PROLOGUE

- Attention, tu vas glisser !

Julia repousse les mèches qui se sont échappées de son chignon. L'anxiété lui fait froncer les sourcils.

L'atmosphère est pesante, l'air aussi épais, aussi dense que de l'ouate. L'humidité perle au front de la fillette ; de larges gouttes tombent du haut des arbres, de-ci de-là, sur le tapis de feuilles détrempées o˘ se posent ses pieds.

- On va être en retard pour le thé, Matty, et tu sais que papa ne sera pas content, tu n'as pas préparé

tes gammes.

- Oh là là ! T'es rien qu'une trouillarde ! s'exclame Matthew.

Il a un an de moins que sa súur. Aussi blond et r‚blé qu'elle est svelte et brune, il est devenu plus fort qu'elle en cours d'année et cette supériorité physique l'a rendu plus arrogant que jamais.

- Tu es tout le temps sur mon dos comme une mère poule : Áttention, Matty, tu vas glisser !

Attention, tu vas tomber ! ª

Il la singe, avec de hideuses grimaces.

- Comme si je pouvais pas me moucher si t'es pas là.

Il étend les bras et marche en équilibre sur un tronc d'arbre tombé le long de la berge, au-dessus du courant furieux. Son sac à dos d'écolier traîne dans la boue, là o˘ il l'a laissé choir.

Julia se balance sur la plante des pieds, ses livres de classe serrés contre sa poitrine gracile. Il ne l'aura pas volé s'il se fait attraper par papa, se dit-elle. De toute façon, même si la réprimande est sévère, elle sera sans conséquence durable et la vie de famille reprendra son cours normal, avec un seul postulat,

´ Matthew, c'est la huitième merveille du monde ª, ce que répète Plummy quand il la contrarie plus que d'habitude.

Julia serre les lèvres à la pensée de ce que dira Plummy quand elle verra le sac à dos et les chaussures de Matty crottés de boue. Sans risque grave pour lui d'ailleurs, puisqu'on lui pardonne toujours les pires incartades. En effet, il possède la plus belle qualité aux yeux de leurs parents : il sait chanter.

Il chante sans effort. Sa voix de soprano lui jaillit des lèvres aussi spontanément qu'on exhale un soupir. Le chant métamorphose ce garçon de douze ans, pataud, aux dents irrégulières ; l'intensité donne du sérieux, voire de la gr‚ce à son visage. On se réunit au salon, après le thé, le père fignole, dans les moindres détails et avec une infinie patience, la can-tate de Bach que Matthew doit interpréter avec le chúur, pour NoÎl. La mère intervient fréquemment à

grand bruit, alternant louanges et critiques. Il semble à Julia qu'ils forment le cercle magique dont, par quelque accident de la nature ou caprice de la Providence, elle sera exclue à jamais.

Les deux enfants ont raté le bus de ramassage sco-laire cet après-midi-là, à cause de Julia qui voulait parler au professeur de dessin. Cela les a mis en retard et le véhicule bondé leur est passé sous le nez en pétaradant et leur aspergeant les mollets de taches noir‚tres. Force leur a été de rentrer à pied. Ils ont pris un raccourci par les champs, leurs chaussures se sont enfoncées dans la glaise, au point qu'ils devaient lever les pieds très haut, comme des extraterrestres venant d'une planète à l'atmosphère plus légère. Dans les bois, Matthew a agrippé la main de sa súur et l'a entraînée en une folle glissade entre les arbres, sur la pente menant au ruisseau derrière la maison.

Julia frissonne et lève les yeux. Le ciel s'est assombri. Bien que la nuit survienne vite en ce mois de novembre, la fillette songe que cette obscurité prématurée ne peut signifier qu'une chose : il va encore pleuvoir. On a subi des trombes d'eau sans trêve, semaine après semaine. Les plaisanteries sur les quarante jours et quarante nuits du Déluge ont désormais perdu tout leur sel. Au contraire, les regards pointés vers les nues sont suivis de hochements de tête silen-cieux, résignés. Dans ce pays de coteaux crayeux au nord de Londres, les eaux sourdent des terres saturées et s'écoulent vers les affluents de la Tamise déjà près de déborder.

Matty a cessé de jouer les funambules sur son tronc d'arbre pour aller s'accroupir au bord de l'eau et tri-fouiller dans le courant à l'aide d'une longue baguette. Le ruisseau qui n'est qu'une maigre rigole, en temps ordinaire, s'est transformé en un torrent rapide, aussi opaque que du thé au lait.

Avec une irritation croissante, Julia s'écrie :

- Je t'en supplie, reviens...

De surcroît, elle se sent des gargouillis dans l'estomac.

- J'ai faim et aussi j'ai froid...

Elle serre ses bras autour de son corps.

- Si tu ne viens pas, tant pis, moi je m'en vais.

- Eh, Julia, regarde ça !

Sans tenir compte des remontrances de sa súur, il montre l'eau du bout de sa badine.

- Il y a quelque chose là, devant. Un chat crevé, peut-être...

Il se retourne vers elle avec un sourire moqueur.

- Tu es vraiment trop dégo˚tant, Matty.

Elle sait d'expérience qu'un ton aussi dédaigneux et autoritaire ne pourra qu'aggraver les taquineries du garçonnet, mais peu lui importe, elle en a plus qu'assez.

- Je parle pour de bon, je m'en vais.

Elle pivote, l'estomac contracté.

- Vraiment, je n'ai plus envie...

Soudain, un plouf et des éclaboussures l'atteignent aux jambes : elle fait à nouveau volte-face.

- Oh, Matty, arrête !

Le jeune garçon est tombé dans l'eau, sur le dos, et il agite bras et jambes en tous sens.

- C'est froid, mugit-il, stupéfait.

Il se démène en direction de la rive en riant et s'essuyant les paupières.

Julia constate soudain que son expression enjouée s'efface. Il écarquille les yeux, sa bouche s'arrondit en un O parfait.

- MATTY !

Le courant furibond s'est emparé de lui et l'emporte.

- Julia, je n'arrive pas à...

L'eau lui inonde la figure, lui envahit la bouche.

Elle se précipite vers le bord en hurlant le nom de son petit frère. L'averse redouble de violence, d'énormes gouttes s'écrasent sur son visage en l'aveuglant. Elle trébuche sur une pierre en saillie et s'affale. Elle se remet debout tant bien que mal et reprend sa course, vaguement consciente d'une douleur au tibia.

- Matty, oh Matty, je t'en supplie !

Ces syllabes, indéfiniment répétées, composent une sorte de litanie navrante. Elle distingue le bleu marine du blazer de l'écolier, le flottement blond de sa chevelure au ras de la surface fangeuse.

Le sol descend en pente plus raide à l'endroit o˘

le ruisseau s'amplifie pour former un méandre. Julia dérape le long du talus. Une fois immobilisée, elle aperçoit un vieux chêne en équilibre précaire, une partie de ses racines enchevêtrées mises à nu par la cataracte. C'est là qu'est venu s'encastrer le corps de Matty, les racines le retenant comme les doigts d'une main démesurée.

- Matty, Matty, hurle-t-elle d'une voix plus forte, éperdue de chagrin.

Elle s'avance dans l'eau. Un go˚t tiède, métallique et saum‚tre, lui emplit la bouche : elle s'est mordu la lèvre inférieure. Le liquide glacé lui engourdit les jambes, mais elle s'oblige à progresser. Les tourbillons lui enserrent les genoux et capturent les pans de sa jupe. L'eau lui monte jusqu'à la taille, puis jusqu'à

la poitrine. Le froid lui paralyse les poumons, lui coupe la respiration.

Le courant la happe, tirant de plus belle sur sa jupe.

Elle ne parvient pas à garder pied sur les rochers gluants de mousse. Elle se soutient en étendant les bras et lance son pied droit en avant. Aucun point d'appui. Elle vire précautionneusement sur un côté, puis sur l'autre, cherchant le fond. Toujours rien.

Elle est à bout de force, elle halète, hoquette, ahane, tandis que le courant se fait de plus en plus impétueux. Elle porte ses regards vers l'amont, puis vers l'aval sans discerner aucun moyen de passer sur l'autre rive. Ce qui d'ailleurs ne servirait à rien, puisqu'il est impossible de saisir le corps de Matthew depuis la berge en surplomb.

Elle laisse échapper un gémissement. Elle tend la main vers Matty, mais en pure perte : il est à plusieurs mètres d'elle et elle n'ose se hasarder dans les rapides. Il lui faut de l'aide. Oui, c'est ça, de l'aide !

Au moment o˘ elle essaie de regagner le bord, elle constate que l'onde s'enfle, l'empoigne. Elle se courbe, t‚tonne du bout des orteils et des talons pour reprendre pied. Le flot s'apaise et elle peut enfin se hisser sur la berge boueuse. Elle y reprend souffle un instant, accablée d'une immense fatigue. Après un dernier coup d'úil au corps de Matty dont les jambes tournoient avec le courant, elle s'élance au pas de course.

La maison se profile à travers l'arche sombre des arbres ; ses murs de tuffeau luisent sinistrement dans la pénombre crépusculaire. Julia passe devant la porte principale sans y prendre garde. Elle fait le tour, se dirigeant d'instinct vers la cuisine, la chaleur, la sécurité. Encore essoufflée de sa montée au pas de course, elle s'essuie le visage ruisselant de pluie et de larmes ; elle entend ses propres halètements, le flic-flac de ses semelles à chaque pas, elle sent que la laine trempée de sa jupe lui r‚pe les cuisses.

Elle ouvre violemment la porte de la cuisine et se plante sur le seuil. L'eau s'égoutte autour d'elle sur le dallage. Plummy, une cuiller à la main, ses cheveux bruns dépeignés, comme toujours lorsqu'elle prépare le repas, se détourne de sa cuisinière et ron-

chonne :

- Julia ! qu'est-ce qu'il y a encore ? Ta mère va crier...

Les affectueux reproches font place à un cri :

- Julia, mon enfant, tu es en sang ! qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Elle pose sa cuiller, l'anxiété se peint sur sa figure toute ronde.

Julia hume l'odeur de pommes et de cannelle, remarque la farine qui saupoudre le tablier de Plummy, et l'idée lui vient spontanément qu'il doit s'agir de chaussons aux pommes, comme Matty les aimait tant à l'heure du thé. Elle sent que les mains de Plummy se plaquent sur ses épaules ; à travers un voile de larmes elle voit son visage, si avenant, si familier, se rapprocher du sien.

- Julia ! qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? Mais o˘ est Matty ?

L'effroi altère maintenant la voix de Plummy.

Pourtant, Julia ne peut tirer un seul mot du fond de sa gorge, ses lèvres restent closes.

Un doigt lui frôle la joue.

- Julia, tu t'es coupé la lèvre. qu'est-ce qui s'est passé ?

Les sanglots éclatent alors et secouent le corps frêle de la fillette. Elle se serre les bras autour de la poitrine pour calmer ses soubresauts de douleur. Tout à coup, une pensée floue lui traverse le cerveau : elle n'a pas l‚ché ses livres, elle s'en souvient. Mais Matty ? O˘ Matty a-t-il laissé les siens ?

- Ma chérie, allons, parle. qu'est-ce qui s'est passé ?

Julia s'est effondrée dans les bras de Plummy, la tête appuyée contre sa poitrine affectueuse. Les mots surgissent enfin, mêlés de sanglots :

- Matty, c'est Matty ! Il s'est noyé.

Par la fenêtre de son compartiment, Duncan Kincaid pouvait voir des monceaux de débris dans les jardinets et autres espaces verts des banlieues : un bric-à-brac de bouts de planches, de bois mort, de branchages, et aussi des cartons défoncés, des morceaux de meubles hétéroclites, en somme tout ce qu'on entasse en vue des feux de joie commémorant la Conspiration des Poudres. Il essuya vainement la vitre crasseuse du revers de la manche : il aurait souhaité pouvoir observer à loisir ces monuments imposants, encore que transitoires et anarchiques, de la civilisation britannique. Pas le temps, hélas ! Il se laissa aller contre le dossier de sa banquette avec un soupir de résignation.

Le train ralentissait en arrivant à High Wycombe.

Kincaid se dressa sur son séant et s'étira. Il descendit son manteau et son sac du filet à bagages. Il s'était rendu directement de Scotland Yard à la gare de Saint-Marylebone, muni du fourre-tout de secours qu'il gardait toujours au bureau, en prévision de déplacements inopinés comme celui-ci, et qui contenait l'indispensable : une chemise propre, un nécessaire de toilette, un rasoir électrique. Des cas d'urgence ordinairement plus prometteurs que celui-ci. Aujourd'hui, il s'agissait d'une démarche provenant des hautes sphères de la ´ Grande Maison ª : le directeur-général adjoint était intervenu en faveur d'un ancien camarade d'école en difficulté. Kincaid fit la grimace : plutôt cent fois un brave macchabée non identifié découvert dans un terrain vague que ce genre d'enquête de faveur.

Il chancela quand le train freina brutalement. Il se pencha vers la vitre pour examiner l'aire de stationnement devant la gare : l'attendait-on, comme prévu ?

Il découvrit la silhouette, parfaitement reconnaissable malgré la pluie croissante, d'une voiture de service garée non loin du quai, feux de position allumés, un panache de fumée blanche s'élevant du pot d'échappement.

Ainsi, les poulets du coin n'avaient pas dédaigné

d'accueillir le petit monsieur de Scotland Yard.

- Je me présente : Jack Makepeace. Sergent Makepeace, appartenant au C.I.D. du Val-de-Tamise.

L'homme souriait de toutes ses dents jaunies, sous les poils rouss‚tres d'une moustache hirsute.

- Très heureux de faire votre connaissance, monsieur.

Il serra un instant la main de Kincaid dans son énorme patte, puis il se saisit du sac de voyage et le balança dans le coffre arrière.

- Je vous en prie, montez. On pourra bavarder en route.

¿ l'intérieur du véhicule, des relents de tabac refroidi et de laine mouillée. Kincaid entrouvrit une vitre. Il se plaça de biais sur son siège pour mieux dévisager son compagnon. Une frange de cheveux lustrés de la même couleur que la moustache, des taches de rousseur jusqu'en haut du front, un gros nez asymétrique de boxeur. Pas un physique très avenant donc, mais les yeux bleu p‚le reflétaient une vive intelligence et la voix était étonnamment douce pour un individu de son gabarit.

Il conduisait avec dextérité sur une chaussée glis-

sante, changeant fréquemment de direction jusqu'à

l'autoroute M40 qu'ils franchirent en laissant les dernières avenues pavillonnaires derrière eux. Le sergent posa enfin les yeux sur Kincaid, tout prêt à l'arracher à la contemplation de la route.

- Bon, eh bien, mettez-moi donc au parfum, suggéra l'inspecteur principal.

- qu'est-ce que vous savez au juste ?

- ¿ peu près rien. Donc, il vaudrait carrément mieux que vous repreniez au début, si ça ne vous dérange pas.

Makepeace entrouvrit la bouche, comme pour poser une question. Après un nouveau regard, il y renonça.

- D'accord. Eh bien, ce matin à l'aube, l'éclusier d'Hambleden, un nommé Perry Smith, ouvre les vannes pour remplir l'écluse avant l'entrée du premier bateau de la journée et voilà qu'un cadavre dégringole dans le bief. «a lui a foutu un coup, au pauvre vieux, comme vous pouvez imaginer. Il a tout de suite téléphoné à Marlow et on a expédié une ambulance et l'équipe médicale...

Il s'interrompit en changeant de vitesse avant un carrefour, puis s'occupa de doubler une Morris Minor vétuste qui cahotait dans la montée.

- ... Ils ont repêché le macchab et, quand ils ont compris que le type n'allait pas revenir à lui et recracher l'eau du canal, ils nous ont alertés.

Les essuie-glaces se mirent à grincer sur le pare-brise sec : Kincaid s'aperçut alors qu'il ne pleuvait plus. De chaque côté de la route étroite, des labours, au sol maigre couleur beige sur lequel les taches noires des corneilles en maraude ressemblaient à des grains de poivre sur une omelette. Une hêtraie cou-ronnait une colline à l'horizon vers l'ouest.

- Comment l'avez-vous identifié ?

- On a trouvé un portefeuille dans la poche arrière du client. Un certain Connor Swann, trente-cinq ans, cheveux ch‚tains, yeux bleus, un mètre quatre-vingts environ, poids soixante-quinze kilos à

peu près, domicile Henley, une dizaine de kilomètres plus haut.

- ¿ ce que je vois, vous n'aviez nullement besoin de nous, marmonna Kincaid sans même chercher à

dissimuler son agacement.

Il devait se faire à l'idée de passer sa soirée de vendredi à crapahuter, trempé comme un barbet, à

travers le secteur de Chiltern Hundreds, au lieu de vider une bonne pinte de bière en compagnie de Gemma, comme d'habitude, dans leur pub pré-

féré de Wilfred Street.

- Bon, c'est un type qui a bu un coup de trop, il traverse la passerelle de l'écluse, il se casse la gueule dans la flotte. Terminé.

Makepeace secouait déjà la tête.

- Oui, mais l'ennui, c'est que ça ne n'arrête pas là. quelqu'un lui a laissé des marques autour du cou...

Ses mains quittèrent un instant le volant en vue d'une démonstration gestuelle fort éloquente.

- ... Enfin, voilà, il y aurait eu strangulation.

Kincaid haussa les épaules.

- Une conclusion logique, à mon avis. Je ne vois quand même pas en quoi ça mérite l'attention de Scotland Yard.

- Le problème, monsieur, c'est que feu Connor Swann était le gendre de sir Gerald Asherton, le chef d'orchestre, et de Dame Caroline Stowe, une cantatrice réputée, à ce qu'on me dit.

Frappé de l'air indifférent de Kincaid, il poursuivit :

- Vous n'aimez pas l'opéra ?

- Et vous ? demanda Kincaid, surpris.

Ne savait-il pourtant pas, d'expérience, qu'on ne doit jamais présumer des go˚ts esthétiques d'un homme sur sa seule apparence physique ?

- Bof, j'ai quelques enregistrements à la maison et puis, je regarde parfois des opéras à la télé. Mais, je n'ai jamais assisté à une représentation.

Les amples ondulations des champs avaient cédé

la place à des collines boisées et, sur la route grimpante, les arbres enserraient les talus de plus en plus près.

- Là, nous arrivons sur les hauteurs de Chiltern, annonça Makepeace. Sir Gerald et Dame Caroline habitent un peu plus loin, du côté de Fingest. La maison s'appelle ´ Badger's End ª, on se demande pourquoi, parce que, à la voir, il doit pas y avoir beaucoup de blaireaux dans le secteur.

Il dut négocier un virage en épingle à cheveux avant de redescendre le long d'un ruisseau cail-louteux.

- ¿ propos, on a réservé pour vous à l'auberge de Fingest, le Chequers. Il y a un joli petit jardin par-derrière, très agréable quand il fait beau. Hélas, je ne pense pas que vous en profiterez, ajouta-t-il en biglant vers le ciel charbonneux.

Ils étaient cernés par les arbres ; les frondaisons or et cuivre formaient une sorte de tunnel au-dessus de la voiture et la chaussée était jaun‚tre devant le pare-brise. quoique le ciel f˚t terriblement chargé en cette fin d'après-midi, un étrange jeu de lumière donnait aux feuilles un reflet féerique, presque phosphores-cent. Kincaid se demandait si un phénomène de cette nature était à l'origine de l'expression ´ des routes pavées d'or ª.

- Est-ce que vous aurez besoin de moi ? s'enquit Makepeace, rompant ainsi l'enchantement. Je suppose que vous avez quelqu'un avec vous ?

- Oui, Gemma arrive ce soir et je me débrouille-rai très bien tout seul d'ici là.

Devant l'air perplexe de l'autre, il expliqua :

- Oui, ma coéquipière, l'inspecteur Gemma James.

- Okay, parce que, sur un coup de ce genre, il vaut mieux des gens de chez vous !

Makepeace émit un bruit de bouche expressif.

- Ainsi, pas plus tard que ce matin, un de nos jeunes enquêteurs du Val-de-Tamise a fait la bêtise d'appeler Dame Caroline ´ lady Asherton ª. Alors, la gouvernante l'a pris à part et lui a passé un savon qu'il n'est pas près d'oublier. Elle lui a seriné que le rang de ´ dame ª lui a été attribué par la Reine à titre personnel et passe donc avant celui de ´ lady Gerald Asherton ª auquel elle a aussi droit en tant qu'épouse de śir Gerald Asherton ª.

Kincaid sourit.

- Je vais t‚cher de ne pas faire de gaffe. Ainsi, ils ont une gouvernante ?

- Une certaine Mme Plumley. Et puis, il y a aussi la veuve de la victime, Mme Julia Swann.

Avec un regard en coin, il poursuivit :

- Celle-là, je vous la laisse. Paraît qu'elle vivait à Badger's End avec ses parents et pas du tout avec son mari.

Avant que Kincaid e˚t le temps de formuler une question, Makepeace l'interrompit d'un geste.

- On y est presque ! annonça-t-il.

Ils s'enfoncèrent dans une allée à forte pente, encadrée de haies vives, si encaissée que les ronces et les racines affouillées raclaient les parois de la voiture.

La nuit était proche et il faisait noir sous la vo˚te des arbres.

- Sur votre droite, vous avez la vallée de Wormsley.

Makepeace pointait l'index. Un dégagement dans la haie permit à Kincaid d'entrevoir des champs en clair-obscur descendant vers la vallée en contrebas.

- qu'est-ce que vous dites de ça ? ¿ soixante bornes de Londres à tout casser et on est en pleine cambrousse, vous vous rendez compte ! commenta Makepeace avec une fierté de propriétaire.

Au sommet de la côte, le sergent tourna à gauche et ils roulèrent dans l'obscurité d'un bois de hêtres.

Sur le chemin pentu, l'épaisse couche de feuilles mortes étouffait le bruit des roues. Une centaine de mètres plus loin, nouveau virage et l'on vit apparaître le b‚timent dont les pierres de taille blanches contras-taient avec la pénombre environnante. Derrière les vitres dépourvues de rideaux brillaient des lampes accueillantes. Kincaid comprit alors la remarque de Makepeace sur le nom de la maison, ´ Badger's End ª, qui supposait une certaine rusticité, alors que l'édifice, avec ses murs p‚les, ses fenêtres et portes cintrées, avait une élégance de bon aloi.

Makepeace stoppa, sans couper le moteur. Il far-fouilla dans ses poches pour en extraire une carte de visite qu'il tendit à Kincaid.

- Bon, alors, moi, je rentre. «a, c'est le numéro du poste d'ici. J'ai des trucs à faire. Dès que vous aurez fini, vous n'aurez qu'à appeler et on viendra vous récupérer.

Kincaid le salua de la main quand il redémarra, puis il resta sur place à contempler la maison dans le silence total des bois.

Une veuve éplorée, des beaux-parents désemparés et, en prime, l'obsession de ne pas commettre d'im-pair touchant les divers titres de noblesse conférés par la Reine. Réjouissante soirée en perspective. L'enquête ne serait pas facile. Il redressa les épaules et se mit en marche.

La porte s'ouvrit promptement et une chaude lumière l'accueillit.

- Enchantée, je suis Caroline Stowe. C'est aimable à vous d'être venu jusqu'ici.

Contrastant avec celle de Makepeace, la main qui étreignait la sienne était petite et délicate.

- Duncan Kincaid, de Scotland Yard.

Il exhiba sa carte d'identification. Mais son interlocutrice n'y accorda aucune attention et continua de lui serrer la main.

Dans l'esprit du policier, les termes de Dame et S'opéra suggéraient quelque chose de majestueux. De sorte qu'il était déconcerté : Caroline Stowe ne devait pas mesurer plus d'un mètre cinquante-deux ; sans être maigre à proprement parler, elle ne correspondait en rien à l'image traditionnelle de la diva plantureuse.

Son étonnement ne passa pas inaperçu.

- Vous savez, dit-elle gaiement, monsieur Kincaid, je ne chante pas Wagner. Et, de toute façon, la puissance de la voix n'a rien à voir avec la taille.

Ce qui compte, entre autres, c'est la maîtrise de la respiration.

Elle l‚cha enfin sa main.

- Je vous en prie, entrez donc ! C'est si mal élevé

de vous parler sur le pas de la porte, comme au commis du plombier.

Ils entrèrent. Le policier profita de ce qu'elle refermait la porte pour embrasser la pièce du regard. Une lampe posée sur une console éclairait ce vestibule au dallage lisse de teinte grise ; les murs gris-vert étaient habillés de quelques aquarelles dans des cadres dorés, représentant des femmes aux seins voluptueux se prélassant dans des décors de ruines romantiques.

Dame Caroline ouvrit une porte sur la droite et lui céda le passage avec un geste de la main.

De l'autre côté de ce vaste salon, du charbon br˚lait dans l'‚tre. Au-dessus du manteau de la cheminée, un miroir richement ornementé lui renvoya sa propre image, les cheveux bruns ébouriffés après la pluie.

Par terre, le même carrelage en ardoise grise, ici atténué par quelques tapis ; des meubles recouverts d'un chintz un tant soit peu r‚pé ; un plateau encore encombré de tasses à thé. Tout cela écrasé par le piano demi-queue dont la surface noire luisait sous un petit abat-jour ; quelques partitions ouvertes à côté

du clavier. Le tabouret avait été repoussé au petit bonheur, comme si l'on s'était brusquement interrompu de jouer.

- Gerald, monsieur est le superintendant Kincaid, de Scotland Yard, annonça Caroline en s'arrêtant devant un homme de haute taille, un peu décoiffé, qui se levait du canapé. Mon mari, sir Gerald Asherton.

- Honoré de faire votre connaissance, sir Gerald, dit Kincaid.

Il se rendait bien compte que la formule était incongrue en la circonstance, mais, puisque Caroline avait tenu à donner un caractère vaguement mondain à leur rencontre, il s'y soumettrait. Pendant quelques minutes en tout cas.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit sir Gerald en débarrassant une chaise d'un exemplaire du Times qu'il jeta sur une table basse.

- Vous voulez un peu de thé ? proposa Caroline.

Nous venons tout juste de le prendre, on va remettre la bouilloire à chauffer, ce n'est rien.

En effet, Kincaid humait le parfum des toasts : il avait l'estomac creux. De l'endroit o˘ il était assis il pouvait examiner les peintures qu'il n'avait d'abord pas remarquées en entrant dans le salon. Toujours des aquarelles, visiblement de la main du même artiste, mais cette fois les femmes, étendues dans des décors raffinés, portaient quelques vêtements d'une étoffe moirée. Une certaine sensualité dans l'atmosphère, pensa-t-il.

- Non, merci beaucoup, répondit-il.

- Eh bien, un verre alors ? suggéra le chef d'orchestre. Le soleil est s˚rement derrière l'horizon.

- Non, merci, rien. Vraiment.

quel couple mal assorti ils formaient côte à côte, debout devant lui - aussi attentionnés que pour une altesse royale en visite -, la femme, si petite et si nette dans son chemisier de soie bleu paon et son pantalon ajusté de teinte foncée, l'air d'une fillette bien élevée, à côté de la masse imposante et désordonnée du mari.

Sir Gerald sourit de toutes ses dents, un sourire engageant.

- Geoffrey nous a vanté vos mérites, monsieur Kincaid.

Attention ! Geoffrey, ce doit être Geoffrey Men-zies-Saint John, le directeur-général adjoint, ancien camarade d'Asherton à l'université. ¿ part leur ‚ge, il ne semble pas y avoir de points communs entre les deux anciens condisciples. Toutefois le directeur-général adjoint, en dépit de son apparence de play-boy dans le vent, passe pour extrêmement intelligent et ce doit aussi être le cas de sir Gerald. Sans quoi leurs anciennes relations n'y auraient pas survécu.

Kincaid reprit son souffle, puis fit une courbette en direction de ses hôtes.

- Je vous en prie, vous n'allez pas rester debout devant moi. Et vous pourriez peut-être me raconter de quoi il s'agit ?

Ils obtempérèrent, Caroline se percha toute droite au bord du canapé, à quelque distance du bras protecteur de son mari.

- Voilà, c'est à propos de Connor, notre gendre...

Mais on a d˚ vous dire...

Elle fixait le policier, ses pupilles dilatées assom-brissant ses iris marron.

- ... Nous n'arrivons pas à croire que quelqu'un ait pu vouloir assassiner Connor. Pour quelle raison ?

Absurde, totalement absurde, monsieur le superintendant.

- Il nous faudrait des preuves solides pour établir qu'il s'agit d'un meurtre, Dame Caroline.

- Moi, je croyais que...

Elle s'interrompit, du désarroi dans le regard.

- Commençons par le commencement, si vous voulez bien. Est-ce que votre gendre avait bonne réputation ?

Kincaid avait inclus sir Gerald dans sa question, mais ce fut Dame Caroline qui répliqua :

- Absolument. Tout le monde adorait Connor.

Impossible de faire autrement.

- Aucun changement dans son attitude ces derniers temps ? Est-ce qu'il avait l'air soucieux ou mécontent ?

Elle secoua la tête.

- Non, Connor, c'était quelqu'un qui... Enfin, c'était Connor. Il aurait fallu le connaître...

Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle ferma le poing et l'appuya sur la bouche, avant de murmurer :

- C'est idiot de ma part. Je ne suis pas du genre hystérique, vous savez, je passe même pour assez raisonnable. Mais, le choc, vous comprenez...

Kincaid trouvait qu'elle exagérait de se juger hystérique ou déraisonnable. Il se fit apaisant.

- Ne vous tourmentez pas pour ça, Dame Caroline, c'est très naturel. quand avez-vous vu Connor Swann pour la dernière fois ?

Elle renifla et passa sous une paupière le revers de sa main qui se macula d'un soupçon de rimmel.

- ¿ déjeuner. Il a déjeuné ici hier. Il venait souvent.

- Vous étiez là aussi, sir Gerald ? demanda Kincaid, pensant que seule une question abrupte obtien-drait une réponse sans ambages.

Sir Gerald était assis, tête rejetée en arrière, yeux mi-clos, barbiche inculte projetée vers l'avant. Sans changer de position, il articula :

- Oui, en effet, j'étais là.

- Et votre fille ?

¿ ces mots, sir Gerald se redressa, mais, une fois de plus, sa femme se chargea de répondre.

- Julia était dans la maison, mais pas à table : d'habitude, elle préfère prendre ses repas dans son atelier.

De plus en plus bizarre, se dit Kincaid, le gendre vient déjeuner avec ses beaux-parents, mais sa femme refuse de partager un repas avec lui.

- Ainsi, vous ignorez quand votre fille a vu son mari pour la dernière fois ?

Derechef, le même échange de regards complices entre les deux époux. Sir Gerald finit par reprendre :

- Toute cette histoire a été très pénible pour elle.

Il sourit au policier, tout en passant un doigt dans un trou de son pull-over de laine marron (y aurait-il des mites ici, à défaut de blaireaux ? s'inquiéta le policier), et balbutia :

- J'espère que vous comprendrez que... qu'elle ne soit pas très sociable en ce moment.

- Est-elle visible ? Je désirerais m'entretenir avec elle. Plus tard, j'aimerais bien renouer la conversation avec vous, une fois que j'aurai pris connaissance de vos déclarations aux enquêteurs du Val-de-Tamise.

- Naturellement. Venez, je vous accompagne, fit Caroline en se levant.

Son mari se leva aussi. Leur expression perplexe amusa le superintendant : ils s'étaient probablement figuré un interrogatoire impitoyable et ils ne savaient plus s'ils devaient se sentir soulagés ou désappointés.

De quoi se plaignaient-ils ? Ils se réjouiraient certainement de le voir décamper tout à l'heure. Nul doute là-dessus.

- Sir Gerald, euh, eh bien... au revoir, prononça Kincaid en serrant la main du chef d'orchestre.

En regagnant la porte derrière la cantatrice, les aquarelles aux murs attirèrent de nouveau son attention. Bien que presque toutes les femmes qui y étaient représentées fussent blondes, avec des chairs nuancées de rose, des lèvres entrouvertes sur des dents resplendissantes, il existait une vague ressemblance entre elles et Dame Caroline.

Ils arrivèrent en haut.

- Dans le temps, c'était la nursery, expliqua la maîtresse de maison, le souffle tout à fait régulier, même après trois étages. On l'a transformée en atelier pour Julia. En somme, nous avons réadapté les lieux.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un sourire en biais que Kincaid ne sut comment interpréter.

Ils étaient parvenus au sommet de la maison. Un couloir nu, à la carpette élimée par endroits. La soprano tourna à gauche et s'arrêta devant une porte fermée.

- Elle est au courant de votre visite, annonça-t-elle en souriant et elle disparut dans l'escalier.

Il frappa à la porte. Rien. Il frappa de nouveau et prêta l'oreille, en retenant sa respiration pour guetter le moindre bruit. L'écho des pas de Caroline s'était éteint. quelqu'un toussotait en bas. Dans l'incerti-tude, il heurta une nouvelle fois le panneau, puis se décida à tourner la poignée et entrer.

Une femme était assise de dos, perchée sur un tabouret d'architecte, la tête penchée vers quelque chose qu'il ne pouvait voir.

- Bonjour.

Alors, elle pivota et lui fit face. Il constata qu'elle tenait un pinceau.

Julia Swann n'est pas une beauté. Pas au premier abord. Après cette pensée résolument objective, il ne put s'empêcher de la détailler. Plus élancée, plus mince, plus acérée que sa mère, elle était vêtue d'une chemise blanche par-dessus des jeans noirs moulants.

Aucune rondeur ni dans la silhouette, ni dans le comportement. Ses cheveux noirs, nettement coupés au ras des m‚choires, virevoltaient dès qu'elle bou-geait la tête, soulignant chacun de ses mouvements.

Le policier perçut, à l'attitude de la jeune femme, qu'il l'importunait, qu'il empiétait sur une intransi-geante intimité.

- Désolé de vous déranger, madame. Je me présente : superintendant Duncan Kincaid, de Scotland Yard. J'avais frappé, mais...

- Je n'ai rien entendu. Enfin, je veux dire, j'ai d˚ entendre, mais j'avais la tête ailleurs. «a m'arrive souvent quand je bosse.

Dans le timbre de sa voix, aucune trace de la sonorité veloutée si remarquable chez sa mère.

Elle descendit de son siège en s'essuyant les mains sur un chiffon.

- Julia Swann. Mais vous savez déjà ça, n'est-ce pas?

La main qu'elle lui tendit était un tant soit peu humide au toucher, mais ferme et décidée. Il chercha o˘ s'installer, sans rien trouver d'autre qu'un fauteuil trop rembourré, quoique passablement défraîchi, et qui l'aurait placé nettement en dessous du tabouret haut sur lequel elle était retournée se jucher. Il préféra donc s'appuyer contre un établi très encombré.

Bien que l'atelier fut vaste - certainement la réunion de deux anciennes chambres, estima le policier - le plus grand désordre y régnait. Les fenêtres, recouvertes de papier cristal, offraient quelque repos aux yeux dans le fouillis général, et aussi la grande planche sur tréteaux, devant laquelle se tenait la jeune femme au moment o˘ Kincaid avait fait son entrée, une table d'architecte entièrement dégagée à l'exception d'un carré de plastique blanc barbouillé de couleurs vives et d'une tablette en aggloméré, faiblement inclinée. Le policier eut aussi le temps d'entrevoir, avant que l'artiste ne se rassît sur son tabouret, une feuille blanche collée sur la tablette avec du papier adhésif.

Julia posa enfin son pinceau sur la table derrière elle, tira un paquet de cigarettes de sa poche de chemise et le lui présenta.

- Non, merci, fit-il en secouant la tête.

Elle alluma une cigarette et expira la fumée en le fixant.

- Bien, alors, monsieur le superintendant?

Maman a été très impressionnée par ce titre, mais c'est toujours comme ça avec elle - qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

- Permettez-moi de vous exprimer mes condo-léances, madame Swann.

Il entamait la conversation avec un préambule des plus conventionnels, en escomptant que la réponse ne le serait pas.

Elle haussa les épaules dont Kincaid devina les formes sous l'étoffe trop large de la chemise. Une chemise empesée, boutonnant à droite : avait-elle appartenu à Swann ?

- Vous pouvez m'appeler Julia. ´ Madame Swann ª, je ne m'y suis jamais habituée : ça me donnait l'impression d'être devenue la mère de Connor.

Elle se pencha pour saisir un cendrier en faÔence portant les mots Visitez les Gorges de Cheddar.

- Elle, elle est morte l'année dernière. Un drame dont vous n'aurez pas à vous occuper, au moins.

- Vous n'aimiez pas votre belle-mère ?

- Une Irlandaise de cinéma, avec des ´Dame oui, ma Doué ! ª en veux-tu en voilà...

Elle ajouta, d'un ton radouci :

- Je disais toujours que plus elle s'éloignait de Connemara, plus son accent augmentait.

Un sourire, pour la première fois. Le même sourire que son père, une vraie marque de fabrique qui modifiait énormément ses traits.

- Maggie Swann adorait son fils et elle aurait été

bouleversée par ce qui vient de se passer. Il faut dire que le père de Connor s'était fait la malle peu après sa naissance... en admettant que ce fameux père ait jamais existé, précisa-t-elle, sa bouche s'animant encore d'une ironie secrète.

- ¿ ce que j'ai cru comprendre, vous étiez séparée de votre époux, c'est ça ?

- Oui, depuis...

Elle ouvrit les doigts de sa main droite et compta du bout de l'index de l'autre main, en remuant les lèvres. De belles mains fines, sans aucune bague ni alliance.

- ... Oui, depuis plus d'un an.

Elle écrasa son mégot dans le cendrier. Kincaid profita du silence.

- quelle drôle de situation, si vous permettez...

- Vous croyez, monsieur Kincaid ? Nous, ça nous convenait très bien.

- Aucun projet de divorce ?

Elle haussa de nouveau les épaules, croisa les genoux et répondit, en balançant l'une de ses longues jambes :

- Non, aucun.

Il la scruta. Jusqu'o˘ pouvait-il aller avec elle ?

Śi la mort de son mari l'accable, elle a l'art de le dissimuler. Pourtant, se sentant observée, elle se tor-tille sur son perchoir et t‚te la poche de sa chemise, comme pour vérifier que ses cigarettes n'ont pas disparu. Peut-être son armure n'est-elle pas aussi impénétrable que je l'avais craint. ª

- Vous fumez toujours autant ? questionna-t-il, comme s'il en avait eu le droit.

Elle se contenta de sourire en reprenant le paquet dans sa poche et elle le secoua pour en extraire une autre cigarette.

Sa chemise n'était pas aussi immaculée qu'il y paraissait : il y avait une petite éclaboussure violette à hauteur des seins.

Kincaid reprit :

- Vous étiez restée en bons termes avec Swann ?

Vous le voyiez de temps en temps quand même ?

- Oui, on se parlait, si vous voulez, mais je ne dirais pas que nous sympathisions beaucoup.

- L'avez-vous vu hier au déjeuner ?

- Non. Je ne viens jamais à table quand je travaille, ça me casse le rythme...

Julia écrasa la cigarette qu'elle venait d'allumer et redescendit de son tabouret.

- ... Ce que vous venez de faire, du reste : maintenant, ma journée est foutue.

Elle rassembla une poignée de pinceaux et traversa la pièce jusqu'à un lavabo à l'ancienne, avec cuvette et aiguière.

- L'ennui dans cet atelier, c'est qu'il n'y a pas d'eau courante, marmonna-t-elle par-dessus son épaule.

Comme elle était sortie du champ de vision de Kincaid, celui-ci se pencha pour examiner le papier à

dessin collé à la tablette. De la taille d'une page de livre ordinaire, mais au grain très fin, on y voyait l'esquisse au crayon d'une fleur à pétales pointus, sur laquelle la jeune femme avait commencé d'appliquer quelques touches de couleurs vives, lavande et vert.

- Vesce sauvage à aigrettes, expliqua-t-elle, en le voyant s'intéresser à son úuvre. C'est une plante grimpante qui pousse dans les haies. «a fleurit en...

- Julia...

Il interrompit le flot de ses explications botaniques.

Elle s'arrêta net, surprise du ton impérieux du policier.

- Julia, votre mari est mort hier soir et on a découvert son corps ce matin. Il n'y a pas eu là de quoi vous casser le rythme, comme vous dites ? Ou déranger votre emploi du temps ?

Elle se détourna, ses cheveux noirs lui balayant le visage. Lorsqu'elle lui fît face à nouveau, elle avait les yeux secs.

- Mieux vaut que vous le sachiez, monsieur Kincaid, le mot śalopard ª pourrait avoir été inventé

pour décrire Connor Swann. Et je le méprisais.

- Une bière-citron, s'il vous plaît, dit Gemma au barman, avec un sourire.

Si Kincaid avait été là, il aurait pour le moins froncé le sourcil à entendre une commande aussi sau-grenue. Toutefois, elle était si accoutumée aux taquineries de son chef qu'elles lui manquaient. Surtout un soir comme celui-ci.

- quel temps de cochon, hein, mademoiselle !

commenta le barman en plaçant soigneusement le liquide glacé au centre du sous-verre. Vous venez de loin?

- Non, de Londres. Mais une circulation pas possible !

Elle avait en effet eu du mal à s'extirper des interminables banlieues ouest. Elle avait enfin quitté la A40 à BeaconsfÔeld pour longer la Tamise. En dépit du brouillard, elle avait pu voir les façades victoriennes qui s'alignaient au bord du fleuve, vestiges d'une époque o˘ les bourgeois londoniens aimaient à

passer le week-end dans les parages.

¿ Marlow, elle avait pris la direction du nord et traversé des collines plantées de hêtres. Elle avait constaté qu'en quelques kilomètres à peine, elle s'était aventurée dans un monde énigmatique, téné-breux et feuillu, tellement à l'écart du grand fleuve qui coulait paisiblement non loin de là.

- Chiltern Hundreds, qu'est-ce que ça veut dire au juste ? demanda-t-elle au barman. J'en ai entendu parler toute ma vie, sans jamais savoir d'o˘ provenait le nom.

Il reposa la bouteille qu'il était en train d'essuyer avec un torchon, et parut peser la question. ¬ge moyen, cheveux bruns ondulés, parfaitement entretenus, un début de bedaine. Il avait l'air ravi de bavarder un brin.

La salle était à peu près vide (sans doute trop tôt pour les habitués du vendredi soir, songea Gemma), néan-moins l'ambiance était hospitalière : un feu de bois dans l'‚tre, des meubles douillettement capitonnés. Un buffet garni de viandes froides, p‚tés, salades variées et fromages vers lequel la voyageuse loucha avec une délectation gourmande.

Le C.I.D. du Val-de-Tamise s'était montré à la hauteur en lui réservant une chambre dans cette auberge de Fingest et en lui fournissant des indications on ne peut plus précises. En outre, dès son arrivée, elle avait trouvé une pile de documents sur sa table ; dès qu'elle les eut feuilletés, il ne lui resta plus qu'à redescendre savourer une excellente bière en attendant Kincaid.

Le barman l'arracha à sa rêverie en reprenant la parole :

- Les Chiltern Hundreds ? Eh bien, voilà. Autrefois, l'Angleterre était divisée en circonscriptions appelées centaines, en hundreds, chacune avec sa propre cour de justice. Trois de ces centaines du Bu-ckinghamshire prirent le nom de Centaines de Chiltern parce qu'elles étaient situées dans les collines de Chiltern. Pour être plus précis, c'était Stoke, Burnham et Desborough : d'o˘ les Hundreds.

- Maintenant, c'est clair, fit Gemma, d˚ment impressionnée par toute cette érudition. Dites donc, vous en connaissez un rayon !

- J'étudie un peu l'histoire locale, en amateur, quand j'ai le temps. Je me présente : Tony.

Il tendit la main par-dessus le comptoir et Gemma la lui serra.

- Moi, c'est Gemma.

- Ces hundreds, c'est du passé. Pourtant, cente-nier des Chiltern est encore un titre officiel, traditionnellement confié au Chancelier de l'…chiquier, ce qui lui permet de démissionner de son siège aux Communes pour assurer sa charge. En réalité, l'as-tuce juridique est un peu tirée par les cheveux. Mais c'est probablement la seule raison pour laquelle la fonction a été maintenue.

Son sourire révélait des dents saines et régulières, d'une blancheur éclatante.

- C'est tout. Et peut-être que je vous en ai dit plus que vous ne souhaitiez. Bon, je vous remets un verre ?

Gemma, notant qu'elle avait déjà à peu près vidé

sa chope, estima avoir assez bu, si elle voulait garder les idées claires.

- Il vaudrait mieux pas, répliqua-t-elle.

- Vous êtes chez nous pour affaires ? Parce que, en général, on n'a pas beaucoup de touristes en cette saison : disons que novembre n'est pas le mois rêvé

pour faire des excursions dans les collines.

- Pas faux, ça, admit Gemma, avec à l'esprit le souvenir de la bruine pénétrante et des futaies moroses qu'elle avait traversées.

Tony s'appliqua à ranger des verres sans la perdre de vue. Il était tout prêt à papoter encore, sans toutefois lui forcer la main. Il s'était montré si cordial, si disert, qu'elle le prenait pour le patron ou au moins le gérant de l'établissement. En tout cas, il représentait une source appréciable de potins concernant le pays.

- En fait, je suis là pour le type qui s'est noyé ce matin. Je suis fonctionnaire de police, avoua-t-elle.

Tony la dévisagea et détailla, avec un intérêt manifeste, sa chevelure bouclée auburn, coiffée en arrière avec un clip, son pull couleur vieux malt et son pantalon bleu marine.

- Vous, une femme-flic ? «a alors !...

Il secoua la tête d'un air incrédule.

- J'en ai jamais vu d'aussi mignonne, si je peux me permettre.

Gemma accepta le compliment avec le sourire qu'il méritait.

- Vous le connaissiez, le monsieur qui s'est noyé ?

Tony hocha tristement la tête.

- quel malheur ! Bien s˚r que je connaissais Connor, comme tout le monde dans le coin. Même qu'il y a pas un pub entre ici et Londres o˘ il ne soit entré un jour ou l'autre. Ou un champ de courses. Un mec super sympa !

- Et tout le monde l'aimait bien, vraiment ? s'enquit Gemma, avec son aversion instinctive pour un habitué des bistros et des hippodromes.

N'avait-elle pas découvert, peu après son mariage, que Bob considérait le flirt et le jeu comme les droits inaliénables de tout m‚le britannique qui se respecte ?

- Oui, renchérit le barman, Connor était un type extra, toujours un mot gentil, toujours prêt à se marrer. Et le portefeuille facile, avec ça : dès qu'il avait bu un coup, il offrait des tournées, en veux-tu en voilà...

Il s'appuyait sur le comptoir et parlait avec animation.

- ... Un coup dur pour la famille, après ce qui leur était déjà arrivé.

- La famille de qui ? qu'est-ce qui leur est arrivé ? demanda Gemma.

Avait-elle négligé une allusion à une autre tragédie dans les rapports qu'elle avait lus ?

- Oh ! pardon, fit Tony en souriant, c'est peut-

être un peu compliqué. Voilà : la famille de Julia, la femme de Connor, les Asherton, c'est des gens qui habitent ici depuis des siècles, tandis que lui, c'était un fils d'immigrés irlandais, sorti de rien. quoi qu'il en soit...

- «a s'est passé quand ?

- Deux ans après la fin de mes études, j'étais revenu dans le pays après avoir essayé de trouver un job à Londres...

Ses dents blanches éclairaient son sourire.

- ... Oui, j'avais fini par piger que la grande ville, c'était pas rose comme je croyais. Enfin, ça s'est passé en automne, la pluie n'arrêtait pas des mois entiers, pire que maintenant...

Il s'interrompit pour saisir une chope vide suspendue derrière lui et la montra à Gemma.

- «a vous dérange pas que je trinque avec vous ?

Elle secoua amicalement la tête.

- Absolument pas, je vous en prie.

Il était lancé et il fallait le laisser parler, si elle voulait connaître l'histoire en détail.

Il se tira une demi-pinte de Guinness à la pression et la go˚ta. Après avoir essuyé un peu de mousse sur sa lèvre supérieure, il reprit :

- Voyons, comment il s'appelait ? Je devrais me rappeler son nom, le petit frère de Julia, mais il y a pas loin de vingt ans de ça...

Il se passa la main dans les cheveux, comme si ce trou de mémoire lui rappelait soudain son ‚ge.

- ... Matthew, oui, c'est bien ça. Matthew Asherton. Il devait avoir douze ans, déjà un musicien génial, à ce qu'il paraît. Enfin un jour, il revenait de l'école avec sa súur et il s'est noyé. Coulé à pic.

C'est tout.

L'image inopinée de son propre fils poignit Gemma : elle se représentait Toby quand il aurait douze ans, ses cheveux blonds un peu plus foncés, le corps moins potelé... Emporté par le courant ! Elle fut obligée de déglutir avant de s'exclamer :

- quelle horreur ! Pour toute la famille, mais surtout pour cette Julia : d'abord son petit frère, puis son mari. Comment ça s'est passé ?

- Je me demande si quelqu'un le sait vraiment.

Un de ces trucs incompréhensibles qui arrivent.

Il absorba une bonne moitié de sa Guinness.

- Oui, ça ne s'est pas beaucoup ébruité, à

l'époque, juste des choses qu'on a entendues. Je me demande même si, au jour d'aujourd'hui, on ose en parler devant la famille.

Un courant d'air frisquet effleura la chevelure de Gemma et lui caressa les chevilles au moment o˘ la porte sur la rue s'ouvrait. Elle se retourna et vit deux couples s'installer à une table d'angle. Les nouveaux venus saluèrent Tony, en habitués.

- Tony, dit l'un des deux hommes, on voudrait réserver pour dans une demi-heure. Tu nous sers la même chose que d'habitude, d'accord ?

- Allez, c'est parti ! lança le barman en préparant les boissons. En général, on fait le plein du restaurant le vendredi soir - ils viennent tous pour passer une soirée sympa avant le week-end. Sans les mômes, naturellement !

Gemma éclata de rire. quand la porte s'ouvrit à

nouveau et que l'air lui refroidit le dos, elle n'eut même pas la curiosité de se retourner.

Des doigts lui frôlèrent l'épaule et Kincaid se glissa sur le tabouret à côté d'elle.

- Alors, Gemma, on picole en douce, à ce que je vois ?

- Salut, patron.

Cette apparition n'avait rien d'inattendu pour Gemma. Pourtant, son pouls s'accéléra.

- Et en plus, on fraternise avec les indigènes, si je ne m'abuse ? Ils en ont de la veine !

Il eut un sourire pour Tony.

- Je prendrais bien une pinte de... Brakspear ? La bière de Henley, c'est ça ?

- Tony, voici mon chef, dit Gemma. Superintendant Duncan Kincaid. M. Tony.

- Enchanté.

Le barman serra la main du nouveau client, non sans jeter un regard perplexe à Gemma.

Celle-ci examinait son supérieur d'un úil critique.

Pas vraiment le superintendant classique de Scotland Yard. Grand et mince, les cheveux bruns un peu négligés, la cravate de travers, la veste en tweed imprégnée de pluie. Pour la plupart des gens, un superintendant, c'était quelqu'un de plus ‚gé et de plus corpulent.

- Alors, raconte, dit Kincaid, aussitôt qu'il eut obtenu sa bière et que Tony se fut éloigné pour servir le groupe de quatre à la table d'angle.

Elle savait qu'il comptait sur elle pour s'informer et lui rapporter les éléments essentiels, sans avoir besoin de notes.

- J'ai lu tous les rapports de nos gars du Val-de-Tamise, annonça-t-elle en levant la tête en direction de sa chambre, au-dessus d'eux. Je les ai trouvés sur la table de ma chambre là-haut quand j'ai débarqué.

Vachement efficaces, les gars !

Elle ferma les paupières pour rassembler ses idées.

- Voilà : ce matin à sept heures zéro cinq, ils ont eu un appel téléphonique d'un nommé Perry Smith, éclusier au barrage d'Hambleden. Il avait découvert un corps bloqué sur les vannes. Ils ont envoyé une équipe de premiers secours pour retirer le corps de l'eau et ils l'ont identifié gr‚ce aux papiers qu'il avait sur lui. C'était un certain Connor Swann, résidant à

Henley-sur-Tamise. Sur quoi, l'éclusier qui s'était remis de ses émotions, a constaté qu'il s'agissait du gendre des Asherton, des gens qui habitent à trois kilomètres au-dessus d'Hambleden. Il a précisé que cette famille se promenait souvent par là.

- Vers l'écluse ? s'exclama Kincaid, un peu surpris.

- Oui. Apparemment, c'est pour le pittoresque.

Gemma fronça le sourcil avant de reprendre le cours de son récit.

- Le médecin légiste local est venu faire le premier constat. Selon lui, il y aurait des ecchymoses autour du cou et le corps était déjà froid alors que la rigidité cadavérique commençait à peine...

- Le séjour dans l'eau froide peut la retarder, non ? intervint Kincaid.

Elle secoua la tête, avec une pointe d'impatience.

- D'habitude, dans les cas d'hydrocution, la rigidité cadavérique intervient très tôt. De sorte que le toubib estime que la victime aurait peut-être été étranglée avant l'immersion.

- Tu ne crois pas que ce légiste a beaucoup d'imagination ?

- On verra bien ce que dit le rapport d'autopsie.

Kincaid attrapa un sachet de chips à l'oignon sur un présentoir.

- Tu vas bouffer ces horreurs ? s'indigna Gemma.

Kincaid riposta, la bouche pleine :

- Je crève de faim. Et les déclarations des proches ?

Elle finit son verre avant de répondre et de se concentrer à nouveau sur son récit.

- Voyons voir... Ah oui, ils ont enregistré les déclarations des beaux-parents et celle de la veuve : hier soir, sir Gerald Asherton dirigeait un opéra au Coliseum, à Londres ; Dame Caroline Stowe s'était couchée de bonne heure ; et Julia Swann assistait à

un vernissage dans une galerie de Henley. Aucun d'entre eux ne se serait disputé avec Connor et ils affirment que lui-même n'avait aucune raison de s'inquiéter ou de se sentir menacé.

- …videmment ! bougonna le commissaire en fai-

sant une grimace. Et rien de tout ça n'a de sens aussi longtemps qu'on ignorera l'heure précise du décès.

- Tu as d˚ les voir cet après-midi, ces gens-là. ¿

quoi ils ressemblent ?

- Bof ! Intéressants, si on veut. Mais j'aimerais mieux que tu te fasses ton idée par toi-même. On y retournera ensemble demain...

Il poussa un soupir et sirota sa bière.

- ... Pas que je m'attende à des révélations extraordinaires. Aucun d'eux n'imagine que quelqu'un ait pu en vouloir à Connor au point de l'assassiner. Et voilà : pas de mobile, pas de suspect, et d'ailleurs on n'est même pas certain que ce soit un meurtre.

Il leva sa chope, en un toast ironique.

- ¿ l'affaire criminelle de l'année !

Après une bonne nuit de sommeil, Kincaid envisa-geait l'affaire avec moins de scepticisme.

- Bon, on commence par l'écluse, annonça-t-il pendant qu'ils déjeunaient dans la salle à manger du Chequers. On n'avancera pas tant qu'on n'y sera pas allé. Après, j'irai jeter un coup d'úil au corps de Connor Swann...

Il avala le reste de son café en observant Gemma.

- ... Comment fais-tu pour avoir l'air si fraîche et relax dès le matin ?

Vêtue d'un blazer feuille morte, elle avait les traits reposés et ses cheveux resplendissaient, comme animés d'une vie propre.

- Je n'y suis pour rien, ça doit être l'hérédité, parce que mes parents étaient boulangers et que c'est un métier o˘ on se lève de bonne heure.

- M...ouais !

Il avait dormi très profondément, sans doute gr‚ce à la bière qu'il avait absorbée la veille au soir. ¿ telle enseigne qu'il lui avait fallu une seconde tasse de café pour retrouver son élan. Enfin, en partie.

Ils achevèrent de déjeuner dans un silence amical.

Les rues de Fingest étaient encore désertes à cette heure-là. Ils prirent la direction du sud, vers la Tamise. Ils garèrent l'Escort de Gemma à un kilomètre du fleuve et traversèrent la chaussée pour emprunter un chemin de terre. La bise leur coupa le visage quand ils abordèrent la descente. Heurtant involontairement la jeune femme de l'épaule, Kincaid crut sentir une douce chaleur, même à travers le tweed de sa veste.

Le sentier traversait la route parallèle au fleuve avant de serpenter entre divers édifices, au milieu d'une végétation envahissante. Aussi ne découvri-

rent-ils le fleuve qu'en débouchant d'un autre sentier bordé de hautes clôtures. L'eau reflétait le ciel plombé. Devant eux, une passerelle bétonnée cintrée enjambait la rivière.

- Tu crois que c'est ça ? marmonna Kincaid.

Moi, je ne vois rien qui ressemble à une écluse.

- Attends, répondit-elle, j'aperçois des bateaux de l'autre côté de la levée, là-bas. «a doit être le chenal.

- Bravo. Eh bien, après vous, madame, fit-il avec une courbette de courtoisie bouffonne.

Ils s'engagèrent sur la passerelle, l'un derrière l'autre : impossible de progresser côte à côte entre les deux garde-fous.

Ils atteignirent le barrage, à mi-chemin. Gemma fit halte et contempla les remous qui grondaient à leurs pieds ; elle eut un frisson et releva le col de sa veste.

- Incroyable, la force de l'eau ! Même notre petite Tamise si calme : pour un rien, ça devient un monstre, hein ?

- Il a beaucoup plu ces derniers temps, rappela Kincaid.

Il devait hausser le ton, à cause du bruit ; on en sentait les vibrations à travers les semelles des chaussures. Il agrippa la rampe dont le métal lui glaça les paumes et se pencha au-dessus des remous.

- Bordel ! rugit-il, quelqu'un qui voudrait balancer un corps à la flotte, c'est l'endroit rêvé ici.

Il nota que Gemma devait avoir froid : elle serrait les lèvres et la p‚leur de ses joues accentuait ses taches de rousseur. Il lui mit une main sur l'épaule en disant :

- Viens, on traverse, il fera moins froid sous les arbres.

Pressés de se mettre à l'abri, ils s'élancèrent, tête baissée contre le vent. La passerelle ne s'arrêtait qu'une centaine de mètres au-delà du barrage, longeant un moment la rive qui se perdait dans les bois.

Le répit fut de courte durée : on avait du mal à

progresser entre les arbres. Néanmoins, ils purent reprendre haleine avant de s'avancer à découvert.

L'écluse se profila enfin. Les rubans jaunes des scellés, qui avaient été tendus le long du tablier bétonné, désignaient les lieux du drame. A droite, une maisonnette trapue, en brique rouge, avec une fenêtre à petits carreaux de chaque côté de la porte ; la plus rapprochée, masquée par une plante grimpante non taillée, faisait penser à un gros úil noir à l'aff˚t sous un sourcil broussailleux.

Au moment o˘ Kincaid saisissait le ruban et se courbait pour passer dessous, un homme apparut sur le seuil, écartant les ramilles d'un lierre exubérant et les apostropha :

- Dites donc, vous aut', n'avez pas le droit. On passe pas : ordre de la police.

Kincaid se redressa et scruta le personnage qui venait à lui : petit, trapu, cheveux gris en brosse, polo agrémenté du nom ´ Régie Autonome de la Tamise ª.

Il tenait une tasse fumante à la main.

- Il s'appelle comment déjà, l'éclusier ? glissa Kincaid à l'oreille de Gemma.

Elle ferma les yeux un instant, puis :

- Perry Smith, sauf erreur.

- Oui, c'est ça.

Il tira la carte officielle de sa poche et la présenta à l'homme qui arrivait à sa hauteur.

- Vous ne seriez pas Perry Smith, par hasard ?

Le préposé saisit le document de sa main libre et l'étudia, sans dissimuler sa suspicion. Ensuite, il détailla les deux arrivants, comme s'il espérait prouver qu'il s'agissait d'imposteurs. Il finit par hocher la tête, d'un air bourru.

- Ce que j'sais, je l'ai dit aux autres hier.

- Madame est l'inspecteur James, reprit Kincaid, sans se départir de son ton courtois, et c'est justement vous que nous sommes venus voir.

- Monsieur le superintendant, moi, mon boulot, c'est de veiller au bon fonctionnement de l'écluse, sans être tout le temps dérangé par la police. Hier, ils m'ont empêché d'ouvrir les vannes pendant qu'ils bricolaient avec leurs pinces à épiler et leurs petits sachets. Du coup, le fleuve s'est trouvé embouteillé

sur deux kilomètres...

Son mécontentement redoublait.

- ... Comme emmerdeurs, je ne vous dis que ça...

Sans même chercher à se faire pardonner les gros mots.

- Ils foutent le bordel sans s'occuper du temps qu'il va falloir pour tout remettre en marche.

Kincaid tenta de le calmer :

- Monsieur Smith, je n'ai pas l'intention de vous gêner dans votre travail, je veux simplement vous poser quelques questions...

Il leva la main pour couper court à une interruption.

- ... même si j'ai conscience que vous avez déjà

répondu. Mais, je préfère entendre ça directement de votre bouche, parce que, vous savez, je me méfie : il arrive trop souvent que les témoignages nous parvien-nent déformés.

Le visage de Smith se détendit. Il but une gorgée de thé. Le geste fit saillir ses puissants biceps sous les mailles du polo.

- Avec des types comme ceux que j'ai vus hier, ça m'étonnerait pas !

Bien qu'il sembl‚t insensible à la température, il fixa Gemma comme s'il venait de s'aviser de son existence : elle se tenait recroquevillée contre Kincaid, le col de la veste serré jusqu'au menton.

- P't'êt' qu'on pourrait entrer dans le poste, vu le vent qu'y a, suggéra-t-il, moins revêche.

Gemma lui décocha un sourire.

- Merci beaucoup. C'est bête, je ne me suis pas habillée pour un temps pareil.

Smith interpella à nouveau Kincaid, tandis qu'ils prenaient le chemin du poste.

- Ce que j'aimerais bien savoir, c'est quand ils vont se décider à retirer leurs cordons jaunes.

- Pour ça, il faut que vous voyiez avec les collègues du Val-de-Tamise. En tout cas, si les constats ont été dressés, ça ne devrait plus demander bien longtemps.

Kincaid marqua une pause devant la porte et parcourut du regard les tabliers en béton encadrant l'écluse, le sentier herbu vers l'amont, sur l'autre rive.

- Ils n'ont pas d˚ trouver grand-chose, à mon avis.

Le plancher de l'entrée était recouvert d'une carpette en sisal. Le long du mur, des bottes en caout-chouc assez fatiguées, divers vêtements de travail, cabans et suroîts en toile cirée, imperméable jaune vif, et aussi des rouleaux de cordage. Smith les conduisit, par la porte à gauche, jusqu'à une espèce de salle de séjour aussi dépouillée que le vestibule, quoique la température y tut plus tiède.

Kincaid constata que Gemma rabattait son col et prenait son bloc-notes. Smith se tenait à côté de la fenêtre à surveiller le fleuve, sans cesser de laper son thé.

- Si vous nous disiez comment vous avez trouvé

le corps, monsieur Smith ?

- Ben voilà, je rapplique, au lever du soleil, après ma première tasse, pour que tout soit en ordre pour la journée, vu que ça commence de bonne heure des fois, surtout en été, mais même maintenant. Justement, y avait un bateau qu'attendait que j'ouvre.

- Ils ne peuvent donc pas le faire tout seuls ?

s'enquit Gemma.

Il s'attendait à la question, secoua la tête.

- D'accord, c'est pas trop difficile à faire, mais si on est trop pressé et qu'on vide pas bien, puis qu'on remplit pas correctement le bassin, ça fait un boxon, je vous dis pas.

- qu'est-ce qui s'est passé alors ? intervint Kincaid.

- Je vois bien que vous n'y connaissez rien dans les écluses, riposta le préposé avec le regard apitoyé

qu'on aurait pour un benêt qui n'aurait même pas appris à nouer ses lacets.

Le policier se retint de le remettre à sa place et de lui apprendre que, ayant passé son enfance dans l'Ouest-Cheshire, les écluses n'avaient pas de secret pour lui.

- Le bassin doit rester vide entre chaque passage, alors la première chose que je fais, c'est d'ouvrir les vannes pour mettre au niveau. C'est ce que j'ai fait pour le premier bateau hier et v'là-t'y pas que l'autre, là, i' remonte à la surface, comme un bouchon...

Une autre gorgée et il ajouta, d'un ton écúuré :

- ... Y avait une bonne femme sur le pont de la péniche qui gueulait comme un cochon à l'abattoir, que c'était pas croyable. Moi, je viens ici et je fais le 999 au téléphone, rien que pour plus l'entendre beugler...

Ses yeux se plissèrent imperceptiblement, comme s'il allait sourire.

- ... Les secours d'urgence ont repêché ce pauvre type. Ils ont bien essayé de le ranimer, mais c'était clair comme le jour qu'il était mort depuis un bon moment.

- quand l'avez-vous reconnu ?

- Oh, pas tout de suite. Enfin, pas quand j'ai vu le corps. Seulement, quand j'ai regardé son portefeuille que les aut' avaient sorti de sa poche, le nom me disait quelque chose, juste un peu. Même qu'il m'a fallu une minute pour me rappeler.

Kincaid se rapprocha de la fenêtre et regarda au-dehors à son tour.

- O˘ l'aviez-vous entendu, ce nom ?

Smith haussa les épaules.

- Oh, s˚rement au bistro. Tout le monde dans le coin a entendu causer des Asherton, de ce qu'ils font, tout ça.

- Vous pensez qu'il aurait pu tomber accidentellement depuis le haut de la vanne ? demanda encore Kincaid.

- Eh ben, la rambarde n'empêcherait pas quelqu'un qu'a bu un coup de passer par-dessus. Ou un barjo. De toute façon, en amont de la vanne, il y a une bordure en béton qui continue jusqu'à l'ancien chemin de halage et là, y a pas de rambarde du tout.

Kincaid se souvint des villas qu'il avait remarquées en amont, sur cette même rive : elles possédaient toutes de magnifiques pelouses qui descendaient jusqu'au ras de l'eau, et certaines des petits pontons.

- Et s'il était tombé plus haut ?

- Le courant ne devient vraiment fort que devant les vannes, alors...

L'homme désigna l'amont d'un mouvement de tête.

- ... je dirais qu'il fallait qu'il soit dans les pommes, pour pas pouvoir se sortir de la flotte. Dans les pommes ou... p't'êt' déjà mort.

- Mais s'il est tombé devant l'écluse, est-ce que le courant aurait suffi à le garder au fond ?

Smith jeta un long coup d'úil à l'écluse avant de répondre.

- Pas facile à dire. Vous comprenez, c'est la pression du courant qui ferme les vannes, il est vachement costaud à cet endroit, mais de là à pousser vers le fond un bonhomme qui se débat, alors là, non...

enfin je crois pas.

- Une dernière question, monsieur Smith : auriez-vous entendu ou vu quelque chose d'inhabituel au cours de la nuit ?

- Je me couche de bonne heure, étant donné que je me lève à l'aube. Je n'ai pas été réveillé.

- Est-ce qu'une bagarre vous aurait réveillé ?

- Vous savez, monsieur le superintendant, j'ai un sacré sommeil, je peux rien affirmer.

- Le sommeil de l'innocence, murmura peu après Gemma, dès qu'ils eurent pris congé et que le brave homme eut solidement refermé sa porte.

Kincaid s'arrêta et examina l'écluse.

- Admettons que Connor Swann ait été inconscient ou déjà mort avant de choir, comment aurait-on pu le trimballer là-dessus ? Un sacré travail, même pour un costaud.

- Ou alors, d'un bateau en amont... ou en aval ?

Je dis ça, mais pourquoi débarquer un cadavre d'un bateau en aval, le transporter le long de l'écluse et s'en débarrasser en amont ? Peu vraisemblable.

Ils s'en revenaient par le chemin qui les ramènerait de l'autre côté du barrage. Cette fois, ils avaient le vent dans le dos. Des bateaux amarrés se balançaient paisiblement dans les eaux calmes en aval. Des col-verts volaient et plongeaient, alternativement, indifférents à toute activité humaine sans rapport avec des cro˚tons de pain.

- …tait-il déjà mort ? C'est la question à mille balles, ma chère.

Il l'épia une seconde, le sourcil levé, avant d'ajouter :

- Une visite à la morgue, ça te dirait ?

L'odeur de désinfectant rappelait toujours ses années de jeunesse à Kincaid, l'époque o˘ l'infirmière du collège, outre son autorité souveraine sur des genoux éraflés, disposait du pouvoir absolu d'autoriser les élèves à rentrer chez eux, si leurs malaises ou leurs bobos l'exigeaient. Autorité et pouvoir auxquels les pensionnaires d'ici seraient restés indifférents. De surcroît, l'antiseptique ne masque pas totalement de vagues remugles de putréfaction. Le policier eut soudain la chair de poule : sans doute le froid.

Une rapide communication téléphonique avec le C.I.D. du Val-de-Tamise leur avait fourni les indications nécessaires : le corps de Swann se trouvait à

l'hôpital d'High Wycombe, en attente d'autopsie. Un hôpital vétuste. Dans la salle de la morgue, par exemple, carreaux de faÔence et lavabos en porcelaine ; et, au lieu des rangées de tiroirs en inox, dissimulant pudiquement les macchabées, des chariots métalliques qui s'alignaient le long des murs, chargés de formes imprécises sous les draps blancs d'o˘ surgis-saient des orteils étiquetés.

- Lequel voulez-vous voir au juste ? s'informa l'employée de permanence, une jeune femme tout sourire, nommée Sherry - à en croire son badge -, aussi guillerette qu'une maîtresse d'école maternelle.

- Swann, Connor, débita Kincaid, non sans un clin d'úil amusé à Gemma.

Sherry trotta le long des chariots en distribuant des pichenettes aux fiches d'identification accrochées aux orteils.

- Et le voilà ! Le numéro quatre, triompha-t-elle.

Elle rabattit le linceul d'un geste expérimenté.

- quelqu'un de très soigné de sa personne. Tellement plus agréable, pas vrai ?

Elle leur prodiguait des regards compréhensifs, comme à des débiles mentaux. Elle retourna au portillon à va-et-vient qu'elle poussa d'une main en hélant :

- Mickey !

Elle informa les deux policiers :

- Mickey va nous donner un coup de main pour le déplacer.

Ledit Mickey fit irruption, fonçant à travers les deux battants comme un taureau dans l'arène. Ses épaules, exagérément musclées, tendaient les fines mailles du tee-shirt dont les manches courtes enserraient à grand-peine de prodigieux biceps.

- Mickey, veux-tu aider ces personnes sur le 4 ?

lui dit Sherry.

Ses manières de jardinière d'enfants se teintaient maintenant d'une nuance d'exaspération dont Mickey ne s'alarma pas outre mesure. Il se contenta d'opiner, et d'extraire des gants en latex de sa poche-revolver.

- Prenez votre temps, ajouta Sherry pour Kincaid et Gemma. quand ce sera terminé, vous m'appelez, d'accord ? Bon, à tout de suite.

Elle bondit vers le portillon, les pans de sa blouse voltigeant comme les ailes d'une mouette, et disparut.

Ils se rapprochèrent du chariot en silence et Kincaid entendit Gemma exhaler un léger soupir. Les épaules et le cou de Connor, dénudés, étaient vigoureux, sans rondeurs superflues ; les cheveux bruns avaient des reflets acajou. De son vivant, songea Kincaid, ce devait être l'un de ces hommes au teint fleuri qui rougissent pour un rien, colère ou enthousiasme.

Son corps n'avait pas le moindre défaut. En revanche, quelques meurtrissures en haut du bras gauche et à

l'épaule du même côté. En y regardant de plus près, le superintendant releva de petites traces bistres de part et d'autre de la gorge.

- Des contusions, oui, fit Gemma avec un scepticisme de professionnel, mais pas les marbrures au visage et au cou caractéristiques de la strangulation.

Kincaid se pencha au-dessus du cou.

- Aucun signe de ligature non plus... Mais, dis donc, regarde Gemma, qu'est-ce que je vois là, en haut de la joue gauche ? Un hématome ?

Elle s'attarda sur une tache un peu plus foncée.

- «a se pourrait. Pas facile à déterminer. Un choc contre la vanne quand il était dans l'eau, peut-être ?

En tout cas, la charpente était robuste, les pommettes saillantes, le nez et le menton forts, les lèvres pleines, surmontées d'une moustache rouss‚tre, étrangement vivante sur la peau blême.

- Un beau gosse, ce Connor, n'est-ce pas, Gemma ?

- Probablement séduisant, en effet... sauf s'il la ramenait trop. J'ai cru comprendre que c'était un dragueur invétéré. Je ne me trompe pas ?

Kincaid se demanda comment Julia Asherton Swann avait pu prendre la chose. Pas le genre de femme à rester patiemment au foyer pendant que le mari fait les quatre cents coups. Il lui vint à l'esprit que son désir d'examiner le corps tenait presque autant à une exigence professionnelle qu'au besoin inavouable d'en déduire on ne sait quoi sur la veuve.

Il interpella Mickey.

- Pourrions-nous voir le reste du corps ?

Le jeune employé s'exécuta sans mot dire et dégagea entièrement le drap.

- Il a d˚ passer des vacances au soleil il y a quelque temps, commenta Gemma...

En effet, on distinguait une fine délimitation entre cuisses et ventre brunis et l'aine, un rien plus p‚le.

- ... Ou il a fait du bateau sur la Tamise, tout simplement.

Kincaid, trouvant qu'il valait mieux imiter le laco-nisme de l'infirmier, se borna à hocher la tête, en ébauchant un geste flou.

Cependant, Mickey avait glissé ses deux mains gantées sous le mort et l'avait retourné sans la moindre apparence d'effort, sauf peut-être un faible grognement.

De larges épaules, saupoudrées de quelques taches de rousseur ; une marge plus claire sur la nuque, prouvant qu'il venait de se faire couper les cheveux ; un grain de beauté au-dessus d'une fesse. Tout cela - en soi assez banal, se dit Kincaid - fait subitement de Connor Swann un cas unique, comme il arrive en cours d'enquête. Inévitablement. Le corps devient soudain un individu à personnalité propre, quelqu'un qui, naguère, avait peut-être adoré les sandwichs fromage-cornichons ou les vieux sketches de Benny Hill.

- Alors, chef, satisfait ? marmonna Gemma, avec moins d'entrain que d'habitude. Rien à signaler de mon côté.

Kincaid opina.

- Moi non plus. De toute façon, on ne peut rien dire tant qu'on n'en sait pas plus long sur ses dernières activités et sur l'heure approximative du décès.

«a ira comme ça, ajouta-t-il pour Mickey, dont le visage continuait à refléter une totale indifférence...

«a y est, on a fini.

Puis, devant le portillon, il murmura :

- Allons rendre visite à l'allègre Sherry.

Il jeta un dernier regard avant de quitter la pièce : le diligent Mickey avait remis le cadavre sur le dos et replacé le drap avec soin.

Ils retrouvèrent l'allègre Sherry dans un box, de l'autre côté du portillon, à gauche. Elle s'activait sur un clavier d'ordinateur.

- L'autopsie, c'est pour quand, d'après vous ?

Elle étudia un plan de travail, collé à la cloison avec du Scotch.

- Ah ! voilà... ´ Winnie ª s'en occupe soit demain en fin d'après-midi, soit après-demain matin.

- ´ Winnie ª ? s'enquit Kincaid, avec devant les yeux l'image absurde d'un ourson disséquant un macchabée.

- Oui, le docteur Winstead, répliqua Sherry toutes fossettes dehors. On l'appelle ´ Winnie l'Ourson ª parce qu'il est adorable et tout rond.

La perspective d'une autopsie n'émeut plus guère Kincaid : il y a longtemps que l'excitation morbide d'un pareil spectacle s'est dissipée, remplacée par une espèce de dégo˚t pour cette ultime violation de l'intimité d'un être humain.

- Auriez-vous l'extrême amabilité de me prévenir dès que ce sera programmé ?

- Comptez sur moi, assura Sherry, toujours aussi primesautière, je m'en charge.

Kincaid devina à la mimique de Gemma qu'elle ne manquerait pas de railler, une fois de plus, cette manie de faire du charme au petit personnel. Il n'en susurra pas moins, avec son sourire le plus démagogique :

- Merci, Sherry, vous avez été vraiment très gentille. Ciao...

- Tu n'as pas honte, grommela Gemma dès qu'ils furent dehors, avec une gamine aussi émotive ?

- En tout cas, ça marche, c'est l'essentiel, rétorqua-t-il, avec un sourire.

Le dédale de rues à sens unique du centre-ville mit la perspicacité de Gemma à rude épreuve. Après bien des incertitudes et des hésitations, elle trouva la sortie d'High Wycombe et prit, sur les instructions de Kincaid, la direction du sud-ouest et des vallonnements insoupçonnés des Chiltern Hills. Gemma mourait de faim, mais ils avaient décidé de revoir les Asherton avant le déjeuner.

En conduisant, elle se remémora tous les éléments que Kincaid et Tony lui avaient communiqués concernant la famille. Maints détails piquaient sa curiosité. Avant de poser la question qu'elle avait sur les lèvres, elle lança un coup d'oeil à Kincaid et comprit qu'il avait la tête ailleurs, une attitude fré-quente chez lui avant tout interrogatoire. Comme s'il avait besoin de faire le point dans son for intérieur avant de cuisiner les gens en cause.

Elle se concentra entièrement sur la conduite du véhicule, non sans prendre une fois de plus conscience de la place qu'occupaient les jambes de son chef dans l'Escort, et aussi du long silence dans lequel il s'était enfermé.

Ils atteignirent enfin un embranchement. Avant même qu'elle ouvrît la bouche, Kincaid sortit de sa rêverie.

- C'est bien ici : Badger's End est un peu plus loin sur cette route.

Du bout du doigt, il indiqua un point sur la carte entre les villages de Northend et de Turville Heath.

- Oui, ce n'est pas marqué. Probablement un raccourci connu des gens du coin.

Des rigoles d'eau traversaient la chaussée devant eux, là o˘ le lit du ruisseau, dévalant entre les arbres, coupait la piste étroite. Un triangle jaune mettait les passants en garde : PRUDENCE - INONDATION, et le souvenir de la mort du pauvre petit Matthew Asherton s'imposa soudain à l'esprit de Gemma.

- ¿ gauche toute, fit Kincaid en tendant l'index.

Gemma obtempéra. Le sentier sur lequel ils s'aventurèrent s'enfonçait entre les remblais, à peine assez large pour l'Escort. De chaque côté, des arbres majestueux dont les ramures entrecroisées formaient une nef au-dessus d'eux. Par endroits, le talus était si haut que les racines apparaissaient au niveau des fenêtres.

De temps à autre, une brèche à droite permettait à

Gemma d'entrevoir la végétation jaune d'or des champs à flanc de coteau. ¿ gauche, au contraire, les bois s'épaississaient, sombres, impénétrables ; la lueur verd‚tre qui filtrait à travers la vo˚te des frondaisons dominant le chemin paraissait liquide.

- ... luge, marmonna soudain Gemma.

- Je te demande pardon ? fit Kincaid interdit.

- J'ai l'impression de faire de la luge. Tu sais, du bobsleigh, la luge olympique ?

Kincaid éclata de rire.

- Et c'est toi qui m'accuses de poétiser ! Fais gaffe ici, on doit tourner à gauche.

Non loin du sommet, Gemma aperçut en effet une trouée dans le remblai de gauche ; elle ralentit et s'en-gagea sur un tapis de feuilles mortes, puis roula mollement sur une faible inclinaison jusqu'à un virage et une clairière.

- Oh ! fit-elle, ébahie.

Elle s'était attendue à une b‚tisse du même style que les confortables maisons en silex à colombages des environs. Or, le soleil qui avait réussi à percer la couche de nuages projetait brusquement une lumière mouchetée sur la façade crayeuse de Badger's End.

- «a te plaît ?

- Je me le demande, répondit-elle en coupant le moteur et en baissant la glace de son côté.

Ils restèrent sur leur siège quelque temps à observer : on décelait un lointain ronronnement dans le silence des bois.

- Brrr, un peu lugubre. Pas du tout ce que j'es-comptais.

- Attends plutôt de faire la connaissance de la famille, railla Kincaid en ouvrant sa portière.

Gemma présuma que la femme qui leur ouvrit était Dame Caroline Stowe. Le pantalon en flanelle d'excellente qualité, bien coupé, le corsage et le cardigan bleu marine, les cheveux bruns, courts, irréprochables, un tout dénotant un bon go˚t classique de la maturité. Mais le regard impassible, la façon dont elle tenait sa tasse devant elle, le ton qu'elle prit pour dire : ´ qu'est-ce que c'est ? ª chassèrent les certitudes de Gemma.

Kincaid se nomma, présenta Gemma puis demanda à s'entretenir avec sir Gerald et Dame Caroline.

- Oh, je suis désolée, mais ils viennent de partir.

Ils sont allés voir l'entrepreneur des pompes funèbres, vous comprenez...

Elle fit passer sa tasse de café dans l'autre main avant d'annoncer :

- ... Moi, je suis Vivian Plumley.

- Vous êtes la gouvernante ? demanda Kincaid.

Gemma se douta qu'une question, posée aussi abruptement, prouvait qu'il avait été pris de court.

Vivian Plumley eut un sourire.

- Oui, si l'on veut, ça ne me vexe pas.

- Parfait, fît Kincaid.

Gemma jugea qu'il s'était ressaisi.

- Nous aurions aimé vous dire deux mots, à vous aussi, si ça ne vous dérange pas trop.

- Venez donc dans la cuisine, je vais vous faire du café.

Elle tourna les talons et les précéda le long d'un passage à carrelage d'ardoise et les fit entrer dans la cuisine.

La pièce avait échappé à la modernisation. Gemma avait beau s'extasier sur les illustrations des magazines montrant les rutilantes cuisines du troisième millé-naire, elle savait d'instinct que rien ne remplacerait le charme de décors comme celui-ci. Des nattes en alfa tressé adoucissaient le sol en ardoise, une table de réfectoire en chêne marquée de vieilles balafres et des chaises droites dominaient le centre de la pièce ; contre l'un des murs, une cuisinière traditionnelle en émail vermeil dégageait une consolante chaleur.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit Vivian Plumley en désignant les sièges.

Gemma tira une chaise et s'assit. Elle se libéra ainsi d'une tension dont elle n'avait pas pris conscience.

- Un petit en-cas, peut-être ? proposa encore Vivian, mais Gemma secoua énergiquement la tête, de peur que les charmes de cet intérieur ne lui fissent perdre l'initiative.

Kincaid s'exprima pour eux deux :

- Non, merci.

Il prit place au bout de la table. Gemma tira son bloc-notes de son sac et le posa discrètement sur ses genoux.

Le percolateur fonctionna aussi bien que son apparence co˚teuse le laissait espérer : l'arôme du café

imprégna bientôt l'atmosphère. Vivian avait disposé

des tasses, un petit pot de crème et un sucrier sur un plateau, sans mot dire. quelqu'un d'assez s˚r de soi pour ne pas perdre son temps en babillages superflus.

Dès que le percolateur eut accompli son cycle, elle remplit les tasses et apporta le plateau garni.

- Voilà. Je vous préviens que c'est de la crème authentique, pas de la camelote du supermarché.

Nous avons un voisin qui possède quelques vaches, des jersiaises.

- Alors là, il faut profiter de l'occasion, dit Kincaid.

Et de verser une généreuse dose de crème dans sa tasse.

Gemma refréna un sourire, parce qu'elle savait qu'il ne buvait jamais que du café noir.

- Vous n'êtes pas la gouvernante, c'est ça ? poursuivit-il imperturbable. J'ai d˚ faire une gaffe épouvantable.

Vivian fit tinter sa cuiller contre sa tasse et exhala un soupir.

- Soit... Si vous y tenez, je peux vous raconter mon histoire. Une histoire affreusement victorienne, j'en ai bien peur. En réalité, je suis une parente de Caroline, plus précisément nous sommes cousines issues de germains. Nous avons sensiblement le même ‚ge et nous avons été à l'école ensemble...

Elle s'interrompit pour boire une gorgée et reprit, presque embarrassée :

- Et puis mon mari est mort : rupture d'ané-vrisme...

Un claquement de doigt.

- ... Du jour au lendemain, je me suis donc retrouvée sans enfant, sans profession, avec à peine de quoi vivre. Tout ça se passait il y a trente ans, à

une époque, rappelez-vous, o˘ les femmes ne travail-laient pas encore.

Elle se pencha vers Gemma.

- ...Vous autres, c'est autre chose, n'est-ce pas ?

Gemma songea à sa mère qui s'était levée aux aurores, toute sa vie de femme mariée, pour aider au fournil, et ensuite tenir le magasin, de l'ouverture à la fermeture. Du reste, ni Gemma ni sa súur n'avaient jamais imaginé ne pas avoir à gagner leur vie. La seule ambition de Gemma avait été de trouver un job qui lui pl˚t, pas seulement de quoi s'assurer le quotidien.

- Oui, tout à fait autre chose, mentit-elle en réponse à Vivian. Alors, qu'avez-vous fait ?

- Il se trouvait que Caroline avait deux jeunes enfants et une carrière très absorbante...

Elle haussa les épaules.

- ... C'était la solution la plus logique : la maison était assez grande pour me loger, j'avais quelques économies qui me donnaient un peu d'autonomie et j'aimais ces deux enfants comme si...

Comme s'ils avaient été à vous, compléta Gemma, en éprouvant beaucoup de sympathie pour cette femme qui avait tiré le meilleur parti de son destin.

- Oui, poursuivit Vivian, les enfants étaient toujours à cette table pour les repas, car leurs parents étaient par monts et par vaux, et les dîners de famille très rares. Mais aussi pour faire leurs devoirs, pour dessiner, tout ça. C'est d'ailleurs ici que Julia a commencé

à peindre, quand elle était encore au collège.

LES enfants ceci..., LES enfants cela... A croire que le temps s'était arrêté avant la mort de Matthew.

Pourtant, il ne restait plus que Julia seule, toute seule.

- Ce qui vient de se passer a d˚ être affreux pour elle, dit Gemma, après ce qui était déjà arrivé à son frère ?

Vivian regarda ailleurs en saisissant les bords de la table, comme si elle résistait au désir de se lever.

Après un silence, elle reprit :

- Nous n'en avons pas parlé, mais je suis s˚re que la mort de Connor a rendu les choses encore plus pénibles pour Julia. Et pour nous tous.

Kincaid, un peu en retrait de la table et tenant sa tasse à deux mains, s'enquit :

- Vous aimiez bien Connor Swann, madame Plumley ?

- Si je l'aimais bien... ? fit-elle.

Elle plissa le front.

- ...Voilà une question que je ne me suis jamais posée. Connor... c'était Connor, une force de la nature...

L'expression parut l'amuser.

- ... Oui, un homme séduisant à bien des égards, et cependant, j'ai toujours eu un peu pitié de lui.

Kincaid leva un sourcil, sans rien dire. Gemma imita son silence.

Vivian haussa les épaules.

- Avoir pitié de quelqu'un d'aussi énergique doit vous paraître curieux mais je trouvais que Julia l'écrasait.

Les boutons dorés de son cardigan reflétèrent la lumière lorsqu'elle changea de position sur sa chaise.

- Il n'obtenait jamais ce qu'il attendait d'elle et il ne savait pas comment s'y prendre. Du coup, il ne se comportait pas toujours comme... comme il fallait...

On entendit une porte claquer quelque part dans la maison et Vivian se tut pour écouter.

Elle se leva à moitié en disant :

- Les voilà. Je vais leur...

- Une dernière chose encore, s'il vous plaît, madame Plumley ! l'interrompit Kincaid. Avez-vous vu Connor jeudi dernier ?

Elle se rassit, mais de biais, comme quelqu'un qui s'apprête à prendre congé.

- Bien s˚r que je l'ai vu. C'est moi qui ai préparé

le repas - simplement des salades et du fromage -

et nous avons tous déjeuné dans la salle à manger.

- Tous, sauf Julia ?

- Oui, parce que, comme souvent, elle a continué

de travailler à l'heure du déjeuner. Je lui ai monté

une assiette.

- Et Connor, il avait l'air normal ? s'enquit Kincaid.

En dépit du ton décontracté de son chef, Gemma se doutait qu'il ne perdait pas une miette de ce que disait la gouvernante.

Vivian se laissa de nouveau aller contre le dossier de sa chaise et parcourut du bout du doigt le motif floral de sa tasse.

- Oui, il a plaisanté, raconté des histoires, comme toujours. Mais c'était peut-être un peu forcé, je ne sais pas...

Elle fixa Kincaid, en plissant le front.

- ... Est-ce que je m'imagine ça après coup ? Je ne me rends pas compte.

Kincaid hocha la tête.

- Je vous remercie de votre franchise. A-t-il dit ce qu'il allait faire le reste de la journée ? Parce que, vous comprenez, pour nous c'est important.

- Je me souviens qu'il a regardé sa montre et parlé d'un jendez-vous, mais sans préciser ni o˘, ni avec qui. ¿ la fin du repas, quand tout le monde a terminé, je reviens toujours ici faire la vaisselle. Et ensuite je monte dans ma chambre me reposer un peu.

Vous devriez demander à Caro ou à Gerald, il leur en a peut-être dit davantage.

- Merci de m'y faire penser, susurra Kincaid, feignant la gratitude.

Gr‚ce à cette courtoisie, Vivian Plumley ne réalise-rait jamais qu'elle avait eu la prétention d'apprendre son métier à un officier de police. Gemma en était s˚re.

Kincaid reprit, comme en s'excusant :

- Je suis obligé de vous demander - ce n'est qu'une formalité bien entendu - ce que vous avez fait jeudi soir.

- Vous me demandez un alibi ? Un alibi concernant la mort de Connor ? fit Vivian, éberluée sinon ulcérée.

- C'est parce que nous ne connaissons pas l'heure exacte du décès. Il s'agit donc pour nous de reconstituer ce qui a pu se passer, à partir de quelques points précis. Nous pourrions alors repérer les lacunes dans son emploi du temps, d'après les déplacements de tous ceux qui avaient des contacts avec lui. Je veux dire, des lacunes logiques.

Il souligna ces derniers mots d'un geste circulaire de la main.

- Je vois, dit Vivian, apaisée. Eh bien, c'est facile. Caro et moi avons dîné de bonne heure devant la cheminée dans le salon, comme souvent quand Gerald est retenu ailleurs.

- Et ensuite ?

- Ensuite, nous sommes restées au salon devant le feu, à lire et à regarder la télé. On a un peu bavardé

aussi et vers dix heures, j'ai préparé un chocolat, nous l'avons bu, puis je suis montée me coucher...

Elle ajouta avec une pointe d'ironie :

- ... Je me rappelle même m'être dit que la soirée avait été particulièrement calme et tranquille.

- Rien d'autre ? demanda encore Kincaid en se redressant sur son siège et repoussant sa tasse.

- Non..., répliqua Vivian.

Elle s'interrompit brièvement, le regard dans le vide.

- Tout de même, il me semble me rappeler une petite chose...

Kincaid l'encouragea d'un signe de tête.

- ... Oui, je venais à peine de m'assoupir quand j'ai cru entendre la sonnerie à la porte. Je me suis assise dans mon lit pour écouter, mais silence complet dans la maison, alors je me suis dit que j'avais d˚ rêver. Comme Gerald et Julia ont chacun leur clef, je n'ai pas besoin de descendre leur ouvrir.

- Vous ne les avez pas entendus rentrer ?

- J'ai peut-être entendu Gerald vers minuit, mais je ne me suis pas vraiment réveillée. Et puis, d'un seul coup, il faisait jour et les corbeaux s'égosillaient dans les arbres devant ma fenêtre.

- C'est peut-être Julia que vous avez entendue ?

insista Kincaid.

Elle se concentra un instant et fronça les sourcils.

- «a se pourrait, mais, à moins de rentrer aux petites heures, elle passe toujours me voir avant de monter chez elle.

- Et pas ce soir-là ?

Vivian secoua la tête. Kincaid lui sourit en disant :

- Merci, madame Plumley, vous nous avez rendu service. Vraiment.

Avant de se relever, elle s'enquit :

- Vous voulez que je les prévienne que vous êtes là?

Sir Gerald Asherton se tenait debout, les mains dans le dos, le dos tourné à la cheminée du salon. La parfaite image du gentleman-farmer xixe siècle, pensa Gemma : posture détendue, jambes écartées, son imposante silhouette enveloppée d'un tweed velu -

sans omettre les rapiéçages en daim sur les coudes. Il n'y manquait que la pipe de bruyère et deux retrievers couchés à ses pieds.

- Désolé de vous avoir fait attendre, déclara-t-il en s'avançant vers eux.

Il leur serra la main et les invita d'un geste à s'asseoir sur le canapé. Une politesse proprement désar-mante, pensa Gemma. Peut-être à dessein.

- Merci, sir Gerald, articula Kincaid, avec la même cordiale urbanité, mais je ne vois pas Dame Caroline.

- Elle est allée se reposer un instant. Il faut dire que notre visite aux pompes funèbres l'a un peu secouée.

Il alla prendre place à son tour sur le fauteuil face à eux. Il croisa les jambes en ajustant les plis de son pantalon.

- Si je puis me permettre, sir Gerald, commença alors Kincaid, arborant toujours son sourire de circonstance, je trouve curieux que votre fille ne se soit pas occupée des formalités : après tout, Connor était son mari.

- C'est précisément pour cette raison, rétorqua sir Gerald, avec un rien d'agacement dans la voix. Mieux vaut, souvent, confier ces démarches à des gens moins proches. Et vous savez, les entrepreneurs de pompes funèbres sont très forts pour tirer parti des circonstances.

Gemma compatissait. Elle n'oubliait pas que cet homme, bien découplé et apparemment s˚r de lui, parlait d'expérience après ce qui lui était arrivé autrefois.

Le policier hocha la tête et changea de sujet.

- Sir, je suis dans l'obligation de vous demander ce que vous avez fait jeudi soir...

Comme le chef d'orchestre sourcillait, Kincaid se justifia :

- Ceci n'est qu'une pure formalité, vous comprenez ?

- Je ne demande qu'à vous aider, monsieur Kincaid. De toute façon, c'est la procédure normale, n'est-ce pas ? Eh bien voilà, je me trouvais au Coliseum o˘ j'ai dirigé Pelléas et Mélisande...

Il gratifia ses visiteurs d'un large sourire, dévoilant une parfaite denture...

- ... Oui, tout le monde a pu me voir, je vous assure, ce n'était pas un sosie qui tenait la baguette à

ma place.

Gemma se le représentait, dominant l'orchestre, tout aussi majestueux que dans ce petit salon. D'o˘

elle était assise, elle remarqua une photographie de lui sur le piano, dans un cadre en argent identique à

plusieurs autres à proximité. Elle se leva discrètement pour les examiner. La photographie la plus proche représentait sir Gerald en habit, la baguette à la main, aussi serein qu'il se montrait ici, vêtu de tweed cam-pagnard. Sur un autre cliché, il avait un bras autour du cou d'une petite femme brune au sourire enjôleur.

La photographie des enfants était en retrait, comme si personne ne s'en souciait plus. Un bambin qui se tient légèrement en avant, vigoureux, les cheveux blonds, un sourire espiègle, une ou deux dents de lait manquantes ; la fillette, au contraire, a quelques centimètres de plus que lui, les cheveux noirs comme ceux de sa mère, une expression grave sur son visage mince. C'était donc Julia. Julia et Matthew.

En entendant Kincaid demander à sir Gerald : Ét après ? ª, Gemma, s'aperçut, confuse, qu'elle s'était laissé distraire.

Sir Gerald s'ébroua :

- Il faut toujours un moment de détente, après une représentation. Je suis resté dans ma loge, je ne serais pas capable de dire combien de temps. Ensuite, j'ai pris ma voiture et je suis rentré à la maison, directement. Il devait être un peu plus de minuit...

- Il devait être ? s'étonna Kincaid, sceptique.

Sir Gerald tendit le poignet droit.

- Je n'ai jamais de montre sur moi. Je ne supporte pas d'en avoir. De plus, il faut toujours penser à l'ôter avant une répétition ou un concert, et ensuite à la remettre, c'est assommant. En outre, je les perdais l'une après l'autre. quant au chrono de la voiture, il n'a jamais bien marché.

- Vous ne vous êtes arrêté nulle part ?

Asherton secoua la tête comme quelqu'un dont toutes les paroles ont force de loi.

- Non, nulle part !

- Vous n'avez parlé à personne une fois rentré

ici ? risqua Gemma, qui estimait devoir mettre son grain de sel.

- C'était le silence absolu. Caro dormait et je n'ai pas voulu la réveiller. J'imagine qu'il en était de même pour Vivian. Si bien que, ma chère mademoiselle, si c'est un alibi qu'il vous faut...

Il eut une lueur d'amusement dans les prunelles.

- ... Je n'en ai malheureusement aucun.

- Et votre fille, sir Gerald ? Elle dormait aussi ?

- Là non plus, je n'ai aucune idée. Je ne me souviens pas d'avoir vu sa voiture dans l'allée, mais il se pourrait qu'elle se soit fait déposer par quelqu'un.

Kincaid se leva.

- Merci, sir Gerald. Il nous sera nécessaire de revoir Dame Caroline, dès qu'elle pourra, mais pour le moment, nous aimerions parler à Mlle Julia.

- Vous connaissez le chemin, monsieur le superintendant.

- «a alors ! murmura Gemma en se retournant vers Kincaid qu'elle précédait dans l'escalier. Je me serais crue au thé‚tre, une scène dans un salon. Un tas de belles manières, mais, derrière, du vent, rien que du vent. Dis-moi, à quoi ils jouent, ces gens-là ?

Arrivés au palier du premier étage, elle s'arrêta, face à Kincaid.

- Et les deux femmes de la famille, on croirait que c'est de la porcelaine, à entendre comme sir Gerald et Mme Plumley les dorlotent. Íl ne faut pas déranger Caroline... Il ne faut pas embêter Juliaª, etc. !

Elle chuchota ces derniers mots, subitement consciente qu'elle parlait trop fort.

Kincaid haussa le sourcil, avec cet air flegmatique qui avait le don d'irriter la jeune femme :

- Franchement, Julia n'a pas l'air de quelqu'un qui ait besoin de se faire dorloter.

Il entama la montée vers le second étage, Gemma sur ses talons. En silence.

Kincaid avait à peine frôlé le panneau de bois que la porte s'ouvrit.

- Ah, Plummy, enfin, j'ai une faim de...

Le sourire de Julia s'évanouit brusquement quand elle identifia ses visiteurs.

- Oh, vous revoilà ! marmonna-t-elle.

- Oui, je suis du genre collant, dit Kincaid avec son sourire le plus enjôleur.

Julia se débarrassa du pinceau qu'elle tenait entre les doigts en se le fichant derrière l'oreille et s'effaça pour leur permettre d'entrer. Gemma compara, dans son esprit, la jeune femme devant elle avec l'image de la fillette mince et réservée de la photographie sur le piano. C'était bien elle, mais l'aspect gauche avait fait place à une silhouette élégante et l'innocence puérile avait disparu depuis belle lurette.

Les stores étaient relevés et l'atelier baignait dans une lumière p‚le, aqueuse. Contrastant avec le désordre général, la table, au centre de la pièce, était entièrement dégagée, à l'exception d'une palette et d'une feuille de papier à dessin soigneusement scotchée sur une planchette.

- Oui, c'est l'heure o˘ Plummy m'apporte un sandwich, vous comprenez, expliqua Julia après avoir refermé la porte.

Elle retourna vers sa table et s'y appuya en une gracieuse posture. Néanmoins, Gemma eut nettement l'impression qu'elle n'était pas vraiment à son aise.

L'aquarelle sur la table était achevée. Elle représentait une fleur. Gemma s'en approcha, en tendant instinctivement la main.

- Mon Dieu, comme c'est joli ! murmura-t-elle, se retenant au dernier moment de toucher le papier.

Le dessin en était sobre, net, les couleurs presque orientales, des verts et des cramoisis éclatants sur le fond blanc mat.

- Une commande. Bien payée, l'informa Julia, en ébauchant un sourire, comme si elle avait voulu se montrer conciliante. Des cartes postales illustrées, une série de prestige pour la Direction du Patrimoine, vous voyez le genre. J'ai pris un peu de retard.

Elle se frotta le visage et une petite tache de peinture lui macula le front. Gemma prit soudain note de la lassitude de la jeune femme : une lassitude que les cheveux élégamment coupés, le col roulé à la mode et les cuissardes dernier cri ne parvenaient pas à masquer tout à fait.

Gemma passa le bout du doigt sur la lisière effran-gée de l'aquarelle.

- Je croyais, dit-elle, que les tableaux au rez-de-chaussée étaient de vous, mais là, c'est un autre style.

- Vous voulez parler des Flint ? Mon Dieu, j'espère bien ! grommela Julia.

Elle avait retrouvé ses manières tranchantes. Elle secoua un paquet de cigarettes, sur la table devant elle, pour en prendre une et frotta une allumette.

- Moi aussi, je me le suis demandé, intervint Kincaid. Les peintures en bas me rappelaient quelque chose.

- Oui, vous avez d˚ voir des úuvres de lui dans vos livres d'enfants. Il n'était pas aussi connu qu'Ar-thur Rackham1, mais il a quand même fait de superbes illustrations...

Elle s'appuya encore sur la table à dessin et plissa les yeux, contre la fumée de sa cigarette.

- Après ça, il s'est lancé dans les ńichonnades ª.

- Les ńichonnades ª ! répéta Kincaid, hilare.

- Oui, c'était un bon technicien. …videmment, rien de très original, mais ça lui a assuré une fin de vie prospère.

- Et vous trouvez ça mal ? ironisa Kincaid.

Elle haussa les épaules et reprit :

- Bon d'accord, c'est assez hypocrite de ma part.

Après tout, ces commandes m'ont donné de quoi 1. A. Rackham (1867-1939), célèbre illustrateur, influencé à ses débuts par A. Beardsley, dont les aquarelles aux teintes brillantes et délicates ont enchanté les lecteurs anglais des Contes d'Andersen, de Peter Pan, A'Alice au pays des merveilles. (N.d.T.) vivre et Connor a pu mener le genre d'existence dont il avait fini par prendre l'habitude.

¿ la vive surprise de Gemma, Kincaid ne se jeta pas sur l'app‚t qu'on lui offrait.

- Je ne comprends pas, continua-t-il. Vous n'appréciez pas les aquarelles de Flint, et les murs en bas en sont couverts ?

- Oh, mais ce n'est pas moi, si c'est ce que vous voulez insinuer. C'est mes parents : il y a quelques années, ils ont chopé le virus du collectionneur. Et comme Flint était très à la mode à l'époque, ils ont suivi le mouvement. Ils ont peut-être même pensé me faire plaisir...

Elle leur lança un petit sourire crispé.

- ... Parce que, vous savez, pour eux, une aquarelle en vaut une autre.

Kincaid lui rendit son sourire, comme pour signifier qu'il saisissait tout le sel de la plaisanterie. Julia éclata de rire, ses cheveux noirs flottant autour de sa tête.

Se sentant comme exclue de ce duo, Gemma revint à un autre sujet.

- Madame Swann, quel est donc le genre de vie auquel votre mari se serait habitué, s'il vous plaît ? questionna-t-elle, un peu trop vite, avec, presque malgré elle, une nuance accusatrice dans la voix.

Julia se campa plus fermement sur son tabouret en balançant dans le vide un pied chaussé de cuir noir. Elle éteignit dans un cendrier sa cigarette à demi fumée.

- Oh, toutes sortes de choses. Je me suis dit, et pas qu'une fois, qu'il croyait à son personnage, vous voyez ce que je veux dire : le whiskey, les femmes, et naturellement les courses de chevaux - le vrai polisson irlandais, en somme. Je ne suis même pas certaine qu'il ait tellement apprécié, autant qu'il aimait le faire croire.

- Une liaison peut-être ? demanda Kincaid, comme s'ils avaient causé de la pluie et du beau temps.

-Des liaisons, il en avait tout le temps. Et je m'en fous.

-Connor habitait votre appartement de Henley?

Julia fit signe que oui. Elle descendit de son tabouret pour prendre une autre cigarette dans le paquet passa-lement froissé. Elle l'alluma et resta debout appuyée contre sa table à dessin, les bras croisés sur la poitrine.

¿ la voir, fumant, le pinceau à l'oreille, on l'auraitprise pour une journaliste désinvolte flemmardant en pleine salle de rédaction, dans un film américain.

- Vous êtes allée à Henley jeudi soir, à ce qu'on m'a dit, poursuivit Kincaid. ¿ un vernissage, c'est ça?

- Vous êtes bien informé, monsieur le superintendant, répliqua-t-elle en lui décochant un sourire.

Oui, à la galerie Trevor Simons, au bord de la Tamise.

- Vous n'avez pas vu votre mari ?

- Non, nous ne fréquentons pas exactement les mêmes milieux, comme vous le comprendrez facilement, marmonna Julia, d'un ton plus sarcastique encore.

Gemma observa le visage de Kincaid, comme s'at-tendant à une réaction de sa part. Mais il se contenta d'opiner paresseusement :

- Oui, en effet, je comprends.

Julia écrasa la cigarette qu'elle venait d'allumer.

Gemma nota qu'elle se détendait, bouche moins crispée, épaules moins rigides.

- Eh bien, maintenant, si ça ne vous fait rien, j'aimerais bien me remettre au travail...

Cette fois, elle parut vouloir inclure Gemma dans son sourire, un sourire qui rappelait beaucoup celui de son père, quoique plus aigu à la commissure des lèvres.

- ...Vous pourriez...

- Julia !

Toujours la bonne vieille méthode d'interrogatoire, cette façon d'interpeller brusquement le suspect par son prénom, comme un renversement des barrières sociales, une irruption dans l'intimité de quelqu'un.

Pourtant, la subite familiarité de Kincaid choqua Gemma : c'était un peu comme s'il avait tout su de cette femme et que cela lui permît d'abattre, d'un mot, les fortifications derrière lesquelles elle se retranchait.

Julia s'était figée au beau milieu de sa phrase, les yeux écarquillés, comme si elle avait été seule dans cette pièce avec le policier.

- Vous vous trouviez à une centaine de mètres de l'appartement de Connor. Vous auriez très bien pu sortir fumer une cigarette sur le quai, le rencontrer par hasard et prendre rendez-vous avec lui pour plus tard.

Le silence pendant une seconde, puis deux.

L'artiste reprit enfin, en détachant les syllabes :

- En effet, j'aurais pu, mais il se trouve que je ne l'ai pas fait. Comme c'était mon exposition, mon quart d'heure de célébrité, je n'ai pas quitté la galerie un seul instant.

- Et après le vernissage ?

- Oh, après, ça, Trevor peut en témoigner, puisque j'ai couché avec lui.

- Et maintenant, répartition des t‚ches, annonça Kincaid à Gemma, tandis qu'ils expédiaient leur déjeuner au pub de Fingest. Toi, tu vas à Londres vérifier l'alibi de sir Gerald - tu en profiteras pour t'occuper du petit Toby un soir ou deux - et moi, pendant ce temps-là, je fouinerai du côté de Henley.

Je compte voir l'appartement de Connor ; et aussi, parler avec ce... voyons, comment Julia a-t-elle dit qu'il s'appelait ? Simons, c'est ça ? Trevor Simons, l'homme de la galerie. J'aimerais en apprendre plus long sur les activités de Julia cette nuit-là, ajouta-t-il.

Gemma lui lança un regard qu'il fut incapable d'in-terpréter.

Dès qu'ils eurent fini leurs sandwichs sous l'úil protecteur de Tony, Gemma monta prendre ses affaires dans sa chambre. Kincaid l'attendit sur le parking en faisant tinter les pièces de monnaie dans sa poche et en traçant des traits sur le gravier, du bout du pied. Ce qu'avaient raconté les Asherton tenait debout. ¿ première vue en tout cas. Mais plus il y pensait, plus il avait de peine à trouver un sens cohé-rent à leurs propos. Ils semblaient avoir été en excellents termes avec un gendre que leur fille ne supportait plus ; en même temps, ils faisaient de leur mieux pour ne pas lui causer la moindre peine. Il dessina du pied un J sur le gravillon, puis se h‚ta de l'effacer. quels avaient été les sentiments réels de Julia pour son mari ? Julia, il la revoyait en esprit, son visage mince et serein, ses yeux sombres fixés sur lui, et se disait que son apparente rudesse ne correspondait peut-être pas à la réalité.

Gemma réapparut avec son sac. Elle se retourna pour faire un signe d'adieu à Tony. Le soleil resplen-dissait sur ses cheveux : c'est ainsi que Kincaid remarqua que la masse des nuages qui avait assombri le ciel toute la matinée se dissipait peu à peu.

- Prêt, chef? demanda Gemma en plaçant ses affaires dans le coffre. Elle se glissa sur le siège de son Escort. Kincaid renonça à poursuivre ses méditations et monta à côté d'elle. Il trouvait la simplicité

de son adjointe si réconfortante qu'il la remercia en lui-même ; et aussi de son entrain, de sa compétence.

Ils s'éloignèrent des collines en empruntant la route principale. Ils entraperçurent un instant la Tamise, sous le pont de Henley, puis elle disparut quand ils s'engagèrent dans le labyrinthe des sens uniques du centre-ville.

- Tu vas pouvoir te débrouiller pour retourner au pub ? s'inquiéta Gemma sur la place du marché o˘

Kincaid devait descendre.

- Bah, les flics d'ici me raccompagneront bien.

…videmment, je pourrais user de mon autorité pour réquisitionner une bagnole, s'esclaffa-t-il, mais ça me casserait trop les pieds de chercher une place pour me garer.

Il sortit de la voiture et frappa la portière de la paume de la main, comme pour faire avancer un cheval. Gemma commença à rel‚cher le frein, mais juste avant de s'élancer, elle abaissa la vitre et s'écria :

- Fais gaffe, hein !

Il lui répondit d'un signe amical et suivit la voiture du regard, avant qu'elle ne dispar˚t dans Hart Street.

La petite note inquiète dans la voix de Gemma lui parut bizarre : après tout, c'est elle qui allait courir tous les risques sur la route de Londres, alors qu'il n'avait en perspective qu'une entrevue inopinée avec un propriétaire de galerie d'art et une visite de l'appartement maintenant vide o˘ avait vécu Connor Swann. Il haussa les épaules et sourit : n'était-il pas accoutumé aux accès de sollicitude de sa collabora-

trice ?

Il vit le commissariat de police de Henley. Après un instant d'hésitation, il se dirigea vers le perron de l'hôtel de ville, de l'autre côté de la rue. Une pancarte collée au mur l'avisa que le bureau du syndicat d'ini-tiative était situé au sous-sol. Les caractéristiques de ce genre d'endroit - lino craquelé et relents d'urine

- lui firent faire la grimace.

Il se procura, pour la modique somme de cinquante pence, un plan de la ville. De retour à l'air libre, il le déplia, soulagé de se retrouver au soleil. Il constata que son itinéraire passait par Hart Street puis longeait le fleuve. Il enfouit alors le plan à l'intérieur de sa veste et, mains dans les poches, il descendit la pente d'un pas tranquille. Un clocher carré, qui semblait flotter au-dessus des coteaux aux teintes délicates, loin de l'autre côté de la Tamise, l'attira d'abord comme un aimant. ´ …glise de la Vierge-Marie ª, épela-t-il à mi-voix, des syllabes à la sonorité curieusement papiste pour une église anglicane. Il se demanda alors o˘ Connor Swann serait enseveli. Un Irlandais, forcément catholique ? Ou protestant, comme ça arrive ? Cela avait-il une quelconque importance ? Le policier n'en savait pas vraiment assez sur le défunt pour pouvoir en décider.

Il franchit le flot des voitures, puis il s'arrêta à

hauteur du pont : la Tamise déroulait son onde débon-naire sous ses yeux, si différente du flot impétueux qu'ils avaient contemplé à l'écluse d'Hambleden. En fait, le fleuve obliquait vers le nord en sortant de Henley, puis vers l'est avant d'atteindre Hambleden, enfin formait un méandre vers le nord-est avant de redescendre plein sud en direction de Windsor. Se pouvait-il que Connor f˚t tombé à l'eau à hauteur de Henley et qu'il e˚t flotté en aval, jusqu'aux vannes d'Hambleden ? Hautement improbable, conclut-il.

Toutefois, il faudrait se faire confirmer tout ça par les gens du Val-de-Tamise.

Il eut un rapide coup d'úil pour les parasols Pimm's, rouge et blanc, qui l'invitaient à la terrasse de l'Angel, un bistro non loin de là. Il avait d'autres chats à fouetter.

Il trouva ce qu'il cherchait à quelques centaines de mètres du pub : c'était à côté d'un salon de thé, une enseigne très discrète portant les simples mots GALERIE DU VAL-DE-TAMISE ; en vitrine, un seul tableau, dans un cadre doré, ouvragé. En poussant la porte, Kincaid déclencha un carillon électronique, puis un cliquetis annonça qu'elle s'était refermée d'elle-même derrière lui, étouffant les bruits en provenance du quai.

Un silence feutré. Le tapis berbère, posé sur une épaisse thibaude, étouffait le bruit des pas. Personne, apparemment. Au fond de la galerie, une porte s'ouvrait sur un jardinet enclos de murs percés d'une autre porte.

Kincaid examina la pièce avec le plus vif intérêt.

Les toiles qui s'étalaient sur les cloisons étaient pour la plupart des aquarelles de la fin du xixe siècle et du début du xxe, surtout des paysages au bord de l'eau.

Au centre, un socle soutenait un bronze représentant un chat accroupi. Kincaid caressa le métal froid et pensa à Sid : il avait pris des dispositions avec son voisin, le major Keith, pour que celui-ci s'occup‚t du matou pendant son absence. Bien que l'officier profess‚t une répulsion pour les chats, il veillerait sur Sid avec la même tendresse bourrue qu'il avait manifestée à son précédent propriétaire, une amie commune des deux hommes. Kincaid songea que, tant pour le major que pour lui-même, le chat représentait un lien vivant avec l'amie disparue.

Non loin de la porte ouvrant sur le jardin, un bureau jonché de papiers, en parfait contraste avec l'ordre quasi monastique régnant partout ailleurs.

Kincaid ne put s'empêcher de jeter un rapide coup d'úil aux paperasses, puis marcha vers une autre petite salle d'exposition contiguÎ.

Il fut estomaqué : face à lui, un rectangle d'un mètre sur une trentaine de centimètres, éclairé par un unique spot sur la cimaise. Une jeune femme occupait presque toute la toile ; vêtue d'une chemise sur des jeans, étendue dans une prairie, les yeux clos, un chapeau de guingois sur une chevelure auburn ; à côté

d'elle, dans l'herbe, un panier de pommes m˚res dont certaines avaient roulé sur un livre ouvert.

Une composition sans prétention donc, presque photographique par la précision dans le détail, mais il en émanait une chaleur, une consistance impossibles à saisir avec un banal appareil photo. On sentait presque la tiédeur des rayons du soleil sur le visage de la jeune femme, on partageait son bien-être, on go˚tait avec elle les charmes d'une magnifique journée.

D'autres úuvres de la même veine étaient accrochées tout autour, portraits et paysages, resplendissant des mêmes couleurs, de la même intense lumière.

En les contemplant, Kincaid regrettait d'être à jamais banni de cet univers de beauté parfaite, faute de pouvoir, telle Alice au pays des merveilles, traverser la toile et pénétrer dans le monde de l'artiste.

Il s'inclinait pour déchiffrer la signature presque illisible de l'auteur lorsqu'une voix s'éleva derrière lui.

- C'est beau, n'est-ce pas ?

Pris de court, Kincaid se redressa et fit volte-face.

L'homme se tenait dans l'embrasure de la porte, sa silhouette découpée sur le fond ensoleillé du jardin.

Il s'avança dans la pièce et Kincaid le vit plus nettement : haute taille, svelte, les traits fermes. Ses cheveux grisonnants et ses lunettes lui donnaient l'air d'un comptable, ce qui s'accordait mal avec sa tenue décontractée - pull-over et pantalon de velours.

Le carillon de la porte tinta, au moment o˘ Kincaid s'apprêtait à parler : un jeune homme entrait, sa face blafarde tranchant sur le noir corbeau de ses habits et de ses cheveux, manifestement teints. Il portait sous le bras un carton à dessin en piètre état. Un personnage cocasse, n'e˚t été l'expression implorante de son visage. Kincaid fit un signe à celui qu'il supposait être Trevor Simons en disant :

- Je vous en prie, je ne suis pas pressé.

¿ la grande surprise du policier, le galeriste examina les úuvres qu'on lui présentait avec la plus grande attention. Il finit par les remettre dans leur carton en secouant la tête, puis Kincaid l'entendit donner au jeune homme l'adresse d'une autre galerie o˘ il pourrait tenter sa chance.

- L'ennui, expliqua-t-il quand la porte sur la rue se fut refermée, l'ennui, c'est qu'il ne sait pas peindre du tout. C'est consternant. On n'apprend plus aux élèves à dessiner et à peindre dans les écoles d'art, depuis les années soixante. Alors, ils veulent tous devenir graphistes, seulement personne ne les a prévenus qu'il n'y avait pas de débouchés. Un beau jour, ils quittent ces écoles à la noix, comme le malheureux que nous venons de voir...

Il désigna la rue d'un mouvement du menton.

- ... Et ils font du porte-à-porte dans les galeries, tels des camelots. Vous avez vu ce que c'était ? De malheureux aérographes. Ils ne sortent pas de là, sans une once d'originalité. Avec un peu de chance, il trouvera un emploi dans un fast-food. Ou comme livreur...

- Vous avez été très gentil avec lui, je trouve, dit Kincaid.

- Bah, il faut se montrer charitable... Ce n'est pas de leur faute si on ne leur a rien appris, ni la technique, ni même les réalités de la vie...

Il s'interrompit en agitant la main.

- Mais je vous ai fait perdre assez de temps comme ça. qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

Kincaid tendit l'index vers les aquarelles de la seconde salle.

- Ceci...

- Oh, ça, c'est une autre histoire, affirma Simons avec un sourire. Oui, une exception à tous égards.

D'abord, il s'agit d'une personne ayant appris toute seule, ce qui l'a peut-être sauvée. Et puis, elle a réussi. Pas avec ça, ajouta-t-il rapidement - même si je suis s˚r que ça marchera un jour ou l'autre -, mais avec des travaux de commande. Elle en a pour deux ans à l'avance ! Très difficile pour un artiste à

succès commercial de faire du créatif. C'est pour ça que cette exposition a tellement d'importance pour elle.

Kincaid se sentit idiot de poser la question, parce qu'il savait très bien de qui il s'agissait.

- Et... qui est-ce ?

Trevor Simons parut stupéfait.

- Julia Swann, je croyais que vous le saviez.

- Ma foi...

Kincaid tenta de rapprocher les fleurs, à l'exécution irréprochable, mais impersonnelles, qu'il avait vues chez Julia, avec ces compositions si vibrantes. Il existait certaines affinités dans l'approche technique, mais le résultat était fondamentalement différent. Le policier se ressaisit.

- Je crois que je ferais mieux de retourner dans la rue pour faire une deuxième entrée, parce que vous m'avez pris pour un amateur de peinture. Malheureusement, ce n'est pas le cas : mon nom est Duncan Kincaid, de Scotland Yard...

Il tendit sa carte professionnelle.

- ... Et je suis justement venu vous parler de Julia Swann.

Trevor Simons, après avoir parcouru le document, posa les yeux sur Kincaid, compara avec la photo d'identification. Il déclara enfin, d'un ton détaché :

- «a ressemble à une carte de bibliothèque. Un truc que je me suis toujours dit, quand on en montre une dans les polars à la télé...

Il hocha la tête en grimaçant un peu.

- ... Je ne comprends pas. Je sais bien que la mort de Connor a été un choc terrible pour tout le monde, mais moi, je pensais que c'était un accident. qu'est-ce que Scotland Yard vient faire là-dedans ? Et pourquoi venir m'en parler à moi ?

- Depuis le début, la police du Val-de-Tamise a considéré ce décès comme suspect et sir Gerald Asherton a réclamé notre intervention.

Kincaid débita cela d'un trait. Simons fit la moue.

- Ah bon, c'est tout ? se borna-t-il à dire.

- Oui, c'est tout, fît Kincaid.

quand leurs regards se croisèrent, il pensa que, en d'autres circonstances, il aurait pu sympathiser avec cet homme.

- Mais qu'est-ce que je viens faire là-dedans ?

insista Simons. Vous n'imaginez tout de même pas que Julia est pour quelque chose dans la mort de Connor ?

- Vous n'avez pas quitté Julia d'une semelle pendant toute la soirée de jeudi, c'est bien ça ? reprit le policier, un peu plus sèchement, même si l'étonnement du propriétaire de la galerie lui paraissait sincère.

Sans se départir de son calme, Simons s'accota au bureau et croisa les bras.

- Oui, enfin plus ou moins, vous savez ce que c'est, dans la bousculade...

Il désigna les deux petites salles d'exposition.

- ... Les gens étaient tassés comme des sardines.

Il est possible que Julia se soit absentée un instant, pour aller aux toilettes ou fumer une cigarette dehors.

En tout cas, pas longtemps.

- ¿ quelle heure avez-vous fermé la galerie ?

- Vers les dix heures. Les gens avaient pillé le buffet, ils n'ont laissé que des décombres derrière eux. Une razzia ! Nous avons même poussé dehors les derniers fêtards.

- Nous ?

- Oui, c'est Julia qui m'a aidé à remettre de l'ordre.

- Et après ?

Pour la première fois, Trevor Simons regarda ailleurs. Il scruta le fleuve un instant, avant de considérer Kincaid avec une espèce de réticence.

- J'imagine que vous avez déjà parlé avec Julia.

Elle ne vous a pas dit qu'elle a passé la nuit ici ? Elle n'a pas eu la sottise de vouloir ménager ma réputation, j'espère... ?

Une pause et, avant que Kincaid ait pu ouvrir la bouche, il ajouta :

- Oui, elle est restée avec moi jusqu'au petit jour...

Il eut un sourire morose, avant de conclure.

- ... Sa manière à elle de respecter les formes, ces départs à l'aube !

- Elle est restée tout le temps avec vous jusqu'à

ce moment-là ?

- Je crois que je m'en serais aperçu, si..., rétorqua Simons, avec, cette fois, un brin d'humour qu'il réprima vite.

´ ... Monsieur le superintendant, il n'est pas dans mes habitudes de me laisser aller à ce genre de choses. Je suis marié, j'ai deux filles encore jeunes, je tiens à épargner ma famille, dit-il, vivement, comme pour empêcher Kincaid de l'interrompre.

Vous m'objecterez que j'aurais pu penser aux conséquences avant, mais vous savez ce que c'est...

- Non, je ne le sais pas, rétorqua Kincaid.

En bon flic, il feignait toujours de ne pas bien comprendre.

Néanmoins, il commentait en lui-même : Y pense-t-on réellement ? Agit-on toujours en parfaite connaissance de cause ? L'image de son ex-épouse se forma brusquement dans son esprit, ses cheveux jaune paille retombant à plat sur son visage hermé-tique. Et Vic, est-ce qu'elle avait pensé aux conséquences ?

Coupant court à ses réflexions, il poursuivit :

- Si je comprends bien, vous n'habitez pas ici ?

Il montra la porte de l'autre côté du jardinet.

- Non, à Sonning, un peu plus haut sur le fleuve.

Ce petit logement faisait partie de la galerie quand j'ai acheté, il me sert surtout d'atelier. Il m'arrive d'y dormir quand je peins ou que j'ai un vernissage.

- Parce que vous peignez ?

Simons dit paisiblement :

- Mon histoire est simple. L'explication en est-elle mon bon vieux sens pratique ou dira-t-on que je suis prêt à tous les compromis ? A vous de décider...

La question étant purement rhétorique, il reprit aussitôt :

- ... quand j'ai quitté l'école des Beaux-Arts, j'ai compris que je n'y arriverais jamais, que je ne possédais pas le mélange de talent et de chance indispensable pour réussir. Il se trouve que j'avais fait un petit héritage, alors, j'ai acheté cet endroit, voici tout juste vingt-cinq ans... Le vernissage de Julia a coÔncidé

avec l'anniversaire de ma présence ici, c'est drôle, non ?

Kincaid n'allait pas le tenir quitte à si bon compte.

Non sans soupçonner que sa propre curiosité touchant Julia n'était peut-être pas uniquement professionnelle.

- Vous ne m'avez pas répondu.

- Eh bien, oui, je peins. On me qualifie ´ peintre local ª, mais je préfère ártiste peignant localement ª, il y a là une différence subtile, si vous voyez ce que je veux dire ?...

Puis, en ricanant :

- ... Idiot, n'est-ce pas ?

- Dans quel genre peignez-vous ? demanda Kincaid en jetant un coup d'úil sur les tableaux aux murs de la seconde salle.

Simons suivit son regard et sourit.

- Il m'arrive d'exposer mes propres toiles, mais il n'y en a aucune ici en ce moment. J'ai été obligé

de faire de la place pour accrocher les tableaux de Julia. Et puis, franchement, j'ai des artistes qui se vendent beaucoup mieux que moi. Même sije peins aussi des paysages, des vues de la Tamise. ¿ l'huile, évidemment, parce que je ne suis pas encore assez bon pour l'aquarelle. Mais j'y arriverai un jour. Enfin j'espère.

- Alors, ce que fait Julia, c'est difficile ?

Kincaid s'était laissé aller à étudier plus longuement le tableau sous le spot : l'úuvre le fascinait, comme le fascinait son auteur.

- Moi, je croyais qu'on choisissait aquarelle ou huile, selon ce qu'on préférait.

- Oh, l'aquarelle, c'est autre chose, expliqua patiemment Simons. Dans la peinture à l'huile, on peut se permettre des erreurs, on retouche, un petit coup par-ci, un petit coup par-là. Plus on retouche, mieux ça vaut. Tandis que la peinture à l'eau exige une grande assurance, et même une certaine brutalité.

Il faut réussir du premier coup. Pas de retouches possibles.

Kincaid contempla les peintures de Julia avec une ferveur renouvelée.

- Vous m'avez dit qu'elle avait appris toute seule ? Pourquoi ? Pas d'études artistiques ? Juste un talent inné ?

Simons haussa les épaules.

- Ses parents ne la prenaient pas du tout au sérieux, je crois. Les musiciens ne s'occupent que de leur art, point final. ¿ cet égard, ils sont pires que les peintres. Rien d'autre n'existe pour eux : la musique, ils la mangent, ils la respirent. J'imagine que, pour sir Gerald et Dame Caroline, les peintures de Julia n'étaient que d'amusantes taches de couleur sur des bouts de papier...

Il passa dans l'autre salle et s'arrêta devant le grand tableau.

- ... En tout cas, c'est ce qui lui a permis de se développer à sa guise, d'échapper au conformisme graphique à la mode.

- Vous avez des liens très particuliers avec elle, dit alors Kincaid, en remarquant que, placé devant le tableau, Simons semblait vouloir le protéger de toute sa stature élancée. Vous l'admirez, d'accord, mais en êtes-vous un peu jaloux aussi ?

Simons mit quelque temps à répliquer, toujours de dos :

- Allez savoir ! Comment ne pas envier, peu ou prou, ceux qui ont ça dans le sang...

Il se retourna et fixa Kincaid de ses yeux bruns, brillant derrière les lunettes.

- ... Je suis quand même heureux de ma vie.

- Dans ces conditions, pourquoi avoir pris de tels risques ? dit Kincaid, doucement. Il y a votre femme, vos enfants... et même votre travail...

- Mais je ne voulais pas...

Simons eut un haussement d'épaules.

- ... C'est ce qu'on dit toujours en pareil cas : Će n'était pas dans mes intentions. ª Seulement voilà, Julia, c'est Julia.

- Vous avez peut-être fait autre chose qui n'était pas dans vos intentions, Trevor ? Jusqu'o˘ iriez-vous, sans le vouloir ?

- Alors, vous vous figurez que j'aurais pu assassiner Connor ?...

Ses sourcils s'arquèrent au-dessus de ses lunettes et il éclata de rire.

- ... Je n'ai pas l'ambition de faire carrière dans le crime, monsieur Kincaid. En plus, quelle raison aurais-je eue de supprimer ce malheureux Connor ?

Un type que Julia avait broyé, réduit à néant, et rejeté

comme une vieille savate.

- Description appropriée, ironisa Kincaid. En fera-t-elle autant avec vous ?

- Oh moi, je ne me suis jamais fait d'illusions.

Le policier repoussa une pile de papiers et s'assit sur le rebord du bureau de Simons, en allongeant les jambes.

- Vous connaissiez Connor Swann ?

Simons enfonça les mains dans ses poches et changea de position, comme quelqu'un qui ne retrouve plus ses marques.

- Oh, à peine. Seulement parce qu'il venait de temps en temps ici avec Julia avant leur séparation.

- Il était jaloux de vous ?

- Lui ? Jaloux ? Il n'aurait plus manqué que ça.

Je me demande même comment Julia a pu supporter ses fredaines pendant si longtemps.

Une passante s'arrêta devant la vitrine pour examiner le tableau qui y était exposé, comme quelques autres avant elle, depuis que Kincaid était entré dans la galerie. La lumière du jour avait baissé et l'ombre des saules s'était étirée.

- Les gens regardent, mais ils n'entrent pas, observa Kincaid quand il vit disparaître la dame du côté du salon de thé mitoyen.

- Oui, en effet, rarement...

Simons engloba d'un geste les toiles alignées sur les murs.

- ... C'est un peu cher tout ça pour qu'on achète sur un coup de tête. La plupart de mes clients sont des habitués, des collectionneurs. Pourtant, il arrive qu'un promeneur entre et se prenne de passion pour un tableau ; alors, il rentre à la maison, économise sou par sou sur les dépenses du ménage ou se prive de bière pour avoir de quoi payer...

Il sourit.

- ... C'est eux que je préfère, ceux qui n'y enten-dent rien : ils cèdent à une impulsion parce qu'ils aiment au premier degré.

Kincaid regarda une fois de plus le tableau représentant la jeune femme étendue sur l'herbe en plein soleil, les paupières baissées, la peau parsemée de quelques taches de rousseur.

- Je comprends tout à fait ça, admit-il.

Il se redressa et contempla Trevor Simons. Assurément un homme intelligent, honnête. Malgré ses faiblesses.

- Monsieur Simons, je vais me permettre de vous donner un conseil, ce que je ne devrais pas faire normalement. Toute enquête provoque des vagues, de plus en plus larges, si elle n'est pas vite résolue. Moi, à votre place, je prendrais mes précautions et je parle-rais du cas Julia à ma femme. Avant que nous ne soyons contraints de le faire nous-mêmes à un moment donné.

Dans le salon de thé, Kincaid s'assit à la table la plus proche de la fenêtre. La théière avait dégouliné

quand il avait versé le liquide, formant une auréole autour de sa tasse sur la nappe, du reste déjà tachée.

¿ la table à côté de la sienne, il reconnut la femme qui s'était arrêtée devant la galerie une ou deux minutes auparavant : grassouillette, ‚ge moyen, cheveux grisonnants. Il faisait assez chaud à l'intérieur du salon de thé pour qu'une légère buée brouill‚t les vitres ; pourtant la grosse dame avait gardé le blouson imperméable qu'elle portait par-dessus un épais cardigan. Craignait-elle qu'il se mît à pleuvoir dans l'établissement ? quand elle leva les yeux, Kincaid la gratifia d'un sourire ; mais elle tourna la tête, l'air offusqué.

Kincaid jouait rêveusement avec la clef dans la poche de son pantalon, celle de l'appartement de Connor ; Gemma se l'était procurée, avec l'adresse et une description sommaire des lieux, auprès des collègues du Val-de-Tamise, ainsi que les premiers rapports d'enquête. Julia et Connor avaient vécu jusqu'à

l'année précédente dans un appartement situé sur le quai, face aux îlots plantés de saules qu'il apercevait par la fenêtre. Julia avait d˚ souvent entrer ici le matin, pour prendre un café, ou l'après-midi une tasse de thé. Il se la représenta tout à coup s'installant sur la banquette devant lui, en pull noir, tirant nerveusement sur sa cigarette, l'air pensif. Puis il l'imaginait se levant, sortant dans la rue, hésitant un instant devant la vitrine de la galerie voisine ; il croyait entendre le carillon au moment o˘ elle entrait et refermait la porte.

Il secoua la tête, finit sa tasse d'un trait, se glissa hors de la banquette et présenta sa note souillée de thé à la jeune caissière. Il poursuivit le fantôme de Julia au milieu des ombres que le crépuscule allon-geait.

Il marcha vers les prés au bord du fleuve, prome-nant alternativement son regard sur le cours d'eau tranquille à gauche et sur la rangée d'immeubles à

droite. Il s'étonna qu'ils ne fussent pas plus élégants, situés comme ils l'étaient. L'un des plus vastes était de genre pseudo-géorgien, un autre faux Tudor, tous deux un peu délabrés, comme des douairières en vêtements r‚pés. Dans les jardins devant les maisons, des haies mal entretenues n'étaient égayées que par de rares touffes rouge‚tres d'orpins desséchés et, de-ci de-là, par des asters bleu p‚le. Après tout, on était déjà en novembre, songea Kincaid : il constata du reste que la cabane de location de bateaux était barricadée pour l'hiver.

La chaussée se rétrécissait et les grands immeubles cédaient la place à des maisons, moins élevées, puis à quelques pavillons de plus en plus proches de la Tamise. Le policier reconnut la grille en fer forgé noir d'après la description griffonnée sur le bout de papier ; les mains sur deux des minces barreaux de la clôture, il étudia les lieux. Une plaque commémorative en céramique, sertie sur la façade de l'immeuble voisin, lui avait appris que cet ensemble était de construction récente. Julia et Connor en avaient-ils été les premiers locataires ? L'architecte s'était visiblement inspiré du style des hangars à bateaux voisins : murs de brique rose pastel, une profusion d'ouvertures encadrées de blanc, rambardes blanches, pignons pointus et tarabiscotés. Kincaid estima qu'on en avait un peu trop fait ; l'impression n'était néan-moins pas désagréable, gr‚ce à une bonne harmonie avec le milieu ambiant. A l'instar du prince Charles, il trouvait que l'architecture moderne portait trop souvent préjudice au paysage.

Se frayant un chemin entre des embarcations tirées au sec et des remorques à canot le long de la grille, il finit par trouver la porte. Aucun des logis, donnant sur une pelouse bien entretenue, ne ressemblait totalement au précédent. Kincaid repéra aisément celui qu'il cherchait - trois niveaux, posés sur des espèces de pilotis. ´ J'ai l'air d'un cambrioleur ª, se disait-il en introduisant la clef dans la serrure. Toutefois, personne ne le héla du haut des bordages alentour.

Il s'était attendu à un décor tout en noir et blanc.

Idée absurde du reste, si l'on se rappelait les couleurs intenses qu'utilisait Julia dans ses tableaux. Ici, elles s'adoucissaient, en des nuances presque italiennes, murs safran et sols terre de Sienne. Dans la salle de séjour, un mobilier rustique, sur le carrelage un tapis marocain à franges ; contre l'une des parois, un poêle à bois émaillé, juché sur un piédestal carrelé ; devant le sofa, une petite table en bois badigeonné

s'ornait d'un échiquier. Connor y avait-il joué, s'interrogea Kincaid, ou était-ce pour la frime ?

Un blouson posé sur le dossier d'une chaise, des journaux en vrac se déversant depuis le sofa jusque sur le sol ; une paire de baskets se cachait sous la table basse. Ce laisser-aller typiquement masculin tranchait sur le décor essentiellement féminin de la pièce. Le policier caressa la table du bout de l'index ; il lui fallut essuyer la poussière sur son pantalon. Ce Connor Swann n'était décidément pas un homme d'intérieur !

Il passa dans la cuisine adjacente. Dépourvue de fenêtre, elle s'ouvrait directement sur la salle de séjour. ¿ la différence de celle-ci, elle était impeccablement tenue. Des bidons d'huile d'olive et des bouteilles de vinaigre en verre coloré mettaient une touche plus vive sur les teintes nuancées des placards en chêne et des étagères jaune clair ; sur un rayon près du plan de travail étaient rangés des livres de gastronomie usagés. Kincaid en lut les titres : Les Bons Plats de Julia Child, L'Art culinaire, La Cuisine italienne, La Cucina fresca, d'autres encore, certains des volumes illustrés de photographies qui lui mirent l'eau à la bouche. Sur une autre étagère s'alignaient des bocaux en verre pleins de p‚tes alimentaires.

Kincaid ouvrit le réfrigérateur et le trouva approvi-sionné de divers condiments, fromages, úufs et lait.

Le congélateur contenait des morceaux de viande et de poulet enveloppés de papier aluminium et étiquetés, une miche de pain et des boîtes en plastique contenant vraisemblablement du bouillon maison. ¿

côté du téléphone, un mémento avec une liste d'achats alimentaires : aubergines, concentré de tomate, laitue, poires...

Ce qu'on avait dit de Connor Swann ne laissait guère présumer qu'il aim‚t et s˚t bien cuisiner. Or, il ne s'était visiblement pas contenté de faire réchauffer des plats surgelés dans le four à micro-ondes.

Au premier étage, une chambre à coucher et une salle de bains, de la même couleur jaune p‚le qu'au rez-de-chaussée, ainsi qu'une petite pièce qui, de toute évidence, servait de bureau.

Après quoi, le policier monta au second étage. Julia l'avait transformé en atelier. Les larges baies laissaient pénétrer la lumière de cette belle fin d'après-midi et, de là-haut, on distinguait le méandre de la Tamise entre les ramures des saules. Au milieu de la pièce, une table d'architecte nue ; contre l'un des murs, un vieux secrétaire o˘ se voyaient des blocs à

dessin, en partie utilisés, ainsi qu'un coffret contenant des tubes de peinture en désordre. Kincaid eut la curiosité de fouiller là-dedans ; il ne s'était jamais douté que les couleurs pour aquarellistes professionnels étaient livrées en tubes, avec des noms tels que carmin Windsor, laque écarlate, bleu outremer, des noms qui résonnaient dans sa tête comme des fragments de poésie. Hélas, la poudre grise qui lui salit bientôt le bout des doigts prouvait que personne ne venait plus ici. Toute la pièce d'ailleurs respirait l'abandon, la vacuité, l'oubli.

Il redescendit lentement. Au premier étage, il s'arrêta à nouveau devant la porte de la chambre à coucher ; les draps du lit avaient été tirés à la h‚te ; un pantalon traînait sur une chaise, ceinture pendante ; tout attestait un départ précipité, une vie soudain suspendue. Connor Swann avait d˚ compter faire des courses, préparer son repas, jeter les vieux journaux à la poubelle ? Et puis, après le dîner, il se serait brossé les dents, glissé sous la couette jaune et bleue.

Le policier savait bien qu'aussi longtemps qu'il n'aurait pas appréhendé la personnalité de Swann, qu'il n'aurait pas reconstitué son existence, il n'aurait aucune chance de découvrir l'assassin. Or, ce qu'il avait appris de lui jusqu'à présent était passé par le filtre de Julia et de ses parents.

Toute la maison portait la marque de Julia. ¿ l'exception de la cuisine, Connor n'avait fait qu'en effleurer la surface. Alors, pourquoi Julia l'avait-elle quittée, comme le commandant d'une citadelle inex-pugnable abandonnant la place sans combattre ?

Kincaid entra dans le petit cabinet de travail. Il n'y vit, pour tout mobilier, qu'un bureau et une chaise face à la fenêtre, et une bergère équipée d'une petite lampe de lecture. Il s'assit sur la chaise, alluma une lampe à abat-jour vert et entreprit d'inspecter le fouillis sur le bureau.

Le premier objet qui lui tomba sous la main fut un agenda relié plein cuir. Il le feuilleta en débutant au mois de janvier. Ce qui sautait d'abord aux yeux, c'étaient des noms de champs de courses, Epsom, Cheltenham, Newmarket, se succédant régulièrement de mois en mois et complétés tantôt d'une indication horaire, tantôt d'un point d'exclamation.

Kincaid revint à la première page du calepin et reprit son exploration, plus attentivement. Il reconstitua, en dehors des dates de manifestations hippiques, ce qu'avait pu être l'emploi du temps de Connor : notations de rendez-vous à déjeuner, à dîner, ou simplement pour prendre un verre, fréquemment accompagnées d'un nom, d'une heure et des mots Le Lion rouge. Ce type n'arrêtait pas de sortir ! quant aux pubs et hôtels appelés Le Lion rouge, il y en avait des kyrielles. Au fond, le plus logique e˚t été de commencer par le vieil hôtel cossu de ce nom, à Henley même, près de l'église.

En outre, il y avait des dates de parcours de golf et, de loin en loin, la note Voir J. suivie d'un tiret, des mots variés, au sens impénétrable, d'autres évoquant des entreprises, Tuyauteries Tyler ou Le Paradis du Tapis. De sorte qu'on pouvait considérer que ne figuraient pas, dans ce calepin, les seules activités sociales, mais aussi les relations d'affaires, les repas en compagnie de clients indéterminés. Kincaid avait trop h‚tivement conclu que Connor était entretenu par les Asherton, et rien, dans les rapports des policiers du Val-de-Tamise, n'infirmait cette supposition. Il referma l'agenda et fureta parmi les papiers qui jonchaient le bureau. Une pensée lui traversa l'esprit et il rouvrit l'agenda pour retrouver l'annotation Déjeuner B.E. qui y figurait à chaque jeudi.

Le reste des paperasses n'était constitué que de banales factures, de coupons de paris hippiques, de classements de turf, en sus d'un compte rendu financier d'une société de Reading et d'un catalogue de ventes aux enchères. Le policier haussa les épaules et continua. Des quantités de trombones, un coupe-papier, une chope, revêtue des mots FESTIVAL DES ARTS

DE HENLEY, contenant une poignée de stylos-feutres publicitaires.

Dans le tiroir de gauche, il trouva un carnet de chèques et un relevé bancaire. Ce dernier révéla des dépenses mensuelles ordinaires et aussi des dépôts réguliers au nom de Blackwell, Gillock & Frye. Un cabinet d'avoués ou de notaires ? se demanda Kincaid. Peu à peu, la vie du défunt prenait forme. Aussi le policier reprit-il le relevé depuis le début, en véri-fiant chaque élément. Il en ressortait que le premier chèque émis immédiatement après le dépôt portait le nom de K. Hicks ; les montants, bien que variables, étaient toujours considérables.

Absorbé qu'il était dans ces vérifications, Kincaid ne prit pas tout de suite conscience d'un léger bruit au rez-de-chaussée. Il leva les yeux. La nuit était tombée pendant qu'il épluchait les papiers ; les saules, à travers la croisée, se dessinaient en noir charbonneux sur le ciel violacé.

Les bruits provenant d'en bas se précisèrent, un cliquetis plus fort, suivi de craquements. Le policier quitta son siège et se faufila sur le palier. Il resta un instant aux aguets, puis descendit à toute allure, le plus silencieusement possible. Au moment o˘ il atteignait la dernière marche, la lumière se fit dans la salle de séjour. Il tendit encore l'oreille, avant de se risquer dans cette pièce.

Une femme se tenait près de la porte d'entrée, la main sur l'interrupteur. Les lampes des tables éclairè-rent des jeans moulants, un pull-over rose en laine angora aux mailles si l‚ches qu'on devinait le soutien-gorge, de vertigineux hauts talons, des cheveux blonds aux mèches cordées de méduse. Kincaid pouvait distinguer la respiration haletante sous le pull.

- Salut, proféra-t-il en s'efforçant de sourire.

Elle eut une sorte de hoquet avant de glapir :

- qu'est-ce que vous foutez là ?

Désorientée, Gemma tendit la main vers l'autre côté du large matelas. Elle le palpa : rien. En ouvrant les paupières, elle discerna une lueur grise provenant d'on ne sait o˘.

Gemma se réveilla tout à fait. Elle se trouvait bien dans son nouvel appartement, celui qu'elle avait loué

après le départ de son mari. Elle se dressa sur son séant et écarta les cheveux qui lui couvraient le visage. Cela faisait des mois qu'elle n'avait plus rêvé

de Rob. Au point qu'elle se demandait si le fantôme ne s'était pas dissipé à jamais.

L'eau commençait tout juste à gargouiller dans les conduites du chauffage central, obéissant au minuteur préréglé. Panique ! Pourquoi le réveil n'a-t-il pas sonné ? Du calme : aujourd'hui, c'est dimanche ! Elle referma les yeux et enfouit sa tête dans les oreillers.

quel luxe de se réveiller de bonne heure et de pouvoir flemmarder au lit, voire se rendormir.

En dépit de ses efforts, le sommeil refusa de revenir. ¿ cause d'une pensée lancinante, celle du rendez-vous qu'elle avait réussi à prendre pour la fin de la matinée au Coliseum. Finalement, après un ultime b‚illement, elle se glissa hors de la couette.

En effet, l'Opéra lui avait semblé le meilleur endroit pour commencer à vérifier les allégations de sir Gerald Asherton. La perspective de cette visite lui procura un léger frisson d'allégresse.

Ses orteils se recroquevillèrent dès qu'ils touchè-rent le parquet froid. Elle t‚tonna du bout du pied pour trouver ses pantoufles, tout en s'entortillant dans son peignoir. Elle avait le temps de prendre une tasse de café avant le réveil de Toby et de remettre un peu d'ordre dans ses pensées.

quelques minutes plus tard, une douce tiédeur se répandait à travers l'appartement, tandis que, assise à

la table en lattis noir devant la fenêtre du jardin, elle sirotait son café br˚lant. Elle avait fait la folie de vendre la maison de Leyton - mitoyenne, avec trois chambres à coucher, pelouse, le parfait symbole en brique et crépi des projets irréalistes de Rob à

l'époque de leur mariage. Ensuite, au lieu de prendre le logement convenable à Wanstead auquel elle avait d'abord songé, elle avait loué ceci ! Elle parcourut la pièce du regard, perplexe.

L'agent immobilier l'avait suppliée (´ Venez jeter un coup d'oeil, c'est tout ce que je vous demande. Je sais bien que ce n'est pas exactement ce que vous voulez, mais il faut quand même que vous voyiez ça. ª). Elle avait accepté, elle avait vu et elle avait apposé sa signature sur les pointillés. Et elle était devenue la propriétaire ébaubie d'une remise recon-vertie, derrière une villa victorienne, à Islington.

L'emplacement était, comme l'architecture ellemême, assez saugrenu, entre deux des plus élégantes avenues de ce quartier résidentiel de style géorgien.

Mais la maison se tenait respectueusement à l'écart, comme quelqu'un de bien élevé.

Une ancienne remise donc, indépendante de la villa, en contrebas du jardin, si bien que les fenêtres, sur l'un des côtés, s'ouvraient au niveau de la pelouse. Les propriétaires, un ménage de psys, avaient décoré l'intérieur dans un style que l'agent n'avait pas craint de baptiser ´japonais dépouillé ª.

Gemma faillit rire aux éclats en y repensant : ´ dépouillé ª était finalement l'adjectif idoine pour la vie qu'elle y menait. En fait, ce n'était qu'une grande pièce d'un seul tenant, pourvue d'un futon et de quelques éléments de mobilier aux lignes sobres très modernes. Des réduits encastrés dans le mur du côté

opposé au lit contenaient l'un une kitchenette, l'autre la salle d'eau ; un ancien débarras avait été transformé en chambre d'enfant pour Toby. Aucune intimité, par conséquent. Mais l'intimité avec un enfant en bas ‚ge est une notion abstraite ; en outre Gemma n'avait aucune intention de partager sa couche avec un homme dans un avenir proche.

Ses propres meubles, elle les avait entreposés chez ses parents, derrière la boulangerie de la Grand-Rue de Leyton. Sa mère avait secoué ses boucles roux fané et marmotté : Ó˘ avais-tu la tête, ma pauvre enfant ? ª

Gemma aurait pu répondre : C'est une rue bordée d'arbres avec un parc à une extrémité. Dans le jardin, clos de murs, des tas de cachettes et de recoins tellement amusants pour un petit garçon comme Toby. Un lieu secret, magique. Elle s'était bornée à

dire : ´ Moi, j'aime, maman. Et, en plus, ce n'est pas très loin de Scotland Yard. ª Sa mère s'y était-elle résignée ? Gemma en doutait.

Elle se sentait comme mise à nu, dépouillée du superflu, et parfaitement sereine, dans le cadre sobre de cette pièce gris et blanc.

En tout cas, jusqu'à ce matin. Elle fronça le sourcil : pourquoi ces incertitudes, aujourd'hui ? Tout à

coup, imprévisiblement, l'image de Matthew Asherton surgit dans son esprit.

Elle se leva, introduisit deux tranches de pain complet dans le grille-pain sur la table et alla réveiller Toby d'un tendre baiser.

Elle confia l'enfant à sa mère pour la journée, puis elle prit le métro pour Charing Cross. Sur le quai, arrivée à destination, le violent courant d'air de la rame s'engouffrant dans le tunnel lui cingla les genoux sous la jupe. Elle s'emmitoufla dans son ano-rak et sortit de la station. Elle emprunta la rue pié-tonne derrière Saint-Martin-des-Champs, contourna l'église et entra dans Saint-Martin Street : il n'y faisait guère plus chaud. La bise tourbillonnait par rafales dans l'étroite rue, faisant voleter des bouts de papier et des gravillons.

Gemma se frotta les yeux que la bise faisait lar-moyer, puis battit des paupières pour y voir plus clair.

¿ un angle, juste derrière le Pub Chandos, on lisait l'inscription COLISEUM DE LONDRES en noir sur fond blanc ; autour de cette enseigne flottaient des ori-flammes bleu et noir dont le logo O.N.A. attirait les regards. La coupole blanche surchargée d'ornements se détachait cr˚ment sur un fond de ciel azur délavé ; près du faîte, les mêmes lettres O.N.A., mais presque illisibles ; Gemma pensa qu'elles étaient éclairées quand venait la nuit.

Un lointain souvenir la sollicita tout à coup : elle était déjà venue une fois dans les parages. Rob et elle avaient vu une pièce de thé‚tre à l'Albury un peu plus haut dans la même rue et, après le spectacle, avaient pris un verre au Chandos ; c'était une nuit caniculaire et ils avaient apporté leurs consommations dehors, pour échapper à la foule et à la fumée de l'intérieur.

Elle se souvenait d'avoir dégusté son Pimm's en regardant les amateurs d'opéra se déverser sur les trottoirs, visages animés, gestes enthousiastes pour commenter la représentation. ´ «a serait peut-être intéressant ª, avait-elle dit à Rob, d'un ton mélancolique. Son habituel sourire condescendant aux lèvres, il avait répliqué : ´ quoi, aller voir toutes ces grosses dondons s'époumoner ? Tu as de ces idées, ma pauvre. ª

Gemma se rappela la photographie de Caroline Stowe qu'on lui avait montrée : qu'aurait dit Rob s'il avait rencontré la diva ? Elle, une grosse dondon ? Le malheureux avait une fois de plus raté l'occasion de se taire.

Elle poussa l'une des portes donnant sur le hall d'accueil. Elle ressentit une pointe d'émotion d'accé-der à cet univers féerique. Elle s'approcha d'une dame à cheveux gris au contrôle :

- Alison Douglas, s'il vous plaît, l'administratrice-adjointe de l'orchestre. J'ai rendez-vous avec elle.

- Il faut faire le tour, ma petite, lui répondit la dame d'un ton plutôt rogue, avec un mouvement circulaire de l'index, c'est derrière, à côté de la manu-tention.

Un tantinet humiliée, Gemma quitta le cadre pelu-cheux et doré du vestibule et suivit ces instructions.

Elle fit le tour de l'édifice, par une ruelle que bordaient des issues de service de pubs et de restaurants, jusqu'à l'entrée des artistes : petit perron, enduit écaillé, ne se distinguant guère que par le même sigle O.N.A. près du seuil. Gemma gravit les quelques marches et pénétra dans un vestibule au sol habillé

de lino.

Sur sa gauche, elle aperçut un gardien dans un box vitré, veillant à la porte du sanctuaire. Elle déclina son identité et le gardien lui fit signer le registre des visiteurs. C'était un jeune homme affable au visage parsemé de taches de rousseur et aux cheveux bruns sans doute autrefois coupés à la mohawk. En poussant son investigation, Gemma discerna une petite perforation au lobe d'une oreille, qu'avait d˚ récemment enjoliver un anneau ou une boucle : de toute évidence, le garçon s'était appliqué à changer d'apparence pour décrocher cet emploi.

- J'appelle tout de suite Mlle Alison, annonça-t-il en lui tendant un badge.

Il décrocha le téléphone et prononça des mots incompréhensibles dans le combiné. Puis, à Gemma :

- Elle vient vous chercher tout de suite.

Gemma se demanda s'il avait été de service jeudi soir après la représentation. En tout cas, son attitude amicale faciliterait une éventuelle conversation à ce sujet. Mais mieux valait attendre le moment propice.

Des cloches se firent entendre, peu éloignées.

- Ce sont celles de Saint-Martin ? demandat-elle.

Il se tourna vers la pendule au mur et hocha la tête.

- Onze heures pile. On peut compter dessus pour régler sa montre.

Y avait-il un service religieux spécial à cette heure-là ou l'église ne se souciait-elle que de complaire aux touristes ? s'interrogea Gemma.

Elle avait été étonnée qu'Alison Douglas consentît à la recevoir le dimanche à cette heure matinale.

Aussi demanda-t-elle au jeune gardien :

- On s'active toujours autant ici, même le dimanche matin ?

Il sourit.

- On a représentation en matinée, un gros morceau pour nous, vu que c'est La Traviata.

Gemma, surprise, compulsa le bloc-notes qu'elle avait tiré de son sac :

- Hum... La Traviata ? Je croyais que vous don-niez Pelléas et Mélisande en ce moment ?

- Oui, le jeudi et le samedi. Les autres jours...