Le voyage a duré douze heures. Sa permanente écrasée par le casque du lecteur DVD, Jaja était ravie du paysage qui défilait entre les épisodes de son feuilleton. Bany lui avait emporté l’intégrale des Feux de l’amour. On était un peu gavés par le générique qu’elle fredonnait en continu, mais pour faire écran on écoutait des musiques d’avant-guerre sur le vieux poste à lampe. Quand l’autoroute ne traversait rien de beau, Yun se concentrait sur les jeux de son i-Phone. Par nostalgie ou par bravade, elle portait sous un grand pull en mohair le fourreau de soie rouge dans lequel elle aurait dû se marier.
On se relayait au volant de la vieille Rolls, avec arrêt toutes les deux heures pour faire le plein d’essence, d’eau et d’huile. Bany était content : rien ne chauffait. Surtout pas l’habitacle. Couverts d’anoraks, de plaids et de bonnets, on avait l’air d’une famille SDF dans un carrosse royal. Sur le parking des stations-service, Jaja saluait les curieux d’un geste mécanique de reine mère. L’âme du lieu.
C’était un voyage plus agréable que prévu, surtout quand elle dormait. Silence de tapis volant, roulis de paquebot. Un voyage qui nous replongeait en nous-mêmes, à l’heure des bilans, des remises en question, des projets. Un voyage en arrière, un retour sur soi qui nous ramenait vers notre point de départ. La villa jaune de Georges Fayolle, l’éternel quadragénaire souriant dans le médaillon que Jaja portait ouvert en permanence. Les deux petites photos découpées en ovale les montraient au moment de leur rencontre, à Alger. L’époque où, serveuse au café Nali, Janine Hessler s’était jetée par réflexe sur l’armateur pied-noir pour le sauver de la mitraillette d’un fellagha. Son héroïsme de jeune fille et les représailles immédiates avaient débouché sur une passion indéfectible, que le père de famille avait cachée pendant trente ans. De retour en métropole, il avait racheté les chantiers navals de Villefranche et logé sa maîtresse dans la villa jaune au-dessus de la darse. Il y passait une semaine par mois, en voyage d’affaires. La famille Fayolle n’avait rien su de sa double vie, ni de l’existence des jumeaux adultérins qui avaient grandi à l’ombre de son charisme intermittent – jusqu’à sa mort, quand Jérôme l’avait fait déterrer pour la comparaison d’ADN. Tout ça pour un quart d’héritage et un deuxième nom de famille au bout d’un trait d’union.
Le téléphone de Bany a sonné à la hauteur de Valence. Il a dit allô, a fait une embardée, bredouillé quatre fois merci, puis il a prié la personne de bien vouloir répéter, en branchant le haut-parleur.
– Oui, je disais, vu la longueur du délai administratif, le président a préféré signer tout de suite. Il tient à vous assurer de…
Trois secondes de gêne, puis un ton de guillemets officiels :
– … tous ses vœux de bonheur. Nous transmettons le décret à la mairie de la commune.
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On est arrivés un peu avant minuit. J’ai eu l’impression de débarquer dans ces moments suspendus de mon adolescence, lorsque Marc me sortait de l’internat du lycée pour me faire réveillonner avec une vraie famille. Même si le père, présent uniquement sous forme de cadeaux, nous souhaitait joyeux Noël dans une cabine téléphonique à l’autre bout de Villefranche.
Abdel avait respecté les traditions. Il y avait les pois chiches à l’eau de blettes, les courgettes farcies, le gratin de cardons, les treize desserts et le petit Jésus déposé à minuit pile dans la crèche provençale. Par respect œcuménique, comme toujours, il avait tourné les rois mages vers La Mecque.
Yun a tout de suite aimé la villa jaune, son odeur d’humidité poivrée, ses recoins, le fouillis des palmiers et des eucalyptus qui caressaient les façades décrépites à la moindre brise. Abdel l’a accueillie comme si elle avait toujours fait partie de la famille. Marlène lui a montré, au sommet de la tour carrée, le repaire de Georges Fayolle qui dominait la rade, avec ses verrières fendillées blanchies par les embruns. Son matériel de peintre du dimanche n’avait pas bougé depuis sa mort. Le soleil avait séché les tubes, déteint les aquarelles, durci les pinceaux. Mais dès le lendemain, elles avaient réactivé l’atelier où était née la passion de Marlène.
Jean-Claude et Bany m’ont accroché une corde dans la cage d’escalier, et j’ai pu monter discrètement espionner les filles, moi aussi.
– Fais revenir en toi ce que tu aimes chez les autres, Marlène. C’est ton empreinte qui était là en premier, pas leur reflet… Laisse les couleurs te dire ce que tu ressens, ce que tu recherches. Voilà. Maintenant, rassemble toutes tes connaissances techniques, tout ce que t’ont appris tes artistes… Et tout ce qu’ils n’ont pas donné, surtout. Tout ce que tu as vu dans leurs œuvres et qui n’y était pas. C’est à toi. A toi de l’exprimer.
Marlène a froissé sa première esquisse, pris une autre feuille. Dans le jardin, emmitouflé au soleil sur une chaise longue, Bany traçait des plans. Jean-Claude, attablé devant son ordinateur, rêvassait sur des chiffres.
En regardant Yun, je sentais mon roman prendre corps. Un roman à quatre voix, pour faire entendre la sienne.