CHAPITRE VI

 

FICHE 3.

A – LE PLUS HAUT PERSONNAGE D'UN ROYAUME DUT OFFICIELLEMENT M'INTERDIRE.

B – IL EST UN LIEU QUI FUT ET QU'IL FAUT TRAVERSER. A LA LIMITE DES DEUX DOMAINES, SUR UN SOCLE DÉSERTÉ, EST GRAVÉE UNE FLÈCHE QUI DÉSIGNE LA CLOCHE.

C – ILS N'EST.

Je lance la boîte vide dans le lac. Elle flotte pendant quelques minutes puis elle coule. Pas de trace.

Désormais, je suis en possession de la moitié des fiches. Les renseignements A et C sont toujours aussi hermétiques. Surtout C. « Ils » est un pluriel ; le verbe qui le suit n'a donc rien à voir avec. Plutôt que me triturer les méninges, je réfléchis à l'endroit où je trouverai la fiche suivante. Mais d'abord, il me paraît

indispensable de me mettre à couvert. Je ne tiens pas à ce que l'on m'aperçoive… Pour vivre heureux, vivons cachés !

Le bois du Roi de Cœur comporte une corne qui se trouve à quelque quatre cents mètres de l'arbre mort. Cela forme comme une presqu'île de verdure dans laquelle j'échapperai à toute observation.

Personne aux alentours. Allons-y !

La mort d'Eroll Falker me préoccupe davantage que je ne l'aurais imaginé. Celui qui l'a tué est bien capable de renouveler son forfait. Et, soi dit en passant, je suis trop jeune pour faire un mort.

J'ai le sentiment que c'est Dyana Serval qui a tué. Outre le fait qu'elle se trouvait dans les parages, elle m'a paru un peu trop sûre d'elle. De plus, la rapidité avec laquelle elle m'a proposé d'unir nos efforts m'incite à la méfiance. Impossible de savoir si elle était sincère. Si elle l'était, je suis d'accord pour n'être qu'un sombre idiot, car on ne refuse pas les avances d'une belle fille. Dans le cas contraire, j'ai eu raison de ne pas me laisser emballer.

Supposons cependant qu'elle ne soit nullement responsable de la mort de Falker. Il reste deux suspects dont un coupable qui, peut-être, n'est pas très loin.

Est-ce que Cari Benfeld, avec son mètre quatre-vingt-deux, aurait attaqué le mince Falker par derrière ? Franchement, je ne le crois pas. Mes doutes, en ce qui le concerne, ont tendance à s'estomper. J'en viens à me persuader que l'assassin est une femme.

Pourquoi pas miss Moche, après tout ? Si elle gagnait la partie, elle deviendrait célèbre. Ses articles seraient très appréciés. Son journal lui ferait un pont d'or !

En somme, je continue de tourner en rond.

Je pénètre dans le bois du Roi de Cœur, demeure à la lisière pour voir si l'on m'a suivi. Apparemment, je suis seul, mais j'ai toutes les raisons de me tenir sur mes gardes.

Après vingt minutes d'attente, je décide de m'enfoncer carrément dans le bois. Les chênes et les hêtres sont superbes. Dommage qu'il n'y ait pas un rayon de soleil pour égayer les feuillages.

Pas d'oiseau. Pas d'insecte. Tout est silencieux dans cet air aseptisé. La reconstitution n'est pas aussi parfaite qu'on le croit au premier abord.

Je m'assieds sur une grosse racine qui plonge ses ramifications dans un tapis de mousses. C'est le moment que choisit mon horloge biologique pour se mettre à sonner. Mon estomac réclame sa pitance.

Ah ! Les belles tranches de viande qu'on nous servait à la prison !

Ici, mes besoins en vitamines ne trouveront satis faction que dans les minuscules pilules nutritives. Du concentré de premier choix. Mais ce genre d'alimentation, entièrement assimilée par l'organisme, donne au consommateur un avantage certain. Il évite toutes les fonctions d'élimination des déchets… Si l'on nous avait donné une alimentation normale, il se serait bien trouvé un moment où nous aurions dû, chacun à notre tour, nous installer avec recueillement dans quelque endroit isolé…

Devant des milliers de téléspectateurs !

A contrecœur, j'avale deux de ces comprimés. Aucun goût. Aliment inodore et sans saveur. Rien ne vaudra jamais la bonne vieille cuisine.

La lecture du renseignement B demande que je me reporte une nouvelle fois au plan. Lecture. Relecture. Re-relecture. Plan.

Quel est donc ce lieu qui fut ? Sans doute est-il encore question de mort ?

« Un lieu qui fut. »

Seule la ville en ruine semble correspondre valablement à la définition. En effet, si le « lieu qui fut » peut aussi désigner la tour carrée, le château, le temple hindou ou la pyramide, je ne vois pas comment on pourrait le traverser.

La ville en ruine est située entre trois zones importantes : le champ des statues, le bois du Roi de Trèfle et l'espace découvert sur lequel on a bâti le temple.

Mais le renseignement parle de domaine.

J'élimine donc le temple. J'élimine également le champ des statues puisque j'y suis déjà allé. Il faudrait avoir l'esprit rudement tordu pour avoir planqué deux boîtes noires dans un même endroit.

Reste le bois.

Plus je réfléchis, plus je suis persuadé d'avoir trouvé le sens caché de ces deux phrases, mais pour plus de sûreté j'examine une nouvelle fois mon plan. Les rochers, tout comme le labyrinthe, ne m'attirent pas. Quel passé auraient-ils pu avoir ?

Je m'en tiens à ce que j'ai découvert. Si je dois trouver, une cloche, ce sera dans la ville en ruine, plus exactement en bordure de celle-ci.

Toutefois, une vague de contrariété freine mon enthousiasme. J'aurais préféré changer d'air. Or, je constate que je suis dans l'obligation de rester dans un secteur qui ne me plaît pas.

17 h 55.

Il fait plus sombre qu'au moment de mon arrivée.

Il ne s'agit pas d'une impression mais d'une constatation. Le jour décline ! Les organisateurs ont poussé le souci jusqu'à reconstituer l'alternance des jours et des nuits, calquée, bien entendu, sur celle du monde réel.

S'il en est ainsi, la nuit tombera bientôt. C'est là un détail d'importance que je n'avais pas prévu. Ce n'est plus la peine que je me mette en quête de ma quatrième boîte noire. J'attendrai prudemment qu'il fasse jour.

J'irai dormir là-bas, entre ces deux buissons touffus. Pour l'heure, utilisons les lueurs de ce jour finissant et cogitons. Au dodo, mes chers téléspectateurs. Ou alors, changez de chaîne. Il ne se passera plus rien avant demain. Faites comme moi : réfléchissez. A votre réveil, une soudaine inspiration vous poussera peut-être à engager d'autres paris…

Brève pensée pour Dyana Serval. Je regrette presque de n'avoir pas accepté sa proposition. L'obscurité aurait favorisé nos ébats…

Je relis les fiches l'une après l'autre. Principalement le renseignement A.

« Devant certain palais, des prétendants m'utilisent et espèrent que celui qui vit une odyssée ne reviendra pas. »

« Je fus un produit dont la confection était très surveillée. »

« Le plus haut personnage d'un royaume dut officiellement m'interdire. »

Cela appelle quelques remarques. D'abord, l'objet caché a un rapport avec un passé lointain puisque c'est le passé qu'on utilise lorsqu'on parle de lui. Mais a-t-il seulement existé dans le passé ou existe– t-il encore de nos jours ?

Deux mots retiennent mon attention : « surveillé » et « interdire ». Que l'on surveille la confection d'un objet précieux, quoi de plus légitime ? Mais je ne comprends pas qu'on l'interdise. Ou alors, cet objet n'est pas plus précieux qu'un autre et sa valeur n'est que relative.

Pourquoi ne serait-ce pas un livre, un parchemin ou même un manuscrit quelconque ? Un écrit, quel qu'il soit, et principalement si son auteur est un pamphlétaire, peut effectivement être interdit par un roi ou par le représentant d'un régime antidémocratique. Et quoi de plus naturel qu'on en surveille la confection ? Quant aux prétendants, peut-être lisaient-ils des odes ou des récits de batailles ?

Si cela tient à peu près debout, rien ne prouve que ce soit le bon fil. La prochaine définition confirmera ou infirmera mon hypothèse. Nous verrons.

La phrase clé, elle, constitue l'énigme par excellence. Au point où elle en est, ce n'est pas la peine d'en chercher le sens. « Celui qui… le ventre… ils n'est. » Que voulez-vous que je fasse de ça ?

Demain, rebelote. J'espère que je dénicherai les trois autres boîtes noires sans rencontrer grandes difficultés. Les définitions, avouons-le, ne sont pas très difficiles. C'est fait exprès, certainement, pour exciter les parieurs. Pour tous lès renseignements B, il n'y a qu'à se reporter au plan et réfléchir un peu. Pour les A, ce sera un peu plus compliqué car il n'existe aucun document. Idem pour les C. Lorsque la phrase sera reconstituée, la course commencera véritablement. Encore faut-il qu'elle soit reconstituée convenablement et qu'on en devine le sens !

Je pressens qu'on a volontairement accumulé les difficultés dans les dernières phases du jeu. Plus l'on avancera, plus ce sera dur.

Pour aujourd'hui, c'est terminé. Pause.

J'imagine le suspense chez les parieurs. Un jeu feuilleton télévisé. La suite au prochain numéro. Beaucoup ne dormiront pas cette nuit. Ils en profiteront pour exercer leur libido avec leur partenaire de lit, le seul point sur lequel je les envie…

L'amour-tendresse sur l'oreiller, c'est comme une caille sur canapé : ça se consomme chaud. Mais de nos jours l'amour est devenu acte sexuel, et il n'y a plus de cailles sinon dans les livres. Quant aux repas, ils sont souvent froids.

Bah ! Cela ne m'empêchera pas de dormir. Branchez-moi directement sur la machine à rêver et réveillez-moi à l'aube.