RESTAURANT ET PAPILLONS
On a fait l’affaire. Indara a vendu elle-même tout l’or qu’on possédait. Le papa était d’ailleurs surpris que je n’aie jamais touché aux morceaux d’or qu’il donnait à sa fille pour nous deux. Il a dit :
— Je vous les ai donnés afin que vous en profitiez. Ils sont à vous deux, vous n’avez pas à me demander si vous pouvez en disposer. Faites ce que vous voudrez.
Il n’est pas si mal que cela mon « beau-père sorcier ». Elle, c’est une classe à part, comme maîtresse, comme femme et comme amie. On ne risque pas de se disputer, car elle répond toujours oui à tout ce que je dis. Elle tique seulement un peu quand je tatoue les nichons de ses compatriotes.
Donc, me voilà patron du restaurant Victory, à Water Street, en plein milieu du port de la ville de Georgetown. Cuic doit faire la cuisine, ça lui plaît, c’est son métier. Le manchot fera le marché et la « Chow Mein », sorte de spaghetti chinois. On les fait de la façon suivante : de la fleur de farine est mélangée et massée avec des quantités de jaunes d’œufs. Sans eau, cette masse est travaillée durement et longuement. Cette pâte est très dure à pétrir, au point qu’il la malaxe en sautant dessus, sa cuisse sur un bâton bien poli fixé au centre de la table. Une cuisse à cheval sur le bâton, le tenant par son unique main, il tourne en sautant sur un pied autour de la table, malaxant ainsi la pâte qui, travaillée avec cette force, devient vite une pâte légère et délicieuse. A la fin, un peu de beurre achève de lui donner un goût exquis.
Ce restaurant, qui avait fait faillite, rapidement a une grande renommée. Aidée d’une jeune et très jolie Hindoue, du nom de Daya, Indara sert les nombreux clients qui accourent chez nous déguster la cuisine chinoise. Tous les durs en cavale viennent. Ceux qui ont de l’argent payent, les autres mangent gratuitement. « Ça porte bonheur de donner à manger à ceux qui ont faim », dit Cuic.
Un seul inconvénient : l’attraction des deux serveuses dont Indara. Elles exhibent toutes les deux leurs nichons nus sous le léger voile de leur robe. En plus, elles les ont fendues sur le côté de la cheville jusqu’à la hanche. A certains mouvements, elles se découvrent toute la jambe et la cuisse, très haut. Les marins américains, anglais, suédois, canadiens et norvégiens mangent quelquefois deux fois par jour pour jouir du spectacle. Mes amis appellent mon restaurant, le restaurant des voyeurs. Moi, je représente le patron. Pour tout le monde je suis le « boss ». Il n’y a pas de caisse enregistreuse, les serveurs m’apportent l’argent que je mets dans ma poche et je rends la monnaie quand c’est nécessaire.
Le restaurant ouvre à huit heures du soir jusqu’à cinq ou six heures du matin. C’est pas la peine de vous dire que sur les trois heures du matin, toutes les putes du quartier qui ont fait une bonne nuit viennent bouffer avec leur Julot ou un client un poulet au curry ou une salade de germe de haricots. On prend aussi de la bière, surtout anglaise, et du whisky, un rhum de canne à sucre du pays, très bon, avec du soda ou du coca-cola. Comme c’est devenu le point de rendez-vous des Français en cavale, je suis le refuge, le conseiller, le juge et le confident de toute la colonie des durs et des relégués.
Ça m’attire d’ailleurs des ennuis quelquefois. Un collectionneur de papillons m’explique sa manière de chasser en brousse. Il découpe un carton en forme de papillon puis colle dessus les ailes du papillon qu’il veut chasser. Ce carton est fixé au bout d’un bâton d’un mètre. Quand il chasse, il tient le bâton dans sa main droite et fait des mouvements de façon que le faux papillon ait l’air de voler. Il se met toujours en brousse dans des clairières où le soleil pénètre. Il sait les heures d’éclosion pour chaque espèce. Il y a des espèces qui ne vivent que quarante-huit heures. Alors, lorsque le soleil baigne cette éclaircie, les papillons qui viennent d’éclore se précipitent dans cette lumière, cherchant à faire le plus vite possible l’amour. Quand ils aperçoivent l’amorce, ils viennent de très loin se précipiter dessus. Si le faux papillon est un mâle, c’est un mâle qui vient pour se battre. Avec la main gauche qui tient le petit filet, rapidement il l’attrape.
La bourse a un étranglement, ce qui fait que le chasseur peut continuer à coiffer des papillons sans avoir à craindre que les autres s’échappent.
Si l’amorce est faite avec les ailes d’une femelle, les mâles viennent pour la baiser et le résultat est le même.
Les plus beaux papillons sont ceux de nuit, mais comme ils choquent souvent contre des obstacles, c’est très difficile d’en rencontrer un dont les ailes soient intactes. Presque tous ont les ailes déchiquetées. Pour ces papillons nocturnes, il monte tout en haut d’un grand arbre et fait un cadre avec un drap blanc qu’il éclaire par-derrière avec une lampe à carbure. Les grands papillons de nuit, de quinze à vingt centimètres d’un bout de l’aile à l’autre, viennent se coller contre le drap blanc. Il ne reste qu’à les asphyxier en leur comprimant très vite et très fort le thorax sans l’écraser. Il ne faut pas qu’ils se débattent, sans quoi ils abîment leurs ailes et ont moins de valeur.
J’ai toujours dans une vitrine des petites collections de papillons, de mouches, de petits serpents et de vampires. Il y a plus d’acheteurs que de marchandises. Aussi les prix sont hauts.
Un Américain m’a désigné un papillon aux ailes de derrière bleu acier et les supérieures bleu clair. Il m’a offert cinq cents dollars si je trouvais un papillon de cette espèce qui soit hermaphrodite.
Parlant avec le chasseur, il me dit qu’une fois il en a eu un dans les mains, très joli, qu’on l’a payé cinquante dollars et qu’il a su après, par un collectionneur sérieux, que ce spécimen valait près de deux mille dollars.
— Il veut te faire marron l’Amerlo, Papillon, me dit le chasseur. Il te prend pour un con. Même si la pièce rare valait mille cinq cents dollars, il profiterait encore drôlement de ton ignorance.
— Tu as raison, c’est un salaud. Et si on le faisait marron ?
— Comment ?
— Il faudrait fixer sur un papillon femelle, par exemple, deux ailes d’un mâle ou vice-versa. Le difficile est de trouver comment les fixer sans que ça se voie.
Après bien des essais malheureux, on est arrivé à coller parfaitement, sans que cela se dénote, deux ailes d’un mâle sur un magnifique exemplaire femelle : nous avons introduit les pointes dans une minuscule incision puis les avons collées au lait de balata. Cela tient bien, au point qu’on peut le soulever par les ailes collées. On met le papillon sous verre avec d’autres dans une collection quelconque à vingt dollars, comme si je ne l’avais pas vu. Ça n’a pas raté. A peine l’Américain le remarque qu’il a le toupet de venir avec un billet de vingt dollars à la main pour m’acheter la collection. Je lui dis qu’elle est promise, qu’un Suédois m’a demandé une boîte et que c’est pour lui.
En deux jours, l’Américain a pris au moins dix fois dans ses mains la boîte. Enfin, n’y tenant plus il m’appelle.
— J’achète le papillon du milieu vingt dollars et tu gardes le reste.
— Et qu’est-ce qu’il a d’extraordinaire, ce papillon ? » Et je me mets à l’examiner. Puis je m’écrie : « Dis donc, mais c’est un hermaphrodite !
— Que dites-vous ? Oui, c’est vrai. Avant je n’étais pas très sûr, dit l’Amerlo. A travers la vitre on ne voyait pas très bien. Permettez ? » Il examine le papillon sous toutes les coutures et dit : « Combien en voulez-vous ? »
— Un jour ne m’aviez-vous pas dit qu’un pareil spécimen aussi rare valait cinq cents dollars ?
— Je l’ai répété à plusieurs chasseurs de papillons, je ne veux pas profiter de l’ignorance de celui qui a attrapé celui-ci.
— C’est donc cinq cents dollars ou rien.
— Je l’achète, gardez-le-moi. Tenez, voici soixante dollars que j’ai sur moi en signe que la vente est faite. Donnez-moi un reçu, demain j’apporterai le reste. Et surtout enlevez-le de cette boîte.
— Très bien, je vais le garder ailleurs. Voici votre reçu.
Juste à l’heure de l’ouverture, le descendant de Lincoln est là. Il examine encore le papillon, cette fois avec une petite loupe. J’ai un trac terrible quand il le retourne à l’envers. Satisfait, il me paie, place le papillon dans une boîte qu’il a apportée, me demande un autre reçu et s’en va.
Deux mois après je suis emballé par les poulets. Arrivé au commissariat, le superintendant de police m’explique en français que je suis arrêté pour être accusé par un Américain d’escroquerie :
— C’est au sujet d’un papillon à qui vous avez collé des ailes, me dit le commissaire. Grâce à cette supercherie vous l’auriez vendu cinq cents dollars.
Deux heures après, Cuic et Indara sont là avec un avocat. Il parle très bien français. Je lui explique que moi je ne sais rien des papillons, que je ne suis ni chasseur ni collectionneur. Je vends les boîtes pour rendre service aux chasseurs qui sont mes clients, que c’est l’Amerlo qui a offert cinq cents dollars, pas moi qui les lui ai demandés, et que d’ailleurs s’il avait été authentique comme il le croyait, le voleur aurait été lui puisque alors il aurait eu une valeur de deux mille dollars environ.
Deux jours après, je passe au tribunal. L’avocat me sert aussi d’interprète. Je répète ma thèse. En sa faveur, mon avocat a un catalogue des prix des papillons. Un spécimen pareil est coté dans le livre, au-dessus de mille cinq cents dollars. L’Américain en est pour les frais du tribunal. Il devra, par surcroît, payer les honoraires de mon avocat plus deux cents dollars.
Tous les durs et les Hindous réunis, on fête ma libération avec un pastis maison. Toute la famille d’Indara était venue au tribunal, tous très fiers d’avoir dans la famille – après un acquittement – un superhomme. Car eux n’étaient pas dupes, ils se doutaient bien que c’était moi qui avais collé les ailes.
Ça y est, on a été obligé de vendre le restaurant, ça devait arriver. Indara et Daya étaient trop belles et leur sorte de strip-tease, toujours à peine ébauché sans jamais aller plus loin, affolait encore plus ces marins pleins de sang que si cela avait été un déshabillé intégral. Ayant remarqué que plus elles mettaient leurs nichons nus à peine voilés sous le nez des matelots plus elles touchaient de pourboire, bien penchées sur la table elles n’arrivaient jamais à trouver le compte ou la monnaie juste. Après ce temps d’exposition bien calculé, le marin les yeux hors de la tête pour mieux voir, elles se redressaient et disaient : « Et mon pourboire ? » – « Ah ! » Ils étaient généreux les pauvres mecs, et ces amoureux allumés sans jamais être éteints ne savaient plus bien où donner de la tête.
Un jour, il est arrivé ce que je prévoyais. Un grand diable de rouquin plein de taches de rousseur ne s’est pas contenté de voir toute la cuisse découverte : à l’apparition fugitive du slip, il a envoyé la main et de ses doigts de brute tenait ma Javanaise coincée comme dans un étau. Comme elle avait un pot de verre plein d’eau à la main, le lui casser sur la tête n’a pas été long. Sous le coup, l’autre arrache le slip et s’écroule. Je me précipite pour le ramasser, quand des amis à lui croient que je vais le frapper et, avant que j’aie dit ouf, je reçois un coup de poing magistral en plein œil. Peut-être ce marin boxeur a-t-il voulu vraiment défendre son pote, ou balancer un horion au mari de la belle Hindoue responsable de ce qu’on ne peut pas arriver à elle ? Va savoir ! En tout cas, mon œil a reçu ce direct de face. Il avait compté trop vite sur sa victoire, car il se met en garde de boxe devant moi et me crie : « Boxe, boxe, man ! » D’un coup de pied dans les parties suivi d’un coup de tête maison Papillon, le boxeur s’étale de tout son long.
La bagarre devient générale. Le manchot est sorti à mon secours de la cuisine et distribue des coups du bâton avec lequel il fait ses spaghetti spéciaux. Cuic arrive avec une longue fourchette à deux dents et pique dans le tas. Un voyou parisien en retraite des bals musettes de la rue de Lappe se sert d’une chaise comme massue. Se trouvant sans doute handicapée par la perte de son slip, Indara s’est retirée de la bagarre.
Conclusion : cinq Amerlos sont sérieusement blessés à la tête, d’autres portent deux trous de la fourchette de Cuic sur diverses parties du corps. Il y a du sang partout. Un policier noir Brazzaville s’est mis à la porte pour que personne ne sorte. Heureusement, car il arrive une jeep de la Military Police. Guêtres blanches et bâton levé, ils veulent entrer par force et, voyant tous leurs marins pleins de sang, ils ont sûrement l’intention de les venger. Le policier noir les repousse puis met son bras avec son bâton en travers la porte et dit : « Majesty Police (Police de Sa Majesté). »
C’est seulement quand arrivent les policiers anglais qu’on nous fait sortir et monter dans le panier à salade. Nous sommes conduits au commissariat. A part moi qui ai l’œil poché, aucun de nous n’est blessé, ce qui fait qu’on ne veut pas croire à notre légitime défense.
Huit jours après, au tribunal, le président accepte notre thèse et nous met en liberté, sauf Cuic qui prend trois mois pour coups et blessures. Il était difficile de trouver une explication aux multiples deux trous distribués à profusion par Cuic.
Comme, par la suite, en moins de quinze jours il y a eu six bagarres, on sent qu’on ne peut plus tenir. Les marins ont décidé de ne pas considérer cette histoire comme terminée et, comme ceux qui viennent ont toujours des gueules nouvelles, comment savoir si ce sont ou non des amis de nos ennemis ?
Donc, on a vendu le restaurant, même pas au prix qu’on l’avait payé. C’est vrai qu’avec la renommée qu’il avait prise, les acheteurs ne faisaient pas la queue.
— Que va-t-on faire, manchot ?
— En attendant que Cuic sorte, on va se reposer. On ne peut pas reprendre la charrette et l’âne, car on les a vendus avec la clientèle. Le mieux, c’est de ne rien faire, de se reposer. On verra après.
Cuic est sorti. Il nous dit qu’il a été bien traité : « Le seul ennui, raconte-t-il, c’est que j’étais près de deux condamnés à mort. » Or les Anglais ont une sale habitude : ils avertissent un condamné quarante-cinq jours avant l’exécution qu’il sera pendu haut et court tel jour à telle heure, que la Reine a refusé leur grâce. « Alors, nous raconte Cuic, tous les matins les deux condamnés à mort se criaient l’un à l’autre : « Un jour de moins, Johnny, il ne reste plus que tant de jours ! » Et l’autre n’arrêtait pas d’insulter son complice toute la matinée. » A part cela il était tranquille, le Cuic, et bien considéré.
LA CABANE BAMBOU
Pascal Fosco est descendu des mines de bauxite. C’est l’un des hommes qui avaient tenté une attaque à main armée contre la poste de Marseille. Son complice fut guillotiné. Pascal est le meilleur de nous tous. Bon mécanicien, il ne gagne que quatre dollars par jour et avec cela, trouve toujours le moyen de nourrir un ou deux forçats en difficulté.
Cette mine de terre d’aluminium est très en avant dans la brousse. Un petit village s’est formé autour du camp, où vivent les ouvriers et les ingénieurs. Dans le port, on charge sans arrêt le minerai dans de nombreux cargos. Il me vient une idée : pourquoi n’irions-nous pas monter un cabaret dans ce bled perdu en brousse ? Les gens doivent s’ennuyer à cent pour cent la nuit.
— C’est vrai, me dit Fosco, que ce n’est pas jojo comme distractions. Il n’y a rien.
Indara, Cuic, le manchot et moi, nous voilà quelques jours après sur un rafiot qui en deux jours de navigation nous emmène par le fleuve à « Mackenzie », nom de la mine.
Le camp des ingénieurs, des chefs et des ouvriers spécialisés est net, propre, avec des maisonnettes confortables, toutes munies de toile métallique pour protéger des moustiques. Le village, lui, est dégueulasse. Aucune maison de brique, de pierre ou de ciment. Rien que des huttes faites en terre glaise et bambous, les toits en feuilles de palmier sauvage ou, les plus modernes, de tôles de zinc. Quatre bars-restaurants horribles grouillent de clients. Les marins se battent pour avoir une bière chaude. Aucun commerce n’a un frigidaire.
Il avait raison Pascal, il y a à faire dans ce bled. Après tout, je suis en cavale, c’est l’aventure, je ne peux pas vivre normalement comme mes camarades. Travailler pour gagner juste de quoi vivre, ça ne m’intéresse pas.
Comme les rues sont gluantes de boue quand il pleut, je choisis un peu en retrait du centre du village un emplacement plus élevé. Je suis sûr, même quand il pleuvra, de ne pas être inondé ni à l’intérieur, ni autour de la construction que je pense faire.
En dix jours, aidés de charpentiers noirs qui travaillent à la mine, on bâtit une salle rectangulaire de vingt mètres de long sur huit de large. Trente tables de quatre places permettront à cent vingt personnes de s’y asseoir commodément. Une estrade où passeront les artistes, un bar de la largeur de la salle et une douzaine de hauts tabourets. A côté du cabaret, une autre construction avec huit chambres où pourront aisément vivre seize personnes.
Quand je suis descendu à Georgetown pour acheter le matériel, chaises, tables, etc., j’ai embauché quatre jeunes Noires splendides pour servir les clients. Daya, qui travaillait au restaurant, s’est décidée à venir avec nous. Une coolie tapera sur le vieux piano que j’ai loué. Reste le spectacle.
Après bien des peines et des bla-bla-bla, je suis arrivé à convaincre deux Javanaises, une Portugaise, une Chinoise et deux brunes à abandonner la prostitution et à devenir artistes du déshabillé. Un vieux rideau rouge acheté chez un brocanteur servira à ouvrir et fermer le spectacle.
Je remonte avec tout mon monde en un voyage spécial que me fait un pêcheur chinois avec son bongo. Une maison de liqueurs m’a fourni toutes les boissons imaginables à crédit. Elle a confiance, je paierai tous les trente jours ce que j’aurai vendu, sur inventaire. Au fur et à mesure, elle me donnera les liqueurs qui me seront nécessaires. Un vieux phonographe et des disques usés donneront de la musique quand le pianiste cessera de martyriser le piano. Toutes sortes de robes, de jupons, de bas noirs et de couleur, de jarretelles, de soutien-gorge encore en très bon état et que j’ai choisis pour leurs couleurs voyantes chez un Hindou qui avait recueilli les dépouilles d’un théâtre ambulant, seront la « garde-robe » de mes futures « artistes ».
Cuic a acheté le matériel bois et couchage ; Indara, les verres et tout le nécessaire à un bar ; moi, les liqueurs et je m’occupe de la question artistique. Pour bâcler tout cela en une semaine, il a fallu en mettre un bon coup. Enfin, ça y est, et matériel et gens occupent tout le bateau.
Deux jours après, nous arrivons au bled. C’est une véritable révolution que produisent les dix filles dans ce pays perdu au milieu de la brousse. Chacun chargé d’un colis monte à la « Cabane Bambou », nom que nous avons donné à notre boîte de nuit. Les répétitions ont commencé. Apprendre à mes « artistes » à se mettre à poil, ce n’est pas très facile. D’abord parce que je parle très mal l’anglais et que mes explications ne sont pas bien comprises ; ensuite, toute leur vie elles se sont déshabillées en vitesse pour expédier plus vite le client. Tandis que maintenant, c’est tout le contraire : plus lentement elles vont, plus c’est sexy. Pour chaque fille il y a une tactique différente à employer. Cette façon de faire doit aussi s’harmoniser avec les vêtements.
La Marquise au corset rose et à robe à crinoline, à grands pantalons de dentelles blanches, se déshabille lentement, cachée par un paravent devant une grande glace dans laquelle le public peut admirer peu à peu chaque morceau de chair qu’elle découvre.
Puis, il y a la « Rapide », une fille au ventre lisse, brune couleur café au lait très clair, magnifique exemplaire de sang croisé, sûrement un Blanc avec une Noire déjà claire. Son teint de grain de café à peine doré au feu fait ressortir ses formes parfaitement bien équilibrées. De longs cheveux noirs tombent ondulés naturellement sur ses épaules divinement rondes. Des seins pleins, hauts et arrogants malgré leur lourdeur, dardent deux pointes magnifiques à peine plus foncées que la chair. Celle-là, c’est la Rapide. Toutes les pièces de sa tenue s’ouvrent avec des fermetures-éclair. Elle se présente en pantalon de cow-boy, un chapeau très large sur la tête et une blouse blanche dont les poignets se terminent par des franges de cuir. Au son d’une marche guerrière, elle apparaît sur la scène et se déchausse en envoyant voler du pied chaque soulier. Le pantalon s’ouvre sur le côté des deux jambes et tombe d’un seul coup à ses pieds. Le corsage s’ouvre en deux pièces par une fermeture à glissière à chaque bras.
Pour le public, le coup est violent car les nichons nus surgissent comme en colère d’avoir été enfermés si longtemps. Les cuisses et le buste nus, elle écarte les jambes et, les deux mains aux hanches, elle regarde le public bien en face, s’enlève le chapeau et le jette à l’une des premières tables près de la scène.
La « Rapide » ne fait pas non plus de manières ou de gestes de pudeur pour enlever son slip. En même temps elle déboutonne les deux côtés de la petite pièce et l’arrache plutôt qu’elle se la quitte. En tenue d’Eve, son sexe velu apparaît et, au même moment, une autre fille lui passe un énorme éventail de plumes blanches avec lequel, grand ouvert, elle se cache.
La Cabane Bambou est pleine à craquer le jour de l’inauguration. L’état-major de la mine est là au grand complet. La nuit se termine en dansant et le jour est déjà levé quand les derniers clients s’en vont. C’est un vrai succès, on ne pouvait pas espérer mieux. On a des frais, mais les prix sont très hauts, cela compense, et ce cabaret en pleine brousse aura, bien des nuits, je le crois sincèrement, plus de clients que d’espace à offrir.
Mes quatre serveuses noires n’arrivent pas à servir. Vêtues très court, leur corsage bien échancré, un madras rouge sur la tête, elles ont aussi bien impressionné la clientèle. Indara et Daya supervisent chacune une partie de la salle. Au bar, le manchot et Cuic sont là pour envoyer les commandes dans la salle. Et moi partout, corrigeant où ça cloche, ou aidant qui est dans l’embarras.
— Voilà la réussite certaine », dit Cuic quand serveuses, artistes et patron se retrouvent seuls dans cette grande salle. Nous mangeons tous ensemble en famille, patron et employés, rendus de fatigue mais heureux du résultat. Tout le monde va se coucher.
— Eh bien, Papillon, tu ne vas pas te lever ?
— Quelle heure est-il ?
— Dix-huit heures, me dit Cuic. Ta princesse nous a aidés. Depuis deux heures elle est levée. Tout est en ordre, prêt à recommencer cette nuit.
Indara arrive avec un broc d’eau chaude. Rasé, baigné, frais et dispos, je la prends par la taille et nous entrons dans la Cabane Bambou où je suis accueilli par mille questions.
— Ça a été, boss ?
— J’ai bien fait mon déshabillé ? Où ça cloche d’après vous ?
— J’ai chanté presque juste ? C’est vrai qu’heureusement le public est facile.
Cette équipe nouvelle est vraiment sympathique. Ces putes transformées en artistes prennent leur travail au sérieux et paraissent heureuses d’avoir quitté leur premier métier. Le commerce va on ne peut mieux. Une seule difficulté : pour tant d’hommes seuls, trop peu de femmes. Tous les clients voudraient être accompagnés sinon toute la nuit, mais plus longtemps, par une fille, surtout une artiste. Ça fait des jaloux. De temps en temps, quand par hasard deux femmes sont à la même table, il y a des protestations de la part des clients.
Les petites Noires sont aussi sollicitées, premièrement parce qu’elles sont belles et surtout parce que dans cette brousse il n’y a pas de femmes. Derrière le bar, quelquefois Daya passe pour servir et parle avec tous. A peu près une vingtaine d’hommes jouissent de la présence de l’Hindoue, vraiment une beauté rare.
Pour éviter les jalousies et les réclamations des clients pour avoir à leur table une artiste, j’ai institué une loterie. Après chaque numéro de déshabillé ou de chant, une grande roue numérotée de 1 à 32, un numéro par table et deux numéros pour le bar, décide où doit se rendre la fille. Pour participer à la loterie, il faut prendre un billet qui coûte le prix d’une bouteille de whisky ou de Champagne.
Cette idée (je le croyais) a deux avantages. D’abord elle évite toute réclamation. Celui qui gagne jouit de la môme pendant une heure à sa table pour le prix de la bouteille qu’on lui sert de la façon suivante : pendant que, complètement nue, l’artiste est cachée par l’immense éventail, on fait tourner la roue. Quand sort le numéro, la fille monte sur un grand plat en bois peint en argent, quatre gaillards soulèvent le tout et la portent à l’heureuse table gagnante. Elle-même débouche le Champagne, trinque une coupe, toujours à poil, s’excuse et, cinq minutes après, revient s’asseoir à nouveau habillée.
Pendant six mois, tout a bien marché, mais la saison des pluies étant passée, il est venu une clientèle nouvelle. Ce sont les chercheurs d’or et de diamants qui prospectent librement en brousse dans cette terre si riche d’alluvions. Chercher de l’or et des brillants avec des moyens archaïques est excessivement dur. Bien souvent les mineurs se tuent ou se volent entre eux. Aussi tout ce monde est armé et quand ils ont un petit sachet d’or ou une poignée de brillants, ils ne résistent pas à la tentation de le dépenser follement. Les filles, sur chaque bouteille, reçoivent un gros pourcentage. De là, en embrassant le client, à verser dans le seau à glace le Champagne ou le whisky pour que la bouteille se termine plus vite, c’est rapidement fait. Quelques-uns, malgré l’alcool bu, s’en rendent compte et leurs réactions sont si brutales que j’ai été obligé de faire sceller les tables et les chaises.
Avec cette nouvelle clientèle, ce qui devait arriver arriva. On l’appelait « Fleur de Cannelle ». Effectivement, sa peau avait la couleur de la cannelle. Cette nouvelle môme, que j’avais tirée des bas fonds de Georgetown, rendait littéralement fous les clients par sa façon de se déshabiller.
Quand c’était son tour de passer, on apportait un canapé en satin blanc sur la scène et non seulement elle se mettait à poil, avec une science perverse peu commune, mais une fois nue comme un ver, elle s’allongeait sur le canapé et se caressait elle-même. Ses longs doigts effilés glissaient sur toute sa chair nue jouant avec son propre corps, des cheveux à la pointe des pieds. Aucune partie n’échappait à ses attouchements. Inutile de vous dire la réaction de ces hommes frustes de la brousse pleins d’alcool.
Comme elle était très intéressée, elle avait exigé que pour participer à sa loterie, les joueurs devraient acheter le prix de deux bouteilles de Champagne et non d’une comme pour les autres. Après avoir joué plusieurs fois vainement sur sa chance de gagner Fleur de Cannelle, un mineur costaud, porteur d’une barbe noire très fournie, ne trouve pas autre chose, lorsque passe mon Hindoue pour vendre les numéros du dernier déshabillé de Fleur de Cannelle, que d’acheter les trente numéros de la salle. Il ne restait donc que les deux numéros du bar.
Sûr de gagner après avoir payé les soixante bouteilles de Champagne, mon barbu attendait, confiant, le déshabillé de Fleur de Cannelle et le tirage de la loterie. Fleur de Cannelle était très excitée par tout ce qu’elle avait bu cette nuit. Il était quatre heures du matin quand elle commença sa dernière présentation. L’alcool aidant, elle fut plus sexuelle que jamais et ses gestes encore plus osés que d’habitude. RRRan ! On fait marcher la roulette qui, avec son petit index de corne, va donner le gagnant.
Le barbu bave d’excitation après avoir vu l’exhibition de la môme Cannelle. Il attend, il est sûr qu’on va lui servir à poil sur son plateau argenté, couverte du fameux éventail de plumes et, entre ses magnifiques cuisses, les deux bouteilles de Champagne. Catastrophe ! Le mec aux trente numéros perd. C’est le 31 qui gagne, donc le bar. D’abord il ne comprend qu’à moitié et ne réalise complètement que lorsqu’il voit que l’artiste est enlevée et posée sur le bar. Alors là, le connard devient fou, il bouscule la table devant lui, en trois bonds il arrive près du bar. Sortir son revolver et tirer trois balles sur la fille n’a pas duré trois secondes.
Fleur de Cannelle est morte dans mes bras. Je l’avais prise après avoir assommé cet animal d’un coup de black-jack de la police américaine que je porte toujours sur moi. C’est pour avoir trébuché avec une serveuse et son plateau, ce qui a retardé mon intervention, que cette brute a eu le temps de commettre cette folie. Résultat : la police a fermé la Cabane Bambou et nous sommes retournés à Georgetown.
Nous voilà encore de nouveau dans notre maison. Indara, comme une véritable Hindoue fataliste, ne change pas de caractère. Pour elle, cette ruine n’a aucune importance. On fera autre chose, c’est tout. Les Chinois, pareils. Rien ne change dans notre harmonieuse équipe. Pas un reproche pour mon idée baroque de faire tirer au sort des filles, idée qui pourtant est la cause de notre fracas. Avec nos économies, après avoir scrupuleusement payé toutes nos dettes et donné une somme d’argent à la maman de Fleur de Cannelle. On ne se fait pas de bile. Tous les soirs on va au bar où les durs se réunissent. On passe des soirées charmantes, mais Georgetown, en raison des restrictions de la guerre, commence à me fatiguer. En plus, ma princesse n’avait jamais été jalouse et j’avais eu toujours toute ma liberté. Maintenant, elle ne me lâche plus d’une semelle et reste des heures assise à côté de moi, quel que soit l’endroit où je me trouve.
Les probabilités de faire du commerce à Georgetown se compliquent. Aussi, un beau jour il me prend l’envie de partir de la Guyane anglaise pour un autre pays. On ne risque rien, c’est la guerre. Aucun pays ne nous rendra, tout au moins je le suppose.
CAVALE DE GEORGETOWN
Le Guittou est d’accord. Lui aussi pense qu’il doit y avoir des pays meilleurs et plus faciles à vivre que la Guyane anglaise. On commence à préparer une cavale. En effet, sortir de la Guyane anglaise est un délit très grave. Nous sommes en temps de guerre et aucun de nous n’a de passeport.
Chapar qui s’est évadé de Cayenne après avoir été désinterné, est ici depuis trois mois. Il travaille pour un dollar cinquante par jour à faire de la glace dans une pâtisserie chinoise. Lui aussi veut partir de Georgetown. Un dur de Dijon, Deplanque, et un Bordelais sont aussi candidats à la cavale. Cuic et le manchot préfèrent rester. Ils se trouvent bien ici.
Comme la sortie de la Demerara est extrêmement surveillée et sous le feu de nids de mitrailleuses, de lance-torpilles et de canons, on copiera exactement un bateau de pêche inscrit à Georgetown et on sortira en se faisant passer pour lui. Je me reproche d’être sans reconnaissance envers Indara et de ne pas répondre comme je le devrais à son amour total. Mais je ne peux rien faire, elle se colle tant à moi que c’est nerveux maintenant, elle m’énerve. Les êtres simples, clairs, sans retenue dans leurs désirs, n’attendent pas que celui qu’elles aiment les sollicitent pour faire l’amour. Cette Hindoue réagit exactement comme les sœurs indiennes de la Guajira. Au moment où leurs sens ont envie de s’épanouir, elles s’offrent, et si on ne les prend pas, c’est très grave. Une douleur vraie et tenace germe dans le plus profond de leur moi et cela m’irrite car pas plus que les sœurs indiennes ou hindoues, je ne veux pas non plus faire souffrir Indara et je dois me forcer pour que dans mes bras elle jouisse le plus possible.
Hier, j’ai assisté à la chose la plus jolie qu’on peut voir au point de vue mimiques afin d’exprimer ce que l’on ressent. En Guyane anglaise, il existe une espèce d’esclavage moderne. Les Javanais viennent travailler dans les plantations de coton, de canne à sucre ou de cacao avec des contrats de cinq et dix ans. Le mari et la femme sont contraints de sortir tous les jours au travail, sauf lorsqu’ils sont malades. Mais si le docteur ne les reconnaît pas, ils doivent effectuer comme peine un mois de travail supplémentaire en fin de contrat. Et il s’y ajoute d’autres mois pour d’autres délits mineurs. Comme ils sont tous joueurs, ils s’endettent vis-à-vis de la plantation et, pour payer leurs créanciers, ils signent, afin de toucher une prime, une rallonge d’une ou plusieurs années.
Pratiquement, ils ne s’en sortent jamais. Pour eux qui sont capables de jouer leur femme et de tenir scrupuleusement parole, une seule chose est sacrée, leurs enfants. Ils font tout pour les préserver « free » (libres). Ils surmontent les plus grandes difficultés et les privations, mais très rarement un de leurs enfants signe un contrat avec la plantation.
Donc, aujourd’hui, c’est le mariage d’une fille hindoue. Tout le monde est vêtu de longues robes : les femmes de voile blanc et les hommes de tuniques blanches qui descendent jusqu’aux pieds. Beaucoup de fleurs d’oranger. La scène, après plusieurs cérémonies religieuses, se déroule au moment où le marié va emporter sa femme. Les invités sont à droite et à gauche de la porte de la maison. D’un côté les femmes, de l’autre les hommes. Assis sur le seuil de la maison, la porte ouverte, le père et la mère. Les mariés embrassent la famille et passent entre les deux rangées longues de quelques mètres. D’un seul coup, la mariée s’échappe des bras de son mari et court vers sa mère. La maman se cache les yeux d’une main et de l’autre la renvoie à son mari.
Celui-ci tend les bras et l’appelle, elle fait des gestes où elle exprime qu’elle ne sait que faire. Sa mère lui a donné la vie et, très bien, elle fait voir une petite chose qui sort du ventre de sa maman. Puis sa mère lui a donné le sein. Va-t-elle oublier tout cela pour suivre l’homme qu’elle aime ? Peut-être, mais ne sois pas pressé, lui dit-elle avec des gestes, attends encore un peu, laisse-moi les contempler encore ces parents si bons qui, jusqu’à ce que je t’aie rencontré, ont été la seule raison de ma vie.
Alors, lui aussi fait des mimiques où il lui fait comprendre que la vie exige aussi d’elle d’être épouse et mère. Tout cela aux sons des chants des jeunes filles et des garçons qui leur répondent. A la fin, après s’être encore échappée des bras de son mari, après avoir embrassé ses parents, c’est elle-même qui fait quelques pas en courant, saute dans les bras de son mari qui l’emporte bien vite jusqu’à la charrette enguirlandée de fleurs qui les attend.
La cavale se prépare minutieusement. Un canot large et long, avec une bonne voile, un foc et un gouvernail de première qualité, sont préparés en prenant des précautions pour que la police ne s’en aperçoive pas.
Dans Penitence River, la petite rivière qui se jette dans le grand fleuve, la Demerara, nous cachons le bateau en aval de notre quartier. Il est exactement peint et numéroté comme une barque de pêche de Chinois immatriculée à Georgetown. Eclairé par les phares, seul l’équipage est différent. Pour bien donner le change nous ne pourrons pas être debout, car les Chinois du bateau copié sont petits et secs et nous, grands et forts.
Tout se passe sans histoire et nous sortons flambants de la Demerara pour prendre la mer. Malgré la joie d’être sortis et d’avoir évité le danger d’être découverts, une seule chose m’empêche de savourer complètement cette réussite, c’est d’être parti comme un voleur sans avoir averti ma princesse hindoue. Je ne suis pas content de moi. Elle, son père et sa race ne m’ont fait que du bien et en retour je les ai mal payés. Je ne cherche pas à trouver d’arguments pour justifier ma conduite. Je trouve que c’est peu élégant ce que j’ai fait et je ne suis pas content de moi du tout. J’ai ostensiblement laissé sur la table six cents dollars, mais l’argent ne paye pas ces choses reçues.
On devait prendre quarante-huit heures nord-nord. Reprenant mon ancienne idée, je veux aller au British Honduras. Aussi, pour cela il nous faut prendre plus de deux jours de haute mer.
La cavale est formée de cinq hommes : le Guittou, Chapar, Barrière, un Bordelais, Deplanque, un mec de Dijon et moi, Papillon, capitaine responsable de la navigation.
A peine avons-nous trente heures de mer que nous sommes pris dans une tempête épouvantable suivie d’un genre de typhon, un cyclone. Eclairs, tonnerre, pluie, vagues énormes et désordonnées, vent d’ouragan tourbillonnant sur la mer nous emportent sans pouvoir y résister dans une folle et dramatique chevauchée sur une mer comme je ne l’avais jamais ni vue ni même imaginée Pour la première fois, à mon expérience, les vents tournent en changeant de direction, au point que les alizés sont effacés complètement et que la tourmente nous fait valser en direction opposée. Si ça avait duré huit jours, on retournait aux durs.
Ce typhon, d’ailleurs, a été mémorable, je l’ai su après à Trinidad, par M. Agostini, le consul français. Il lui a coupé plus de six mille cocotiers de sa plantation. Ce typhon en forme de vrille a littéralement scié à hauteur d’homme cette cocoteraie. Des maisons ont été enlevées et transportées en l’air très loin, retombant sur la terre ou en mer. Nous avons tout perdu : vivres et bagages ainsi que les tonneaux d’eau. Le mât s’est cassé à moins de deux mètres, plus de voile et, le plus grave, le gouvernail s’est brisé. Par miracle Chapar a sauvé une petite pagaie, et c’est avec cette petite pelle que j’essaye de conduire le canot. Par-dessus le marché on s’est mis tous à poil pour confectionner une espèce de voile. Tout y a passé, vestes, pantalons et chemises. Nous cinq sommes en slip. Cette voile, fabriquée avec nos vêtements et cousue avec un petit rouleau de fil de fer qui était à bord, nous permet presque de naviguer avec notre mât tronqué.
Les vents alizés ont repris leurs cours et j’en profite pour essayer de faire plein sud pour gagner n’importe quelle terre, même la Guyane anglaise. La condamnation qui nous attend là-bas sera la bienvenue. Mes camarades se sont tous comportés dignement pendant et après je ne dirai pas cette tempête, ce ne serait pas assez, mais ce cataclysme, ce déluge, ce cyclone plutôt.
C’est seulement au bout de six jours, dont deux de calme plat, que nous voyons la terre. Avec ce bout de voile que le vent accroche malgré ses trous, nous ne pouvons pas naviguer exactement comme nous le voulons. La petite pagaie non plus n’est pas suffisante pour diriger fermement et sûrement l’embarcation. Etant tous à poil, nous avons des brûlures cuisantes sur tout le corps, ce qui diminue notre force pour lutter. Aucun de nous n’a plus de peau sur le nez, il est à vif. Les lèvres, les pieds, les entre-cuisses et les cuisses ont aussi la chair complètement à vif. Une soif nous tourmente à tel point que Deplanque et Chapar en sont arrivés à boire de l’eau salée. Depuis cette expérience, ils souffrent encore davantage. Il y a, malgré la soif et la faim qui nous tenaillent, quelque chose de bien : personne, absolument personne ne se plaint. Aucun de nous non plus ne donne un conseil à l’autre. Celui qui veut boire de l’eau salée, et celui qui se jette sur lui de l’eau de mer disant que ça rafraîchit, se rend compte tout seul que l’eau salée creuse ses plaies et le brûle encore plus par l’évaporation.
Je suis seul à avoir un œil complètement ouvert et sain, tous mes camarades ont les yeux pleins de pus et qui se collent constamment. Les yeux justifient de se laver coûte que coûte malgré la douleur, car il faut bien ouvrir les yeux et y voir clair. Un soleil de plomb nous attaque les brûlures avec une telle intensité que c’est à peu près irrésistible. Deplanque, à moitié fou, parle de se jeter à l’eau.
Voici près d’une heure qu’il me semblait distinguer la terre à l’horizon. Bien entendu, immédiatement je me suis dirigé vers elle sans rien dire car je n’étais pas très sûr. Des oiseaux arrivent et volent autour de nous, donc je ne me suis pas trompé. Leurs cris avertissent mes camarades qui, abrutis de soleil et de fatigue, sont allongés au fond du canot, se protégeant la figure du soleil avec leurs bras.
Guittou, après avoir rincé sa bouche pour pouvoir sortir un son me dit :
— Tu vois la terre, Papi ?
— Oui.
— Dans combien de temps crois-tu que nous pouvons arriver ?
— Cinq ou sept heures. Ecoutez, les amis, moi je n’en peux plus. En plus des mêmes brûlures que vous, j’ai les fesses à vif par le frottement sur le bois de mon banc et par l’eau de mer. Le vent n’est pas très fort, on n’avance que lentement et mes bras ont constamment des crampes, ainsi que mes mains qui sont lasses de serrer depuis si longtemps la pagaie qui me sert de gouvernail. Voulez-vous accepter une chose ? On enlève la voile et nous la tendons sur le canot comme un toit pour nous abriter de ce soleil de feu jusqu’à la nuit. Le bateau ira à la dérive tout seul vers la terre. Il faut ça, à moins que l’un de vous veuille prendre ma place au gouvernail.
— Non, non, Papi. Faisons ça et dormons tous moins un à l’ombre de la voile.
C’est au soleil, vers treize heures, que je fais prendre cette décision. Avec une satisfaction animale, je m’allonge au fond du canot, enfin à l’ombre. Mes camarades m’ont cédé la meilleure place pour que, de l’avant, je puisse recevoir l’air du dehors. Celui qui est de garde est assis mais abrité à l’ombre de la voile. Tout le monde, même l’homme de garde, sombre rapidement dans le néant. Rendus de fatigue et jouissant de cette ombre qui enfin nous permet d’échapper à ce soleil inexorable, nous nous sommes endormis.
Un hurlement de sirène réveille tout le monde d’un seul coup. J’écarte la voile, il fait nuit dehors. Quelle heure peut-il être ? Quand je m’assieds à ma place, au gouvernail, une brise fraîche me caresse tout mon pauvre corps scalpé et immédiatement j’ai froid. Mais quelle sensation de bien-être de ne plus brûler !
On lève la voile. Après m’être nettoyé les yeux à l’eau de mer – heureusement je n’en ai qu’un qui me brûle et suppure – je vois la terre très nettement à ma droite et à ma gauche. Où sommes-nous ? Vers laquelle des deux vais-je me diriger ? Une autre fois on entend le hurlement de la sirène. Je comprends que le signal vient de la terre de droite. Que diable veut-on nous dire ?
— Où crois-tu qu’on est, Papi ? dit Chapar.
— Franchement je ne sais pas. Si cette terre n’est pas isolée et que ce soit un golfe, on est peut-être au bout de la pointe de la Guyane anglaise, la partie qui va jusqu’à l’Orénoque (grand fleuve du Venezuela qui fait frontière). Mais si la terre de droite est coupée par un assez grand espace de celle de gauche, alors cette presqu’île est une île et c’est Trinidad. A gauche ce serait le Venezuela, donc on serait dans le golfe de Paria.
Mes souvenirs des cartes marines que j’ai eu l’occasion d’étudier me donnent cette alternative. Si c’est Trinidad à droite et le Venezuela à gauche, que choisirons-nous ? Cette décision met notre destin en jeu. Il ne sera pas trop difficile, par ce bon vent frais, de se diriger vers la côte. Pour le moment nous n’allons ni vers l’une ni vers l’autre. A Trinidad, ce sont les « rosbifs », même gouvernement que la Guyane anglaise.
— On est sûr d’être bien traités, dit Guittou.
— Oui, mais quelle décision ils vont prendre pour avoir quitté en temps de guerre leur territoire sans autorisation et clandestinement ?
— Et le Venezuela ?
— On ne sait pas comment cela se passe, dit Deplanque. A l’époque du président Gómez, les durs étaient obligés de travailler sur les routes dans des conditions extrêmement pénibles, puis il les rendait à la France, les Cayennais, comme on appelle les durs là-bas.
— Oui, mais maintenant c’est pas pareil, on est en guerre.
— Eux, d’après ce que j’ai entendu à Georgetown, ne sont pas en guerre, ils sont neutres.
— C’est sûr ?
— C’est certain.
— Alors, c’est dangereux pour nous.
On distingue des lumières sur la terre de droite et aussi sur celle de gauche. Encore la sirène, qui cette fois hurle trois coups à la suite. Des signaux lumineux nous parviennent de la côte de droite. La lune vient de sortir, elle est assez loin de nous mais sur notre trajectoire. Tout en avant, deux immenses rochers pointus et noirs émergent très haut de la mer. Ce doit être la raison de la sirène : ils nous avertissent que c’est dangereux.
— Tiens, des bouées flottantes ! Il y en a tout un chapelet. Pourquoi n’attendrions-nous pas le jour accrochés à l’une d’elles ? Baisse la voile, Chapar.
Il décroche aussi sec ces bouts de pantalons et de chemises que prétentieusement j’appelle la voile. Freinant avec ma pelle, je présente à une des « bouées » la pointe du canot qui, heureusement, a gardé un grand bout de corde si bien attaché à son anneau que le typhon n’a pas pu l’arracher. Ça y est, on est accroché. Non pas directement à cette étrange bouée parce qu’il n’y a rien sur elle pour pendre la corde, mais sur le câble qui la relie à une autre bouée. Nous nous trouvons bien amarrés au câble de cette délimitation d’un chenal sans doute. Sans s’occuper des hurlements que continue d’émettre la côte de droite, nous nous couchons tous dans le fond du canot, couverts par la voile pour nous protéger du vent. Une douce chaleur envahit mon corps transi par le vent et la fraîcheur de la nuit et je suis certainement un des premiers à ronfler à poings fermés.
Le jour est net et clair quand je me réveille. Le soleil est en train de sortir de son lit, la mer est un peu forte et son bleu-vert indique que le fond est de corail.
— Qu’est-ce qu’on fait ? Décidons-nous d’aller à terre ? Je crève de faim et de soif.
C’est la première fois que quelqu’un se plaint depuis ces jours de jeûne, exactement sept jours aujourd’hui.
— Nous sommes si près de la terre qu’il n’y a pas de faute grave à le faire. » C’est Chapar qui a parlé.
Assis à ma place, je vois clairement loin devant moi, après les deux immenses rochers qui surgissent de la mer, la cassure de la terre. A droite c’est donc Trinidad, à gauche le Venezuela. Nous sommes sans aucun doute dans le golfe de Paria et si l’eau est bleue et non pas jaunie par les alluvions de l’Orénoque, c’est que nous sommes dans le courant du chenal qui passe entre les deux pays et se dirige ensuite vers le large.
— Ce qu’on fait ? A vous de voter, c’est trop grave de prendre seul la décision. A droite, l’île anglaise de Trinidad ; à gauche, le Venezuela. Où voulez-vous aller ? Vu les conditions de notre bateau et notre état physique, on doit le plus vite possible aller à terre. Il y a deux libérés parmi nous : le Guittou et Corbière. Nous trois : Chapar, Deplanque et moi sommes les plus en danger. C’est à nous de décider. Que dites-vous ?
— Le plus sage est d’aller à Trinidad. Le Venezuela, c’est l’inconnu.
— Pas besoin de prendre une décision, cette vedette qui arrive la prendra pour nous », dit Deplanque.
Une vedette, en effet, rapidement s’avance vers nous. La voilà, elle s’arrête à plus de cinquante mètres. Un homme prend un porte-voix. J’aperçois un drapeau qui n’est pas anglais. Plein d’étoiles, très beau, je n’ai jamais vu ce drapeau de ma vie. Il doit être vénézuélien. Plus tard ce drapeau sera « mon drapeau », celui de ma nouvelle patrie, pour moi, le symbole le plus émouvant, celui d’avoir, comme tout homme normal, réuni dans un bout d’étoffe, les qualités les plus nobles d’un grand peuple, mon peuple.
— Quien son vosotros (Qui êtes-vous) ?
— Sommes français.
— Estan locos (Etes-vous fous) ?
— Pourquoi ?
— Porque son amarados a minas (parce que vous êtes attachés à des mines).
— C’est pour cela que vous n’approchez pas ?
— Oui. Détachez-vous vite.
— Ça y est.
En trois secondes Chapar a défait la corde. Nous n’étions ni plus ni moins qu’attachés à une chaîne de mines flottantes. Un miracle qu’on n’ait pas sauté, m’explique le commandant de la vedette à laquelle nous nous sommes amarrés. Sans monter à bord, l’équipage nous passe du café, du lait chaud bien sucré, des cigarettes.
— Allez au Venezuela, vous serez bien traités, je vous l’assure. On ne peut pas vous remorquer à terre, car nous allions d’urgence chercher un homme grièvement blessé au phare de Barimas. Surtout n’essayez pas de monter à Trinidad, car il y a neuf chances sur dix pour que vous choquiez une mine, et alors…
Après un « Adios, buena suerte » (Au revoir, bonne chance), la vedette s’en va. Elle nous a laissé deux litres de lait. On arrange la voile. A dix heures du matin déjà, l’estomac en voie de se décoller grâce au café et au lait, une cigarette à la bouche, j’aborde sans prendre aucune précaution sur le sable fin d’une plage où une cinquantaine de personnes réunies attendaient de voir qui arrivait dans cette étrange embarcation surmontée d’un mât tronqué et d’une voile de chemises, de pantalons et de vestes.