Dans Teti et dans Mirinrì, les murs de séparation ont été fort proprement enlevés, dès l'antiquité, et n'ont laissé d'autre trace qu'une ligne d'attache et une teinte plus blanche de la paroi, aux endroits qu'ils recouvraient primitivement. Le |
caveau (G) s'étendait à l'ouest du vestibule: le
sarcophage y était déposé le long de la muraille occidentale, Les
pyramides de Gizéh appartenaient à des Pharaons de la IVe dynastie,
et celles d'Abousîr à des Pharaons de la Ve. Les cinq pyramides de
Saqqarah, dont le plan est uniforme, appartiennent à Ounas et aux
quatre premiers rois de la VIe dynastie, Teti, Pepi Ier, Mirinrì,
Pepi II, et sont contemporaines des mastabas à caveaux peints que j'ai signalés plus haut. On ne s'étonnera donc point d'y rencontrer des inscriptions et des ornements. Partout, les plafonds sont chargés d'étoiles pour figurer le ciel de la nuit. Le reste de la décoration est fort simple. Dans la pyramide d'Ounas, où elle joue le plus grand rôle, elle n'occupe que le fond de la chambre funéraire; la partie voisine du sarcophage avait été revêtue d'albâtre et ornée à la pointe des grandes portes monumentales, par lesquelles le mort était censé entrer dans ses magasins de provisions. Les figures d'hommes et d'animaux, les scènes de la vie courante, le détail du sacrifice n'y sont point représentés et n'auraient pas d'ailleurs été à leur place en cet endroit. On les retraçait dans les lieux où le double menait sa vie publique, et où les visiteurs exécutaient réellement les rites de l'offrande; les couloirs et le caveau où l'âme était seule à circuler ne pouvaient recevoir d'autre ornementation que celle qui a rapport à la vie de l'âme. Les textes sont de deux sortes. Les moins nombreux ont trait à la nourriture du double et sont la transcription littérale des formules par lesquelles le prêtre lui assurait la transmission de chaque objet au delà de ce monde: c'était pour lui une ressource suprême, au cas où les sacrifices réels auraient été suspendus, et où les tableaux magiques de la chapelle auraient été détruits. La plus grande partie des inscriptions se rapportaient à l'âme et la préservaient des dangers qu'elle courait au ciel et sur la terre. Elles lui révélaient les incantations souveraines contre la morsure des serpents et des animaux venimeux, les mots de passe qui lui permettaient de s'introduire dans la compagnie des dieux bons, les exorcismes qui annulaient l'influence des dieux mauvais. De même que la destinée du double était de continuer à mener l'ombre de la vie terrestre et s'accomplissait dans la chapelle, la destinée de l'âme était de suivre le soleil à travers le ciel et dépendait des instructions qu'elle lisait sur les murailles du caveau. C'était par leur vertu que l'absorption du mort en Osiris devenait complète et qu'il jouissait désormais de toutes les immunités naturelles à la condition divine. Là-haut, dans la chapelle, il était homme et se comportait à la façon des hommes; ici, il était dieu et se comportait à la façon d'un dieu. L'énorme massif rectangulaire que les Arabes appellent Mastabat-el-Faraoun, le siège de Pharaon (Fig.137), se dresse à côté de Pepi II. On a voulu y voir, tantôt une pyramide inachevée, tantôt une tombe surmontée d'un obélisque; c'est un mastaba royal dont l'intérieur présente l'ordonnance d'une pyramide. Mariette croyait qu'Ounas y était enterré, mais les fouilles de ces temps derniers ont rendu cette attribution impossible. En revanche, elles semblent montrer que la pyramide méridionale de Dahshour appartient à Snofrou. Si le fait est confirmé par des recherches postérieures, il y a des chances pour que le groupe entier soit le plus ancien de tous et remonte à la IIIe dynastie. Il fournit une variante curieuse du type ordinaire. L'une des pyramides en pierre a la moitié inférieure inclinée de 54º,41' sur l'horizon, tandis qu'à partir de mi-hauteur l'inclinaison change brusquement et est de 42º,59'; on dirait un mastaba couronné d'une mansarde gigantesque. A Lisht, on quitte l'ancien empire pour les dynasties thébaines, et la structure se modifie encore: le couloir en pente aboutit à un puits perpendiculaire, au fond duquel débouchaient des chambres envahies aujourd'hui par les infiltrations du Nil. Le groupe du Fayoum est tout entier de la XIIe dynastie, mais les pyramides de Biahmou sont presque entièrement détruites; celle d'Illahoun n'a jamais été explorée, et celle de Méïdoum, violée avant le siècle des Ramessides, est vide. Elle consiste en trois tours carrées, à pans légèrement inclinés et qui s'étagent en retraite l'une sur l'autre (Fig.138). L'entrée est au nord, à seize mètres environ au-dessus du sable. Au delà de vingt mètres, le couloir descend dans le roc; à cinquante-trois, il se redresse, s'arrête douze mètres plus loin, remonte perpendiculairement vers la surface, et affleure dans le sol du caveau, six mètres et demi plus haut (Fig.139). Un appareil de poutres et de cordes, encore en place au-dessus de l'orifice, montre que les voleurs ont tiré le sarcophage hors de la chambre, dès l'antiquité. L'usage des pyramides ne cessa pas avec la XIIe dynastie: on en connaît à Manfalout, à Hékalli, au sud d'Abydos, à Mohammériah, au sud d'Esnéh. Jusqu'à l'époque romaine, les souverains à demi barbares de l'Éthiopie tinrent à honneur de donner à leurs tombes la forme pyramidale. Les plus anciennes, celle de Nouri, où dorment les Pharaons de Napata, rappellent par la facture les pyramides de Saqqarah; les plus modernes, celles de Méraouy, présentent des caractères nouveaux. Elles sont plus hautes que larges, de petit appareil et garnies parfois aux angles de bordures carrées ou arrondies. La face orientale est munie d'une fausse lucarne, surmontée d'une corniche et flanquée d'une chapelle que précède un pylône. Toutes ne sont pas muettes: comme sur les murs des tombeaux ordinaires, on y a retracé des scènes empruntées au Rituel des Funérailles ou aux vicissitudes de la vie d'outre-tombe. 3.--LES TOMBES DE L'EMPIRE THÉBAIN; LES HYPOGÉES. Les derniers mastabas connus appartiennent à la XIIe dynastie, encore sont-ils concentrés dans la plaine sablonneuse de Méïdoum et n'ont-ils jamais été achevés. Deux systèmes les remplacèrent par |
toute l'Égypte. Le premier conserve la chapelle
construite au-dessus du sol et combine la pyramide avec le mastaba.
Le second creuse le tombeau entier dans le roc, la chapelle comme
le reste. Le quartier de la nécropole d'Abydos, où furent enterrées les générations du vieil empire thébain, nous offre les exemples les plus anciens du premier système. Les tombes sont en grosses briques crues, noires, sans mélange de paille ni de gravier. L'étage inférieur est un mastaba à base carrée ou rectangulaire, dont le plus long côté atteint quelquefois douze ou quinze mètres; les murs sont perpendiculaires et rarement assez élevés pour qu'un homme puisse se tenir debout à l'intérieur. Sur cette façon de socle se dresse une pyramide pointue, dont la hauteur varie entre quatre et dix mètres, et dont les faces étaient revêtues d'une couche de pisé unie, peinte en blanc. La mauvaise qualité du sol a empêché qu'on y creusât la salle funéraire; on s'est donc |
résigné à la cacher dans la maçonnerie. Une sorte
de chambre ou plutôt de four, voûté en encorbellement, a été ménagé
au centre et abrite souvent la momie (Fig.140); plus souvent
encore, le caveau a été pratiqué moitié dans le mastaba, moitié
dans les fondations, et le vide supérieur n'est là que pour servir
de dégagement (Fig.141). Dans bien des cas, il n'y avait aucune
chapelle extérieure; la stèle, posée sur le soubassement ou encadrée extérieurement sur la face, marque l'endroit du sacrifice. Ailleurs, on a construit en avancée un vestibule carré où les parents s'assemblaient (Fig.142). Assez rarement un mur d'enceinte construit à hauteur d'appui enveloppe |
le monument et délimite le terrain qui lui
appartenait. Cette forme mixte demeura fort en usage dans les
cimetières de Thèbes, à partir des premières années du moyen
empire. Plusieurs rois de la XIe dynastie et les grands personnages
de leur cour se firent édifier à Drah aboûl Neggah des tombes
semblables à celles d'Abydos (Fig.143). Pendant les siècles
suivants, les proportions relatives du mastaba et de la pyramide se
modifièrent; le mastaba, qui n'était souvent qu'un soubassement
insignifiant, reprit peu à peu sa hauteur primitive, tandis que la
pyramide s'abaissa et finit par n'être plus qu'un pyramidion sans
importance (Fig.144). Tous ceux de ces tombeaux qui ornaient les
nécropoles thébaines à l'époque des Ramessides ont péri, mais les
peintures contemporaines nous en font connaître les nombreuses
variétés, et la chapelle d'un des Apis morts sous Amenhotpou III
est encore là pour prouver que la mode s'en était étendue à
Memphis. Du pyramidion, quelques traces subsistent à peine; mais le
mastaba est intact. C'est un massif en calcaire, carré, monté sur
un soubassement, étayé de quatre colonnes aux angles et bordé d'une
corniche évasée; un escalier de cinq marches mène à la chambre
intérieure (Fig.145). Les modèles les plus anciens du second genre,
ceux qu'on voit à Gizèh parmi les mastabas de la IVe dynastie, ne
sont ni grands ni très ornés. On commença à en soigner l'exécution
vers la VIe dynastie, et dans les localités lointaines, à Bershéh,
à Shéikh-Sâid, à Kasr-es-Sayad, à Neggadéh. L'hypogée n'atteignit
son plein développement qu'un peu plus tard, pendant les siècles
qui séparent les derniers rois memphites des premiers rois
thébains. Les parties diverses du mastaba s'y retrouvent. L'architecte choisissait de préférence des veines de calcaire bien en vue, sises assez haut dans la montagne pour ne pas être menacées par l'exhaussement progressif du sol, assez bas pour que le cortège funèbre pût y monter aisément, et y creusait les tombes. Les plus belles appartiennent aux principales familles féodales qui se partageaient l'Égypte: les princes de Minièh reposent à Béni-Hassan, ceux de Khmounou à Bershèh, ceux de Siout et d'Éléphantine à Siout même et en face d'Assouân. Tantôt, comme à Siout, à Bershèh, à Thèbes, elles sont dispersées aux divers étages de la montagne; tantôt, comme à Syène (Fig.146) et à Béni-Hassan, elles suivent les ondulations du filon et sont rangées sur une ligne à peu près droite. Un escalier, construit sommairement en pierres à moitié brutes, menait de la plaine à l'entrée du tombeau: il est détruit ou enseveli sous les sables à Béni-Hassan et à Thèbes, mais les fouilles récentes ont mis au jour celui d'une des tombes d'Assouân. Le cortège funèbre, après l'avoir escaladé lentement, s'arrêtait un moment à l'entrée de la chapelle. Le plan n'était pas nécessairement uniforme dans un même groupe. Plusieurs des tombeaux de Béni-Hassan ont un portique dont toutes les parties, piliers, bases, entablement, ont été prises dans la roche; pour Amoni et pour Khnoumhotpou (Fig.147), il se compose de deux colonnes polygonales. |
A Syène (Fig.148), la baie étroite qui s'ouvre dans la muraille de rocher est coupée, vers le tiers de sa hauteur, par un linteau rectangulaire qui réserve une porte dans la porte même. A Siout, l'hypogée d'Hapizoufi était précédé d'un véritable porche d'environ 7 mètres de haut, arrondi en voûte, peint et sculpté avec amour. Le plus souvent on se contentait d'aplanir et de dresser un pan de montagne sur un espace plus ou moins considérable, selon les dimensions qu'on prétendait donner au tombeau. Cette opération avait le double avantage de créer sur le devant une petite plate-forme fermée de trois côtés, et de développer en façade une surface à peu près verticale, qu'on décorait, ou non, à la fantaisie |
du maître. La porte pratiquée au milieu, quelquefois n'avait point de cadre, quelquefois était encadrée de deux montants et d'un linteau légèrement saillants. Les inscriptions, quand elle en avait, étaient fort simples. Dans le haut, une ou plusieurs lignes horizontales. A droite et à gauche, une ou deux lignes verticales, accompagnées d'une figure humaine assise ou debout: c'était, avec une prière, le nom, les titres et la filiation du défunt. La chapelle n'a, en général, qu'une seule chambre carrée ou oblongue, au plafond plat ou légèrement voûté, sans autre jour que de la porte. Quelquefois des piliers, taillés en pleine pierre au moment de l'excavation, lui donnent l'aspect d'une petite salle hypostyle. Amoni et Khnoumhotpou, à Béni-Hassan, avaient chacun quatre de ces piliers (Fig.149); d'autres en ont six ou huit et sont d'ordonnance irrégulière. |
L'hypogée n° 7 était d'abord une simple salle à plafond arrondi, de six colonnes sur trois rangs. Plus tard, il fut agrandi vers la droite, et la partie nouvelle forma une sorte de portique à plafond plat supporté par quatre colonnes (Fig.150). Ménager un serdab dans la roche vive était presque impossible, et, d'autre part, c'était exposer les statues mobiles au vol ou à la mutilation que les laisser dans une pièce accessible à tout venant. Le serdab fut transformé et se combina avec la stèle des mastabas antiques. La fausse porte d'autrefois devint une niche pratiquée dans la muraille du fond, presque toujours en face de la porte réelle. Les statues du mort et de sa femme y trônent, sculptées dans la pierre vive. Les parois sont ornées des scènes de l'offrande, et la décoration entière de l'hypogée converge vers elle, comme celle du mastaba convergeait vers la stèle. C'est toujours, dans l'ensemble, la même série de tableaux, mais avec des additions notables. La marche du cortège funéraire, la prise de possession du tombeau par le double, qui sont à peine indiquées autrefois, s'étalent avec ostentation sur les murs de l'hypogée thébain. |
Le convoi se déroule avec ses pleureuses, ses troupes d'amis, ses porteurs d'offrandes, ses barques, son catafalque traîné par des boeufs. Il arrive à la porte; la momie, dressée sur ses pieds, reçoit l'adieu de la famille et subit les dernières cérémonies qui doivent l'initier à la vie d'au delà (Fig.151). Le sacrifice et les préliminaires qu'il évoque, le labourage, les semailles, la moisson, l'élève des bestiaux, les métiers manuels, sont sculptés ou peints, comme jadis, à profusion de couleurs. Sans doute, bien des détails y figurent qu'on ne rencontre pas sous les premières dynasties, ou sont absents qui ne manquent jamais dans le voisinage des pyramides; les siècles avaient marché, et vingt siècles changent beaucoup aux usages de la vie journalière, même dans l'indestructible Égypte. On y chercherait presque en vain les troupeaux de gazelles privées, car, sous les Ramsès, on n'entretenait plus ces animaux que par exception à l'état domestique. En revanche, le cheval avait envahi la vallée du Nil, et piaffe sur les murs, à l'endroit où paissaient les gazelles. Les métiers sont plus nombreux et plus compliqués, les outils plus perfectionnés, les actions du mort plus variées et plus personnelles. L'idée d'une rétribution future n'existait pas, ou existait peu, au temps où l'on avait réglé la décoration des tombeaux. Ce que l'homme avait fait ici-bas n'avait aucune influence sur le sort qui l'attendait dans la mort; bon ou mauvais, du moment que les rites avaient été célébrés sur lui et |
les prières récitées, il était riche et heureux.
C'en était donc assez pour établir son identité d'énoncer son nom,
ses titres, sa filiation; on n'avait que faire de décrire son passé
par le menu. Mais, quand la croyance à des récompenses ou à des
châtiments prédomina dans les esprits, on s'avisa qu'il était utile
de garantir à chacun le mérite de ses actions particulières, et
l'on joignit à l'espèce d'extrait de l'état civil, qui avait suffi
jusqu'alors, des renseignements biographiques précis. Quelques mots
d'abord, puis, vers la VIe dynastie, de vraies pages d'histoire où
un ministre, Ouni, raconte les services qu'il a rendus sous quatre
rois; puis, vers le commencement du nouvel empire, des dessins et
des tableaux, qui conspirent avec l'écriture à immortaliser les
faits et gestes du maître. Khnoumhotpou de Béni-Hassan expose en
détail les origines et la grandeur de ses ancêtres. Khiti étale sur ses murailles les péripéties de la vie militaire: exercices des soldats, danses de guerre, sièges de forteresses, batailles sanglantes. La XVIIIe dynastie continue, en cela comme en tout, la tradition des âges précédents. Aï retrace, dans son bel hypogée de |
Tell-el-Amarna, les épisodes de son mariage avec la
fille de Khouniaton. Nofirhotpou de Thèbes avait reçu d'Harmhabi la
décoration du Collier d'or;il reproduit avec complaisance les
moindres circonstances de l'investiture, le discours du roi,
l'année, le jour où lui fut conférée la récompense suprême. Tel
autre, qui avait travaillé au cadastre, se montre accompagné
d'arpenteurs traînant la chaîne et préside à l'enregistrement de la
population humaine, comme Ti présidait jadis au dénombrement de ses
boeufs. La stèle elle-même participe au caractère nouveau que revêt
la décoration murale. Elle proclame, outre les prières ordinaires,
le panégyrique du mort, le résumé de sa vie, trop rarement son
cursus honorum avec dates à l'appui. Quand l'espace le permettait, le caveau tombait directement sous la chapelle. Le puits, tantôt était pratiqué au coin d'une des chambres, tantôt s'amorçait au dehors en avant de la porte. Dans les grandes nécropoles, à Thèbes par exemple ou à Memphis, la superposition des trois parties n'était pas toujours possible; à vouloir donner au puits la profondeur normale, on risquait d'effondrer les tombeaux situés à l'étage inférieur de la montagne. On remédia à ce danger, soit en poussant fort loin un couloir, à l'extrémité duquel on forait le puits, soit en disposant, sur un même plan horizontal ou modérément incliné, les pièces que le mastaba plaçait sur un même plan vertical. Le couloir est alors percé au milieu de la paroi du fond; la longueur moyenne en varie entre 6 et 40 mètres. Le caveau est presque toujours petit et sans ornement, ainsi que le couloir. L'âme, sous les dynasties thébaines, se passait aussi bien de décoration que sous les dynasties memphites; mais quand on se décidait à garnir les murailles, les figures et les inscriptions avaient trait à sa vie et fort peu à la vie du double. Au tombeau de Harhotpou, qui est du temps des Ousirtasen, et dans les hypogées du même genre, les murs, celui de la porte excepté, sont partagés en deux registres. Le supérieur appartient au double et porte, avec la table d'offrandes, l'image des mêmes objets de ménage qu'on voit dans certains mastabas de la VIe dynastie: étoffes, bijoux, armes, parfums, dont Harhotpou avait besoin pour assurer à ses membres une éternelle jeunesse. L'inférieur était au double et à l'âme, et on lit les fragments de plusieurs livres liturgiques, Livre des morts, Rituel de l'embaumement, Rituel des funérailles, dont les vertus magiques protégeaient l'âme et soutenaient le double. Le sarcophage en pierre et le cercueil lui-même sont noirs d'écriture. De même que la stèle était comme le sommaire de la chapelle entière, le sarcophage et le cercueil étaient le sommaire du caveau et formaient comme une chambre sépulcrale dans la chambre sépulcrale. Textes, tableaux, tout ce qu'on y voit a trait à la vie de l'âme et à sa sécurité dans l'autre monde. A Thèbes comme à Memphis, ce sont les tombes des rois qu'il convient de consulter, si l'on veut juger du degré de perfection auquel pouvait atteindre la décoration des couloirs et du caveau. Des plus anciennes, qui étaient situées dans la plaine ou sur le versant méridional de la montagne, rien ne subsiste aujourd'hui. Les momies d'Amenhotpou Ier et de Thoutmos III, de Soqnounrî et d'Harhotpou ont survécu à l'enveloppe de pierre qui était censée les défendre. Mais, vers le milieu de la XVIIIe dynastie, toutes les bonnes places étaient prises, et l'on dut chercher ailleurs un terrain libre où établir un nouveau cimetière royal. On alla d'abord assez loin, au fond de la vallée qui débouche vers Drah abou'l Neggah; Amenhotpou III, Aï, d'autres peut-être, y furent enterrés; puis on songea à se rapprocher de la ville des vivants. Derrière la colline qui borne au nord la plaine thébaine, se creusait jadis une sorte de bassin, fermé de tous les côtés, et sans autre communication avec le reste du monde que des sentiers périlleux. Il se divise en deux branches, croisées presque en équerre: l'une regarde le sud-est, tandis que l'autre s'allonge vers le sud-ouest et se divise en rameaux secondaires. A l'est, une montagne se dresse, dont la croupe rappelle, avec des proportions gigantesques, le profil de la pyramide à degrés de Saqqarah. Les ingénieurs remarquèrent que ce vallon était séparé du ravin d'Amenhotpou III par un simple seuil d'environ 500 coudées d'épaisseur. Ce n'était pas de quoi effrayer des mineurs aussi exercés que l'étaient les Égyptiens. Ils taillèrent dans la roche vive une tranchée, profonde de 50 à 60 coudées, au bout de laquelle un passage étranglé, semblable à une porte, donne accès dans le vallon. Est-ce sous Harmhabi, est-ce sous Ramsès Ier que fut entrepris ce travail gigantesque? Ramsès Ier est le plus ancien roi dont on ait retrouvé la tombe en cet endroit. Son fils Séti Ier, puis son petit-fils Ramsès II vinrent s'y loger à ses côtés, puis les Ramsès l'un après l'autre; Hrihor fut peut-être le dernier et ferma la série. Ces tombeaux réunis ont valu à la vallée le nom de Vallée des Rois, qu'elle a gardé jusqu'à nos jours. Le tombeau n'est pas là tout entier. La chapelle est au loin dans la plaine, à Gournah, au Ramesséum, à Médinét-Habou, et nous l'avons déjà décrite. Comme la pyramide memphite, la montagne thébaine ne renferme que les couloirs et le caveau. Pendant le jour, l'âme pure ne courait aucun danger sérieux; mais le soir, au moment où les eaux éternelles, qui roulent sur la voûte des cieux, tombaient vers l'Occident en larges cascades et s'engouffraient dans les entrailles de la terre, elle pénétrait, avec la barque du soleil et son cortège de dieux lumineux, dans un monde semé d'embûches et de périls. Douze heures durant, l'escadre divine parcourait de longs corridors sombres, où des génies, les uns hostiles, les autres bienveillants, tantôt s'efforçaient de l'arrêter, tantôt l'aidaient à surmonter les difficultés du voyage. D'espace en espace, une porte, défendue par un serpent gigantesque, s'ouvrait devant elle et lui livrait l'accès d'une salle immense, remplie de flamme et de fumée, de monstres aux figures hideuses et de bourreaux qui torturaient les damnés; puis les couloirs recommençaient étroits et obscurs, et la course à l'aveugle au sein des ténèbres, et les luttes contre les génies malfaisants, et l'accueil joyeux des dieux propices. A partir du milieu de la nuit, on remontait vers la surface de la terre.Au matin, le soleil avait atteint l'extrême limite de la contrée ténébreuse et sortait à l'orient pour éclairer un nouveau jour. Les tombeaux des rois étaient construits sur le modèle du monde infernal. Ils avaient leurs couloirs, leurs portes, leurs salles voûtées, qui pénétraient profondément au sein de la montagne. La distribution dans la vallée n'en était déterminée par aucune considération de dynastie ou de succession au trône. Chaque souverain attaquait le rocher à l'endroit où il espérait rencontrer une veine de pierre convenable, et avec si peu de souci des prédécesseurs, que les ouvriers durent parfois changer de direction pour éviter d'envahir un hypogée voisin. Les devis de l'architecte n'étaient qu'un simple projet, qu'on modifiait à volonté et qu'on ne se piquait pas d'exécuter fidèlement; ainsi les mesures et la distribution réelles du tombeau de Ramsès IV (Fig.152) sont en désaccord avec les cotes et l'agencement du plan qu'un papyrus du musée de Turin nous a conservé (Fig.153). Rien pourtant n'était plus simple que la disposition générale: une porte carrée, très sobre d'ornements, un couloir qui aboutit à une chambre plus ou moins étendue, au fond de laquelle s'ouvre un second corridor qui conduit à une seconde chambre, et de là parfois à d'autres salles, dont la dernière renfermait le cercueil. Dans quelques tombeaux, le tout est de plain-pied et une pente douce, à peine coupée par deux ou trois marches basses, conduit de l'entrée à la paroi du fond. Dans d'autres, les parties sont disposées en étage l'une derrière l'autre. Un escalier long et raide, et un corridor en pente (A) mènent, chez Séti Ier (Fig.154), à un premier appartement (B), composé d'une petite antichambre et de deux salles à piliers. Un second escalier (C), ouvert dans le sol de l'antichambre, mène à un second appartement (D) plus vaste que le premier, et qui abritait le sarcophage. Le tombeau n'était pas destiné à s'arrêter là. Un troisième escalier (E) avait été pratiqué au fond de la salle principale, qui devait sans doute mener à un nouvel ensemble de pièces: la mort du roi a seule arrêté les ouvriers. Les variantes de plan ne sont pas très considérables, si on passe d'un hypogée à l'autre. Chez Ramsès III, la galerie d'entrée est flanquée de huit petites cellules latérales. Presque partout ailleurs, on ne remarque de différences que celles qui proviennent du degré d'achèvement des peintures et du plus ou moins d'étendue des couloirs. Le plus petit des hypogées s'arrête à 16 mètres, celui de Séti Ier, qui est le plus long, descend jusqu'à plus de 150 mètres et n'est pas achevé. Les mêmes ruses qui avaient servi aux ingénieurs des pyramides servaient à ceux des syringes thébaines pour dépister les recherches des malfaiteurs, faux puits destinés à dérouter les indiscrets, murailles peintes et sculptées bâties en travers des couloirs; l'enterrement terminé, on obstruait l'entrée avec des quartiers de roche, et on rétablissait du mieux qu'on pouvait la pente naturelle de la montagne. Séti Ier nous a légué le type le plus complet que nous possédions de ce genre de sépulture; figures et hiéroglyphes y sont de véritables modèles de dessin et de sculpture gracieuse. L'hypogée de Ramsès III est déjà inférieur. La plus grande partie en est peinte assez sommairement: les jaunes y abondent, les bleus et les rouges rappellent les tons que les enfants choisissent pour leurs premiers barbouillages. Plus tard, la médiocrité règne en souveraine, le dessin s'amollit, les couleurs deviennent de plus en plus criardes, et les derniers tombeaux ne sont plus que la caricature lamentable de ceux de Séti Ier et de Ramsès III. La décoration est la même partout, et partout procède du même principe qui a présidé à la décoration des pyramides. A Thèbes comme à Memphis, il s'agissait d'assurer au double la libre jouissance de sa maison nouvelle, d'introduire |
l'âme au milieu des divinités du cycle solaire et du cycle osirien, de la guider à travers le dédale des régions infernales; mais les prêtres thébains s'ingéniaient à rendre sensible aux yeux par le dessin ce que les Memphites confiaient par l'écriture à la mémoire du mort, et lui accordaient de voir ce qu'il était jadis obligé de lire sur les parois de sa tombe. Où les textes d'Ounas racontent qu'Ounas, identifié au soleil, navigue sur les eaux d'en haut ou s'introduit dans les Champs Élysées, les scènes de Séti Ier montrent Séti dans la barque solaire, et celles de Ramsès III, Ramsès III dans les |
Champs Élysées (Fig.155). Où les murs d'Ounas ne
donnent que les prières récitées sur la momie pour lui ouvrir la
bouche, lui rendre l'usage des membres, l'habiller, la parfumer, la
nourrir, ceux de Séti Ier représentent la momie elle-même et les
statues supports du double entre les mains des prêtres qui leur
ouvrent la bouche, les habillent, les parfument, leur tendent les
plats divers du repas funèbre. Les plafonds étoilés des pyramides
reproduisent la figure du ciel, mais sans indiquer à l'âme le nom
des étoiles; sur les plafonds de quelques syringes, les
constellations sont tracées chacune avec son image, des tables
astronomiques donnent l'état du ciel de quinze jours en quinze
jours pendant les mois de l'année égyptienne, et l'âme n'avait qu'à
lever les yeux pour savoir dans quelle partie du firmament sa
course la menait chaque nuit. L'ensemble est comme un récit
illustré des voyages du soleil, et par suite de l'âme, à travers
les vingt-quatre heures du jour. Chaque heure est représentée, et
son domaine, qui était divisé en circonscriptions plus petites dont
la porte était gardée par un serpent gigantesque, Face de feu,
oeil de flamme, Mauvais oeil. La troisième heure du jour était
celle où se décidait le sort des âmes: le dieu Toumou les pesait et
leur assignait un séjour selon les indications de la balance. L'âme
coupable était livrée aux cynocéphales assesseurs du tribunal, qui
la chassaient à coups de verge, après l'avoir changée en truie ou
en quelque animal impur; innocente, elle passait dans la cinquième
heure, où ses pareilles cultivaient les champs, fauchaient les épis
de la moisson céleste, et, le travail accompli, se divertissaient
sous la garde des génies bienveillants. Au delà de la cinquième
heure, les mers du ciel n'étaient plus qu'un vaste champ de
bataille: les dieux de lumière pourchassaient, entraînaient,
enchaînaient le serpent Apopi et finissaient par l'étrangler à la
douzième heure. Leur triomphe n'était pas de longue durée. Le
soleil, à peine victorieux, était emporté par le courant dans le
royaume des heures de la nuit, et dès l'entrée, il était assailli,
comme Virgile et Dante aux portes de l'enfer, par des bruits et par
des clameurs épouvantables. Chaque cercle avait sa voix qu'on ne
pouvait confondre avec la voix des autres: l'un s'annonçait comme
par un immense bourdonnement de guêpes, l'autre comme par les
lamentations des femmes et des femelles quand elles pleurent les
maris et les mâles, l'autre comme par un grondement de tonnerre. Le
sarcophage lui-même était chargé de ces tableaux joyeux ou
sinistres. Il était d'ordinaire en granit rose ou noir, et si
large, que souvent il ne pouvait entrer dans la vallée par la porte
des rois. On devait le hisser à grand'peine au sommet de la colline
de Déir-el-Baharî, puis, de là, le descendre à destination. Comme
il était la dernière pièce du mobilier funéraire dont on s'occupât,
on n'avait pas toujours le loisir de l'achever. Quand il était
terminé, les scènes et les textes qui le couvrent en faisaient le
résumé de l'hypogée entier. Le mort y retrouvait une fois de plus
l'image de ses destinées surhumaines et y apprenait à connaître le
bonheur des dieux. Les tombes privées recevaient rarement une
décoration aussi complète; cependant deux hypogées de la XXVIe
dynastie, celui de Pétaménophis à Thèbes et celui de Bokenranf à
Memphis, peuvent rivaliser sous ce rapport avec les syringes
royales. Le premier renferme une édition complète du Livre des
morts, le second de longs extraits du même livre et des
formules qui remplissent les pyramides. Chaque partie de la tombe, comme elle avait sa décoration, avait son mobilier particulier. Il ne reste que peu de traces de celui de la chapelle: la table d'offrandes qui était en pierre est d'ordinaire tout ce qui en subsiste. Les objets déposés dans le serdab, dans les couloirs, dans le caveau, ont mieux résisté aux ravages du temps et des hommes. Sous l'ancien empire, les statues étaient toujours confinées dans le serdab. La chambre ne renfermait guère, en dehors du sarcophage, que des chevets en calcaire et en albâtre, des oies en pierre, rarement des palettes de scribe, très souvent des vases de formes diverses en terre cuite, en diorite, en granit, en albâtre, en calcaire compact, enfin des provisions de graines alimentaires, et les ossements des victimes sacrifiées le jour de l'enterrement. Sous les dynasties thébaines, le ménage du mort devint plus complet et plus riche. Les statues des domestiques et de la famille, qui jadis accompagnaient dans le serdab les statues du mort, sont reléguées au caveau et diminuent de taille. En revanche, bien des objets qui jadis étaient simplement représentés sur la muraille s'en sont détachés: ainsi les barques funéraires avec leur équipage, la momie, les pleureuses, les prêtres, les amis éplorés, les offrandes, pains en terre cuite estampés au nom du maître, et qu'on appelle improprement cônes funéraires, grappes de raisin et moules en calcaire avec lesquelles le mort était censé se fabriquer à lui-même des boeufs, des oiseaux, des poissons en pâte qui lui tenaient lieu des animaux en chair. Le mobilier, les ustensiles de toilette et de cuisine, les armes, les instruments de musique abondent, la plupart brisés au moment de la mise au tombeau; on les tuait de la sorte afin que leur âme allât servir l'âme de l'homme dans l'autre monde. Les petites statuettes en pierre, en bois, en émail bleu, blanc ou vert, sont jetées par centaines et même par milliers au milieu de l'amas des meubles et des provisions. Ce sont d'abord à proprement parler des réductions des statues du serdab, destinées comme elles à servir de corps au double, puis à l'âme; on les habille alors comme l'individu dont elles portent le nom s'habillait pendant la vie. Plus tard, leur rôle s'amoindrit, et leurs fonctions se bornèrent à répondre pour le maître, et à exécuter, en son lieu et place, les travaux et la corvée dans les champs célestes, quand il y était convoqué par les dieux. On les appelle alors répondants (Oushbîti), on leur met au poing les instruments de labourage, et on leur donne presque toujours la semblance d'un corps momifié, dont les mains et le visage seraient dégagés des bandelettes. Les canopes, avec leurs têtes d'épervier, de cynocéphale, de chacal et d'homme, étaient réservés, dès la XIe dynastie, aux viscères qu'on était obligé d'extraire de la poitrine et du ventre pendant l'embaumement. La momie elle-même se charge de plus en plus de cartonnages, de papyrus, d'amulettes qui lui font comme une armure magique, dont chaque pièce préserve les membres et l'âme qui les anime de la destruction. En théorie, chaque Égyptien avait droit à une maison éternelle, édifiée sur le plan dont je viens d'indiquer les transformations; mais les petites gens se passaient fort bien de tout ce qui était nécessaire aux morts de condition. On les enfouissait où la place coûtait le moins, dans de vieilles tombes violées et abandonnées, dans des fissures naturelles de la montagne, dans des puits ou dans des fosses communes. A Thèbes, au temps des Ramessides, de grandes tranchées creusées dans le sable attendaient les cadavres. Les rites accomplis, les fossoyeurs recouvraient légèrement les momies de la journée, parfois isolées, parfois associées par deux ou trois, parfois empilées, sans qu'on eût cherché à les disposer par couches régulières. Quelques-unes n'avaient de protection que leurs bandages, d'autres étaient enveloppées de branches de palmier liées en façon de bourriche. Les plus soignées ont une boîte en bois mal dégrossie, sans inscription ni peinture. Beaucoup sont affublées de vieux cercueils d'occasion, qu'on ne s'était pas donné la peine d'ajuster à la taille du nouveau propriétaire, ou sont jetées dans une caisse fabriquée avec les débris de deux ou trois caisses brisées. De mobilier funéraire, il n'en était point question pour des marauds pareils; tout au plus ont-ils avec eux une paire de souliers en cuir, des sandales en carton peint ou en osier tressé, un bâton de voyage pour les chemins célestes, des bagues en terre émaillée, des bracelets ou des colliers d'un seul fil de petites perles bleues, des figurines de Phtah, d'Osiris, d'Anubis, d'Hathor, de Bastit, des yeux mystiques, des scarabées, surtout des cordes roulées autour du bras, du cou, de la jambe, de la taille, et destinées à préserver le cadavre des influences magiques. |
CHAPITRE IV |
LA PEINTURE ET LA SCULPTURE Les bas-reliefs et les statues qui décoraient les temples ou les tombeaux étaient peints pour la plupart. Le granit, le basalte, le diorite, la serpentine, l'albâtre, les pierres colorées naturellement, échappaient parfois à cette loi de polychromie: le grès, le calcaire, le bois y étaient soumis rigoureusement, et, si on rencontre quelques monuments de ces matières qui ne sont pas enluminés, la couleur a disparu par accident, ou la pièce est inachevée. Le peintre et le sculpteur étaient donc presque inséparables l'un de l'autre. Le premier avait à peine achevé son oeuvre que le second s'en emparait, et souvent le même artisan s'entendait à manier le pinceau aussi bien que la pointe. I.--LE DESSIN ET LA COMPOSITION. Nous ne connaissons pas les méthodes que les Égyptiens employaient à l'enseignement du dessin. La pratique leur avait appris à déterminer les proportions générales du corps et à établir des relations constantes entre les parties dont il est constitué, mais ils ne s'étaient jamais inquiétés de chiffrer ces proportions et de les ramener toutes à une commune mesure. Rien, dans ce qui nous reste de leurs oeuvres, ne nous autorise à croire qu'ils aient jamais possédé un canon, réglé sur la longueur du doigt ou du pied humain. Leur enseignement était de routine et non de théorie. Ils avaient des modèles que le maître composait lui-même, et que les élèves copiaient sans relâche, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à les reproduire exactement. Ils étudiaient aussi d'après nature, comme le prouve la facilité avec laquelle ils saisissaient la ressemblance des personnages, et le caractère ou le mouvement propre à chaque espèce d'animaux. Ils jetaient leurs premiers essais sur des éclats de calcaire planés rudement, sur une planchette enduite de stuc rouge ou blanc, au revers de vieux manuscrits sans valeur: le papyrus neuf coûtait trop cher pour qu'on le gaspillât à recevoir des barbouillages d'écolier. Ils n'avaient ni crayons ni stylet, mais des joncs, dont le bout, trempé dans l'eau, se divisait en fibres ténues et formait un pinceau plus ou moins fin, selon la grosseur de la tige. La palette en bois mince, oblongue, rectangulaire, était pourvue à la partie inférieure d'une rainure verticale à serrer la calame, et creusée à la partie supérieure de deux ou plusieurs cavités renfermant chacune une pastille d'encre sèche: la noire et la rouge étaient le plus usités. Un petit mortier et un pilon (Fig.156) pour broyer les couleurs, un godet plein d'eau pour humecter et laver les pinceaux, complétaient le trousseau de l'apprenti. Accroupi devant son modèle, palette au poing, il s'exerçait à le reproduire en noir, à main levée et sans appui. Le maître revoyait son oeuvre et en corrigeait les défauts à l'encre rouge. |
Les rares dessins qui nous restent sont tracés sur des morceaux de calcaire, en assez mauvais état pour la plupart. Le British Museum en a deux ou trois au trait rouge, qui ont peut-être servi comme de cartons au décorateur d'un tombeau thébain de la XXe dynastie. Un fragment du musée de Boulaq porte des études d'oies ou de canards à l'encre noire. On montre à Turin l'esquisse d'une figure de femme, nue au caleçon près, et qui se renverse en arrière pour faire la culbute: le trait est souple, le mouvement gracieux, le modelé délicat. L'artiste n'était pas gêné, |
comme il l'est chez nous par la rigidité de l'instrument qu'il maniait. Le pinceau attaquait perpendiculairement la surface, écrasait la ligne ou l'atténuait à volonté, la prolongeait, l'arrêtait, la détournait en toute liberté. Un outil aussi souple se prêtait merveilleusement à rendre les côtés humoristiques ou risibles de la vie journalière. Les Égyptiens, qui avaient l'esprit gai et caustique par nature, pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature. Un papyrus de Turin raconte, en vignettes d'un dessin sûr et libertin, les exploits amoureux d'un prêtre chauve et d'une chanteuse d'Amon. Au revers, des animaux jouent, avec un sérieux comique, les scènes de la vie humaine. Un âne, un lion, un crocodile, un singe se donnent un concert de musique instrumentale et vocale. Un lion et une |
gazelle jouent aux échecs. Le Pharaon de tous les rats, monté sur un char traîné par des chiens, court à l'assaut d'un fort défendu par des chats. Une chatte du monde, coiffée d'une fleur, s'est prise de querelle avec une oie: on en est venu aux coups, et la volatile malheureuse, qui ne se sent pas de force à lutter, culbute d'effroi. Les chats étaient d'ailleurs les animaux favoris des caricaturistes égyptiens. Un ostracon du musée de New-York nous en montre deux, une chatte de race assise sur un fauteuil, en grande toilette, et un misérable matou qui lui sert à manger, d'un air |
piteux, la queue entre les jambes (Fig.157).
L'énumération des dessins connus est courte, comme on le voit:
l'abondance de vignettes dont on avait coutume d'orner certains
ouvrages compense notre pauvreté en ce genre. Ce sont presque
toujours des exemplaires du Livre des morts et du Livre
de savoir ce qu'il y a dans l'enfer. On les copiait par
centaines, d'après des manuscrits-types, conservés dans les temples
ou dans les familles consacrées héréditairement au culte des morts.
Le dessinateur n'avait donc aucun effort d'imagination à faire. Sa
tâche consistait uniquement à imiter le modèle qu'on lui donnait,
avec toute l'habileté dont il était capable. Les rouleaux du
Livre de savoir ce qu'il y a dans l'enfer, qui sont parvenus
jusqu'à nous, ne sont pas antérieurs à la XXe dynastie. Le faire en est toujours assez mauvais, et les figures ne sont le plus souvent que des bonshommes tracés rapidement et mal proportionnés. Le nombre des exemplaires du Livre des morts est tellement considérable qu'on pourrait, rien qu'avec eux, entreprendre une histoire de la miniature en Égypte: d'aucuns remontent en effet à la XVIIIe dynastie, d'autres sont contemporains des premiers Césars. Les plus anciens sont généralement d'une exécution remarquable. Chaque chapitre est accompagné d'une vignette qui représente un dieu, homme ou bête, un emblème divin, le mort en adoration devant la divinité. Ces petits motifs sont rangés quelquefois en une seule ligne au-dessus du texte courant (Fig.158), quelquefois dispersés à travers les pages, comme les majuscules ornées de nos manuscrits. D'espace en espace, de grands tableaux occupent toute la hauteur du feuillet, l'enterrement au début, le jugement de l'âme vers le milieu, l'arrivée du mort aux champs d'Ialou vers la fin de l'ouvrage. L'artiste avait là beau jeu à déployer son talent et à nous donner la mesure de ses forces. La momie d'Hounofir est debout devant la stèle et le tombeau (Fig.159); les femmes de la famille pleurent sur elle, tandis que les hommes et le prêtre lui présentent l'offrande. Les papyrus des princes et princesses de la famille de Pinotmou, qui sont au musée de Boulaq, montrent que les bonnes traditions de l'école se maintinrent, chez les Thébains, jusqu'à la XXIe dynastie. La décadence vint rapidement sous les règnes suivants, et, pendant des siècles, nous ne trouvons plus que des dessins grossiers et sans valeur. La chute de la domination persane produisit une renaissance. Les tombeaux de l'époque grecque nous ont rendu des papyrus à vignettes soignées, d'un style sec et minutieux, qui contraste singulièrement avec la manière large et hardie des temps antérieurs. Le pinceau à pointe large avait été remplacé par le pinceau à pointe fine. Les scribes rivalisèrent à qui mènerait les lignes les plus déliées, et les traits dont ils se complurent à surcharger les accessoires de leurs figures, barbe, cheveux, plis du vêtement, sont quelquefois si ténus qu'on a peine à les distinguer sans loupe. Si précieux que soient ces documents, ils ne suffiraient pas à nous faire apprécier la valeur et les procédés de travail des artistes égyptiens; c'est aux murailles des temples ou des tombeaux que nous devons nous adresser si nous désirons connaître leurs habitudes de composition. Les conventions de leur dessin diffèrent sensiblement de celles du nôtre. Homme ou bête, le sujet n'était jamais qu'une silhouette à découper sur le fond environnant. On cherchait donc à démêler, parmi les formes, celles-là seules qui offrent un profil accentué, et que le simple trait pouvait saisir et amener sur une surface plane. Pour les animaux, le problème n'offrait rien de compliqué: l'échine et le ventre, la tête et le cou, allongés parallèlement au sol, se profilent d'une seule venue, les pattes sont bien détachées du corps. Aussi les animaux sont-ils pris sur le vif, avec l'allure, le geste, la flexion des membres, particulière à chaque espèce. La marche lente et mesurée du boeuf, le pas court, l'oreille méditative, la bouche ironique de l'âne, le trot menu et saccadé des chèvres, le coup de rein du lévrier en chasse, sont rendus avec un bonheur constant de ligne et d'expression. Et si des animaux domestiques on passe aux sauvages, la perfection n'est pas moindre. Jamais on n'a mieux exprimé qu'en Égypte la force calme du lion au repos, la démarche sournoise et endormie du léopard, la grimace des singes, la grâce un peu grêle de la gazelle et de l'antilope. Il n'était pas aussi facile de projeter l'homme entier sur un même plan, sans s'écarter de la nature. L'homme ne se laisse pas reproduire aisément par la ligne seule, et la silhouette supprime une part trop grande de sa personne. La chute du front et du nez, la coupe des lèvres, le galbe de l'oreille, disparaissent quand la tête est dessinée de face. Il faut, au contraire, que le buste soit posé de face pour que la ligne des épaules se développe en son entier, et pour que les deux bras soient visibles à droite et à gauche du corps. Les contours du ventre se modèlent mieux lorsqu'on les aperçoit de trois quarts et ceux des jambes lorsqu'on les prend de côté. Les Égyptiens ne se firent point scrupule de combiner, dans la même figure, les perspectives contradictoires que produisent l'aspect de face et l'aspect de profil. La tête, presque toujours munie d'un oeil de face, est presque toujours plantée de profil sur un buste de face, le buste surmonte un tronc de trois quarts, et le tronc s'étaye sur des jambes de profil. Ce n'est pas qu'on ne rencontre assez souvent des figures établies, ou peu s'en faut, selon les règles de notre perspective. La plupart des personnages secondaires que renferme le tombeau de Khnoumhotpou ont essayé de se soustraire à la loi de malformation; ils ont le buste de profil, comme la tête et les jambes, mais ils portent en avant tantôt l'une, tantôt l'autre des épaules, afin de bien montrer leurs deux bras (Fig.160). L'effet n'est pas des plus heureux, mais examinez le paysan qui gave une oie, et surtout celui qui pèse sur le cou d'une gazelle pour l'obliger à s'accroupir (Fig.161): l'action des bras et des reins est rendue exactement, la fuite du dos est régulière, les épaules, entraînées en arrière par le déplacement des bras, font saillir la poitrine sans en exagérer l'ampleur, le haut du corps tourne bien sur les hanches. Les lutteurs de Béni-Hassan s'attaquent et s'enlacent, les danseuses et les servantes des hypogées thébains se meuvent avec une liberté parfaite (Fig.162). Ce sont là des exceptions; ailleurs, la tradition a été plus forte que la nature, et les maîtres égyptiens continuèrent jusqu'à la fin à déformer la figure humaine. Leurs hommes et leurs femmes sont donc de véritables monstres pour l'anatomiste, et cependant ils ne sont ni aussi laids ni aussi risibles qu'on est porté à le croire, en étudiant les copies malencontreuses que nos artistes en ont faites souvent. Les membres défectueux sont alliés aux corrects avec tant d'adresse, qu'ils paraissent être soudés comme naturellement. Les lignes exactes et les fictives se suivent et se complètent si ingénieusement qu'elles semblent se déduire nécessairement les unes des autres. La convention une fois reconnue et admise, on ne saurait trop admirer l'habileté technique dont témoignent beaucoup de monuments. Le trait est net, ferme, lancé résolument et longuement mené. Dix ou douze coups de pinceau suffisent à établir une figure de grandeur naturelle. Un seul trait enveloppait la tête de la nuque à la naissance du cou, un seul marquait le ressaut des épaules et la tombée des bras. Deux traits ondulés à propos cernaient le contour extérieur, du creux de l'aisselle à la pointe des pieds, deux arrêtaient les jambes, deux les bras. Les détails du costume et de la parure, d'abord indiqués sommairement, étaient repris un à un et achevés minutieusement: on peut compter presque les tresses de la chevelure, les plis du vêtement, les émaux de la ceinture ou des bracelets. Ce mélange de science naïve et de gaucherie voulue, d'exécution rapide et de retouche patiente, n'exclut ni l'élégance des formes, ni la grâce et la vérité des attitudes, ni la justesse des mouvements. Les personnages sont étranges, mais ils vivent, et, qui veut se donner la peine de les regarder sans préjugé, leur étrangeté même leur prête un charme, que n'ont pas des oeuvres plus récentes et plus conformes à la vérité. Les Égyptiens ont donc su dessiner. Ont-ils, comme on le dit souvent, ignoré l'art de composer un ensemble? Prenez une scène au hasard dans un des hypogées thébains, celle qui représente le repas funéraire offert au prince Harmhabi par les gens de sa famille (Fig.163). C'est un sujet moitié idéal, moitié réel. Le défunt et ceux des siens qui sont déjà de son monde y figurent à côté des vivants, visibles, mais non mêlés; ils assistent plus qu'ils ne prennent part au banquet. Harmhabi siège donc sur un pliant, à la gauche du spectateur. Il a sur les genoux une petite princesse, une fille d'Amenhotpou III, dont il était le père nourricier et qui était morte avant lui. Sa mère, Sonit, trône à sa droite, en retraite, sur un grand fauteuil, et de la main gauche lui serre le bras, de l'autre lui tend une fleur de lotus; une gazelle mignonne, peut-être enterrée auprès d'elle, comme la gazelle découverte à côté de la reine Isimkheb dans le puits de Déir-el-Baharî, est attachée à l'un des pieds du fauteuil. Ce groupe surnaturel est de taille héroïque. Assis, Harmhabi et sa mère ont le front de niveau avec celui des femmes qui se tiennent debout devant eux; il fallait en effet que les dieux fussent toujours plus grands que les hommes, les rois plus grands que leurs sujets, les maîtres du tombeau plus grands que les vivants. Les parents et les amis sont rangés sur une seule ligne, la face aux ancêtres, et semblent causer entre eux. Le service est commencé. Les jarres de vin et de bière, posées à la file sur leurs selles en bois, sont déjà ouvertes. Deux jeunes esclaves, puisant à merci dans un vase d'albâtre, frottent les vivants d'essences odorantes. Deux femmes en toilette d'apparat présentent aux morts des coupes en métal remplies de fleurs, de grains et de parfums, qu'elles déposent au fur et à mesure sur une table carrée; trois autres accompagnent de leur musique et de leur danse l'hommage des premières. Comme ici le tombeau est la salle du festin, il n'y a d'autre fond au tableau que la paroi couverte d'hiéroglyphes, à laquelle les invités étaient adossés pendant la cérémonie. Ailleurs, le théâtre de l'action est indiqué clairement par des touffes d'herbe ou par des arbres, si elle se passe en rase campagne, par du sable rouge, si elle se passe au désert, par des fourrés de joncs et de lotus, si elle se passe dans les marais. Une femme de qualité rentre chez elle (Fig.164). Une de ses filles, pressée par la soif, boit un long trait d'eau à même une goullèh; deux petits enfants nus, un garçon et une fillette à tète rase, sont accourus vers la mère jusqu'à la porte de la rue, et reçoivent, des mains d'une servante, des joujoux qu'on leur a rapportés du dehors. Une treille, habillée de vignes, des arbres chargés de fruits poussent au second plan: nous sommes dans un jardin, mais la maîtresse et ses deux filles aînées l'ont traversé sans s'y arrêter et sont entrées dans la maison. La façade, levée à moitié, laisse voir ce qu'elles font: trois servantes leur servent des rafraîchissements. Le tableau n'est pas mal composé et pourrait être transcrit sur la toile par un moderne sans exiger trop de changements; seulement la même maladresse, ou le même parti pris, qui obligeait l'Égyptien à emmancher une tête de profil sur un buste de face, l'a empêché de disposer ses plans en fuite l'un derrière l'autre, et l'a réduit à inventer des procédés plus ou moins ingénieux pour remédier à l'absence presque complète de perspective. Et d'abord, la plupart des personnages qui concourent à une même action étaient rabattus sur un même plan, isolés autant que possible, pour éviter que la silhouette de l'un recouvrît celle de l'autre; sinon, on les superposait à plat, comme s'ils n'avaient eu que deux mais tous les pieds s'appuient sur une seule raie de sol, et la ligne qu'ils tracent ne suit pas, comme elle devrait, le mouvement des |
autres lignes (Fig.167). Ce mode de représentation n'est pas rare à l'époque thébaine. On l'adoptait de préférence lorsqu'on voulait figurer des troupes d'hommes ou d'animaux placées sur un rang et entraînées au même acte d'une même impulsion; mais il avait l'inconvénient, grave aux yeux des Égyptiens, de supprimer presque entièrement le corps des personnages, le premier excepté, et de n'en laisser subsister qu'un contour insuffisant. Lors donc qu'on ne pouvait ramener toutes les figures sur le devant du tableau, sans risquer d'en cacher une partie, on décomposait l'ensemble en plusieurs groupes, dont chacun représentait un épisode, et qu'on distribuait l'un au-dessus de l'autre dans le même plan vertical. La hauteur de chacun d'eux ne dépend en rien de la place qu'ils occupaient dans la perspective normale, mais du nombre d'étages superposés dont l'artiste pensait avoir besoin pour rendre complètement sa pensée. Elle équivaut d'ordinaire à la moitié du registre principal, s'il se contentait de deux étages, au tiers s'il en voulait trois, et ainsi de suite. Cependant, lorsqu'il s'agit de simples |
accessoires, le registre qui les contient peut être plus bas que les autres; ainsi, au festin funèbre d'Harmhabi, les amphores sont entassées dans un moindre espace que celui où siègent les convives. Les scènes secondaires étaient séparées le plus souvent par une barre horizontale, mais le trait de division n'était pas indispensable, et, surtout quand on avait à figurer des masses profondes d'individus rangées régulièrement, les plans verticaux s'imbriquaient, pour ainsi dire, l'un sur l'autre, dans des proportions variables au caprice du dessinateur. A la bataille de Qodshou, les files de la phalange égyptienne se dominent successivement de toute la hauteur du buste (Fig.168), et celles des bataillons hittites se dépassent à peine de la tête (Fig.169). Et les déformations que subissent les groupes d'hommes et d'animaux ne sont point parmi les plus fortes qu'on se soit permises en Égypte: les maisons, les terrains, les arbres, les eaux, ont été défigurés comme à plaisir. Un rectangle, posé de champ sur un des côtés longs et rayé de rubans ondulés, représente un canal; si vous en doutez, des poissons et des crocodiles sont là comme enseigne, pour bien montrer que vous devez voir de l'eau et non autre chose. Des bateaux sont en équilibre sur le bord supérieur, des troupeaux |
plongés jusqu'au ventre passent à gué, un pêcheur à
la ligne marque l'endroit où le Nil cesse et où la berge commence.
Ailleurs, le rectangle est comme suspendu à mi-tronc de cinq ou six
palmiers (Fig.170); on comprend aussitôt que l'eau coule entre deux
rangs d'arbres. Ailleurs encore, au tombeau de Rekhmirî, les arbres
sont couchés proprement le long des quatre rives, et le profil
d'une barque et d'un mort, hâlés par des profils d'esclaves, se
promènent naïvement sur l'étang vu de face (Fig.171). Les hypogées
thébains de l'époque des Ramessides fournissent aisément chacun
plusieurs exemples d'artifices nouveaux et, quand on les a relevés,
on finit par ne plus savoir ce qu'on doit admirer le plus,
l'obstination des Égyptiens à ne pas trouver les lois naturelles de
la perspective, ou la fécondité d'esprit dont ils ont fait preuve
pour inventer tant de relations fausses entre les objets. Appliqués à de vastes étendues, leurs procédés de composition choquent moins qu'ils ne font à des sujets de petites dimensions. On sent d'instinct que l'artiste le plus habile n'aurait pu se garder de tricher quelquefois avec la perspective, s'il avait eu à couvrir les surfaces immenses des pylônes, et cela rend l'oeil plus indulgent. Aussi bien les motifs qu'on donnait à traiter dans d'aussi grands cadres n'offrent jamais une unité rigoureuse. Assujettis que les gens étaient à perpétuer le souvenir victorieux d'un Pharaon, Pharaon joue nécessairement chez eux le premier rôle; mais, au lieu de choisir parmi ses hauts faits |
un épisode dominant, le plus propre à mettre sa
grandeur en lumière, ils prenaient plaisir à juxtaposer tous les
moments successifs de ses campagnes. Attaque de nuit du camp
égyptien par une bande d'Asiatiques, envoi par le prince de Khiti
d'espions destinés à donner le change sur ses intentions, la maison
militaire du roi surprise et enfoncée par les chariots hittites, la
bataille de Qodshou et ses péripéties,
les pylônes de Louxor et du Ramesséum portent comme un bulletin
illustré de la campagne de Ramsès II contre les Syriens en l'an V
de son règne: ainsi les peintres des premières écoles italiennes
déroulaient, dans le même milieu, d'une suite non interrompue, les
épisodes d'une même
histoire. Les scènes sont répandues irrégulièrement sur la
muraille, sans séparation matérielle, et l'on est exposé parfois,
comme pour les bas-reliefs de la colonne Trajane, à mal couper les
groupes et à brouiller les personnages. Cette manière de procéder
est réservée presque exclusivement à l'art officiel. A l'intérieur
des temples et dans les tombeaux, les parties diverses d'un même
tableau sont distribuées en registres, qui montent et s'étagent du
soubassement à la corniche. C'est une difficulté de plus ajoutée à
celles qui nous empêchent de comprendre les intentions et la
manière des dessinateurs égyptiens; nous nous imaginons souvent
voir des sujets isolés, quand nous avons devant les yeux les
membres disjoints de ce qui n'était pour eux qu'une même
composition. Prenez une des parois du tombeau de Phtahhotpou à
Saqqarah (Fig.172). Si vous désirez saisir le lien qui en rattache
les parties, comparez-la à un monument d'époque gréco-romaine, la
mosaïque de Palestrine, qui représente à peu près les mêmes scènes,
mais groupées d'une façon plus conforme à nos habitudes d'oeil et
d'esprit (Fig.173). Le Nil baigne le bas du tableau et s'étale
jusqu'au pied des montagnes. Des villes sortent de l'eau, des
obélisques, des fermes, des tours de style gréco-italien, plus
semblables aux fabriques des paysages pompéiens qu'aux monuments
des Pharaons; seul, le grand temple situé au second plan, sur la
droite, et vers lequel se dirigent deux voyageurs, est précédé d'un
pylône, auquel sont adossés quatre colosses osiriens, et rappelle
l'ordonnance générale de l'architecture égyptienne. A gauche, des
chasseurs, portés sur une grosse barque, poursuivent l'hippopotame
et le crocodile à coups de harpon. A droite, une compagnie de
légionnaires, massée devant un temple et précédée d'un prêtre,
paraît saluer au passage une galère qui file à toutes rames le long
du rivage. Au centre, des hommes et des femmes à moitié nues chantent et boivent, à l'abri d'un berceau sous lequel coule un bras du Nil. Des canots en papyrus montés d'un seul homme, des bateaux de formes diverses comblent les vides de la composition. Le désert commence derrière la ligne des édifices, et l'eau forme de larges flaques que surplombent des collines abruptes. Des animaux réels ou fantastiques, poursuivis par des bandes d'archers à tête rase, occupent la partie supérieure du tableau. De même que le mosaïste romain, le vieil artiste égyptien s'est placé sur le Nil et a reproduit tout ce qui se passait entre lui et l'extrême horizon. Au bas de la paroi, le fleuve coule à pleins bords, les bateaux vont et viennent, les matelots échangent des coups de gaffe. Au-dessus, la berge et les terrains qui avoisinent le fleuve: une bande d'esclaves, cachés dans les herbes, chassent à l'oiseau. Au-dessus encore, on fabrique des canots, on tresse la corde, on ouvre et on sale des poissons. Enfin, sous la corniche, les collines nues et les plaines ondulées du désert, où des lévriers forcent la gazelle, où des chasseurs court-vêtus lassent le gibier. Chaque registre répond à un des plans du paysage; seulement l'artiste, au lieu de mettre les plans en perspective, les a séparés et superposés. Partout dans les tombeaux on retrouve la même disposition: des scènes d'inondation et de vie civile au bas des murailles, dans le haut, la montagne et la chasse. Parfois le dessinateur a intercalé entre deux des pâtres, des laboureurs, des gens de métier; parfois il fait succéder brusquement la région des sables à la région des eaux et supprime l'intermédiaire. La mosaïque de Palestrine et les parois des tombeaux pharaoniques reproduisent donc un même ensemble de sujets, traités d'après les conventions et les procédés de deux arts différents. Comme la mosaïque, les parois des tombeaux forment, non pas une suite de scènes indépendantes, mais une composition réglée, dont ceux qui savent lire la langue artistique de l'époque démêlent aisément l'unité. 2.--LES PROCÉDÉS TECHNIQUES. La préparation des surfaces à couvrir exigeait beaucoup de temps et beaucoup de soin. Comme l'imperfection des procédés de construction ne permettait pas à l'architecte de planer avec exactitude les parements extérieurs des murs du temple ou des pylônes, il fallait bien que le décorateur s'accommodât d'une surface légèrement bombée ou déprimée par endroits. Du moins était-elle formée de blocs à peu près homogènes: les filons de calcaire où l'on creusait les hypogées contenaient presque toujours des rognons de silex, des fossiles, des chapelets de coquilles pétrifiées. On remédiait à ces défauts de façons différentes, selon que la décoration devait être peinte ou sculptée. Dans le premier cas, après avoir dégrossi la paroi, on appliquait sur la surface encore rugueuse un crépi d'argile noire et de paille hachée menu, semblable au mélange avec lequel on fabriquait la brique. Dans le second, on s'arrangeait autant que possible de manière à éviter les inégalités de la pierre. Quand elles tombaient dans le champ des figures, mais n'offraient point trop de résistance au ciseau, on les laissait subsister, sinon on les enlevait et on bouchait le trou avec du ciment blanchâtre ou des morceaux de calcaire ajustés. Ce n'était point petite affaire, et l'on cite telle salle de tombeau où chaque paroi est incrustée au quart de dalles rapportées. Ce travail préliminaire achevé, on répandait sur l'ensemble une couche mince de plâtre fin, gâché avec du blanc d'oeuf, qui masquait l'enduit ou le rapiéçage, et formait un champ lisse et poli, sur lequel le pinceau du dessinateur pouvait glisser librement. On rencontre un peu partout, et jusque dans les carrières, des chambres ou parties de chambres inachevées, qui gardent encore l'esquisse à l'encre rouge ou noire des bas-reliefs dont elles devaient être revêtues. Le modèle, exécuté en petit, était mis au carreau et transporté sur la muraille à grande échelle par les aides et par les élèves. En quelques endroits, le sujet est indiqué sommairement par deux ou trois coups de calame hâtifs: tel est le cas pour certaines scènes des tombeaux thébains |
que Prisse a relevées avec soin (Fig.174), Ailleurs, le trait est entièrement terminé et les figures n'attendent plus sur le treillis que l'arrivée du sculpteur. Quelques praticiens se contentaient de déterminer la position des épaules et l'aplomb des corps par des lignes horizontales et verticales, sur lesquelles ils notaient la hauteur du genou, des hanches et des membres (Fig.175). D'autres, plus confiants dans leurs propres forces, abordaient le tableau à même et plaçaient leurs personnages sans secours d'aucune sorte; ainsi, les artistes qui ont décoré la syringe de Séti Ier et les salles méridionales du temple d'Abydos. Leur trait est si net et leur facilité d'exécution si |
surprenante qu'on les a soupçonnés d'avoir employé des poncifs découpés à l'avance. C'est une opinion dont on revient bien vite, quand on examine de près leurs figures et qu'on se donne la peine de les mesurer au compas. La taille est plus mince chez les unes, les contours de la poitrine sont plus accentués chez les autres ou les jambes moins écartées. Le maître n'avait pas grand'chose à corriger dans l'oeuvre de ces gens-là. Il redressait ça et là une tête, accentuait ou atténuait la saillie d'un genou, modifiait un détail d'ajustement. Une fois pourtant, à Kom-Ombo, dans un portique d'époque gréco-romaine, plusieurs des divinités du plafond avaient été mal orientées et posaient les pieds où elles auraient dû avoir le bras: il les a remises en position sur le même carreau, sans effacer |
l'esquisse primitive. Là, du moins, il avait aperçu l'erreur à temps: à Karnak, sur la paroi septentrionale de la salle hypostyle, et à Médinét-Habou, il ne l'a reconnue qu'après que le sculpteur avait achevé son travail. Les figures de Séti Ier et de Ramsès III penchaient trop en arrière et paraissaient prêtes à perdre l'équilibre: il les empâta de ciment ou de stuc, puis les fit tailler à nouveau. Aujourd'hui, le ciment est tombé, et les traces du premier ciseau sont redevenues visibles. Séti Ier et Ramsès III ont deux profils, l'un à peine marqué, l'autre levé franchement sur la surface de la pierre (Fig.176). Les sculpteurs égyptiens n'étaient pas aussi bien équipés que les nôtres. Un des scribes agenouillés en calcaire du musée de Boulaq a été taillé au ciseau; les sillons lisses qu'avait laissés l'instrument sont visibles sur son épiderme. Une statue en serpentine grisâtre du même musée a gardé la trace de deux outils différents: le corps est tout moucheté des coups de pointe, la tête est encore informe, mais |
le bloc qui les renferme a été dégrossi à petits éclats par la marteline. D'autres constatations du même genre et l'étude des monuments nous ont appris qu'on employait aussi le violon (fig.177), la gradine, la gouge; mais de longues discussions se sont élevées sur la question de savoir si ceux de leurs instruments qui étaient en métal étaient en fer ou en bronze. Le fer, a-t-on dit, était considéré comme impur. Personne n'aurait pu l'employer, même aux usages les plus vils de la vie, sans contracter une souillure préjudiciable à l'âme en ce monde et dans l'autre. Mais l'impureté d'un objet n'a jamais suffi à en empêcher l'emploi. Les porcs, eux aussi, étaient impurs. On les élevait pourtant et en nombre assez considérable, au moins dans certains cantons, pour permettre au bon Hérodote de raconter qu'on les lâchait sur les champs, après les semailles, afin |