Ce n’est pas que je me plaise ici, mais il fait si froid dehors... Ici, dès l’entrée, l’air vous revêt comme d’une plume d’édredon. Dans mon enfance, je dormais l’hiver sous un gros nuage de fin duvet d’oie, emprisonné dans de la marceline rouge, duvet choisi, sans poids, qui rayonnait une chaleur mystérieuse... Ici on étouffe simplement. On y respire tous les arômes d’un salon de thé frangipane, pâte rissolée, âcreté végétale du thé échaudé, rhum des babas, mie carbonisée d’un toast tombé dans la braise, et surtout parfums, parfums des femmes... Il n’y a point de sanctions contre certains parfumeurs, la fabrication des essences est dangereusement libre, l’odorat féminin, rudimentaire souvent, mal cultivé, affronte et essaie tout ce qui se vend en flacons. La lavande affadie d’angélique, la rose poissée de géranium, l’extrait de vanille inutilement tonifié de résine, le narcisse goudronneux, le lilas cyanhydrique, l’œillet créosoté, le benjoin déguisé en ambre, et toute cette flore imprécise, ces parterres distillés, où se révèle inévitable, mal cachée, l’âme nauséeuse du panais sauvage !...
Je tâche d’oublier les parfums qui flottent, cacophoniques. D’ailleurs mes deux voisines, jolies, sentent bon. Le santal de la brune me lasserait à la longue, et je sais que derrière la « rose-rouge » dont se vaporisa la blonde se cache, au second plan de l’olfactif, une vague fétidité d’encre fraîche. Mais quoi ? nous ne passerons pas notre vie ensemble, cette brune, cette blonde, et moi.
La brune est jolie, et charmante la blonde oxygénée. Mais la brune, toute velours gris à panneaux de perles couleur de flamme, colletée de renards argentés, chaussée de paillettes, de plumes d’oiseaux et de strass, gantée d’entonnoirs brodés, coiffée d’une nue d’aigrettes qui suspend, au-dessus de deux astres, une menace d’orage, la brune resplendit de l’élégance un peu brutale qui plaît aujourd’hui... Les gourmandes et les bavardes se sont tues à son entrée. On la contemple, et les regards d’envie l’embellissent comme une pluie d’été lustre l’émail d’un martin-pêcheur. Elle a chaud, boit en pigeonne, le cou tendu et le jabot penché. Elle a deux gestes, aussi fréquents que des tics, mais qui ressortissent à une coquetterie raisonnée : de l’index, elle chasse au-dessus de son sourcil une boucle brune très légère, et l’on voit briller, près de l’œil allongé, l’ongle en amande ; elle enfonce, sur sa nuque, un trident d’écaille, et l’œil suit, quand son bras se lève, la rondeur de son sein qui remonte, bien suspendu, en même temps que le bras.
La blonde... la blonde est charmante à sa façon. Ce n’est qu’une blonde en crêpe marocain noir et cape de panne, une blonde à l’encolure courte, à la bouche carnassière. Ses tics ne l’embellissent pas. Elle lance le menton en avant, d’une façon doguine, et elle fronce le nez comme un petit phoque qui sort de l’eau, en clignant les yeux. Ce n’est pas joli... Je voudrais le lui dire... À la bonne heure ! Voici qu’elle imite, sous le feu des regards, le jeu de son amie. Elle bombe le buste, tapote d’une main son chignon bas tout en or. Ainsi une sœur cadette imite, inconsciemment, l’aînée déjà sûre de séduire. Quel plaisir pour les yeux que ces deux paonnes bien apprises ! La plus belle méprise un peu la plus docile, et celle-ci, non sans frémissement jaloux, imite, se plie, se corrige...
Un homme survient. L’attendaient-elles ? Je le crois. Car elles se sont écriées ensemble : « Tiens ! » sur un ton de surprise. Pour laquelle des deux vient-il ? Je ne sais. L’une emplit sa tasse, l’autre offre les gâteaux. Équitable, courtois, il se penche vers la blonde, puis prête toute son attention aux paroles de la brune. Il me semble que la blonde s’énerve, elle jette par saccades la mâchoire en avant, plisse le nez, rit trop. La voilà laide à côté de sa rivale... L’homme n’aura d’yeux que pour la brune, sa robe cendre et flamme, son visage blanc, son index rose, son sein rond qui manifeste sous la robe une vigueur autonome. Je parie pour la brune... et je perds. L’homme tourne insensiblement, invinciblement, vers la blonde. Le corps, d’abord, a viré lentement. La chaise aussi, par petits glissements impatients. La blonde peut bien avancer le menton, répéter ce geste peuple qui lui raccourcit l’encolure, froncer le nez et montrer trop de gencives au-dessus de ses dents irrégulières, elle ne risque plus rien. L’homme la préfère. Elle triomphe et se colore, en peu d’instants, comme un fruit touché par un trait d’aurore.
Et la brune, agitée, incertaine, s’interpose, cherche le secret de la blonde victorieuse, et risque, mimétiquement, des froncements de nez, des clignements de paupières et des grimaces doguines, mâchoire en avant et dents découvertes...