Elles se brouillèrent comme elles s’étaient liées, sans savoir pourquoi. On peut cependant tenir pour certain que Jeannine révéla à des tiers, avec de trop grands éclats de gaieté, le véritable prénom d’Andrée, qu’une grand-mère avait sous le baptême nommée Symphorienne. Une autre version affirma qu’Andrée, exagérant maladroitement son autorité d’aînée et de brune à belle carrure, donna à Jeannine le signal du départ, un après-midi, devant vingt tasses de thé et autant de verres de porto, en la sifflant comme elle sifflait ses chiens au Bois. Équitables pour une fois, les amis incertains blâmèrent ensemble Jeannine et Andrée : « On n’est pas sûr qu’Andrée ait sifflé Jeannine, mais ces façons de charretier lui ressemblent fort ; cette sotte de Jeannine excelle à organiser elle-même son esclavage pour le sadique plaisir de pleurnicher d’humiliation, après. »

Brouillées, elles portèrent dignement, et discrètement, le deuil de leur grande amitié, qui durait depuis deux Deauville, deux Chamonix et trois Riviera. La plus faible, la plus impertinente et la plus légère, Jeannine, changea de dancing, inventa à Belleville un nouveau petit thé-bistro où elle emmenait ses amis à trois heures de l’après-midi, puis à une heure de l’après-minuit, manger de la salade de pommes de terre et cet étrange poisson, l’orphie, coté sur le marché aux puces, décrié dans les poissonneries aristocratiques parce qu’il a l’arête vert de jade. Andrée, sans Jeannine, retourna à ses goûts agrestes, avança d’une heure sa promenade au Bois et son canotage sur le Lac. Jeannine pensait : « J’étourdis mon chagrin »,et Andrée, sur ses talons plats, le passe-montagne au cou et les mains dans les poches, répétait : « Qu’on ne me parle plus d’amis intimes, hommes ou femmes ! Je redeviens la nymphe farouche des futaies inexplorées ! » Au fond d’elles-mêmes, elles acceptaient, avec un étonnement naïf, leur indifférence pareille, et la facilité, la bénignité prodigieuses de leur rupture.

Le printemps ramena Jeannine vers les restaurants du Bois. Mai la vit grelottante en cape de crêpe blanc, dansant pour se réchauffer, à onze heures du soir, sur un parquet blanchi de lune électrique, entre les tables et les arbres neufs clapotant au vent glacial. Elle traversa le Bois chaque fois qu’une journée de courses l’autorisa à parader sous un petit soleil menteur, vêtue de gazes d’hiver puis de fourrures d’été. Mais ni de nuit ni de jour ce Bois ne lui rappelait la nymphe son amie, car le Bois du matin et des piétons ne ressemble pas au Bois des autos et du soir.

Il arriva pourtant qu’elle parcourut à pied, seule, à l’heure indue de midi moins le quart, un des longs sentiers qui s’en vont de l’Entre-Deux-Lacs à la Cascade. Elle marchait vite, car sa nouvelle amie intime, sportive, venait de lui préférer une partie de tennis, et Jeannine, de dépit, avait refusé la voiture. Elle marchait sans plaisir, n’écoutait pas les rossignols, ni les merles et les loriots qui cherchent à imiter les rossignols. Les acacias, défleurissants, neigeaient en vain sur les pas de Jeannine, dont le nez charmant et bref, impérieux comme le bec du martinet, se fermait à leur parfum de beignets vanillés et de fleur d’orange.

Un coup de sifflet l’arrêta, et elle sut pourquoi elle s’était arrêtée, en entendant, sous bois, le cri : « Les p’tits-chiens, p’tits-chiens, p’tits-chiens ! » Une bergère malinoise parut, juste le temps de laisser voir ses yeux d’ourse, sa queue basse et épaisse de louve. Un bouledogue la suivit, renâclant comme un vieux taxi, blanc, monoclé d’une lunule noire, puis un griffon frénétique, jaune et hérissé comme un bouchon de paille...

« Mieke... Relaps... Joli-Blond... » compta Jeannine. Derrière les chiens, Andrée traversa le sentier, et ne vit pas Jeannine qui reconnut le costume imperméable couleur de châtaigne, les bottes boueuses à talons plats, l’écharpe de laine rousse et le fouet à gros manche tressé.

– Les p’tits-chiens, p’tits-chiens, p’tits-chiens !

L’appel décrut ; un des chiens au loin donna de la voix. Jeannine, immobile, tremblait. Elle espéra encore le cri familier, n’entendit plus rien, et se remit en route mollement, hésitante, avec un visage pâli et des yeux qui ravalaient deux larmes obstinées.

– Je me demande... Vrai, je me demande ce qui m’a prise... Je me le demande...

Car rien, dans son cœur, ne bondissait vers Andrée. Elle imaginait paisiblement son parfum « un peu harem »,et sa main virile dans le gros gant. Mais au fond d’elle-même une jalouse tendresse, un regret, cuisant comme une peine d’enfant, exigeaient les trois chiens ardents à la promenade, le plaisir de les nommer par leurs noms, le droit de marquer, sur l’allée humide, deux talons pointus près de deux talons bas, caoutchoutés ; le privilège de jeter à la brume du lac, à l’ombelle épanouie des sureaux, à la branche chargée de mésanges, des phrases insignifiantes qui ne valaient que par l’heure, la tradition niaise et douce, la sécurité de les redire le lendemain.

La solitude la rendit faible. Elle se laissa aller à gémir tout bas, en marchant, à balbutier d’une manière puérile :

« Je voudrais les chiens... Je voudrais le matin... Je voudrais me lever de bonne heure... Je voudrais le lait chaud avec du rhum, dans la buvette près du lac, le jour où il pleuvait tant... Je voudrais... »

Elle se retourna, attendit qu’un caprice d’Andrée ou des chiens ramenât, sur l’allée, l’image d’un temps désormais inaccessible et trouva, sans la chercher, la formule de son souhait et l’expression de sa détresse :

« Je voudrais l’année dernière... »