Elle laissa passer une seconde, puis :
- ... Justement, j'espérais que vous pourriez me le dire.
Il ouvrit grand les yeux.
- Allons, inspecteur, vous n'allez pas imaginer que...
- Vous m'avez menti en affirmant avoir assisté à
toute la représentation jeudi soir à l'opéra. L'un des ouvreurs vous a vu entrer par la grande porte quelques minutes seulement avant la fin. Mais, surtout, j'ai quelqu'un qui vous a vu dans un bistro de Wargrave et pouvant témoigner que vous avez eu un dîner orageux avec Connor Swann.
Là, elle bluffait avec toute l'assurance dont elle était capable.
Thomas Godwin semblait interloqué, pour la première fois depuis qu'elle le connaissait. Elle en profita pour analyser son visage inerte : ce n'était pas tant par ses traits qu'il séduisait, mais par l'expression de vivacité, de perspicacité et d'humour qu'on y lisait la plupart du temps.
Il soupira en repoussant son assiette vide.
- Oui, je savais que ça ne servirait à rien : depuis ma plus tendre enfance, je n'ai jamais été capable de mentir. J'avais réellement l'intention d'assister au spectacle. Mais j'avais sur mon répondeur un message de Connor qui voulait me voir de toute urgence.
C'est sans doute pour ça qu'il était passé au thé‚tre dans l'après-midi.
- Et il vous demandait de le retrouver au Lion rouge ?
Godwin fit signe que oui. Au même moment, le serveur apporta la seconde théière commandée. Godwin la souleva.
- Il faut absolument que vous go˚tiez le Keemun.
que prendrez-vous avec ?
Gemma n'eut pas le temps de refuser, car il ajouta :
- Je vous en prie, inspecteur, prenez quelque chose. Je m'étais dit que ça vous ferait plaisir : occupé comme on l'est dans votre métier, vous ne devez pas souvent avoir l'occasion de prendre un vrai thé dans l'après-midi.
Les paroles d'Alison Douglas lui revinrent à l'esprit : quelque méfait qu'ait pu commettre Tommy Godwin, il se montrait prévenant, comme toujours, et elle n'eut pas le courage de regimber.
- Eh bien, si vous insistez, je prendrai un scone.
Il en prit un aussi et versa du thé de la nouvelle variété.
- Go˚tez-le. Vous pouvez y mettre du lait si vous voulez, mais je ne vous le conseille pas.
Gemma lui obéit.
- que c'est doux ! dit-elle, surprise.
Le costumier jubilait.
- Vous aimez? C'est du Congou de Chine du Nord, ce qu'on fait de mieux comme chine noir, à
mon go˚t.
- Revenons à Connor, dit Gemma en étalant un peu de beurre et de confiture de fraise sur son scone.
- Je n'ai pas grand-chose à raconter. Je l'ai retrouvé au Lion rouge, comme vous savez, et il s'est tout de suite comporté d'une drôle de façon. Moi, en tout cas, je ne l'avais jamais vu dans cet état-là. Bien s˚r, j'avais entendu dire que, dans les semaines qui avaient suivi sa séparation d'avec Julia, il s'était laissé aller, mais là, il n'avait pas l'air d'avoir beaucoup bu. Non, ce n'était pas ça, mais il était...
Comment dire ? Hystérique.
- ¿ quel sujet voulait-il vous voir ?
Tommy fit passer le petit morceau de g‚teau qu'il avait dans la bouche avec une gorgée de thé.
- Oh, j'ai tout de suite compris : il voulait reprendre son ancien emploi chez nous. Il en avait assez de s'occuper de budgets minables dans un trou perdu et il m'a demandé d'intervenir.
- Vous auriez pu ? s'enquit Gemma, un peu étonnée.
- Eh bien, oui. Le principal associé de notre agence de publicité est un ami. C'est même moi qui lui ai conseillé de soumissionner auprès de l'O.N.¿., autrefois...
Il considéra Gemma par-dessus la tasse qu'il tenait entre ses mains.
- ... Il est malheureusement impossible de prévoir les conséquences de ses actes. Sans mon intervention en faveur de l'agence de publicité qui employait Connor, il n'aurait peut-être jamais fait la connaissance de Gerald et de Caro, puis, par eux, de Julia.
- Finalement, l'autre soir, vous avez refusé de l'aider ?
- Oui, très poliment d'abord. J'ai essayé de lui faire comprendre que ma réputation était en cause s'il ne donnait pas satisfaction et que, eu égard à son échec antérieur, je ne souhaitais pas courir le risque.
Pour vous dire la vérité...
Il reposa sa tasse sur la table et regarda dans le vague.
- ... C'était quelqu'un que je n'avais jamais beaucoup aimé. Peut-être pas la chose à dire quand on est le suspect dans une affaire de ce genre. N'est-ce pas, inspecteur?...
Il eut le même sourire espiègle, avant de reprendre, plus sérieusement :
- ... Je me rappelle très clairement le jour de leur mariage. Au mois de juin, avec lunch dans le jardin de Badger's End. Oh, je sais que vous n'avez pu l'admirer en cette saison, mais je vous assure qu'il est magnifique en été. C'est l'úuvre de Plummy, même si Julia l'aidait comme elle pouvait, quand elle avait le temps.
´ Tout le monde répétait que Julia et Connor formaient un beau couple, et c'était vrai. Pourtant, rien qu'à les voir, je pressentais la catastrophe : ils n'étaient pas du tout faits l'un pour l'autre...
- De gr‚ce, Tommy, au fait, au fait ! coupa Gemma, en se demandant comment adopter un ton grave quand on a la bouche pleine de g‚teau.
Il exhala un soupir.
- Oui, bref, nous nous sommes disputés, Connor et moi. Il est devenu si agressif que j'ai fini par lui dire que j'en avais assez et je suis parti. Point final.
…cartant son assiette à son tour, Gemma se pencha vers lui.
- Non, ce n'est pas tout, mon cher. Le barman est sorti du bistro peu après vous deux et, à ce qu'il m'a dit, il vous a vus vous battre du côté du quai.
Même si cela lui paraissait impossible de la part d'un homme aussi pondéré et maître de lui que le costumier, elle aurait juré qu'il avait tressailli.
Il y eut un silence. Leurs regards se croisèrent.
- Voilà une chose que je n'avais pas faite depuis mon enfance, reprit-il enfin. Et même à l'époque, je trouvais indigne toute forme de violence. Pour moi, c'était de la barbarie pure et simple. On avait beau me répéter qu'il fallait constamment être prêt à se battre pour réussir dans la vie, moi, j'avais fait un autre choix. Inutile de préciser qu'on m'a cent fois traité de tantouse à cause de ça...
Il retrouvait son sourire enjôleur.
- ... Mais ça m'était bien égal : l'important pour moi, c'est de toujours vivre selon mes principes. Si bien que, quand cette absurde bagarre a commencé, j'ai préféré filer.
- Et lui, il vous a laissé partir ?
Godwin hocha la tête.
- Oui, je crois qu'il commençait à se calmer.
- Vous aviez garé votre voiture sur le gravillon, au bord de l'eau ?
- Non, j'avais trouvé une place dans la rue à
deux ou trois cents mètres du bistro. quelqu'un l'a peut-être vue, ajouta-t-il avec une note d'espoir dans la voix. C'est une Jaguar rouge, ça se remarque, non ?
- Et une fois arrivé à votre voiture ?
- Eh bien, je suis retourné à Londres. J'avais eu la sottise d'accepter ce rendez-vous avec Connor et j'avais fichu ma soirée en l'air à cause de ça. Alors, j'ai fait de mon mieux pour assister encore au spectacle, selon mes intentions...
- Durant cinq malheureuses minutes ? lança Gemma, sceptique.
Il sourit.
- En tout cas, j'ai essayé.
- Est-ce que vous ne vous seriez pas montré dans la loge de sir Gerald afin de vous fabriquer un alibi ?
Le costumier répondit patiemment :
- Comme je vous l'ai déjà dit, je voulais le féliciter après le spectacle.
- Le féliciter de quoi ? Puisque vous n'y aviez pas vraiment assisté...
- Vous savez, on peut toujours se fier aux réactions du public après le baisser de rideau.
Gemma le scruta attentivement et il ne cilla pas.
- Vous avez raison quand vous dites que vous ne savez pas mentir, marmonna-t-elle. Et je suppose que vous êtes rentré chez vous directement ?
- Oui.
- Et vous n'avez rencontré personne ?
- Hélas non, ma chère. Je me suis garé dans la cour de mon immeuble et je suis monté par l'ascenseur de service. Je n'ai croisé personne en effet. J'en suis désolé.
Il avait l'air sincèrement navré de la décevoir.
- Et moi donc !... soupira-t-elle.
La fatigue la gagnait.
- Vous auriez très bien pu fourrer le corps dans le coffre de votre voiture et revenir durant la nuit à
Hambleden pour le jeter dans l'écluse.
- quelle drôle d'idée ! Vous en avez de l'imagination, inspecteur, se gaussa-t-il.
Il devenait exaspérant.
- Dans ces conditions, il va falloir soumettre votre Jaguar aux experts. Et nous allons aussi devoir perquisi-tionner à votre domicile. Pour l'instant, on va tous les deux à Scotland Yard mettre ça noir sur blanc.
Il souleva la théière en souriant :
- Très bien. Mais nous avons le temps de finir notre thé, chère madame l'inspecteur.
Son déjeuner avec Jack Makepeace avait apporté
à Kincaid une vision moins noire de l'existence. La lumière vive éblouit les deux hommes au moment o˘, gavés de fromage, de cornichons et de bière, ils quittèrent la pénombre du pub pour se retrouver dans la rue.
- quelle bonne surprise ! s'exclama Makepeace en tournant la tête vers les rayons du soleil, profitons-en parce que ça ne va pas durer. La météo a annoncé
qu'il allait flotter.
Après avoir pédalé dans la semoule toute la matinée, rien de mieux qu'une petite balade, songea Kincaid en sentant une légère tiédeur lui caresser le visage.
- Eh bien, je vais en profiter, annonça-t-il lorsqu'ils furent parvenus à hauteur du commissariat.
Vous savez o˘ me joindre s'il se passe quelque chose.
- Y a des gens qui ont toutes les chances ! fit Makepeace, sans trop d'amertume. Moi, je dois retourner au charbon.
Il fit un signe d'adieu avant de disparaître derrière les portes vitrées de l'hôtel de police.
Kincaid parcourut en voiture le petit trajet entre High Wycombe et Fingest. En atteignant le village, il hésita brièvement avant de s'engager sur le parking du pub. Le presbytère, si délicieusement pittoresque sous les rayons du soleil, le tenta un instant. Il résista à son envie : il craignait de passer l'après-midi à
bavarder dans l'accueillant bureau du pasteur.
D'ailleurs, Tony, le barman, se révéla être aussi compétent en matière d'itinéraires touristiques que sur le reste.
- Je sais exactement ce qu'il vous faut, déclara-t-il en extrayant un opuscule des arcanes sous le comptoir.
Voilà, il y a là une jolie petite promenade indiquée, avec visite de pubs. Cinq bornes ne vous font pas peur, j'espère ? ajouta-t-il en jaugeant le policier.
- Je crois que j'y arriverai, dit Kincaid, amusé.
- Bon, alors voilà, vous allez faire Kingest-Skir-mett-Turville et retour. Chacun de ces villages a sa petite vallée, mais le parcours évite les pentes trop raides. Le seul ennui, c'est qu'il y a quelquefois un peu de boue.
- Pas de problème, je vous promets que je ne saloperai pas votre moquette en rentrant. Eh bien, je vais monter me changer...
- Attendez ! Je vous prête ma boussole...
Il fît apparaître l'objet sur la paume de sa main, à
la manière d'un prestidigitateur.
- ... «a peut vous être utile !
En haut de la première côte, un banc avait été charitablement installé pour le soulagement du promeneur essoufflé et la contemplation du panorama.
Kincaid s'y assit un instant, puis reprit bravement sa marche. Il traversa des bois et des p‚tures, franchit des échaliers. Au début de son excursion, les paroles du pasteur lui revenaient sans cesse à l'esprit ; il se figurait les allées et venues des Celtes, Romains, Saxons et autres Normands dans ces collines, chacune de ces peuplades laissant son empreinte sur le pays.
Au bout de quelque temps, le mélange d'air pur, d'exercice physique et de solitude produisit l'effet magique escompté : Kincaid reprit son analyse de l'affaire Swann là o˘ il l'avait laissée. Il passa en revue les divers éléments à sa disposition : d'abord, le procès-verbal d'autopsie excluait que Thomas Godwin e˚t tué Connor devant le Lion rouge de Wargrave. ¿ la rigueur, on pouvait avancer l'hypothèse qu'il l'e˚t assommé pour ensuite l'achever à son retour de Londres deux heures plus tard. Mais, comment le costumier s'y serait-il pris pour transporter le cadavre depuis le coffre de sa voiture jusqu'à
l'écluse ? Gemma n'avait pas tort d'être sceptique.
De même, le rapport du Dr Winstead démontrait que Julia n'avait pu perpétrer le crime pendant sa brève absence du vernissage, et le témoignage de David, le serveur du Lion rouge, prouvait qu'elle n'aurait pas eu le temps matériel de retrouver son mari, f˚t-ce brièvement, sur le quai devant la galerie, et de lui fixer un rendez-vous pour plus tard.
Kincaid aurait d˚ se sentir soulagé de cette déduction, mais il fut contraint d'admettre l'éventualité que Trevor Simons e˚t menti pour la protéger et qu'elle ait retrouvé Connor après le vernissage.
Il était tellement absorbé par ces méditations qu'il ne vit pas la bouse de vache sur le sentier et qu'il y mit directement le pied. Il émit un juron et dut s'essuyer les semelles dans l'herbe. De même, on ne per-
çoit souvent les mobiles d'un crime qu'en mettant le pied dedans, se dit-il in petto. Il reprit sa marche, avec plus de vigilance cette fois. Il avait beau retourner ses pensées en tous sens, il n'arrivait pas à trouver quelle raison aurait eue Julia de supprimer son mari. En outre, pourquoi, après la violente querelle qui les avait opposés dans l'après-midi, aurait-elle consenti à
le rencontrer le soir même ?
Cette énième scène de ménage suffisait-elle à
expliquer le comportement extravagant de Swann le reste de la journée ? Il semblait que sa conduite ne s'était radicalement modifiée qu'après avoir vu Kenneth Hicks ce jour-là. On en revenait donc une nouvelle fois à Kenneth : o˘ se trouvait-il jeudi soir ? ¿
peine Kincaid lui avait-il posé la question que l'aigrefin s'était montré plus récalcitrant, alors qu'il avait d'abord paru prêt à collaborer, f˚t-ce à contre-cúur.
En évoquant le personnage, cuirassé dans son blouson d'aviateur, Kincaid se rappela le témoignage de la femme dont lui avait parlé Makepeace à son arrivée : elle avait remarqué ún homme accompagné d'un jeune garçon en blouson de cuir ª, avait-elle déclaré...
Or, Kenneth n'était pas très grand - un mètre cinquante-huit à un mètre soixante à tout casser et, à
distance, on pouvait aisément le prendre pour un jeune garçon. Encore une piste à exploiter.
Le policier cheminait à nouveau dans les bois au-delà de Skirmett. Dans la pénombre, le bruit de ses pas était étouffé par la couche d'humus. Le silence n'était troublé par aucun chant d'oiseau. Il s'arrêta un instant, le temps d'une apparition fugitive, peut-être une biche effrayée. Il n'entendait plus que les battements de son cúur.
Il reprit sa marche. Il ne savait plus très bien à quoi se raccrocher, dans la masse informe des renseignements dont il disposait. Ainsi, en supposant que Connor f˚t tout de suite reparti en voiture après son algarade au Lion rouge avec Thomas Godwin, o˘
s'était-il rendu ? Et puis, le visage de Sharon Doyle réapparut dans sa mémoire : ne s'était-elle pas montrée aussi réticente que Hicks lorsque le policier lui avait demandé des précisions sur ses activités au cours de la soirée de jeudi ?
En arrivant à Turville, il porta son regard vers le nord-ouest, en direction de la colline o˘ était tapie la maison des Asherton, Badger's End, sous la vo˚te de hêtres. Pourquoi Julia était-elle revenue y vivre, comme attachée à la demeure par un cordon ombilical invisible ?
Kincaid fit halte au carrefour vers Northend, fron-
çant le sourcil. Il n'arrivait toujours pas à saisir le fil de cette affaire.
Le pub Bull & Butcher était niché au milieu des quelques chaumières du hameau de Turville, mais Kincaid résista à la tentation d'une chope d'ale bien fraîche et s'éloigna à travers champs.
Il arriva bientôt sur la route de Fingest. Le soleil avait baissé sur l'horizon et les rayons obliques s'insi-nuaient à présent entre les troncs, en clignotant comme un projecteur défaillant.
Les tours, maintenant familières, de l'église de Fingest faisaient enfin leur apparition. Kincaid avait pris deux décisions : il allait demander aux policiers du Val-de-Tamise d'interpeller Hicks pour voir si sa cr‚-nerie résisterait à un interrogatoire dans les locaux de la brigade.
De son côté, il irait de nouveau rendre visite à Sharon Doyle.
Kincaid rentra à l'hôtel, ses chaussures de sport un peu boueuses comme l'avait redouté Tony, mais tout à fait ragaillardi par son expédition. Pas de nouvelles de Gemma touchant son entretien avec Godwin. Il téléphona au Yard et laissa un message pour elle à
l'inspecteur de permanence : qu'elle revienne à Fingest dès qu'elle en aurait fini à Londres pour assister à l'interrogatoire de Hicks. Au fait, songea-t-il en souriant, vu le manque évident d'attirance du nabot pour les femmes, peut-être vaudrait-il mieux confier l'interrogatoire à Gemma.
Arrivé à Henley, Kincaid gara sa voiture à côté du poste de police et descendit Hart Street, avec pour point de repère le clocher de Sainte-Marie.
Carré, massif, il était l'axe autour duquel la ville s'ordonnait comme les rayons d'une roue. ¿ l'ombre du clocher, le petit cimetière s'ouvrait sur Church Avenue, à la manière d'un jardin bien entretenu. Une plaque commémorative, sertie dans la muraille, annonçait qu'une institution charitable avait été fondée en ce lieu par un certain John Longland, évêque de Lincoln, en 1547, puis reconstruit en 1830.
L'hospice consistait en une rangée de ravissantes chaumières, aux portes d'un bleu éclatant, avec des rideaux de guipure à chaque fenêtre. Kincaid frappa au numéro qu'avait indiqué Sharon Doyle. Il entendit un bruit de télévision, puis la voix perçante d'un enfant.
Il allait lever la main pour cogner à nouveau lorsque Sharon ouvrit la porte. Il aurait eu peine à la reconnaître sans ses bouclettes blondes tire-bouchon-nantes ; aucun maquillage, pas même du rouge à
lèvres ; le visage uni de la jeune femme paraissait naÔf, sans défense. Au lieu des vêtements excen-triques et des chaussures à talons vertigineux de l'autre soir, elle portait un tee-shirt déteint, des jeans et des baskets crottés. Elle semblait même avoir mai-
gri depuis leur première rencontre. Contre toute attente, elle parut enchantée de le revoir.
- Monsieur le superintendant ! «a alors !
La fillette qui s'accrochait maintenant aux jambes de sa mère était nettement moins propre que l'enfant qu'il avait vue sur la photo du portefeuille.
- Bonjour, Hayley !... dit Kincaid en s'accroupis-sant à sa hauteur.
Puis, levant la tête vers Sharon :
- ... Je suis venu voir comment vous alliez.
- Oh, je vous en prie, entrez donc, dit-elle comme se souvenant tout à coup des usages.
Elle s'effaça, gauchement, gênée par l'enfant qui se cramponnait à sa jambe.
- La petite était en train de go˚ter avec Mémé...
N'est-ce pas, mon trésor ?
Ils entrèrent dans le petit salon. La jeune femme ne savait plus que dire au policier et, pour se donner une contenance, elle caressait les boucles blondes de la fillette. Kincaid regarda autour de lui : des nappe-rons, des meubles aux teintes sombres, des abat-jour à fronces ; et sur le tout, une odeur d'encaustique.
Tout cela vieillot et propret, comme dans un musée d'arts et traditions populaires. Le son de la télévision, bien plus fort que sur le pas de la porte, donnait à
penser que les cloisons du cottage étaient en pl‚tre.
- Oui, la mémé aime bien regarder la télé dans la cuisine, expliqua Sharon, pour dire quelque chose.
Elle est au chaud, comme ça, près du fourneau.
Dans ce décor de roman du xixe siècle, le policier eut la vision de deux amoureux flirtant. Puis il se rappela que ces chaumières avaient été b‚ties à
l'usage de retraités, gens chez qui les intrigues amoureuses sont plutôt rares. Il se demanda si Connor était déjà venu là, puis il dit :
- Eh bien, pendant que la petite Hayley go˚te avec sa grand-mère, nous avons le temps de bavarder un peu dehors, non ?
Sharon accueillit la suggestion avec gratitude et se pencha vers la petite fille :
- Tu as entendu ce que vient de dire le monsieur, ma chérie ? Va avec Méme éfinir de go˚ter. Et quand tu auras mangé ta bouillie, tu pourras prendre un bis-cuit, dit-elle d'une voix c‚line.
Elle fit pivoter la fillette et lui donna une petite tape sur les fesses.
- Dis à Mémé que je reviens tout de suite !
Elle la suivit du regard jusqu'à la porte de la cuisine, puis, se tournant vers le policier :
- J'enfile un tricot et je suis à vous.
Le tricot en question était un gilet d'homme en laine marron, un peu mité, rappelant celui que portait sir Gerald Asherton le soir o˘ Kincaid avait fait sa connaissance. Surprenant le regard du policier, Sharon eut un sourire :
- Oui, c'est celui du grand-père. La mémé l'a gardé pour le porter à la maison...
En entrant dans le petit cimetière avec Kincaid, elle précisa :
- Je dis Mémée, mais c'est mon arrière-grand-mère, car ma grand-mère est morte quand ma mère était encore toute petite.
Le soleil avait décliné depuis que Kincaid était entré chez Sharon, et le cimetière était encore plus joli dans la douce lumière du couchant. Ils s'assirent sur un banc face aux maisonnettes de l'ancien hospice.
- Hayley est toujours aussi timide ?
- Non, elle est bavarde comme une pie. Elle n'arrête pas depuis le jour o˘ elle a appris à parler...
La jeune femme avait posé les mains sur ses genoux. Des mains comme indépendantes du reste du corps. Le policier constata que, depuis leur première rencontre, elle s'était rongé les ongles jusqu'au sang.
- ... C'est seulement depuis que je lui ai dit pour Connor qu'elle est comme ça...
Elle épia Kincaid.
- ... Fallait bien que je lui dise, non ? J'allais pas raconter qu'il s'était tiré, comme s'il se foutait de ce qui pouvait nous arriver !
Kincaid parut peser la question, avant de répliquer :
- Je crois que vous avez bien fait. Tout ça est dur pour elle, mais, au fond, il vaut mieux dire la vérité, même aux enfants, parce qu'ils se rendent bien compte quand on leur ment et alors le sentiment d'une tromperie s'ajoute à leur chagrin.
Sharon écoutait attentivement. Elle hocha de nouveau la tête, les yeux baissés sur ses mains, puis :
- C'est seulement qu'elle veut savoir pourquoi on ne le voit plus. Par exemple, quand ma tante Pearl est morte l'année dernière, la mémé l'a emmenée voir le corps avant l'enterrement.
- que lui avez-vous dit exactement pour Connor ?
Elle haussa les épaules.
- J'ai fait comme j'ai pu, c'est pas facile, vous savez !
- Il lui faudrait quelque chose de concret qui lui prouve qu'il est parti pour de bon. Vous pourrez l'emmener voir sa tombe, plus tard...
Il désigna les sépultures réparties sur la pelouse parfaitement tondue.
- ... Les tombes, elle connaît.
Elle croisa les mains d'un geste saccadé.
- Et puis, je n'ai personne pour parler de tout ça.
La mémé, elle veut rien entendre : d'abord, elle n'a jamais piffé Connor, même de son vivant...
- Tiens, pourquoi ça ?
Au contraire, l'aÔeule aurait d˚ se réjouir d'un bon parti pour son arrière-petite-fille.
- ´ Y a pas de mariage si on va pas à l'église ª...
marmonna Sharon en imitant si bien le chevrotement de la bisaÔeule que Kincaid crut l'avoir devant les yeux.
- ... Oui, elle n'en démordait pas... Même si Connor n'habitait pas chez nous. Du moment qu'il avait une femme légitime, je n'avais aucun droit sur lui, qu'elle répétait. Au fond, c'était vrai, je m'en suis bien aperçue...
- Vous n'avez pas de bonnes copines ? coupa Kincaid, sans vouloir aborder la question que la jeune femme venait de soulever.
- Elles aussi, c'est comme si j'avais la peste, comme si ce qui vient de m'arriver allait les empêcher de s'éclater avec moi...
Elle renifla, puis ajouta :
- De toute façon, je n'aimais pas leur parler de Connor. On avait notre petite vie à nous et je vais pas me mettre à déballer tout ça maintenant, ce serait trop dégueulasse.
- Au fond, vous avez raison.
Ils restèrent là sans plus rien dire, tandis que, l'une après l'autre, des lampes s'allumaient dans les maisonnettes. De vagues silhouettes se mouvaient derrière les rideaux en guipure. Par moments, quelque vieille femme se montrait sur le seuil de son cottage pour poser des bouteilles de lait vides ou ramasser le journal de l'après-midi. Cela faisait penser aux horloges allemandes à personnages, avec des bons-hommes hilares qui surgissent lorsque le carillon sonne l'heure.
Kincaid lorgna vers la jeune femme assise à côté
de lui, la tête penchée.
- Sharon, Mme Swann ne voit pas d'inconvénient à ce que vous veniez reprendre vos affaires à
l'appartement.
La réaction fut inattendue.
- Justement, les trucs que j'ai dits, l'autre soir...
eh bien, j'y ai repensé...
Il surprit une lueur fugitive dans son regard, puis elle se détourna à nouveau.
- ... C'était pas vrai, ce que j'ai dit. Vous savez, quand j'ai dit que...
- qu'il se pouvait que Julia ait assassiné son mari... C'est ça ?
Elle hocha la tête en grattant distraitement une petite tache sur son tee-shirt.
- Oui, je sais même pas pourquoi je vous ai dit ça. Peut-être que je voulais me venger sur quelqu'un, n'importe qui...
Une pause, puis, comme si elle venait de faire une découverte :
- En réalité, je m'étais mis dans la tête qu'elle était aussi salope que disait Connor, parce que, autrement, comment expliquer ?... oui, ça me rassurait.
- Et maintenant ?
Elle ne répondit pas et il insista :
- Vous n'aviez aucune raison de l'accuser ? Par exemple, Connor ne vous avait jamais dit qu'elle le menaçait ?
Elle secoua lentement la tête et chuchota, si bas qu'il dut se pencher vers elle pour entendre :
- Non.
Elle embaumait le savon frais. Et cette odeur de propreté sans prétention émut le policier de façon inexplicable.
Le crépuscule descendait et la lueur bleu‚tre des récepteurs de télévision clignotait aux fenêtres des maisons. Kincaid se figurait que tous ces retraités, des femmes ‚gées surtout à ce qu'il avait remarqué, avaient dîné de bonne heure pour ne plus être importunés, une fois installés devant le poste, entièrement isolés de leurs voisins, seuls avec eux-mêmes. Il s'ébroua, comme un chien sortant de l'eau, pour se libérer de l'onde de mélancolie qui l'envahissait.
quelle raison avait-il de s'apitoyer sur ces bonheurs simples ?
¿ côté de lui, Sharon eut un frisson et s'enveloppa plus étroitement dans son lainage. Kincaid se frotta les mains pour se réchauffer et reprit vivement :
- Une dernière question et puis, vous rentrerez chez vous avant d'attraper la crève. Voilà : nous avons un témoin qui est s˚r d'avoir vu Connor au Lion rouge à Wargrave peu après qu'il vous eut quittée. Il était en compagnie d'un homme qui correspond au signalement de Thomas Godwin, un vieil ami des Asherton. Vous le connaissez ? Ou aviez-vous entendu Connor parler de lui ?
L'effort mental de la jeune femme était presque visible.
- Non, répliqua-t-elle enfin, jamais...
Elle se tourna sur le banc pour faire face à Kincaid.
- ... Est-ce que... est-ce qu'il y a eu de la cas-tagne ?
- Selon le témoin en question, le ton entre eux n'était pas vraiment amical. Pourquoi ?
Elle se mordilla le bout de l'index. Kincaid avait toujours considéré que se ronger les ongles était une forme d'automutilation déplorable et cela lui répugnait. Il croisa les mains pour ne pas être tenté de lui donner une tape sur les doigts.
- Je m'suis dit que c'était contre moi qu'il était en rogne. Parce que, quand il est revenu ce soir-là, il avait pas l'air content de me voir ; même qu'il m'a demandé pourquoi j'étais pas allée chez Mémé comme j'avais dit...
- Et pourquoi n'y étiez-vous pas allée ?
- Mais je l'avais fait ! Seulement, la mémé avait fini son bridge plus tôt, parce qu'une des vieilles se sentait patraque. Du coup, je suis revenue à l'appartement, j'étais pas contente qu'on se soit disputés, nous deux, et je me suis dit qu'i' serait content de me voir et que...
Elle avala sa salive, incapable d'aller plus loin. Et Kincaid n'insista pas, sachant très bien ce qu'elle avait espéré.
- Il avait bu ?
- Ben oui, un peu, mais il était pas vraiment parti.
- Et il ne vous a pas dit o˘ il était allé ni qui il avait vu ?
Sharon secoua la tête :
- I' m'a dit : ´ qu'est-ce que tu fous encore là?ª et i' m'a passé devant comme si j'étais rien qu'un meuble !
- Et ensuite ? Racontez-moi tout ce que vous vous rappelez, dans l'ordre.
Elle ferma les yeux un instant, avec l'air de se concentrer.
- Il a été dans la cuisine et i' s'est versé à boire...
- Mais je croyais qu'il y avait un chariot à
liqueurs ? s'étonna Kincaid en se souvenant de toutes les bouteilles entassées dessus.
- Oh, ça, c'est juste du cinéma. Pour les gens qui viennent. Lui, il garde toujours une bouteille de whiskey dans le buffet de la cuisine...
Elle poursuivit plus calmement :
- ... quand il est revenu de la cuisine, j'ai bien vu qu'il se t‚tait la gorge, alors je lui ai demandé :
´ «a va pas ? Tu te sens pas bien, mon amour ? ª
Mais il a rien répondu. Il est monté dans son bureau et il a fermé la porte...
Elle n'acheva pas sa phrase.
- Vous ne l'avez pas suivi ?
- J'avais commencé à monter l'escalier quand je l'ai entendu qui causait... Il téléphonait s˚rement à
quelqu'un...
Sa voix vibrait de chagrin.
- ... Et il rigolait, il rigolait, j'arrivais pas à
comprendre. Pourquoi i' rigolait alors qu'i' m'avait même pas dit bonsoir, ni quoi, ni qu'est-ce ?
Énfin, quand il a redescendu, il m'a fait : "Faut que je ressorte. Tu n'as qu'à fermer à clef en partant."
Alors, moi, j'en avais ras le bol et je lui ai dit que sa porte, i' pouvait se la mettre o˘ i' voulait : j'allais pas rester à me faire traiter comme une pute ! J'y ai dit que, s'il voulait me voir, il avait qu'à m'appeler au téléphone, et que moi, je viendrais si j'avais vraiment rien de mieux à faire.
- qu'est-ce qu'il a répondu ?
- Il est resté là sans l'ouvrir, comme s'il avait même pas entendu ce que j'avais dit.
Kincaid avait déjà vu Sharon Doyle en colère et il comprit l'inquiétude de Connor.
- Et alors, vous avez fait comme vous aviez dit ?
Vous êtes partie ?
- J'étais bien obligée, non ? qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ?
- Après ce qu'il venait de se passer, vous auriez pu faire tout un cirque en partant.
Elle s'efforça de sourire.
- Ouais, j'ai claqué la porte de toutes mes forces, même que je me suis cassé un ongle ! «a m'a fait vachement mal.
- Ainsi, vous ne l'avez pas vu quitter la maison ?
- Ben non. J'suis bien restée une minute comme une conne à regarder s'il allait pas sortir pour s'excuser, seulement il est pas sorti ! grogna-t-elle amèrement.
- Il vous devait pourtant une explication.
Elle mit du temps à digérer cela, puis elle balbutia :
- Monsieur Kincaid, vous comprenez pourquoi il a parlé comme ça... Pourquoi il m'a traitée comme une merde ?
Il aurait bien aimé pouvoir la consoler, mais il se contenta de dire :
- Non...
Avant d'ajouter avec une fausse assurance :
- ... Mais, croyez-moi, je vais essayer de le savoir. Allons, rentrez chez vous, sinon votre grand-
mère va appeler la police.
Elle réagit à cette plaisanterie stupide avec un mince sourire. Juste par politesse, il en était certain.
Devant la porte du cottage, il dit encore :
- quelle heure était-il quand vous avez quitté
Connor ? Vous vous souvenez ?
Elle montra le clocher massif derrière eux.
- L'église a sonné onze heures au moment o˘ je passais devant le bistro, là, l'Angel.
En la quittant, la démarche la plus logique e˚t été
de descendre vers la Tamise, jusqu'à l'appartement de Julia, sous prétexte d'emporter les affaires de Sharon, et il aurait profité de l'occasion pour lui demander ce qu'elle avait fait après le vernissage à la galerie.
C'était du moins ce que lui soufflait la partie la plus rationnelle de son esprit. Mais l'autre partie demeurait en retrait. Pourquoi ne s'avouait-il pas n'espérer qu'une chose : pouvoir contempler à nouveau le reflet chaleureux de la lampe sur les mèches souples de la jeune femme ? Ou ses lèvres se retrous-sant légèrement lorsqu'elle trouvait divertissante une chose qu'il venait de dire ? Ne se souvenait-il pas du contact de ses doigts lorsqu'elle lui avait effleuré les joues ?
- Des conneries tout ça ! s'entendit-il grogner, pour chasser ces images de son esprit.
Il n'avait qu'un seul objectif, tirer au clair certains détails, et son intérêt pour Julia était purement professionnel. Point à la ligne !
Le vent qui avait dissipé les nuages en fin d'après-midi était retombé. La soirée était silencieuse, comme attendant paisiblement la suite des événements. Sous la lumière des lampadaires, le cours d'eau semblait figé, comme pris par les glaces. En passant devant l'Angel en direction du quai, il fut assailli par la brume pénétrante et froide qui montait du fleuve.
¿ hauteur de la galerie de Trevor Simons, il aperçut ce dernier sur le pas de sa porte. Kincaid traversa rapidement la chaussée au moment o˘
l'autre se penchait sur les cadenas de la grille. Il lui toucha le bras :
- Monsieur Simons, on dirait que vous avez du mal à fermer...
Simons fit un bond de côté et laissa choir la grosse clef qu'il tenait à la main.
- C'est vous, monsieur le superintendant ? Nom d'un chien, vous m'avez foutu une sacrée trouille...
Il s'inclina vers le sol pour ramasser sa clef et ajouta :
- ... Oui, vous avez raison, elle se bloque, mais j'y arrive toujours.
- Vous rentriez à la maison ? dit Kincaid d'un ton aimable.
Il se demandait si l'itinéraire de Simons incluait une visite à Julia. Surtout maintenant qu'elle avait réemménagé dans l'appartement, tout près de là. Plus besoin de tête-à-tête furtifs dans l'atelier derrière la galerie.
Simons restait sur place, visiblement embarrassé, son trousseau de clés dans une main, son attaché-case dans l'autre.
- Oui, en effet, répondit-il enfin. Vous vouliez me voir ?
- J'ai encore une ou deux petites choses à préciser, improvisa Kincaid. Si nous allions prendre un verre en face ?
- D'accord, mais pas plus d'une demi-heure, dit Simons en consultant sa montre. Parce que nous dînons chez des amis ce soir. Ma femme a envoyé les enfants dormir chez une copine, alors, vous comprenez, je dois me garder d'être en retard.
Kincaid se h‚ta de le rassurer.
- Le temps de boire un coup à l'Angel, c'est pas loin. Je vous promets que je ne vous retiendrai pas.
Il y avait beaucoup de monde dans le pub, mais l'ambiance était très convenable : il s'agissait visiblement de jeunes cadres qui se détendaient avant de réintégrer leur domicile.
- Pas mal cet endroit, je trouve, commenta Kincaid comme ils prenaient place à côté de l'une des fenêtres donnant sur la Tamise. ¿ votre santé !
J'avoue que j'ai pris go˚t à la Brakspear qu'on sert par ici...
Il trempa les lèvres dans la bière, tout en lorgnant vers le galeriste. Celui-ci paraissait vraiment préoccupé, sans doute à cause de son dîner en ville.
- Je suis s˚r que vous avez une agréable soirée en perspective, votre femme et vous, dit le policier à
tout hasard.
Simons regarda ailleurs, l'air encore plus soucieux qu'auparavant. Il se passa la main dans les cheveux.
- Vous connaissez les femmes : elles tiennent à
ce genre de festivités.
Un bateau passait à vitesse réduite sous le pont de Henley, ses fanaux vert et rouge scintillant dans la nuit. Kincaid, désúuvré, jouait avec son verre. Il finit par lever les yeux vers Simons :
- Vous saviez que Julia était retournée dans son appartement ?
- Oui, oui, elle m'a téléphoné hier...
Et, avant même que le policier p˚t intervenir, il se h‚ta de poursuivre :
- …coutez, monsieur le superintendant, j'ai suivi votre conseil l'autre jour et... J'ai tout raconté à ma femme : mon histoire avec Julia et...
La fatigue marquait son fin visage et ses mains tremblèrent un peu quand il souleva son verre de scotch et soda.
- Et ?... le pressa Kincaid.
- «a lui a foutu un choc. Beaucoup de tristesse, comme vous pouvez imaginer, fit-il en détachant les syllabes. Les dég‚ts ne vont pas être faciles à réparer.
Nous formions un couple uni, plus que beaucoup. Je n'aurais jamais d˚ g‚cher ça.
- ¿ vous entendre, vous ne voulez plus continuer avec Julia ?
Kincaid savait que cela ne le concernait en rien et qu'il outrepassait ses droits.
- Je ne peux pas faire autrement, si je veux me rabibocher avec ma femme. J'ai prévenu Julia.
- Comment a-t-elle pris ça ?
- Oh, elle s'en remettra, je ne me fais pas de souci...
Il eut, en prononçant ces mots, le sourire timide que Kincaid avait déjà remarqué.
- ... Pour elle, ce n'était qu'une aventure sans lendemain. Je suis presque s˚r que je lui ai épargné
l'embarras de devoir me dire, tôt ou tard : Écoute, mon ange, notre histoire, ce n'était pas du sérieux. ª
Le policier pensa que, comme Sharon Doyle, Trevor Simons n'était pas f‚ché de trouver en lui un auditeur impartial, et il profita de la situation :
- Et vous, c'était de l'amour ?
- Je ne crois pas que le terme ámour ª puisse jamais s'appliquer à Julia. Je suis marié depuis vingt ans et pour moi, l'amour, c'est quelqu'un qui reprise vos chaussettes au coin du feu, c'est des phrases comme : Ć'est à qui de sortir la poubelle ce soir, mon chéri ? ª...
Il sourit en avalant un peu de whiskey.
- ... Rien de transcendant, j'en conviens, mais on sait o˘ on en est...
Il redevint triste.
- ... Oui, ça devrait être ainsi, à moins qu'un des deux fasse l'imbécile... J'étais sous le charme de Julia, ça oui, j'étais fasciné, envo˚té, si vous voulez, mais Julia, c'est quelqu'un qui garde ses distances.
Alors la passion !...
¿ contrecúur, Kincaid devait poser la question essentielle :
- Mais étiez-vous assez épris pour mentir en sa faveur ? tes-vous absolument certain qu'elle n'a pas quitté la galerie après le vernissage ce soir-là ? Elle ne vous aurait pas dit qu'elle avait quelqu'un à voir ?
qu'elle serait de retour une heure ou deux plus tard ?
L'humour s'effaça du visage du galeriste. Il finit de boire le whiskey et posa son verre, d'un geste précis, au centre de la soucoupe.
- Non... Monsieur le superintendant, j'ai trompé
ma femme, c'est vrai, mais je m'efforce de ne jamais mentir. En outre, si vous pensez que Julia est impliquée dans la mort de Connor, vous vous mettez le doigt dans l'úil. Je répète ce que je vous ai dit : elle est restée avec moi, après la fermeture, jusqu'à
l'aube. Et puisque j'ai, pour ainsi dire, br˚lé mes vaisseaux avec ma femme, je suis prêt à déposer devant le juge, si besoin est.
Kincaid sonna et attendit. Puis il sonna de nouveau, en tapant un peu des pieds et sifflotant. Aucun bruit ne provenait de l'intérieur et il allait repartir, un petit pincement de déception au cúur, lorsque la porte s'ouvrit.
Il se retourna. Elle le regardait en silence, sans manifester ni joie ni déplaisir de le voir. Elle leva le verre de vin qu'elle tenait à la main, comme pour un toast narquois.
- Monsieur le superintendant, qu'est-ce qui me vaut l'honneur?... N'entrez pas si vous êtes venu me tarabuster.
- Julia ! s'exclama le policier en voyant la robe tricotée d'un incarnat agressif que portait la jeune femme. quelle drôle de couleur ! Il y a une raison ?
- Bof, on met ce qu'on peut quand on est en retard de blanchissage, rétorqua-t-elle d'un ton morne. Mais entrez, je vous en prie, sinon, vous allez me juger mal élevée.
Elle recula à l'intérieur du living en ajoutant :
- C'est peut-être ma manière à moi de prendre le deuil que de m'habiller ainsi.
- L'esprit de contradiction, comme d'habitude ?
Il la suivit dans la cuisine.
- qui sait, grogna-t-elle. Je vais vous trouver un verre, le pinard est là-haut.
Elle ouvrit un placard et se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre l'étagère supérieure. Kincaid constata qu'elle était en chaussettes de grosse laine.
Elle avait de petits pieds d'apparence fragile.
- Oui, Connor avait tout arrangé à sa convenance dans la cuisine, expliqua-t-elle en attrapant un verre.
Dès que j'ai besoin de quelque chose, ce n'est jamais o˘ je crois.
Kincaid se sentait comme un intrus dans une fête.
- Vous attendiez peut-être quelqu'un. Je ne voudrais surtout pas vous gêner. C'est seulement que j'avais un mot à vous dire et, en même temps, j'en aurais profité pour prendre les affaires de Sharon Doyle.
Julia fit volte-face et s'appuya contre le plan de travail à côté de l'évier, tenant les deux verres contre sa poitrine.
- Monsieur le superintendant, je n'attends personne : actuellement je mène la vie d'une pauvre veuve...
Elle gloussa un peu de sa plaisanterie.
- ... Oh oui, excusez-moi, nous étions convenus de laisser tomber tous ces ´ monsieur le superintendant ª longs comme le bras, pas vrai ? ajouta-t-elle en le regardant par-dessus son épaule.
Elle le précéda à travers le salon, puis ils gravirent l'escalier. Kincaid pensa qu'elle était pompette. Un tout petit peu ; en tout cas elle ne titubait pas, ses gestes n'étaient pas désordonnés - même si elle marchait plus précautionneusement qu'à l'accoutumée. Sur le palier du premier étage, la porte de la chambre grande ouverte montrait le lit défait ; en revanche, la porte du bureau était close.
Dans l'atelier au second étage, les lampes étaient allumées et on avait baissé les stores. Le policier trouva qu'en seulement vingt-quatre heures, depuis la dernière fois qu'il était venu, Julia avait remis sa touche personnelle. Elle avait recommencé à travailler : elle avait presque achevé de peindre une fleur sur une feuille à même la table à dessin. La plante rappela à Kincaid des souvenirs de son enfance à la campagne, dans le Cheshire : les véroniques à pétales bleu gentiane qui poussaient au bord des talus, si douces au passant. Il se souvint aussi de sa consternation de découvrir qu'on ne pouvait les cueillir, car elles se fanaient et dépérissaient en un rien de temps.
Le reste de la table était occupé par des traités de botanique ouverts, des papiers froissés et plusieurs verres sales. Une odeur de tabac refroidi planait sur la pièce, avec aussi un soupçon du parfum préféré de la jeune femme.
Elle progressa à pas feutrés sur le tapis persan et s'assit au pied du fauteuil qui lui servit de dossier. ¿
ses côtés, par terre, un cendrier rempli de mégots et un seau à glace contenant une bouteille de blanc. Elle versa du vin dans le verre destiné à Kincaid et grogna :
- Allons, Duncan, asseyez-vous donc. Ce ne serait pas une veillée funèbre si on restait debout.
Kincaid se laissa à son tour glisser par terre et saisit le verre qu'elle lui tendait.
- Une veillée funèbre, vraiment ?
- Et avec du blanc de Provence, s'il vous plaît...
Une veillée funèbre, Connor aurait aimé ça, vous ne pensez pas ? Après tout, il était irlandais et ils tiennent beaucoup à la tradition dans son pays...
Elle avala une gorgée de ce qui restait de vin dans son verre.
- ... Tiédasse ! commenta-t-elle.
Elle remplit à nouveau son verre, alluma une cigarette.
- Je sais m'arrêter, ne vous inquiétez pas ! articula-t-elle en souriant, comme pour prévenir toute remontrance éventuelle.
- Mais enfin, que faites-vous, barricadée chez vous comme ça ? s'étonna le policier.
En examinant le visage de la jeune femme, il constata qu'elle avait les yeux nettement plus cernés que la veille.
- Vous avez pris de la nourriture, au moins ?
Elle haussa les épaules.
- Bah, il y avait quelques restes dans le réfrigérateur. Des choses aimées de Connor. Moi, je me serais contentée de pain et de confiture...
Elle s'arrêta pour tirer sur sa cigarette, puis :
- ... En fait, je n'avais pas réalisé que c'était devenu la maison de Connor ici, plus du tout la mienne. Hier, j'ai passé le gros de la journée à
remettre de l'ordre, mais ça n'a servi à rien : Connor est présent partout, sauf...
Elle désigna l'atelier du regard.
- ... Sauf ici. Même s'il lui est arrivé de monter, il n'a pas laissé de traces.
- Pourquoi cette rage de tout faire disparaître ?
- Je vous l'ai déjà dit, non ?
Elle fronça le sourcil en lorgnant par-dessus le bord de son verre, comme si elle avait du mal à rassembler ses idées.
- Connor, c'était un salaud de première, déclarat-elle posément. Un poivrot, un joueur, un dragueur invétéré, un plouc qui croyait toujours s'en tirer avec sa faconde d'Irlandais. Comment voulez-vous que j'aie envie de me souvenir d'un zigoto pareil ?
Kincaid go˚ta le vin et en apprécia le délicat bouquet.
- Vraiment très bon ! Connor y est quand même pour quelque chose, n'est-ce pas ? déclara-t-il.
- «a, il avait bon go˚t, concéda Julia, et, en plus, il s'arrangeait pour tout décrocher au meilleur prix.
Sans doute une conséquence de son éducation.
…tait-ce précisément ce passé qui avait tant attiré
Sharon Doyle ? Un fils unique, g‚té par une mère en adoration, exigera toujours le dévouement sans réserve des autres femmes. Connor avait-il seulement eu conscience de celui dont Sharon avait fait preuve ?
Alors, Julia, comme lisant dans ses pensées :
- Et sa maîtresse... Comment dites-vous qu'elle s'appelle ?
- Sharon. Sharon Doyle.
Elle hocha la tête, comme si une image se formait dans son esprit.
- Une blonde, potelée, assez jeune, pas très sophistiquée...
- Vous l'avez vue ? s'étonna Kincaid.
- Pas besoin de la voir...
Elle sourit tristement.
- ... Je n'ai qu'à me représenter mon contraire.
On me regarde et on devine.
Kincaid ne pouvait qu'abonder. On lisait, sur le visage de Julia, encadré de cheveux noirs, son humour autant que son intelligence.
- J'ai du mal à vous suivre, fit-il d'un ton taquin.
Selon vous, vous seriez conventionnelle, sophistiquée, c'est cela ?
- Je n'irais pas jusque-là...
Son visage fin s'éclaira d'un sourire plus franc, étrange reproduction de celui de son père.
- ... Mais vous voyez ce que je veux dire.
- Pourquoi diable Connor aurait-il recherché
quelqu'un d'aussi différent de vous ?
Elle hésita un instant et secoua la tête, comme pour se dérober.
- Cette fille, Sharon, comment le prend-elle ?
- Je trouve qu'elle fait de son mieux.
- Vous croyez que ça arrangerait les choses si je lui parlais ?
Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier, avant d'ajouter avec une pointe d'ironie :
- Parce que je ne suis pas très au courant des usages dans des cas de ce genre.
Kincaid craignait que Sharon ne se sentît mal à
l'aise, en état d'infériorité, devant Julia et tout ce qu'elle représentait. Mais elle n'avait personne avec qui partager son chagrin. Et le policier avait assisté à
maints rapprochements plus invraisemblables encore.
- Je n'ai pas idée, franchement. Je suppose quand même qu'elle aimerait assister à l'enterrement. Puis-je lui dire que vous n'y voyez pas d'objection ?
- Oui, la pauvre, d'autant plus que Connor a d˚
lui raconter des horreurs sur moi.
- Je vous trouve bien magnanime ce soir, formula Kincaid, franchement surpris. C'est peut-être dans l'air... J'ai trouvé Trevor Simons dans le même état d'esprit tout à l'heure...
Il s'interrompit pour siroter un peu de vin blanc.
Mais, Julia demeurant silencieuse, il continua :
- ... Il m'a dit être prêt à déclarer sous serment que vous avez passé toute la nuit avec lui, même si ça risque de compromettre son mariage.
Elle soupira.
- Oh, Trevor, c'est un type bien. Mais on n'en arrivera pas là...
Elle s'entoura les jambes de ses bras, posa le menton sur ses genoux, et regarda Kincaid.
- ... Vous ne pensez tout de même pas que c'est moi qui ai assassiné ce pauvre Connor ?...
Faute de réponse, elle insista :
- Vous ne le pensez pas, dites, Duncan ?
Le policier récapitulait dans sa tête tous les éléments disponibles : Connor était mort entre l'heure de la fermeture de la galerie et l'aube, c'est-à-dire pendant la période o˘ Simons se portait garant que Julia se trouvait avec lui ; c'était un alibi en béton, Simons lui-même était ún type bien ª, pour reprendre les termes de Julia ; Kincaid l'avait harcelé
- à son corps défendant ; et il était persuadé que jamais le galeriste ne se serait déshonoré en mentant, f˚t-ce pour protéger sa maîtresse.
Les faits étaient là. quant aux sentiments de Kincaid, avaient-ils leur place dans tout ça ?
Il étudia la jeune femme. Pouvait-on lire la culpabilité sur un visage, à condition de posséder l'expé-rience nécessaire, de disposer de toutes les données ?
Il en avait souvent eu la conviction. Même si sa forme d'esprit rationnel lui soufflait qu'un tel jugement devait être étayé par un faisceau de notions concrètes autant que subtiles : des gestes à peine intelligibles, des odeurs particulières, certaines vibrations de la voix. Il n'ignorait pas non plus qu'il existe une donnée qu'on peut appeler, à sa guise, intuition, pressen-timent, transcendant la raison fondée sur une connaissance innée, insondable, d'autrui. Comme ce qu'il ressentait devant Julia. Il était aussi s˚r de son innocence que de la sienne propre.
Il secoua enfin la tête.
- Non, je ne pense pas que vous ayez assassiné
Connor. Mais il y a un coupable. Et nous ne progres-sons guère dans notre enquête, je dois le dire...
Il commençait à avoir mal au dos. Il s'étira et croisa les jambes dans l'autre sens.
- ... Vous auriez idée de la raison pour laquelle Connor voulait dîner avec Godwin ce soir-là ?
Julia se redressa, les yeux écarquillés.
- Avec Godwin ? Tommy Godwin ? Mais c'est quelqu'un que je connais depuis que j'étais haute comme ça....
Elle fit le geste indiquant la taille d'un jeune enfant.
- ... Je n'arrive même pas à me représenter un tête-à-tête entre deux individus aussi différents. Pour commencer, Tommy n'a jamais supporté Connor et il ne s'en cachait pas. Toujours très poliment, cela va de soi, précisa-t-elle affectueusement. Si Connor avait souhaité rencontrer Tommy, il m'en aurait parlé.
- D'après Godwin, il voulait retrouver son ancien emploi et il comptait sur lui pour l'y aider.
- Tout ça, c'est des blagues ! En réalité, Connor avait fait une grosse dépression nerveuse et jamais l'agence n'aurait accepté de le reprendre.
Elle était sincère.
Kincaid ferma les paupières un instant. Pour réfléchir sans l'image obsédante de Julia devant les yeux.
quand il les rouvrit, il constata qu'elle le surveillait avec la même intensité.
- que vous a dit Connor cet après-midi-là ? Il a eu un comportement des plus bizarres après le déjeuner chez vos parents et vous avoir vue dans votre atelier. Vous ne m'avez pas tout dit.
Elle regarda ailleurs. Elle prit son paquet de cigarettes, puis le repoussa et se leva, avec une gr‚ce de ballerine. Elle s'approcha de la table, déboucha un tube et étala un fragment de couleur bleu foncé sur sa palette. Elle choisit un pinceau très fin et effectua une petite retouche à sa peinture.
- Je n'y arrive pas, j'en ai marre de cette fleur !
Peut-être que si...
- Julia !
Elle resta le pinceau en l'air, ébahie. Finalement, elle se résigna à le nettoyer et le placer soigneusement à côté de son aquarelle, puis fit face au policier.
- Eh bien, voilà : ça a commencé exactement comme je vous ai dit : une petite dispute pour une question d'argent et aussi au sujet de l'appartement.
Elle revint s'asseoir sur le bras du fauteuil.
- Et ensuite ?
Kincaid l'encouragea à poursuivre en lui posant la main sur les genoux. Elle la serra d'abord entre ses paumes, puis la caressa du bout des doigts.
- Il s'est mis à me supplier, murmura-t-elle si bas que Kincaid avait du mal à entendre. Il s'est littéralement mis à genoux et il m'a suppliée de le reprendre, de l'aimer de nouveau. Je me demandais ce qui lui arrivait car je pensais qu'il avait pris son parti des choses depuis longtemps.
- que lui avez-vous répondu ?
- que tout ça était inutile ; que j'étais décidée à
demander le divorce dès le délai de deux ans écoulé, puisqu'il refusait tout accommodement à l'amiable...
Leurs regards se croisèrent.
- ... J'ai été odieuse avec lui alors que ça n'était vraiment pas de sa faute. Il n'a jamais été responsable de quoi que ce soit, le pauvre !
- De quoi parlez-vous ? demanda Kincaid.
Il se remettait tout juste de l'émoi que suscitait en lui le contact des doigts de la jeune femme sur sa peau.
- Oui, tout a été de ma faute, marmonna-t-elle.
Depuis le début. Jamais je n'aurais d˚ l'épouser, je savais que ce n'était pas bon pour lui. Seulement voilà, je rêvais de me marier et je me disais que nous nous en accommoderions à la longue...
Elle eut un petit rire et l‚cha la main du policier.
- ... Pourtant, plus il m'aimait, plus il avait besoin de moi, moins j'avais à lui offrir. ¿ la fin, il ne restait plus rien...
Elle hésita, puis, très doucement :
- ... Rien que de la pitié.
- Mais, Julia, intervint Kincaid, ce n'était pas un enfant dont vous aviez la charge. Il y a des gens comme ça : on ne leur en donne jamais assez, ils vous rongent jusqu'à l'os. Vous ne pouviez pas...
- Non, non, vous ne comprenez pas...
Elle quitta le bras du fauteuil, très agitée, regagna la table à dessin et se retourna.
- ... Je savais, dès que je me suis mariée, que je ne pourrais pas l'aimer vraiment. Ni lui, ni personne, pas même Trevor - Dieu sait que Trevor n'exigeait pas grand-chose, sauf un peu de franchise et un peu d'affection. Je n'aimerai personne, non personne, jamais...
- Voyons, c'est absurde Julia ! s'exclama le policier en se remettant debout. Il se pourrait qu'un jour...
- Non, coupa-t-elle résolument. Jamais, à cause de ce qui est arrivé à Matty.
Le désespoir dans sa voix était tel que Kincaid comprit qu'il devait se calmer lui-même avant d'intervenir. Il s'approcha d'elle et l'attira contre lui. Il lui caressa les cheveux, soyeux sous sa paume, lorsqu'elle posa la tête sur son épaule. Le corps souple de Julia s'adaptait parfaitement à son étreinte, comme s'il y avait sa place depuis toujours. Il émanait d'elle un léger parfum qu'il identifia comme celui du lilas.
Il reprit son souffle pour résister à l'étourdissement qui s'emparait de lui et revenir à son propos.
- qu'est-ce que Matty vient faire là-dedans ?
questionna-t-il.
- Tout, absolument tout. Je l'aimais, je l'aimais vraiment, même si personne ne s'en apercevait... sauf Plummy, je crois. Oui, elle, s˚rement. J'ai été malade, vous devez le savoir... après. Alors, j'ai eu le temps d'y penser et c'est comme ça que j'ai décidé que plus rien ne me ferait autant souffrir, jamais...
Elle se détacha de lui, juste assez pour le regarder, et reprit :
- ... Rien, ni personne d'autre ne mériterait cette douleur. Plus jamais.
- Mais opter ainsi pour une vie d'isolement, sans affection, c'était encore pire, non ?
Elle revint se blottir entre ses bras, une joue au creux de son épaule.
- Oui, d'accord, mais au moins on supporte, dit-elle d'une voix étouffée et il sentit son souffle tiède à
travers l'étoffe de sa chemise. C'est ce que j'ai essayé
d'expliquer à Connor ce jour-là : pourquoi je ne pourrais jamais lui donner ce qu'il réclamait, une famille, des enfants... Je n'avais plus de repères, aucun projet de vie normale. Pas question de courir le risque de perdre un enfant. Vous comprenez, n'est-ce pas ?
Il le comprenait d'autant mieux qu'il l'avait éprouvé à l'époque o˘ il s'était replié sur lui-même, comme un animal blessé, après le départ de Victoria, son ex-femme, lorsque sa vie était soudain tombée en miettes. Il s'était b‚ti un rempart comme celui de Julia. Avec une différence, toutefois : elle avait été
honnête avec elle-même, alors qu'il avait usé de son activité professionnelle, des impératifs d'une vie de flic, pour exclure tout nouvel engagement sentimental.
- Je comprends, dit-il, mais je n'approuve pas.
Il lui massa délicatement le dos, passant la main sur ses muscles crispés, sur le tranchant de ses omo-plates.
- Et Connor, est-ce qu'il a compris ? s'enquit-il.
- Au contraire, ça l'a mis hors de lui. Alors, je me suis vraiment emportée...
Elle s'interrompit en secouant tristement la tête.
- ... J'ai dit des choses horribles, vraiment affreuses, j'en ai honte maintenant...
Sa voix devenait plus rauque.
- ... S'il est mort, c'est entièrement de ma faute.
Je ne sais pas o˘ il est allé en quittant Badger's End...
En tout cas, si je ne l'avais pas mis dans cet état-là, avec tant de cruauté...
Elle sanglotait, hoquetait.
Kincaid lui prit le visage entre les mains et essuya ses larmes avec le pouce.
- Julia, vous n'en saviez rien, vous ne pouviez pas le savoir. Vous n'êtes pas responsable des actes de Connor, ni de sa mort...
Baissant les yeux vers elle, il reconnut l'enfant qu'il s'était représentée, les cheveux en désordre, la face striée de larmes, seule avec son chagrin dans son petit lit blanc. Puis :
- Pas plus que vous n'étiez responsable de la mort de Matthew. Allons, regardez-moi. Est-ce que vous m'entendez, Julia ?
- qu'en savez-vous ? cria-t-elle. Tout le monde a toujours cru que... et mes parents ne m'ont jamais pardonnée...
- Tous ceux qui vous connaissaient et vous aimaient ne vous ont jamais crue responsable. J'en ai parlé à Plummy. Et aussi au pasteur. C'est vous-même qui ne vous êtes jamais pardonnée. quel fardeau à traîner pendant vingt ans ! Il faut vous en débarrasser, une fois pour toutes.
Elle soutint son regard un long moment. Il devina qu'elle se détendait peu à peu. Elle nicha de nouveau sa tête sur l'épaule du policier, lui enlaça la taille et se laissa aller de tout son poids contre lui.
Ils demeurèrent ainsi en silence. Kincaid prit alors pleinement conscience des points de contact entre leurs deux corps. Tout svelte qu'il fut, celui de Julia adhérait fermement au sien, ses seins se pressaient contre sa poitrine. Le pouls lui battait puissamment aux oreilles.
Julia exhala un soupir mêlé de sanglots et releva un peu la tête.
- Allons bon, maintenant votre chemise est trempée, excusez-moi, dit-elle en frottant la tache humide qu'avaient laissée ses larmes.
Elle pencha la tête pour mieux l'observer, avant d'ajouter, en étouffant le rire dans sa voix :
- Est-ce que les gens de Scotland Yard témoi-gnent toujours autant de sollicitude dans l'exécution de leur besogne ?
Il recula, confus de porter des jeans aussi étroits et révélateurs, au lieu de son pantalon ordinaire.
- Je m'excuse... Je ne voulais pas, euh...
- Pas de problème, interrompit-elle en l'attirant à nouveau contre elle. «a ne me gêne pas. Oh mais pas du tout !
Une voix l'arracha au sommeil :
- Votre thé, monsieur Kincaid...
C'était Tony qui ouvrait la porte et entrait.
- ... Et aussi un message pour vous de la part de l'inspecteur Makepeace de High Wycombe. Il vous fait dire qu'ils ont śerré ª ou ćoincé le client ª, quelque chose comme ça.
Kincaid se mit sur son séant, se passa la main dans les cheveux et prit la tasse qu'on lui tendait.
- Merci, Tony, dit-il au serveur qui se retirait déjà.
Ainsi, ils avaient mis la main sur Kenneth Hicks.
Toutefois, ils ne pourraient le garder longtemps sans motifs. Kincaid se reprocha de ne pas avoir été sur place la nuit précédente. Encore vaseux, l'esprit confus, mal réveillé, il renversa un peu de thé sur le dos de sa main.
La nuit dernière ? Julia ? Nom de Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? Comment avait-il pu se comporter de façon aussi peu professionnelle ? C'est alors que les mots de Trevor Simons lui revinrent en tête : ´ Je ne voulais pas... Seulement voilà, c'était Julia ! ª Il jugeait alors que le malheureux galeriste avait perdu la boule à cause d'elle. Et maintenant lui !
Il ferma les yeux. Jamais, de toute sa carrière, il n'avait passé les bornes. Il n'avait même jamais songé à devenir le jouet d'aussi regrettables impulsions. Seulement voilà : il avait beau s'essayer au repentir, il ne se sentait pas aussi coupable qu'il aurait d˚. Aucune souillure dans leurs effusions, mais plutôt une forme de guérison réciproque, de cicatrisation de vieilles blessures. D'anciennes barrières étaient tombées.
En entrant dans la salle à manger de l'hôtel, il vit Gemma seule à l'une des tables et il se souvint du message qu'il avait laissé pour elle la veille. quand était-elle arrivée, depuis quand l'attendait-elle ?
En s'asseyant devant elle, il plaisanta avec tout l'aplomb dont il était capable :
- Alors, on se lève avec les poules, inspecteur !...
Bon, eh bien, on va foncer au commissariat de High Wycombe, cuisiner un peu le nommé Kenneth Hicks qu'ils nous gardent au frais.
- Oui, je sais, répliqua Gemma, sans une ombre de sa gaieté coutumière. J'ai déjà parlé avec l'inspecteur Jack Makepeace.
- quelque chose qui ne va pas, Gemma ?
- Un peu de migraine.
Elle grignotait d'un air résigné un morceau de toast refroidi.
- Ce ne serait pas ce démon de Tony qui t'aurait poussée à boire hier ?... se gaussa-t-il avec l'espoir de détendre l'atmosphère.
Sans succès. Gemma se borna à hausser les épaules.
- ... …coute, reprit-il plus sérieusement, en se demandant si son embarras était évident, je suis désolé pour hier soir, mais j'ai été, euh... retardé...
Elle avait d˚ revenir de Londres aussi vite qu'elle avait pu et l'attendre toute la soirée. Peut-être s'était-elle inquiétée alors que lui n'avait même pas eu la délicatesse de la prévenir.
- ... J'aurais d˚ te téléphoner, je me suis comporté comme un malotru...
Il inclina la tête pour mieux étudier les réactions de la jeune femme.
- ... Tu veux que je me roule par terre pour me faire pardonner ? Ou tu veux carrément m'arracher les ongles ?
Cette fois elle se décida à sourire. Soulagé en lui-même, Kincaid changea précipitamment de sujet :
- Alors, Thomas Godwin, raconte.
¿ ce moment précis, on apporta le petit déjeuner qu'il avait commandé. Il se jeta sur ses úufs au bacon, pendant que Gemma rendait compte de sa conversation avec le costumier.
- J'ai donc enregistré sa déclaration, conclut-elle, et j'ai envoyé les gars du labo passer son appartement et sa voiture au peigne fin.
- Moi, j'ai revu Sharon Doyle, et aussi Trevor Simons, dit-il, la bouche pleine. Et puis Julia. Connor est rentré chez lui directement après son accrochage avec Godwin, lequel n'est plus dans le coup, à moins qu'on ne prouve qu'il a revu Connor plus tard. Par contre, Connor a appelé quelqu'un au téléphone, mais on n'a pas la moindre idée de qui c'était.
Julia ! Il y avait eu une sorte de familiarité, une intimité inconsciente, dans la manière dont Kincaid avait prononcé son nom. Gemma essayait de se concentrer sur la route devant eux pour se libérer des soupçons qui montaient en elle. N'était-elle pas en train d'affa-buler ? Et si c'était vrai ? Et alors ? En quoi cela la concernait-il que le superintendant Duncan Kincaid e˚t noué des relations extra-professionnelles avec une suspecte au cours d'une enquête ? Rien de boulever-sant là-dedans : elle savait que d'autres policiers se l'étaient permis et Kincaid était comme tout le monde.
Mais l'était-il vraiment aux yeux de son adjointe ?
Állons, Gemma, se reprocha-t-elle, tu n'es plus une enfant ! ª
Duncan n'était certainement pas un être d'exception et jamais elle n'aurait d˚ oublier que les plus formidables idoles ont souvent des pieds d'argile. Ces réflexions alambiquées ne suffisaient pas à lui rendre son entrain et elle ne fut pas mécontente d'atteindre les carrefours et ronds-points de High Wycombe qui réclamaient toute son attention.
- Votre client est sous pression depuis une bonne demi-heure, annonça Makepeace en les accueillant et leur serrant la main, celle de Gemma avec un peu plus d'insistance peut-être. Je me suis dit que c'était pas un problème. Le pauvre minou ! Il n'a même pas pu finir de déjeuner, vous vous rendez compte...
Il lança une úillade à sa collègue de Scotland Yard :
- ... Il a téléphoné, ´ à sa maman ª, à ce qu'il a dit, mais pas de réponse !
Kincaid, qui avait rappelé Makepeace avant de quitter l'hôtel, avait eu le temps de mettre Gemma au courant pendant le trajet. Il lui avait proposé d'interroger Hicks la première.
- Le genre de type à avoir peur des femmes, expliqua-t-il lorsque Makepeace les eut quittés devant la porte d'une pièce désignée comme le ´ BUREAU A ª, sans plus de détails. Alors, je compte sur toi pour le déstabiliser un peu, me le mettre en condition.
Les salles d'interrogatoire diffèrent rarement entre elles. Bien entendu, on peut toujours s'attendre, outre certaines variantes topographiques, aux puanteurs particulières, cigarette refroidie, transpiration humaine.
Néanmoins, lorsque Gemma pénétra dans celle-ci, elle déglutit nerveusement, avec une forte envie de se boucher le nez. De toute évidence, Hicks ne s'était pas rasé, ni surtout douché depuis longtemps. Il empestait, il suintait la peur.
- Bordel ! chuchota Kincaid à l'oreille de Gemma en entrant, ils pourraient nous fournir des masques à gaz, non ?
Il fit asseoir Gemma et toussota avant de reprendre à haute voix :
- Salut, Kenneth ! Alors, tu n'es pas trop mal ici ? D'accord, ce n'est pas le Hilton, mais on fait ce qu'on peut.
- Vous me les brisez, maugréa Hicks succinc-tement.
Il avait une voix nasale et un accent que Gemma situa du côté de Londres-Sud.
Kincaid secoua tristement la tête en s'asseyant près de Gemma, face à Hicks de l'autre côté d'une table étroite.
- Tu me déçois, Kenneth : moi qui te croyais bien élevé. Enfin je te préviens, on enregistre notre petite conversation...
Et de mettre en marche le magnétophone.
- ... Tu n'as rien contre ? N'est-ce pas ?
Pendant que Kincaid babillait et tripotait le magnétophone, Gemma étudiait Kenneth Hicks. Son visage en lame de couteau, couvert d'acné, était plein de hargne. En dépit de la chaleur ambiante, il avait gardé
son blouson de cuir. Il se grattait sans cesse le bout du nez et le menton tandis que Kincaid continuait à
jacasser. Il rappelait vaguement quelqu'un à Gemma et elle s'irritait de ne pas pouvoir situer le personnage dans sa mémoire.
- L'inspecteur James, ici, a quelques questions à
te poser, déclara enfin Kincaid en reculant un peu sa chaise.
Il croisa les bras et allongea les jambes, comme s'il entendait profiter de l'interrogatoire pour piquer un roupillon.
Après les formalités d'usage au début d'un enregistrement, Gemma entama, d'un ton prévenant :
- Kenneth, pourquoi ne pas rendre les choses plus faciles pour tout le monde en nous racontant ce que vous avez fait la nuit o˘ Connor Swann a été
tué?
Le suspect loucha vers Kincaid et grogna :
- J'l'ai déjà raconté à l'autre mec, celui qui m'a amené ici, un rouquin.
- Vous avez dit à l'inspecteur Makepeace que vous aviez bu avec des amis au Fox & Hounds à
Henley jusqu'à la fermeture et ensuite, vous seriez tous allés chez eux continuer la fête, c'est ça ? récita Gemma.
Le son de sa voix avait rappelé sur elle l'attention du p‚le voyou.
- ... Oui ou non ? insista-t-elle un peu plus rudement.
- Ouais, c'est ça que j'y ai dit, à l'autre.
Hicks paraissait reprendre un peu du poil de la bête à s'entendre répéter son récit tel quel, comme si on le tenait pour exact. Il se carra sur sa chaise, avec un long regard sur la poitrine de Gemma.
Celle-ci le gratifia d'un sourire affable et fit semblant de consulter ses notes avant de reprendre :
- Le C.I.D. du Val-de-Tamise a recueilli hier soir les déclarations des amis que vous avez cités, mon cher Kenneth, et, malheureusement, aucun d'eux n'a confirmé vous avoir vu jeudi soir.
La peau de Hicks vira à la même teinte gris‚tre, jaunie de nicotine, que les parois de la pièce. Comme s'il s'était vidé de son sang.
- Je vais me les farcir, ces enfoirés ! Rien que des menteurs de merde !
Son regard erra de Gemma à Kincaid, sans trouver nulle part le réconfort qu'il espérait. Il rugit, plus frénétiquement encore :
- Vous allez pas me faire porter le chapeau ! J'ai plus revu Connor après qu'on a eu bu un coup au Fox. Puisque je vous le jure !
Gemma tourna une autre page de son bloc-notes :
- Jurer, on vous obligera peut-être à le faire devant le juge si vous ne pouvez rien nous fournir de plus crédible sur vos activités après dix heures et demie. C'est à cette heure-là que Connor Swann a passé un coup de fil depuis son appartement en annonçant qu'il devait sortir.
- Comment que vous savez qu'il est sorti ?
demanda alors Hicks, faisant preuve de plus d'astuce qu'elle n'imaginait.
- La question n'est pas là. Mais je vais vous dire ce que je pense, moi...
Elle se pencha vers lui, et sur un ton de confidence :
- ... Je pense que c'est à vous que Connor a téléphoné pour vous demander de le retrouver à l'écluse.
Là, une dispute, vous vous êtes bagarrés et Connor est tombé à la flotte. C'est des trucs qui peuvent arriver à n'importe qui, mon vieux, pas vrai ? Vous avez essayé de l'aider ? Ou est-ce que vous craignez l'eau ?
Elle laissait entendre, par ses intonations, qu'elle était femme à tout comprendre et à tout pardonner.
- Des conneries, tout ça ! s'écria-t-il en reculant sa chaise. Rien que des vannes. Et puis merde, comment que j'y aurais été, puisque j'ai même pas de caisse ?
- Parce que Connor lui-même vous y a emmené
dans sa voiture, spécula Gemma. Et après, vous êtes revenu à Henley en stop.
- C'est pas vrai, j'vous dis ! Et vous pouvez pas le prouver.
La thèse de Gemma était d'ailleurs démentie par un rapport de la police du Val-de-Tamise : la voiture de Swann venait d'être passée à l'aspirateur et l'équipe scientifique n'avait trouvé aucun indice significatif.
- Alors o˘ étiez-vous donc ? Allez-vous enfin dire la vérité ?
- Mais j'vous ai déjà dit, j'étais au Fox, et après, j'ai été chez ce mec, Jackie, qu'i' s'appelle. Jackie Fawcett.
Kincaid intervint, pour la première fois depuis que Gemma avait commencé son interrogatoire.
- Tous ces gens-là devraient te fournir un alibi en béton, tu ne crois pas ? Moi, je ne vois que deux possibilités : ou c'est toi qui mens, ou alors c'est eux qui ne t'aiment pas, et je ne sais pas ce qui est le plus logique. Dis-moi, tu áidais ª beaucoup de gens de la même manière que tu áidais ª Connor ?
- J'sais même pas de quoi vous causez.
Hicks sortit un paquet de cigarettes froissé de la poche de son blouson. Il le secoua, y fourra le pouce et l'index avant de le rejeter d'un air écúuré. Gemma poursuivit :
- C'est bien de ça que vous avez discuté avec Connor, n'est-ce pas ? quand vous l'avez vu après déjeuner, lui avez-vous dit qu'il devait payer ? A-t-il accepté de vous revoir dans la soirée ? Puis, quand il est venu sans l'argent, vous vous êtes empoignés, c'est ça ?
- Mais il m'devait rien, je vous ai dit, pleurnicha-t-il.
Il braquait toujours un regard angoissé sur Kincaid.
Gemma était curieuse de savoir comment celui-ci s'y était pris pour l'affoler à ce point.
Kincaid se redressa sur sa chaise.
- Tu es là à me raconter que Connor t'aurait payé, dit-il, alors que j'ai appris qu'il était tellement fauché qu'il n'arrivait même pas à régler son loyer.
Non, tout ça, c'est des salades. La vérité, c'est que tu lui as dit quelque chose qui lui a foutu la pétoche, pendant que vous trinquiez au Fox. qu'est-ce que c'était ? Tu l'as menacé de lui envoyer les gros bras de ton patron s'il ne payait pas ?
Il se leva et s'appuya des deux poings sur la table.
- C'est pas vrai, je l'ai jamais menacé ! gémit Hicks en se recroquevillant.
- Mais, cet argent, il te le devait bien ?
Hicks regarda les deux policiers. La sueur perlait au-dessus de ses lèvres. Íl cherche une échappa-toire, pensa Gemma. Comme un rat pris au piège. ª
Après un silence, Hicks finit par reprendre :
- Bon d'accord, il me devait peut-être du pognon. Et alors ? Je l'ai jamais menacé comme vous dites.
Kincaid marchait de long en large dans l'espace exigu entre le mur et la table.
- Je ne te crois pas. Parce que c'est à toi que ton patron aurait fait la fête si tu ne lui avais pas rapporté
la fraîche. Du coup, il fallait bien brusquer Connor...
Le policier sourit à Hicks en revenant à sa hauteur.
- ... Seulement, quand on brusque les gens, quelquefois ça va plus loin que prévu, pas vrai ?
- J'en sais rien. C'est pas ce qui s'est passé...
- Tu veux dire que ce n'était pas un accident et que tu l'as tué volontairement ?
- Non ! Non !
Hicks déglutit nerveusement :
- ... Non, je lui ai fait une proposition, comme qui dirait...
Kincaid s'arrêta pile et, les mains dans les poches, scruta le petit voyou.
- Alors là, ça devient intéressant. quel genre de proposition ? Allez, raconte.
Gemma retint son souffle : Hicks était au bord des aveux et elle craignait que le moindre geste ne remît tout en cause. En l'entendant haleter, elle adressa une fervente prière au dieu tutélaire des interrogatoires.
Hicks se décida à poursuivre. Et cette fois-ci d'une seule traite. Des propos chargés de venin.
- J'étais au courant de tout sur lui et sur ces ramenards d'Asherton. ¿ l'écouter, c'était comme qui dirait la famille royale, pas moins. Mais moi, je savais. La Dame Caroline, c'est rien qu'une ancienne michetonneuse, une pute quoi ! Et tout le ciné qu'i'
z'ont fait sur le môme qui s'est noyé, eh ben, c'était même pas le fils du sir Gerald. Rien qu'un petit b‚tard.
Il doit parler de Matthew, pensa Gemma, sans bien comprendre o˘ il voulait en venir.
Kincaid se rassit, en avançant sa chaise le plus près possible de la table pour être en mesure d'y poser les coudes.
- Bon, on recommence depuis le début, Kenneth, articula-t-il d'un ton qui fit frémir Gemma. Tu as raconté à Connor que Matthew Asherton n'était pas le fils de son père, c'est bien ça ?
L'avorton déglutit de nouveau et l'on vit tressauter la pomme d'Adam dans son cou de poulet. Il lança un coup d'úil éperdu à Gemma. Il se sentait piégé ; la jeune femme en était à se demander ce qu'aurait fait Kincaid si elle n'avait pas été présente et que le magnétophone n'e˚t pas été en marche.
- Et comment pouvais-tu savoir une chose pareille ? poursuivit Kincaid, d'un ton redoutablement velouté.
- Ben, simplement parce que le père de Matty, c'était mon trouduc d'oncle Tommy.
- Ton oncle Tommy ? Tu veux dire Thomas Godwin ? questionna Kincaid, incapable de masquer sa stupéfaction.
Gemma eut l'impression qu'une énorme main lui serrait le diaphragme. Elle revoyait en esprit la photo de Matthew Asherton dans le cadre en argent ciselé
sur le piano à Badger's End, elle se souvenait des cheveux blonds et du visage ouvert, au sourire espiègle. Elle se rappela aussi le ton de Thomas Godwin quand il parlait de Caroline. Comment n'y avait-elle pas pensé ?
- Je l'ai entendu en parler à ma vieille quand le mouflet s'est noyé... précisa Hicks.
Il dut prendre l'ahurissement qui se peignait sur les traits des deux policiers pour de l'incrédulité, car il ajouta, paniqué :
- ... Je vous jure, même si j'en avais jamais causé
avant ! C'est seulement quand j'ai connu Swann et qu'il arrêtait pas de me pomper l'air sur eux que leur nom m'est revenu.
Gemma eut un haut-le-cúur.
- Je ne vous crois pas, balbutia-t-elle, vous n'êtes pas le neveu de Thomas Godwin, ce n'est pas possible !
Elle se remémorait l'élégance raffinée de Godwin, sa patience polie au cours de l'interrogatoire qu'elle lui avait fait subir dans les locaux de Scotland Yard.
Toutefois, les traits du petit voyou lui rappelaient quelque chose, elle devait bien en convenir. …tait-ce l'arête du nez ? Ou la courbe de la m‚choire ?
- N'avez qu'à aller à Clapham et demander à ma maternelle, répliqua Hicks. S˚r qu'elle vous expliquera...
Kincaid coupa brutalement court aux protestations de sincérité de l'aigrefin.
- Tu nous as dit que tu avais fait une proposition à Connor, qu'est-ce que c'était ?
Hicks se gratta le nez et renifla, en détournant les yeux.
- Vas-y, mon gars, accouche ! tonna Kincaid.
- Ben voilà : les Asherton la ramenaient un peu trop, avec leurs titres de noblesse et tout le tremblement. Ils étaient toujours su' l' journal, dans les potins mondains. Alors, j'ai gambergé qu'ils aime-
raient pas beaucoup si on racontait que leur môme était pas ce qu'on croyait.
La fureur de Kincaid parut s'être calmée.
- Si je comprends bien, tu as proposé à Connor de faire chanter ses beaux-parents ? suggéra-t-il.
Mais, tu n'as même pas pensé à ta famille, au mal que ça ferait à ton oncle, et à ta mère aussi ?
- Non, vu que Connor devait pas dire que c'était moi qui l'avais affranchi, expliqua Hicks, comme si cela l'excusait de tout le reste.
- En somme, tu t'en foutais pourvu qu'on ne sache pas que ça venait de toi...
Kincaid eut un sourire.
- ... Mais, dis donc, tu es un vrai gentleman, Kenneth ! Et Connor, comment il a pris ça ?
- Ben d'abord, il m'a pas cru, grogna Hicks, ulcéré. Et après, il y a un peu réfléchi et y a des trucs qui lui sont revenus. Alors on a discuté, combien il fallait demander et j' lui ai dit : Ćommence par vingt-cinq mille livres, on partage tous les deux, et puis on verra après. ª Il s'est mis à rigoler. Il m'a dit de la boucler et que, si je recommençais à parler de ça, i' me flinguerait...
Le petit voyou abaissa ses cils décolorés et ajouta, comme s'il avait encore peine à y croire :
- quand même, après tout ce que j'ai fait pour ce mec !
- Je suis s˚r qu'il ne comprend pas pourquoi Connor était en rogne contre lui... dit Kincaid à Gemma alors qu'ils attendaient le feu vert, sur le passage pour piétons devant le commissariat, avant de traverser en direction du parking... …videmment, ce type n'a pas un sens moral très développé, c'est le moins qu'on puisse dire, et la seule chose qui l'ait empêché de devenir un vrai truand, c'est qu'il est trouillard comme un lièvre.
Et encore, ce n'est pas très gentil pour les lièvres, ajouta-t-il en frottant sa manche.
Il portait l'une de ses vestes préférées, nota Gemma avec le détachement qui s'était emparé
d'elle. Mais pourquoi ergotait-il de la sorte, comme si c'était son premier contact avec un petit malfrat de rien du tout ?
Le flot de voitures s'arrêta et ils purent s'engager sur la chaussée. Parvenus de l'autre côté, Kincaid consulta sa montre.
- Je crois qu'en roulant à fond la caisse, on pourrait dire deux mots à Godwin avant la pause déjeuner.
D'ailleurs, pendant que j'y pense, ajouta-t-il quand ils atteignirent l'Escort de Gemma et que celle-ci eut pris les clés dans son sac, comme on n'a plus rien à foutre par ici, on pourrait aussi bien ramasser nos affaires et moi je reprendrai ma tire pour rentrer à Londres.
Sans commentaire, Gemma mit en marche tandis qu'il s'asseyait à côté d'elle. Elle avait une sorte de kaléidoscope dans le cerveau, dont les morceaux s'étaient déplacés en un nouveau dessin indéchif-frable.
Kincaid lui posa la main sur le poignet.
- Gemma, qu'est-ce que tu as ? Tu es bizarre depuis le petit déjeuner. Si tu ne te sens pas bien...
- Tu crois ce qu'il a raconté ? l'interrompit-elle, si vite qu'elle se mordit malencontreusement la lèvre.
- Tu parles de Kenneth ? fit-il, un peu déconcerté. Ma foi, ça expliquerait pas mal de choses...
- Tu ne te rends pas compte parce que tu n'as pas encore rencontré Godwin. Bon, d'accord, il se peut qu'il soit le père de Matthew Asherton, mais le reste, non ! C'est une histoire à dormir debout, comme je n'en ai jamais...
- Assez incroyable pour être vraie, j'en ai bien peur. Si Godwin était le père de Matthew et que Swann l'ait appris par Hicks, tout se tient. C'est l'élément qui nous manquait : le mobile. Swann et Godwin dînent ensemble jeudi soir, Swann balance ce que l'autre lui a raconté et Godwin le supprime pour l'empêcher de tout déballer.
- Je n'y crois pas, s'entêta Gemma.
Mais derrière cette obstination surgissait l'ombre d'un doute. Elle n'ignorait pas que Thomas Godwin idol‚trait Dame Caroline, et aussi Julia. Une évidence. Et il parlait de sir Gerald avec autant de respect que d'affection. Assez de raisons pour commettre un meurtre, s'il s'agissait de les protéger.
«a, à la rigueur... Mais le reste ne passait pas.
- Peux-tu m'expliquer pourquoi Connor aurait accepté de le retrouver à l'écluse, après ce qui venait de se passer ?
- Simple : Thomas avait promis de lui apporter de l'argent.
Gemma gardait les yeux sur le pare-brise qui se voilait de crachin.
- Je ne sais pas pourquoi, mais à mon avis ce n'était pas l'argent qui intéressait Connor, dit-elle avec une assurance tranquille. Et puis, de toute façon, ça n'explique pas pourquoi Thomas serait rentré à
Londres voir sir Gerald. Pas pour se fabriquer un alibi, si Connor était toujours vivant à ce moment-là.
- Ne laisse pas ton parti pris en faveur de Godwin te brouiller le jugement. Tu ne comprends donc pas que personne d'autre n'a l'ombre d'un mobile et...
La rage qu'elle réprimait à grand-peine depuis le matin explosa soudain.
- L'aveugle, c'est toi, mon vieux ! vociféra-t-elle. Tu en pinces tellement pour Julia Swann que tu refuses l'idée qu'elle puisse être pour quelque chose dans le meurtre de son mari. Alors que nous savons, toi et moi, qu'un conjoint est presque toujours impliqué dans des affaires de ce genre. Pourquoi estu si s˚r que Trevor Simons ne ment pas pour la couvrir ? Et qu'elle n'a pas rencontré Connor avant le dîner, avant le vernissage pour lui donner rendez-vous plus tard dans la soirée ? Pourquoi n'aurait-elle pas eu peur qu'un esclandre autour de sa famille ne cause du tort à sa carrière ? Ou alors, elle pouvait vouloir protéger ses parents, ou encore...
Sa fureur s'était tarie et, consternée, elle attendait l'inévitable réaction. Cette fois, elle avait vraiment passé les limites.
Mais au lieu de se f‚cher, le superintendant se tai-sait, le regard dans le vide. Gemma n'entendait, outre le crissement des pneus sur le bitume mouillé, que l'insidieux tic-tac de ses propres pensées.
- Oui, tu as peut-être raison, marmonna-t-il enfin. Peut-être que mon jugement n'est pas valable.
Malheureusement, tant que nous n'aurons pas obtenu de preuves matérielles, c'est tout ce que nous avons à nous mettre sous la dent.
Ils reprirent la route de Londres séparément, chacun dans sa voiture. Il était entendu qu'ils se retrouveraient devant l'appartement de Kincaid. Le crachin les avait suivis ; Kincaid b‚cha la Midget avant de la verrouiller, puis il monta à côté de Gemma.
- Dis donc, il faut vraiment que tu penses à changer tes pneus, ma vieille. Celui de droite est lisse comme un úuf...
Un sarcasme souvent réitéré. Mais comme elle ne réagissait pas, il soupira et passa à autre chose.
- ... J'ai appelé le magasin de costumes sur mon portable. Thomas Godwin n'est pas venu aujourd'hui, il s'est fait porter p‚le. Dis donc, tu m'as bien dit qu'il perchait du côté d'Highgate ?
Elle hocha la tête :
- Oui, j'ai l'adresse exacte dans mon bloc. C'est pas loin d'ici, je crois.
Ils repartirent. Une anxiété indéfinissable envahissait Gemma. Et elle ne fut pas mécontente de repérer l'immeuble o˘ se trouvait l'appartement de Godwin.
Elle se gara sur la place, s'extirpa de sa voiture et se dirigea vivement vers le porche, sans attendre que Kincaid e˚t fermé de son côté.
- Y a le feu ou quoi ? fit-il en la rejoignant.
Elle ignora la plaisanterie et poussa la porte en verre dépoli. Lorsqu'ils lui présentèrent leur carte, le gardien eut une moue dégo˚tée et leur conseilla d'un ton rogue de prendre l'ascenseur jusqu'au quatrième.
- Pas mal, comme immeuble ! commenta Kincaid dans l'ascenseur bringuebalant. Bien entretenu, et pas exagérément modernisé.
Le hall du quatrième étage, orné de carreaux en faÔence à dessin géométrique noir et blanc, confirmait ce jugement.
- Art déco, si je ne m'abuse ? suggéra-t-il encore.
Gemma l'avait écouté d'une oreille distraite en cherchant le numéro de l'appartement.
- quoi ? fit-elle en frappant à la porte.
- Oui, je disais Art déco. L'immeuble doit dater d'environ...
On ouvrit : c'était Thomas Godwin, l'air perplexe.
- Le jeune Mike m'a téléphoné pour me dire que la maréchaussée était à mes trousses. Il était du reste assez contrarié, le pauvret. Il a d˚ avoir des démêlés avec les forces de l'ordre dans une vie antérieure...
Le costumier de l'opéra portait une robe de chambre à motifs cachemire et ses cheveux blonds, ordinairement bien peignés, étaient ébouriffés.
- ... Vous devez être le superintendant Kincaid, dit-il en les faisant entrer.
Gemma constatait que, contrairement à ce qu'elle avait redouté, le nommé Tommy n'était pas allé se plonger la tête dans son four à gaz, ni rien d'aussi stupide. Du coup, elle s'irrita contre lui de s'être tourmentée en pure perte. Tout à fait irrationnel. Elle suivit les deux hommes en regardant autour d'elle : à
gauche une petite cuisine immaculée, reproduisant le carrelage noir et blanc du vestibule ; à droite, le salon était décoré dans un style identique ; derrière les baies, le panorama de Londres embrumé. Tous les meubles avaient des lignes courbes, mais sans excès ; le luminaire translucide rose s'accordait à merveille avec l'harmonie monochromatique de l'ensemble. Un décor des plus douillets, songea Gemma, merveilleu-sement adapté au maître de maison.
Sur une chaise près d'une des fenêtres, un chat siamois, les pattes repliées sous le corps, les épiait de ses yeux saphir imperturbables.
- Vous avez vu juste, monsieur le superintendant, disait Godwin, au moment o˘ Gemma les rejoi-gnait, cet immeuble date du début des années trente ; il représentait ce qui se faisait de plus moderne à
l'époque. Et je dois dire qu'il a remarquablement bien vieilli - surtout si on le compare aux horreurs de l'après-guerre. Mais, je vous en prie, asseyez-vous...
Il donna l'exemple en prenant place sur un siège à
dossier en éventail dont la tapisserie semblait vouloir reprendre les motifs de sa robe de chambre.
- ... En revanche, j'imagine qu'on ne devait pas y être très à son aise pendant le blitz, situé ainsi au-dessus de Londres. Une belle cible pour les avions allemands : un bout de rideau qui s'entrouvre une seconde et pan !...
- Tommy, l'interrompit Gemma, on nous a dit chez Lilian Baylis que vous n'étiez pas bien. De quoi souffrez-vous au juste ?
Il se passa la main dans les cheveux et la lumière blafarde révéla les poches qui se formaient sous ses yeux.
- Je ne suis pas dans mon assiette aujourd'hui, inspecteur. Il faut dire que la journée n'a pas été
facile pour moi hier...
Il se leva et se dirigea vers une petite armoire à
liqueurs contre le mur.
- ... Un verre de sherry, peut-être ? proposa-t-il.
Après tout il est presque l'heure de déjeuner et je parie que l'inspecteur Rory Alleyn ' ne refusait jamais un verre de xérès quand il cuisinait les suspects à
domicile...
- Tommy, coupa encore une fois Gemma, incapable de déguiser son exaspération, je vous préviens que ceci n'a rien d'un roman policier.
Il lui fit face, le flacon de sherry à la main.
- Je sais, je sais, ma chère, mais c'est ma façon à moi de me rassurer, prononça-t-il d'une voix douce, montrant qu'il la prenait tout à fait au sérieux.
- Moi, j'accepterais bien un petit verre, puisque vous le proposez si aimablement, dit alors Kincaid.
Godwin plaça le flacon et trois verres en cristal taillé rose - subtilement assortis aux appliques cannelées et aux vases festonnés que Gemma avait déjà
remarqués - sur un petit plateau à cocktail. Et le sherry, lorsqu'elle y go˚ta, glissa sur sa langue, aussi moelleux qu'une crème fouettée.
Godwin remplit son propre verre et retourna s'asseoir dans son fauteuil.
- S'il faut vraiment que je sois accusé d'un crime que je n'ai pas commis, autant l'accepter de bonne gr‚ce.
- Hier, vous m'avez dit que vous aviez été voir votre súur à Clapham...
Gemma marqua une pause, le temps de passer la 1. Roderick Alleyn, personnage des romans de Ngaio Marsh. (N.d.T.) langue sur une goutte de sherry au bord de ses lèvres, puis formula plus lentement :
- ... Mais vous ne m'avez pas parlé de Kenneth Hicks.
- Ah ha ! fit le costumier.
Il s'adossa plus profondément et ferma les paupières. Les ridules autour de sa bouche et de son nez dénonçaient une grande lassitude, comme aussi le pouls, perceptible à sa veine jugulaire. Gemma se demanda pourquoi elle n'avait pas encore remarqué
les stries d'argent sur les cheveux dorés autour des tempes du costumier. Celui-ci finit par lancer, sans bouger :
- ¿ ma place, en auriez-vous parlé volontiers ?...
Il rouvrit les yeux et ébaucha un sourire.
- ... Vous n'avez pas besoin de me répondre. Je suppose que vous avez fait sa connaissance ?
Gemma fit signe que oui.
- Dans ces conditions, vous savez tout, n'est-ce pas?
- En effet, nous savons. Vous avez menti au sujet de votre entretien avec Connor au dîner de jeudi soir.
Il n'y a jamais été question de lui faire rendre son ancien emploi, mais de ce que Kenneth lui avait confié.
Décidément, elle était d'humeur à lancer des accusations. Elle se rendait compte qu'elle considérait les mensonges de Tommy comme une injure personnelle.
Comme la trahison d'un ami.
- Des ragots, rien de plus... commença-t-il.
Mais devant l'expression sévère de Gemma, il s'interrompit avec un soupir.
- ... Excusez-moi, inspecteur, j'ai tort. que voulez-vous savoir exactement ?
- Commencez par le commencement. Parlez-nous de Caroline.
- Ah, vous voulez tout savoir depuis le début, c'est ça ?...
Godwin fit tournoyer le sherry dans le verre.
- ... Je l'aimais, vous comprenez ? Avec toute la fougue inconsciente, toute la détermination de la jeunesse. Ou est-ce que la jeunesse n'avait rien à voir là-dedans, au fond ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que cela a pris fin avec la naissance de Matthew : moi, je voulais absolument qu'elle quitte Gerald et que nous nous mariions. Et j'aurais aimé Julia comme si elle avait été de moi...
Il s'arrêta le temps de vider son verre et de le replacer sur le plateau.
- ... C'était du rêve, naturellement. Caro commençait une carrière prometteuse, elle était confortablement installée à Badger's End, jouissant des avantages que lui procuraient le prestige et les moyens financiers d'Asherton. Moi, qu'avais-je à lui offrir en échange ? Et, de toute façon, il y avait Gerald, quelqu'un qui ne s'est jamais mal comporté
depuis que je le connais...
Il sourit à Gemma.
- ... Alors, on s'arrange comme on peut : j'en suis arrivé à la conclusion que les pires drames sont causés par des gens qui n'osent pas prendre les décisions convenables au moment voulu. Et la vie a suivi son cours normal. Ma qualité d'óncle Tommy ª me donnait le droit de voir Matty grandir. Personne ne savait la vérité à part Caro et moi. Et puis Matty est mort...
Kincaid reposa aussi son verre vide sur le plateau.
Le léger tintement qu'il provoqua retentit comme un coup de feu dans cette pièce au silence feutré.
Gemma lui lança un regard ébahi : elle s'était si totalement absorbée dans le récit de Godwin qu'elle en avait oublié la présence de son supérieur. Ni l'un ni l'autre ne prononcèrent un mot et Tommy reprit :
- Soudain, je me suis retrouvé exclu. Ils se sont repliés sur eux-mêmes, sur leur chagrin. Caro et Gerald ne voulaient le partager avec personne. Il va sans dire que j'aimais Matty, mais c'était un petit gar-
çon comme tant d'autres, avec tous les défauts et tous les charmes de son ‚ge. Ses dons exceptionnels, c'était comme s'il avait eu un doigt de plus à chaque main ou le don inné du calcul mental. Mais pour Caro et Gerald c'était bien autre chose. Vous voyez ce que je veux dire ? Matty était l'incarnation de tous leurs rêves, comme si Dieu leur avait envoyé un être à
modeler à leur propre image.
- Mais comment Kenneth s'est-il trouvé mêlé à
tout ça ? s'enquit Gemma.
- Ma súur n'est pas quelqu'un de mal. Cependant tout le monde a sa croix à porter et, pour elle, c'est Kenneth. Nous avons perdu notre mère quand ma súur allait encore à l'école. Moi, j'arrivais à peine à joindre les deux bouts et je ne pouvais pas faire grand-chose pour elle. Je crois qu'elle a épousé le père de Kenneth en désespoir de cause. Mais son mari est resté avec elle le temps d'engendrer Kenneth et il a déguerpi, la laissant se débrouiller seule avec le bébé.
Cela rappelait sa propre histoire à Gemma et elle tressaillit à la pensée que, en dépit de ses efforts, son petit Toby pourrait un jour devenir une espèce de Kenneth Hicks. Une pensée insoutenable. Elle avala le reste de son sherry d'une seule lampée. La chaleur de l'alcool se diffusa immédiatement en elle et lui monta aux joues. Elle se souvint tout à coup qu'elle n'avait pas pris de petit déjeuner.
Godwin remua dans son fauteuil et passa la main sur sa robe de chambre à hauteur de l'abdomen. Le siamois prit cela pour une invitation. Il bondit sur les genoux de son maître et s'y pelotonna. Le costumier caressa de ses doigts effilés le pelage chocolat au lait de l'animal. Gemma n'arrivait pas à imaginer que ces mains si délicates aient pu serrer le cou de Swann pour l'étrangler. Elle le regarda droit dans les yeux tandis qu'il reprenait.
- Après la mort de Matty, je suis allé voir ma súur et je lui ai tout raconté. Je n'avais personne d'autre à qui parler...
Il toussota pour s'éclaircir la voix, saisit le flacon et se versa encore un peu de sherry.
- ... J'ai du mal à me souvenir clairement de cette époque... C'est seulement ces jours derniers que j'ai reconstitué ce qui s'est passé. Kenneth n'avait pas plus de huit, neuf ans, à ce moment-là. C'était un enfant sournois, très possessif vis-à-vis de sa mère et qui passait son temps à espionner les conversations des adultes. Je ne savais même pas qu'il se trouvait dans la maison ce jour-là. Vous pouvez vous figurer mon effarement quand Connor m'a communiqué ce qu'il savait et par qui il l'avait appris.
- Pour quelle raison Connor vous a-t-il parlé de ça ? Pour vous soutirer de l'argent ?
- J'ai le sentiment qu'il ne le savait pas lui-même. Il devait s'imaginer que Julia aurait pu l'aimer s'il n'y avait pas eu la mort de Matty et que, si elle avait appris la vérité sur son petit frère, ça aurait tout changé entre eux. Je dois dire qu'il n'était pas très clair. Il n'arrêtait pas de répéter : ´ Tous des menteurs, ces salauds ! Une bande d'hypocrites, voilà ce que c'est ! ª Il avait certainement adopté la famille Asherton sans restriction et la déception avait d˚ lui être insupportable. ¿ moins qu'il n'ait voulu s'en prendre finalement à quelqu'un d'autre de ses propres échecs. Ou bien il estimait que cette famille l'avait lésé, mais qu'il n'avait rien pu y faire, qu'il n'avait jamais pu pénétrer leur armure. Si bien que Kenneth lui avait placé entre les mains l'arme dont il avait besoin.
- Mais vous, auriez-vous été capable de l'en empêcher ?
Tommy sourit, nullement abusé par le ton détaché
sur lequel Gemma avait prononcé ces mots.
- S˚rement pas de la façon que vous croyez.
Non : je l'ai supplié de ne rien dire pour ne pas nuire à Gerald et Caro, ni à Julia non plus, mais ça l'a rendu encore plus furibond. ¿ la fin, je me suis même empoigné avec lui, et j'en ai honte.
´ quand je suis reparti, j'ai pris une décision : la tricherie durait depuis trop longtemps et Connor n'avait pas entièrement tort. Tous ces mensonges nous avaient g‚té l'existence à tous, consciemment ou pas.
- Ce que je ne parviens pas à comprendre, intervint Kincaid, c'est pourquoi vous pensiez que la mort de Connor y aurait mis un terme ?
- Mais je ne l'ai pas tué, monsieur le superintendant, rétorqua froidement Godwin, avec une moue amère. Non, la décision dont je parle a été de mettre Gerald au courant.
Gemma fit démarrer le moteur et attendit que Kincaid e˚t bouclé sa ceinture de sécurité. Elle n'avait pas prononcé un mot entre l'appartement de Godwin et la voiture. Kincaid était stupéfait d'un tel comportement. Il pensait aux excellents rapports professionnels qui avaient de tout temps existé entre eux ; il n'oubliait pas non plus l'autre soir chez elle, ce moment de grande cordialité. Il avait toujours constaté, sans jamais se l'expliquer, avec quelle facilité elle se liait ; elle l'avait laissé entrer dans son intimité chaleureuse, il s'y était senti à
son aise. Puis il avait observé le comportement de Gemma à l'égard de Godwin et en avait éprouvé
une soudaine jalousie, il s'était senti comme un enfant abandonné par une nuit d'hiver.
Elle aplatit une mèche qui s'était échappée de sa natte puis se tourna vers lui :
- Et maintenant, chef? dit-elle d'un ton neutre.
Il ne souhaitait qu'une chose : recoller les morceaux entre eux. Comment s'y prendre ? Il l'ignorait. Et il avait tant d'autres problèmes à régler en ce moment.
- Attends une seconde, marmonna-t-il.
Il composa le numéro de Scotland Yard sur le téléphone mobile, posa une question à son correspondant et raccrocha.
- Selon les gens du labo, l'appartement et la voiture de Godwin sont absolument impeccables...
Il hésita.
- J'ai peut-être été un peu h‚tif en ce qui concerne Godwin. Plutôt ton genre, ça, n'est-ce pas ?
Elle ne releva pas l'allusion et continua à le fixer, sans rien révéler de ce qu'elle pensait. Il exhala un gros soupir et reprit, en se grattant la joue :
- Eh bien, il va falloir rendre visite à sir Gerald, une fois de plus. On va d'abord manger un morceau et faire le point.
Pendant qu'ils roulaient, Kincaid se demandait comment il allait s'y prendre pour reconquérir la confiance de Gemma.
Et aussi, pourquoi il n'était pas encore arrivé à élucider cette affaire.
Ils déjeunèrent rapidement dans un café de Golders Green, assez tard, parce qu'il avait fallu téléphoner à
Badger's End et convenir d'un rendez-vous avec le chef d'orchestre.
Il constata avec déplaisir que Gemma dévorait un plantureux sandwich au thon, sans chipoter comme elle l'avait fait au petit déjeuner. Lui-même en mangea un, au jambon et fromage, et but un café tandis que Gemma liquidait le contenu d'un sachet de chips.
Finalement, quand il la vit se lécher les doigts, il reprit :
- Je n'y comprends rien. Ce ne peut pas être à
sir Gerald que Connor a téléphoné, de l'appartement ce soir-là. Parce que, d'après Sharon, il a appelé vers dix heures et demie et, à cette heure-là, Asherton était au pupitre à l'opéra.
- Et s'il avait laissé un message ? suggéra Gemma en s'essuyant les mains à une serviette en papier.
- Soit, mais à qui ? Le gardien à qui tu as parlé
s'en serait s˚rement souvenu et aussi Alison Machin-chose.
- C'est juste.
Gemma go˚ta à son café et fit une affreuse grimace.
- Pouah ! Il a refroidi...
Elle repoussa la tasse et croisa les bras sur la table.
- ... Le plus logique, ce serait que sir Gerald ait lui-même appelé Connor après sa conversation avec Tommy.
Selon le récit de ce dernier, sir Gerald n'avait paru ni stupéfait, ni outré des révélations du costumier, il lui avait même offert un verre, comme si de rien n'était. Puis, il avait dit, comme pour lui-même : Áux petites causes les grands effets, n'est-ce pas ? ª
Godwin l'avait laissé effondré dans son fauteuil devant la table de maquillage, un verre à la main.
- Et si le coup de téléphone dont a parlé Sharon n'avait rien à voir avec la mort de Connor ? articula Kincaid, pensivement. Rien ne le prouve, au fond...
Il traçait des cercles sur la table avec sa petite cuiller encore humide de café.
- ... Et d'abord, rien ne prouve que Connor ait quitté l'appartement tout de suite après Sharon. Il ne lui a pas dit qu'il avait l'intention de partir aussitôt.
- Ce que tu penses, c'est que sir Gerald aurait très bien pu appeler Connor après le départ de Tommy ? Et ils auraient pris rendez-vous à l'écluse ? raisonna Gemma, soudain plus intéressée.
- Seulement nous n'en avons pas la preuve non plus, dit Kincaid. Nous n'avons la preuve de rien du tout. On patauge : dès qu'on croit avoir attrapé un bout de quelque chose, crac, ça fout le camp.
Gemma éclata de rire. Kincaid ne pouvait que se réjouir du plus infime symptôme de réconciliation entre eux.
Lorsqu'ils atteignirent Badger's End, le crachin s'était transformé en une pluie continue. Ils restèrent un moment dans la voiture à écouter le battement des gouttes sur le toit et le capot. On avait déjà allumé
les lampes à l'intérieur de la maison et ils crurent voir bouger un rideau à la fenêtre du salon.
- Il ne va pas tarder à faire nuit, dit Gemma.
Au moment o˘ Kincaid posait la main sur la poignée, Gemma lui effleura le bras :
- ... Mais, patron, si c'est Asherton qui a assassiné Connor, pourquoi a-t-il usé de son influence pour nous faire intervenir au lieu du C.I.D. du Val-de-Tamise ?
Kincaid la dévisagea :
- C'est peut-être Dame Caroline qui a insisté ?
Ou si c'était son copain, le directeur-adjoint, qui l'avait proposé et que Gerald n'ait pas osé refuser...
Comprenant le malaise qu'elle devait éprouver, il lui toucha la main :
- ... Je n'aime pas beaucoup ce que nous allons devoir faire, mais c'est notre métier !
Ils gagnèrent la porte de la demeure au pas de course, à l'abri d'un seul parapluie. Un double tintement bref à l'intérieur quand Kincaid appuya sur la sonnette ; il n'avait pas encore retiré sa main du bouton que la porte s'ouvrait, démasquant sir Gerald.
- Entrez, entrez, dit-il, oh ! vous êtes trempés, venez vite vous sécher. quel temps de cochon ! Et ça risque de durer.
Il les emmena dans le salon. Le feu pétillait dans l'‚tre. Kincaid se demanda si ce n'était pas une sorte de flamme éternelle.
- Vous allez prendre quelque chose pour vous réchauffer, proposa leur hôte quand ils furent assis le dos à la cheminée. Plummy va nous préparer du thé.
- Sir Gerald, commença Kincaid, pour couper court à ces mondanités, nous avons à vous parler.
- Je suis navré que Caro ne soit pas là, dit sir Gerald, toujours aussi aimable, comme si ce prélude n'avait rien d'insolite. Elle est avec Julia à s'occuper des obsèques.
- Julia s'occupe des obsèques maintenant ? fit Kincaid, suffisamment surpris pour lever les yeux de son bloc-notes.
Le chef d'orchestre passa une main dans sa chevelure clairsemée et s'assit sur le canapé, à sa place de prédilection selon toute apparence ; car les creux dans le rembourrage correspondaient exactement à sa carrure. Comme la couche d'un chien familier. Son pull olive était semblable à celui, un peu mangé aux mites il est vrai, qu'il portait à leur première rencontre. Le pantalon de velours côtelé était le même, toujours aussi déformé.
- Oui, expliqua-t-il tranquillement, avec un sourire amical, elle a changé d'attitude. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais j'en suis trop heureux pour chercher à connaître la raison. Toujours est-il qu'elle est arrivée ici, dans tous ses états, pour nous dire qu'elle avait pris une décision et elle n'a pas cessé de nous bousculer depuis lors.
¿ croire qu'elle avait fait la paix avec le fantôme de Connor. En tout cas, Kincaid la chassa de son esprit et se concentra sur les questions qu'il voulait poser.
- Peu importe, car c'est avec vous que nous voulions nous entretenir, sir Gerald.
- Vous avez découvert quelque chose ?...
Il se pencha vers eux, les fixant anxieusement :
- ... Dites-moi quoi, je vous en prie. Je ne voudrais pas que Caro et Julia apprennent trop brutalement...
- Nous venons de voir Thomas Godwin. Nous savons qu'il est venu vous trouver dans votre loge le soir de la mort de Swann et pour quelle raison.
Kincaid le vit s'enfoncer dans le canapé, le visage soudain fermé. Se souvenant de ce que sir Gerald avait répondu à Godwin ce soir-là, il ajouta :
- Vous aviez toujours su que Tommy était le vrai père de Matty, n'est-ce pas, sir Gerald ?
Asherton ferma les yeux, le visage impassible et aussi lointain que celui d'un prophète biblique.
- Oui, monsieur Kincaid, je me suis parfois comporté comme un imbécile, mais je ne suis pas aveugle. Vous ne pouvez imaginer la beauté de ces deux êtres, je veux dire Caro et Tommy...
Il rouvrit les yeux.
- ... La gr‚ce, l'élégance, le talent : on les aurait crus faits l'un pour l'autre. Moi, je vivais dans la ter-reur qu'elle ne me quitte. Je me demandais ce que je serais devenu sans elle. quand leurs rapports ont paru se modifier après la conception de Matty, j'ai remercié le Ciel de m'avoir rendu ma femme. Le reste ne comptait pas. Et Matty... eh bien, Matty était tout ce que nous pouvions souhaiter, l'un et l'autre.
- Et vous n'avez jamais dit à Dame Caroline que vous étiez au courant ? intervint Gemma, avec un accent d'incrédulité.
- Comment aurions-nous pu continuer de vivre ensemble si je le lui avais dit ?
Ainsi, songea Kincaid, tout avait commencé, sinon par un mensonge absolu, du moins par un refus de la vérité. Et ce refus était entré dans le tissu de leur existence.
- Et Connor a menacé de tout remettre en cause, c'est bien cela, sir Gerald ? quel soulagement pour vous le lendemain, quand vous avez appris qu'il avait trouvé la mort !
Le superintendant croisa le regard surpris de Gemma qui se leva. Elle marcha silencieusement vers le piano, pour examiner les photographies dans les cadres en argent. Lui-même abandonna sa place devant le feu et s'assit dans un fauteuil en face de sir Gerald.
- Oui, je dois dire que ça été comme un soulagement. Même si j'en ai tout de suite eu honte. Et cela m'a déterminé à tout faire pour savoir ce qu'il y avait derrière cette histoire. Connor était mon gendre et, malgré certaines bizarreries de son comportement, je l'aimais beaucoup...
Il se pencha en avant, joignant les mains.
- ... Je vous en supplie, monsieur le superintendant, tout ce déballage ne profiterait pas au souvenir de ce pauvre garçon. Ne pouvons-nous l'épargner à
Caroline ?
- Sir Gerald... reprit Kincaid au moment o˘ la porte s'ouvrit pour laisser entrer Dame Caroline, avec Julia dans son sillage.
- quelle horrible journée !... s'exclama la soprano en secouant les perles de pluie parsemant ses cheveux bruns.
- ... Bonjour, monsieur le superintendant, bon-
jour, inspecteur. Plummy arrive tout de suite avec le thé, ça fera du bien à tout le monde, j'en suis certaine.
Elle ôta sa veste de cuir et la jeta à l'envers sur le dossier du canapé. Puis elle prit place à côté de son mari. La soie rouge de la doublure luisait comme une flaque de sang sous les reflets du feu.
Les yeux de Julia exprimaient autant de bien-être que de lassitude, observa Kincaid. C'était la première fois qu'il la voyait en compagnie de sa mère. que de différences mais aussi de ressemblances entre elles !
C'était comme si Julia avait été une Caroline agran-die, refondue, aux angles plus aigus, plus gracieux.
Avec en plus l'inimitable sourire du père. Et, en dépit de ses façons un peu brusques, les expressions de son visage étaient faciles à interpréter, autant que celles de sir Gerald. quelle différence avec sa mère si hermétique, si impénétrable !
Julia s'adressa directement à Kincaid, comme s'il n'y avait eu personne d'autre dans la pièce :
- Nous sommes passées à l'église de Fingest. La maman de Connor aurait certainement voulu une cérémonie catholique, avec tout le tralala, mais Connor s'en fichait. Alors, j'ai fait ce que j'ai jugé bon.
Elle traversa la pièce pour aller à la cheminée, s'y réchauffer un peu les mains. Elle était habillée pour la campagne, chandail en grosse laine écrue encore imprégnée de pluie. Elle avait le visage légèrement rosi par le froid.
- J'ai fait le tour du cimetière avec le pasteur et j'ai réservé un emplacement pas loin de la tombe de Matty. J'espère qu'ils vont bien s'entendre !...
- Voyons, Julia, un peu de respect ! coupa sèchement Dame Caroline.
Puis elle s'adressa à Kincaid :
- Monsieur le superintendant, qu'est-ce qui nous vaut le plaisir de votre visite ?
La porte du salon s'ouvrit à nouveau et Plummy entra, chargée du plateau du thé. Julia l'aida à disposer les divers éléments sur la table basse devant la cheminée.
- Bonsoir, monsieur le superintendant... inspecteur, dit Plummy avec un sourire aimable à Gemma, comme ravie de la revoir.
- ... J'ai prévu de quoi grignoter, pour le cas o˘
vous n'auriez pas fait un vrai déjeuner.
Elle s'occupa de verser le thé.
Kincaid ne se laissa pas tenter par la tranche de pain grillé qu'on lui proposait, mais il accepta tout de même une tasse de thé. Il regarda sir Gerald droit dans les yeux :
- Je suis désolé, sir, mais il faut que nous poursuivions...
- Poursuivre quoi, monsieur le superintendant ?
dit alors Dame Caroline qui, sa tasse à la main, était allée se jucher sur le bras du canapé, semblant vouloir ainsi protéger de son corps gracile la solide carrure de son mari.
Kincaid humecta ses lèvres d'un peu de thé avant de reprendre :
- Voilà : le soir du décès de Connor Swann, Thomas Godwin a rendu visite à votre époux dans sa loge au Coliseum et il l'a mis au courant d'une conversation très déplaisante qu'il venait d'avoir avec votre gendre. Connor était un peu éméché et ses propos n'étaient peut-être pas tout à fait intelligibles, mais il a dit à Godwin avoir appris la vérité sur la naissance de Matthew et il a menacé d'ébruiter la chose, avec toutes les conséquences qu'on imagine...
Il marqua une pause en guettant les réactions de ses interlocuteurs.
- ... Parce qu'il avait découvert que Matthew n'était pas le fils de sir Gerald, mais que son vrai père était Thomas Godwin.
Sir Gerald s'était une nouvelle fois tassé sur le canapé, les yeux clos, tenant sa tasse sur un genou, en équilibre précaire.
- Comment ? s'exclama Julia. Tommy et Mum-my ? Mais alors, Matthew ?...
Elle renonça à poursuivre. Avec ses yeux démesurément écarquillés, elle paraissait si frappée que Kincaid regrettait de ne pas être en mesure de la consoler aussi bien qu'il l'avait fait la veille.
Vivian Plumley observait tout le monde, avec l'attention de quelqu'un qui, quoique proche d'un cercle familial, n'en connaît pas les secrets les plus intimes.
Elle esquissa un hochement de tête, en pinçant les lèvres. Désarroi ou contentement, Kincaid fut incapable d'en juger.
- qu'est-ce que vous racontez ? explosa Caroline Stowe, en touchant légèrement l'épaule de son mari.
Franchement, vous allez trop loin ! Non seulement vous vous comportez comme un mufle, mais...
- Je suis désolé, Dame Caroline, mais il est de mon devoir d'insister. Sir Gerald, pouvez-vous me dire exactement ce que vous avez fait après le départ de Tommy Godwin, ce soir-là ?
Sir Gerald caressa la main de sa femme.
- Allons Caro, calme-toi. Ce n'est pas tellement dramatique.
Il se redressa, et vida sa tasse avant de poursuivre :
- En réalité, il n'y a pas grand-chose à raconter.
J'avais déjà pas mal bu en compagnie de Tommy et je dois avouer que j'ai continué après son départ.
quand j'ai quitté le thé‚tre, j'étais quasiment ivre et je n'aurais jamais d˚ me mettre au volant. Mais il ne m'est rien arrivé, en fin de compte...
Son sourire révéla des gencives saines et roses.
- ... Enfin rien, j'ai quand même tamponné la voiture de Caro en me garant devant la maison. J'ai mal estimé la distance à trente centimètres près et j'ai raclé
la peinture de mon côté. En tout cas, il devait être autour d'une heure du matin. J'ai réussi tant bien que mal à gagner mon lit ; Caro dormait ; et je savais que Julia n'était pas encore rentrée puisque je n'avais pas vu sa voiture dans l'allée. Mais, majeure et vaccinée, elle fait ce qu'elle veut.
Il lança un coup d'oeil affectueux à sa fille.
- Moi, je croyais que tu étais rentrée vers minuit... dit alors Plummy à Sir Gerald.
Elle secoua la tête.
- ... J'ai ouvert un úil et j'ai regardé mon réveil, j'ai d˚ me tromper.
Caroline abandonna le bras du canapé et alla se camper devant la cheminée, le dos au feu.
- Je ne vois pas o˘ vous voulez en venir, monsieur le superintendant. Ce n'est pas parce que ce pauvre Connor perdait la tête que nous devons maintenant nous soumettre à un interrogatoire digne d'un régime totalitaire. D'ailleurs, nous avons déjà
répondu à toutes les questions et ça devrait suffire.
Inutile de préciser que, en haut lieu, on entendra parler de votre comportement inadmissible.
Les mains derrière le dos, les pieds à peine écartés, pull à col roulé noir, culotte ajustée dans des bottes d'équitation, elle avait l'air de jouer un rôle de travesti dans un opéra ; avec ses cheveux noirs coupés très court, elle pouvait aisément passer pour un ado-lescent. Son teint légèrement enflammé aurait parfaitement convenu à un personnage de héros travesti, se trouvant dans une situation difficile. Elle gardait le parfait contrôle de sa voix.
- Dame Caroline, répliqua Kincaid, Connor n'était peut-être pas dans son état normal, pourtant, ce qu'il disait était la vérité. Tommy m'a tout raconté, sir Gerald l'a confirmé, et le moment est venu de...
quelque chose détourna son attention : la veste de Dame Caroline avait glissé du dossier sur les coussins du canapé, avec un froissement du cuir noir aussi fluide qu'une eau courante.
Ce fut soudain comme s'il avait marché à reculons dans un tunnel, en proie à une série d'hallucinations optiques et auditives. Il cligna des paupières. Cette fois, certains éléments du puzzle s'étaient mis en place, l'ensemble prenait une autre valeur, sous un jour nouveau. Tout devenait net et limpide. Comment n'avait-il pas tout compris dès le début ?
Les divers personnages l'épiaient, chacun à sa manière. Il eut un sourire pour Gemma, immobile, la tasse en l'air. Il posa la sienne sur la soucoupe et reprit :
- Madame Plumley, ce n'est pas la sonnette de la porte que vous avez entendue, mais le téléphone.
Et ce n'est pas la voiture de sir Gerald que vous avez entendue peu après minuit, mais celle de Dame Caroline. En fait, Connor a appelé depuis son appartement peu avant onze heures. A mon avis, c'est à Julia qu'il voulait parler, mais il est tombé sur Dame Caroline...
Kincaid se leva et alla s'accoter au piano, de manière à faire face à la cantatrice.
- ... Alors, il n'a pas résisté à la tentation de vous harceler, n'est-ce pas ? Après tout, à ses yeux, vous étiez responsable d'un mensonge qui avait ruiné son existence.
´ Vous avez tenté de le calmer, de le raisonner. Et, en désespoir de cause, vous lui avez donné rendez-vous. Toutefois, vous ne souhaitiez pas risquer un esclandre dans un lieu public. En quête d'un endroit discret, vous avez tout naturellement pensé à votre promenade favorite, du côté de l'écluse d'Hambleden.
´ Vous vous êtes habillée rapidement, en mettant des vêtements du même genre de ceux que vous portez aujourd'hui, pantalon et blouson de cuir : la nuit était humide et l'aire de stationnement se trouve à
une petite distance du quai. Vous êtes sortie de la maison sans faire de bruit, pour ne pas réveiller Plummy. Une fois à l'écluse, vous avez attendu Connor à l'entrée du barrage...
Il changea de position et mit les mains dans ses poches. Médusés, les autres épiaient chacun de ses mouvements, comme ceux d'un prestidigitateur qui va faire surgir un lapin d'un haut-de-forme. Julia avait le regard figé, incapable de réagir à ce nouveau choc, si tôt après la première révélation, celle de la b‚tardise de Matty.
- ... que s'est-il passé alors ? questionna Kincaid en fermant les yeux, comme pour reconstituer la scène dans sa tête. Vous avez marché côte à côte le long du bief et vous vous êtes disputés : vous avez essayé de raisonner Connor, mais il ne voulait rien entendre. ¿ un moment donné, vous avez atteint le barrage et vous avez traversé le fleuve au-dessus du barrage, à l'endroit o˘ le pavé fait place à un sentier de terre...
Il rouvrit les yeux pour scruter le visage impassible de Caroline.
- ... Alors vous vous êtes arrêtée avec Connor sur le petit tablier en béton juste en amont des vannes.
Avez-vous proposé de revenir sur vos pas, à ce moment-là ? Toujours est-il que Connor ne se contrô-lait plus et que la discussion s'est transformée en...
- Là, monsieur le superintendant, vous exagérez !
lança sir Gerald. Comment croire que Caro puisse assassiner qui que ce soit ? Elle en est physiquement incapable, regardez-la ! Connor mesurait un bon mètre quatre-vingt-deux, et c'était un solide gaillard...
- Oui, mais elle a une formation d'actrice, on lui a appris à se servir de son corps sur une scène. Elle n'a peut-être rien fait d'autre qu'esquiver quand il se jetait sur elle. Nous ne saurons sans doute jamais ce qui a causé la mort de votre gendre. En me fiant aux rapports d'autopsie, il pourrait s'agir d'un spasme du larynx, c'est-à-dire que sa gorge s'est bloquée au moment o˘ il est tombé à l'eau et qu'il s'est asphyxié, sans qu'une seule goutte d'eau pénètre dans les poumons.
Kincaid s'adressa de nouveau à Dame Caroline :
- Mais nous savons aussi qu'il était possible d'appeler à l'aide : le poste de l'éclusier est à moins de cinquante mètres, l'homme est équipé de tout le matériel nécessaire et sait très bien s'en servir. En outre, il y a plusieurs maisons de l'autre côté.
´ Peu importe : que Connor soit tombé à l'eau accidentellement, que vous ayez agi en état de légitime défense, ou que vous ayez commis un acte de violence délibéré, vous êtes coupable, Dame Caroline. Ne serait-ce que de non-assistance à personne en danger de mort.
Avez-vous attendu de le voir refaire surface ? En tout cas, quand il n'a pas réapparu, vous vous êtes éloignée, vous avez regagné votre voiture et vous êtes allée tranquillement vous recoucher. Et quand votre mari est rentré de l'opéra, vous dormiez. Néanmoins, comme vous n'étiez pas entièrement dans votre assiette en arrivant à
la maison, vous n'avez pas pensé à vous mettre à l'em-placement habituel, d'o˘ l'erreur d'appréciation de sir Gerald quand il s'est garé à son tour.
Caroline Stowe eut un sourire.
- Vous avez beaucoup d'imagination, mon cher superintendant. Je suis persuadée que le directeur de votre service et son adjoint seront impressionnés par vos dons de romancier. Mais vous ne disposez d'au-
cune preuve matérielle à l'appui de toute cette fiction.
- Soit. Toutefois je dois vous prévenir que la brigade scientifique va passer votre voiture et vos vêtements au peigne fin. Et puis il y a aussi cette dame qui a témoigné avoir remarqué un homme en compagnie de ce qu'elle a pris pour un jeune garçon en blouson de cuir sur la passerelle du barrage ; elle pourrait très bien vous reconnaître dans un défilé de suspects.
´ que nous soyons ou non en mesure de présenter un dossier assez solide au parquet avec les éléments dont nous disposons, vous tous ici allez connaître la vérité.
- La vérité ?... éclata Caroline.
C'était la première fois depuis le début de l'entretien qu'elle élevait ainsi le ton.
- ... Mais la vérité, monsieur Kincaid, vous ne la reconnaîtriez pas si vous la rencontriez dans la rue.
La seule vérité, c'est que notre famille restera unie, comme elle l'a été dans les pires circonstances, et quoi que vous fassiez. Vous êtes un imbécile de croire que...
- Assez ! s'écria soudain Julia en bondissant de son siège, tremblante, les poings serrés, le visage p‚le de colère. Taisez-vous, tous ! Il y a trop longtemps que ça dure. Toi, maman, tu es un monstre d'hypocri-sie, Connor a eu raison de le dire. Le malheureux qui avait pris toutes tes histoires pour argent comptant.
Et moi aussi, j'en ai été la victime...
Elle reprit sa respiration, puis, plus pondérément :
- ... Oui, moi qui me suis détestée toute ma vie parce que je n'ai jamais trouvé ma place dans le cercle magique ; j'aurais tant voulu être différente, meilleure pour mériter ton amour. Et derrière tout ça, qu'y avait-il ? Une énorme duperie. Cette belle famille si unie n'était qu'un mensonge, un mensonge qui a faussé ma vie, comme elle aurait faussé celle de Matty s'il avait vécu.
- Julia, tu n'as pas le droit de dire cela ! intervint alors sir Gerald, en y mettant plus d'ardeur que pour défendre sa femme. Je t'interdis de profaner la mémoire de Matty.
- Ne viens pas me parler de la mémoire de Matty, parce que je suis la seule à avoir vraiment souffert de sa mort. Ce petit garçon qui pouvait se montrer méchant et faire des sottises, mais qui parfois dormait la lumière allumée parce qu'il redoutait ses cauchemars. Ce que vous avez perdu, c'est seulement l'ambition que vous aviez placée en lui !...
Elle regarda Plummy, assise tout au bord de sa chaise, droite comme un piquet.
- ... Excuse-moi, Plummy, je ne dis pas ça pour toi. Toi, tu l'aimais... Tu nous aimais sincèrement tous les deux.
´ quant à Tommy, eh bien, je me souviens que, quand j'étais très malade, il venait à la maison, et je comprends maintenant pourquoi il restait à mon chevet, il essayait de me réconforter en dépit de l'état o˘
il était lui-même. Mais toi, maman, toi qui aurais été
la seule à pouvoir le consoler, tu refusais de le voir, trop occupée à jouer le grand rôle de la mère éplorée.
Tommy méritait mieux...
Dame Caroline franchit en un clin d'úil les deux pas qui la séparaient de Julia et la gifla violemment.
- Je t'interdis de me parler ainsi ! rugit-elle. Tu n'as idée de rien et tu devrais avoir honte de faire une scène pareille. Tu nous déshonores et je ne tolérerai pas ça chez moi.
Julia ne réagit pas. Sauf que ses yeux s'emplirent de larmes. Elle resta silencieuse, ne leva même pas la main vers l'empreinte qu'avait laissée la gifle sur sa joue.
Vivian Plumley accourut près d'elle, lui entourant les épaules de son bras :
- Oui, il est temps que quelqu'un dise la vérité, Caro. que de malheurs auraient été évités depuis longtemps !
Caroline Stowe recula.
- Julia, je n'ai jamais eu qu'un but, te protéger.
Et toi aussi, Gerald, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari.
- C'est surtout toi que tu as voulu protéger, depuis le début, murmura Julia, d'une voix lasse.
- Mais tout allait si bien, gémit Dame Caroline.
Il ne fallait rien changer.
- Trop tard, maman... répliqua Julia.
Kincaid fut frappé du ton apitoyé sur lequel elle avait prononcé ces mots.
- ... Il faut que tu le saches.
Caroline eut un geste de supplication vers son mari :
- Gerald, fais quelque chose, implora-t-elle.
Le chef d'orchestre regarda ailleurs.
Un silence s'ensuivit, tandis qu'une rafale de pluie s'abattait sur les vitres. Les flammes se cabrèrent sous le souffle du vent. Kincaid fit un léger signe à
Gemma et elle s'approcha de lui.
- Dame Caroline, dit-il alors, je suis navré de vous le demander, mais il va falloir que vous veniez avec nous au commissariat d'High Wycombe, pour faire une déposition dans les formes. Sir Gerald, si vous voulez, vous pouvez accompagner votre femme et l'attendre dans votre voiture.
Julia dévisagea ses parents l'un après l'autre. Kincaid se demandait comment elle allait les juger, maintenant que leurs manquements, leurs faiblesses lui avaient été révélés.
Pour la première fois depuis la gifle de sa mère, elle porta la main à sa joue et elle alla effleurer le bras de son père.
- Je t'attends ici, papa.
Puis elle quitta la pièce. Sans un regard pour sa mère.
quand ils eurent téléphoné à High Wycombe et pris les dispositions nécessaires, Kincaid demanda la permission de s'absenter et sortit du salon. Il dut reprendre son souffle en atteignant le palier du dernier étage. Il toqua discrètement à la porte de l'atelier et l'ouvrit.
Julia se tenait au milieu de la pièce, un coffret ouvert entre les mains, et regardait autour d'elle.
- Comme vous voyez, Plummy a fait le ménage, dit-elle quand elle le vit entrer.
En effet, l'atelier était propre, net et bien rangé.
Sans le fouillis caractéristique de Julia, la vie s'en était comme retirée.
- que suis-je venue faire ici ? Je devais avoir envie de dire adieu à tout ça.
Elle eut un mouvement de tête. La marque de la gifle se voyait très nettement sur sa joue p‚le.
- Je ne reviendrai plus ici. Car ça ne sera jamais plus comme le nid de mon enfance.
- Oui... murmura Kincaid.
Oui, elle allait enfin se créer une existence bien à
elle.
- ... Vous allez très bien vous en sortir.
- Oui, je sais.
Ils se regardèrent et il comprit que lui aussi la voyait pour la dernière fois. que leur rencontre se situait dans un certain cadre, pour un certain résultat.
Il reprendrait le cours de sa vie, lui aussi. Il suivrait l'exemple de Gemma. Elle avait souffert, comme lui, mais elle avait tout rejeté dans le passé, avec un sens pratique admirable.
Après un silence, Julia reprit :
- que va-t-il arriver à ma mère ?
- Je n'en sais rien : tout dépendra des preuves matérielles, mais en admettant qu'on en trouve, je ne pense pas qu'on puisse aller au-delà d'une inculpation pour homicide involontaire, et encore.
Elle hocha la tête.
On entendait la pluie frapper violemment le toit. Et la bourrasque secouait les fenêtres, à l'instar d'une bête sauvage déchaînée.
- Julia, je suis désolé... dit alors le policier.
- Il n'y a aucune raison que vous le soyez. Après tout, vous n'avez fait que votre devoir. Vous n'aviez pas le droit d'y faillir pour moi ou pour protéger ma famille.
Elle ajouta, avec l'ombre d'un sourire :
- Déplorez-vous aussi ce qui s'est passé entre nous ?
La question se posait : dix années durant, il avait tenu ses émotions sous le boisseau, au point d'oublier qu'on peut être amené à s'ouvrir à autrui. Or, Julia lui avait forcé la main. Parce qu'elle l'avait contraint à se regarder dans le miroir de leur commune solitude. Ce qu'il avait vu l'avait épouvanté. Mais de cette frayeur était née une liberté nouvelle, inattendue. Et une dose d'espoir.
Il rendit son sourire à la jeune femme :
- Non.
- Nous aurions d˚ prendre la Midget, ronchonna Kincaid, tandis que Gemma garait l'Escort devant l'immeuble de Carlingford Road.
- Tu sais bien que cette foutue guimbarde prend l'eau dès qu'il pleut, rétorqua-t-elle en le foudroyant du regard.
Elle se sentait aussi démoralisée qu'un chat qu'on aurait plongé dans une baignoire : il ne lui manquait plus que les commentaires de Kincaid ! Elle constata qu'il avait les cheveux mouillés et de l'eau lui coulait sur le front.
Il s'essuya du revers de la main et éclata de rire.
- Non, mais regarde dans quel état nous sommes.
Tu es vraiment butée quand tu t'y mets, Gemma !
Après d'interminables formalités au commissariat de High Wycombe, ils avaient repris le chemin de Londres par la A40. Ils avaient crevé juste avant d'atteindre le périphérique nord. Gemma s'était arrêtée sur la voie d'arrêt d'urgence et était descendue de la voiture sous les trombes d'eau. Elle avait opini‚trement refusé l'aide de Kincaid qui était resté debout sous la pluie, à lui prodiguer des conseils pendant qu'elle s'escrimait. Si bien que, lorsque le pneu fut enfin remplacé, ils étaient aussi trempés l'un que l'autre.
- Trop tard pour aller chercher Toby, déclara-t-il.
Allons, viens te changer, avant d'attraper la crève. Et puis tu vas manger quelque chose. S'il te plaît !
Un silence. Puis :
- D'accord, finit-elle par dire, mais sur un ton acide, fort éloigné de la gratitude qu'il aurait souhaitée.
Elle ne réussissait pas à tempérer sa mauvaise humeur, à rompre le cycle de ses ressentiments.
Ils ne prirent même pas de parapluie pour traverser la chaussée jusqu'à l'immeuble de Kincaid : de toute façon, on ne pouvait être plus mouillé qu'ils ne l'étaient.
Une fois dans l'appartement, Kincaid courut à la cuisine, en laissant une traînée de gouttes sur la moquette derrière lui. Il tira du réfrigérateur une bouteille de vin blanc, déjà débouchée, et remplit deux verres. Il en tendit un à Gemma en disant :
- Bois, ça te réchauffera un peu. Je regrette de ne rien avoir de plus costaud. Et maintenant, je vais essayer de te trouver des vêtements secs.
Il la laissa seule dans le salon, un verre à la main.
Elle était trop mouillée pour s'asseoir, trop exténuée pour mettre de l'ordre dans ses pensées. Et, surtout, pour se demander si elle lui en voulait toujours autant à cause de Julia. N'avait-elle pas discerné une sorte de complicité entre Kincaid et elle, complicité dont elle s'était sentie exclue ? Et la vigueur de sa propre réaction la surprenait.
Elle go˚ta au vin, avala d'un trait la moitié de son verre. Le liquide, si frais au palais, se diffusa en une douce chaleur à travers tout son corps.
N'était-ce pas plutôt que, contrariée de s'être laissé
abuser par le personnage de Dame Caroline Stowe, dès le début, elle s'en prenait au premier venu, Kincaid en l'occurrence ?
Ou alors n'aspirait-elle pas, plus simplement, à se libérer des miasmes de cette lamentable affaire ?
Sid s'éveilla à l'improviste. Il déroula son corps souple, quitta précautionneusement son panier, s'étira, puis vint se frotter contre les chevilles de la jeune femme. Elle se pencha pour caresser le chat qui ne tarda pas à vibrer de ronronnements voluptueux.
- Salut, Sid, dit-elle, c'est toi le plus malin de rester bien au chaud, bien au sec. Tout le monde n'a pas cette chance, tu sais, mon vieux !
Elle inspecta du regard le décor autour d'elle, familier, confortable. Les lampes que Kincaid avait allumées éclairaient les affiches publicitaires aux couleurs éclatantes collées aux murs. Sur la table basse, des livres amoncelés au petit bonheur, une tasse vide ; à même le sofa, un tapis afghan passablement fripé. Soudain, une onde de nostalgie envahit Gemma. Elle aurait tellement aimé vivre là, à l'abri de tant de choses.
- Je n'ai pas trouvé de sous-vêtements qui t'ail-lent, mais j'ai fait ce que j'ai pu... annonça Kincaid en revenant de la chambre à coucher.
Il portait des vêtements pliés et, au-dessus de la petite pile, une serviette de toilette pelucheuse.
- ... Tu te débrouilleras avec ça...
Il déposa des jeans et un tee-shirt sur le sofa, puis lui mit la serviette autour des épaules.
- ... Oh, les chaussettes ! J'ai oublié.
Gemma commença par s'essuyer le visage. Puis, elle tenta de démêler ses cheveux dégoulinant de pluie et de se repeigner avec les doigts. Mais ceux-ci étaient trop gourds pour être efficaces et des larmes d'exaspération lui venaient aux yeux.
- Laisse-moi faire... murmura-t-il affectueusement.
La plaçant de dos, il entreprit de lisser ses mèches.
- Et maintenant...
Il la fit se retourner face à lui et lui frotta la tête avec la serviette-éponge. Il était lui-même encore ébouriffé de s'être essuyé et sa peau dégageait une tiédeur humide.
La pression de ses mains sur sa tête fit s'écrouler les défenses de Gemma. Elle ferma de nouveau les yeux pour se ressaisir. C'est ce vin que j'ai bu trop vite ! Mais l'étourdissement ne passait pas. Elle leva alors une main pour toucher celle de Kincaid ; un flux quasi électrique la traversa au contact de leurs épi-dermes.
Il cessa de la frictionner et la fixa, inquiet :
- Excuse-moi, fit-il. Je frotte trop fort, peut-être ?
Elle secoua la tête. Il laissa la serviette retomber sur ses épaules avant de lui masser délicatement le cou et la nuque. Elle songea confusément à Rob, lequel n'avait jamais montré autant de sollicitude pour elle. Ni personne, d'ailleurs. La tendresse, c'était bon pour les autres.
La main qui lui palpait le cou la fit avancer d'un pas, tout contre Kincaid. Elle ne fut pas loin de suffo-quer lorsqu'elle sentit le thorax de l'homme se plaquer contre ses vêtements mouillés. Elle eut alors un geste parfaitement délibéré : nouant les mains sur la nuque de Kincaid, elle attira sa bouche vers la sienne.
Encore ensommeillée, Gemma s'appuya sur un coude et contempla Kincaid : elle se souvint que c'était la première fois qu'elle le voyait dormir. Son visage, détendu, semblait plus jeune, plus amène, ses cils noirs adoucissant ses orbites. Un instant, ses paupières frémirent, comme s'il rêvait, et les commis-
sures de ses lèvres esquissèrent un sourire.
Elle tendit la main pour caresser la masse désordonnée de cheveux bruns qui lui couvrait le front.
Mais elle suspendit ce geste intime, réalisant tout à
coup l'énormité, l'absurdité de ce qui venait d'arriver.
Elle retira vivement sa main, comme piquée par une guêpe. Mon Dieu, qu'avait-elle fait ? Comment cela allait-il se passer au bureau le lendemain matin ?
Lui dirait-elle : Śalut, patron... Non, chef... Tout de suite, boss ! ª comme d'habitude ? Comme si de rien n'était?
Le cúur battant, elle se laissa doucement glisser hors du lit. Le tapis était jonché de leurs vêtements encore humides. En extrayant les siens de cette pagaille, elle sentit les larmes lui monter aux yeux et pesta à part soi : Idiote ! Pauvre idiote ! Jamais elle n'avait pleuré pour des raisons de ce genre, pas même lorsque Rob l'avait plaquée. Tremblante de froid, elle enfila ses collants humides, puis son pull toujours imprégné de pluie.
Exactement l'erreur qu'elle s'était promis de ne jamais commettre. Elle avait travaillé dur pour mériter son poste, être traitée en égale, sur le même pied que ses collègues masculins, et voilà qu'elle se comportait comme une de ces salopes qui obtiennent de l'avancement en se faisant sauter. Une sorte de vertige s'empara d'elle lorsqu'elle mit sa robe et elle vacilla.
que faire maintenant ? Demander sa mutation ?
Tout le monde devinerait de quoi il s'agissait. Mieux vaudrait prendre franchement son parti de la chose, couper court aux spéculations. Ou alors, démissionner ? Renoncer à ses rêves ? Laisser tomber en poussière , des années de labeur acharné ? Comment l'aurait-elle supporté ? Non qu'elle n'e˚t trouvé des oreilles bienveillantes : après tout, elle avait des excuses, on aurait reconnu que cet emploi était trop astreignant pour une mère célibataire, qu'elle allait pouvoir passer plus de temps avec son petit garçon, etc. Mais, pour elle-même, quel sentiment d'échec !
Kincaid remua et se retourna, en dégageant l'un de ses bras de sous les couvertures. Gemma essaya de se souvenir de la courbure de son épaule, de l'angle de sa m‚choire et son effort fît renaître le désir. Elle s'écarta, inquiète de sa vulnérabilité. Dans le salon, elle se chaussa, saisit sa veste et son sac. Les jeans et le tee-shirt secs qu'il lui avait prêtés étaient restés bien pliés sur le sofa, la serviette-éponge dont il s'était servi pour la frictionner en boule par terre. Elle la ramassa et la pressa contre sa joue ; elle crut respirer une légère odeur de savon à barbe. Elle plia la serviette avec un soin excessif et la posa à côté des vêtements qu'elle n'avait pas endossés. Puis elle s'esquiva sans bruit.
quand elle entrouvrit la porte sur la rue, elle constata que, loin d'avoir cessé, la pluie tombait toujours à torrents. Elle s'immobilisa sur le seuil, tentée de remonter les escaliers quatre à quatre et se remettre au lit.
Mais, elle s'aventura dehors et traversa la rue, sans même se protéger des trombes d'eau. Elle reconnut la silhouette familière de son Escort dans la pénombre et en fut réconfortée. Elle t‚tonna à l'aveuglette, finit par mettre la main sur la poignée, ouvrit la portière et s'affala à demi sur le siège du conducteur. Elle s'essuya le visage du revers de la main et mit le contact.
La radio se déchaîna. Pour échapper à un concert rock assourdissant, elle enfonça une cassette au hasard. La voix de Caroline Stowe occupa alors toute la voiture : c'était l'aria finale de La Traviata, Violetta implorant pour garder la vie, l'amour, une force physique égale à son indomptable volonté.
Gemma posa le front sur le volant et fondit en larmes.
Un long moment passa ainsi. Puis, elle se tam-ponna le visage avec des kleenex, engagea une vitesse et démarra.
Kincaid eut vaguement conscience d'un cliquetis de porte se refermant et il t‚cha d'émerger du sommeil. Rien à faire, il était sans cesse attiré vers des abîmes ouatés. Son corps s'amollissait dans une suave léthargie, ses paupières toujours alourdies. Il parvint quand même à réintroduire son bras sous les couvertures et le contact du drap froid à côté de lui le stimula. Il cligna des paupières : Gemma ! Elle était aux toilettes, certainement : les femmes n'arrêtent pas d'y aller, c'est bien connu. Ou bien dans la cuisine, à boire un verre d'eau.
Il ne put s'empêcher de sourire de sa propre sottise : comment n'avait-il pas compris depuis longtemps que ce qu'il souhaitait, ce qu'il lui fallait, se trouvait sous son nez ? Maintenant, c'était comme si un cycle venait de se terminer. Il ne restait plus qu'à
se représenter ce que serait dorénavant leur vie. Le boulot, puis la maison et, la nuit venue, le sanctuaire, le refuge. Se perdre dans la masse d'une chevelure aux reflets cuivrés.
Il étendit le bras sur l'oreiller de Gemma. Prêt à
l'enlacer dès qu'elle reviendrait. La pluie frappait violemment les vitres, en contrepoint à la tiède séré-nité qui régnait dans la chambre. Kincaid exhala un soupir d'aise et sombra de nouveau dans le sommeil.
Composition réalisée par NORD COMPO
IMPRIME EN ALLEMAGNE PAR ELSNERDRUCK
Dépôt légal …dit. : 29495-01/2003
LIBRAIRIE G…N…RALE FRAN«AISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris ISBN : 2-253-18211-7
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