chapitre 2
Maud Graham prit une longue inspiration avant d’entrer dans l’hôpital. À quelques mètres des portes principales, des infirmiers et des patients fumaient, et Graham éprouva une furieuse envie de quêter une cigarette, se rappelant combien elle aimait exhaler la fumée, la détente illusoire qui l’accompagnait. Elle aurait aimé s’asseoir sur un banc et allumer une cigarette, regarder la fumée se dissiper dans le ciel bleu où des nuages dodus se poursuivaient gentiment. Elle aurait aussi aimé oublier que si Fabien Marchand émergeait du coma, ce serait pour apprendre qu’il ne marcherait plus jamais. Que les coups portés au dos avaient endommagé deux vertèbres, écrasé les nerfs.
— C’est sûr qu’il ne pourra plus marcher ? s’enquit Graham à une infirmière.
— À moins d’un miracle. Les parents veulent qu’il sorte du coma, mais je peux vous jurer qu’ils ne sauront pas quoi lui dire pour lui remonter le moral… Ce n’est pas juste.
— Vous m’appelez dès qu’il reprend conscience. C’est promis ?
Carole Boucher avait
acquiescé, désireuse d’aider les enquêteurs. Il fallait que le
jeune patient soit
vengé, qu’on trouve qui l’avait agressé et que le
criminel croupisse pour un bout de temps en prison.
Sous le porche de l’Hôtel-Dieu, Maud Graham demeurait immobile afin de humer la fumée expirée par une jeune préposée qui fermait les yeux pour goûter pleinement son plaisir. Le soleil était si ardent que la chevelure noire de la fille avait des reflets bleutés et que son front, ses joues se teintaient déjà de rose. Quelques gouttes de sueur perlaient à ses tempes sans qu’elle les essuie ; elle jouissait de cette chaleur. Graham aurait souhaité rester là, au soleil au lieu d’aller au Palais de justice pour témoigner dans une sordide histoire d’inceste. Elle n’avait pas envie de revoir le grand-père qui avait abusé de son petit-fils, l’écouter se justifier, entendre son avocat plaider les circonstances atténuantes. Elle voulait que son témoignage fasse condamner le vieil homme à la peine qu’il méritait. Elle espérait que les journalistes qui couvraient le procès la questionneraient uniquement sur cette affaire. Même si elle répondait invariablement qu’elle n’avait aucun commentaire à faire, elle redoutait qu’on l’interroge sur l’agression de Fabien Marchand. Est-ce que les habitants de Saint-Roch et de Limoilou pouvaient se promener sur les berges de la Saint-Charles sans craindre d’être tabassés et laissés pour morts ?
Non, aurait-elle pu répondre, personne n’est à l’abri d’une agression, aujourd’hui. Marc Tougas, un de ses voisins, n’avait-il pas été agressé par un homme furieux parce qu’il avait éraflé sa voiture à la sortie du pont de Québec ? On ne tue pas quelqu’un parce qu’un peu de peinture manque à la portière d’une automobile, mais l’homme, enragé, incontrôlable, avait pourtant tenté de l’étrangler. Oui, aurait-elle pu répondre, à condition de ne pas être impliqué dans un trafic de drogue comme semblait l’être la jeune victime. Québec ne vivait pas le même phénomène de gangs que Montréal, mais la drogue qui circulait dans la ville n’était pas le fait d’un seul réseau. Avec qui ou contre qui Fabien Marchand entretenait-il des relations ? L’enquête avait révélé que Marchand dealait dans plusieurs établissements scolaires, mais à qui avait-il nui au point de mériter une telle punition ? Graham se demandait si l’agression avait été préméditée ou si tout avait dégénéré à la suite d’une engueulade avec un autre dealer, un client, un fournisseur. Si c’était prémédité, et non un coup de tête, pourquoi n’avait-on pas fouillé Fabien ? Pourquoi ne lui avait-on pas volé le sachet de vingt-sept comprimés et les cent grammes de pot qu’il avait sur lui ? Marchand éclaircirait-il ce point ou se murerait-il dans le silence comme le faisaient beaucoup d’ados ? Quinze ans. Bientôt seize. Il fêterait son anniversaire à l’hôpital. Le mot fêter n’aurait aucun sens cette année. À moins d’un miracle. À moins qu’un bon génie lui permette de remonter dans le temps. Quinze, seize ans ! À seize ans, Maud Graham s’ennuyait chez ses parents mais n’avait cherché des sensations fortes qu’en faisant de la moto, en cachette, avec Thomas Beaulieu dont elle s’imaginait être amoureuse. Est-ce que Fabien Marchand trouvait sa vie si ennuyante qu’il avait décidé de vendre de la drogue à des élèves ? Graham en avait interrogé plusieurs qui avaient tous affirmé n’avoir consommé qu’une seule fois et elle n’avait pas insisté pour faire avouer le contraire à certains d’entre eux. Elle était ainsi persuadée que les frères Champoux, Sébastien Lareau, Michaël Beaumont étaient des clients habituels de Marchand, mais ce qu’elle désirait apprendre dans l’immédiat, c’était depuis combien de temps durait le trafic de Fabien et quelle était son étendue. Qui étaient ses complices ? Ou ses rivaux.
En contournant l’Hôtel-Dieu, Graham emprunta la côte Haldimand pour rejoindre Rouaix au Palais de justice. Aurait-elle le temps de faire un saut au marché après son témoignage ? Grégoire avait dit qu’il viendrait souper ; il trouverait un réfrigérateur bien garni quand il arriverait. Comme Maxime ne rentrait pas avant dix-huit heures, elle aurait peut-être le loisir de s’entretenir de lui avec Grégoire ; le prier de mettre Maxime en garde contre les paradis artificiels. Grégoire répéterait qu’il lui en avait déjà parlé, mais que Maxime était complexé par sa petite taille et faisait tout pour prouver à ses amis que rien ni personne ne l’effrayait. Il avait grandi durant l’année, objecterait Graham, et Grégoire répondrait que ce n’était pas assez, que c’était d’ailleurs le seul point qui semblait faire réfléchir Maxime : l’hypothèse que la drogue pouvait retarder sa croissance. Était-ce un argument suffisamment dissuasif ou l’adolescent fumerait-il comme tant de jeunes ? Comme Fabien Marchand qui avait commencé par goûter au cristal meth avant d’en vendre afin de pouvoir se procurer ses doses ? Elle devait trouver son fournisseur, tout aussi responsable de son triste état que l’agresseur.
***
Vivien Joly examinait un des rosiers plantés par le précédent propriétaire quand un ballon de soccer atterrit à ses pieds.
— Excusez-moi, monsieur. Pouvez-vous me le relancer ?
Un adolescent se tenait à côté de la haie de cèdres, l’air embarrassé, en tortillant le bas de son trop grand tee-shirt vert.
— Ce n’est pas grave, il n’est pas tombé sur mes plants de tomates. Tu aimes le soccer ?
— Oui.
— J’étais à Paris, en 1998, quand les Français ont remporté la coupe. Ils ont fêté ça ! Ça klaxonnait dans les rues ! Durant des heures ! C’était assourdissant !
— Il paraît qu’ils klaxonnent beaucoup…
— Comment sais-tu cela ? Tu es déjà allé là-bas ?
— Non, juste en Floride. Si j’allais à Paris, je voudrais me promener en péniche.
— Tu sembles aimer voyager… euh…
— Élian. Je sais que c’est un drôle de nom.
Vivien éclata de rire avant de déclarer qu’il n’était pas le seul à avoir un prénom hors de l’ordinaire.
— On a des parents qui voulaient être originaux.
— On survit à ça. Je
me suis rendu à soixante-cinq ans… Où étais-tu, en Floride ? Du
côté de Saint-
Petersburg, des Keys ? À Miami ?
— À Fort Lauderdale. Il y avait des perroquets en liberté qui se perchaient dans des palmiers.
— J’en ai vu en Amérique du Sud.
— Où ?
— Au Brésil. Je peux te montrer des photos, si tu veux. Fais le tour du jardin, je vais t’ouvrir.
Dès qu’il pénétra dans la maison, Élian se dirigea vers le globe terrestre posé sur une petite table au fond du salon. Il fit courir ses doigts sur la surface, arrêta le mouvement pour montrer un endroit précis en annonçant Brasilia.
— C’est la capitale. Tout le monde pense que c’est Rio de Janeiro, à cause du carnaval. Êtes-vous déjà allé au carnaval ?
Vivien Joly hocha la tête ; Claude et lui étaient jeunes, à l’époque. Ils avaient fêté durant des nuits. Dans ce temps-là, ils voyageaient souvent, ils avaient l’énergie nécessaire. Ces dernières années, ils avaient préféré louer des maisons ou des appartements en Europe, s’installer confortablement au lieu de traîner des bagages d’un hôtel à l’autre.
— Ça doit être beau,
le Brésil, dit Élian. J’aimerais ça me rendre jusque-là. Et en
Australie. J’aurais aimé être un explorateur, sauf qu’il ne reste
pas grand-
chose à découvrir sur la Terre.
Après avoir offert un thé glacé à son jeune voisin, Vivien Joly lui expliqua que c’est lui-même qu’il découvrirait en voyageant. Pas seulement des gens ou des paysages, mais son identité, son âme. Il cita Nicolas Bouvier.
— C’est le propre des longs voyages que d’en ramener tout autre chose que ce qu’on y allait chercher. J’adore Bouvier ! Si ça te tente, je pourrais te prêter ses livres.
— Je ne lis pas vite…
— Ce n’est pas grave, on est voisins. Si j’en ai besoin, je te les redemanderai. C’est toi, le gars qui a fugué ? C’est une voisine qui…
— Ce n’était pas une fugue ! protesta Élian. Ma mère dramatise tout. Je voulais juste me promener un peu. C’est ennuyant à mourir chez nous. Et je n’ai pas trouvé de travail d’été.
Vivien eut alors l’idée de proposer à Élian de lui donner un coup de main dans le jardin ; il y avait tant à faire, bien plus qu’il ne l’avait imaginé. Ce serait plus amusant de travailler en équipe. Est-ce qu’Élian était intéressé ? Il pourrait l’aider quelques heures par semaine durant les vacances. L’adolescent hésita, avoua qu’il ne connaissait rien aux fleurs ni aux tomates.
— Tu apprendras. C’est comme ça que j’ai commencé. Maintenant, je visite des jardins partout quand je voyage.
— Partout où vous allez ?
— Tu devrais me tutoyer si on doit travailler ensemble. Es-tu d’accord ? Je te paierai huit dollars de l’heure, c’est O.K. ? Et dès que je trouve les livres de Bouvier dans mes caisses, je les mets de côté pour toi.
Vivien regarda l’adolescent lancer le ballon dans les airs alors qu’il retournait chez lui ; avait-il eu une bonne idée de lui proposer de jardiner avec lui ? Peut-être qu’il l’agacerait au bout de trois heures. Mais peut-être qu’il lui ferait momentanément oublier combien il aimait œuvrer au jardin avec Claude et que ça n’arriverait plus jamais. Ils avaient eu peur d’avoir le sida. Comme plusieurs de leurs amis, ils avaient passé un test et s’étaient réjouis d’avoir échappé à cette maladie. Ils croyaient qu’ils auraient une retraite dorée, mais le cancer avait tout bouleversé, et c’étaient Jacques et Réjean, qui réussissaient à vivre avec le VIH grâce à la trithérapie, qui avaient accompagné Vivien dans le deuil. Il se fustigea ; il ne devait pas s’apitoyer sur son sort. Il entendait la voix de Claude lui dire qu’il avait une maison à son goût, résolument moderne, alors qu’il l’avait embêté durant toute leur existence commune en multipliant les bibelots dans leur ancienne demeure. Il entendait Claude lui dire qu’il avait un jardin orienté à l’ouest comme il l’avait toujours souhaité et que leurs amis étaient encore là pour lui. Il devait se retrousser les manches et créer un paradis végétal pour les recevoir. Il était temps de se remettre aux fourneaux, d’inviter les copains. Et ses nouveaux voisins, pourquoi pas ? Vivien repensa au sourire qui illuminait le visage d’Élian quand il avait posé ses mains sur le globe terrestre ; il ressemblait à Claude quand ce dernier préparait un voyage. Sans lui, Vivien ne serait pas allé plus loin qu’à Paris ou Rome ; c’était par amour pour Claude qu’il avait accepté de le suivre un peu partout, lui qui détestait prendre l’avion, s’inquiéter pour les correspondances, subir le décalage horaire. Claude le taquinait en disant qu’il était pantouflard et Vivien rétorquait qu’il était méritant de parcourir le monde avec lui et que, heureusement, Claude s’était un peu calmé les dernières années. Il devait admettre qu’il était agréable de louer une villa en Toscane au lieu de crapahuter par monts et par vaux. Comme Vivien aurait aimé retourner à Pietrasanta pour déguster un Tignanello avec Claude. Mais c’était fini, tout ça. Il resterait au nid, aménagerait son jardin, en ferait une telle merveille qu’il s’y sentirait apaisé juste en le regardant. Ce sont les larges baies vitrées qui avaient incité Vivien à acheter la maison ; il pourrait voir le jardin toute l’année. Il y avait une rangée de cèdres et un pin parasol qui se détacheraient joliment sur la neige, l’hiver venu. Le couple à qui avait appartenu la demeure ne partageait pas la passion de Vivien pour le jardinage, mais n’avait pas commis de grossières erreurs en plantant les conifères, le lilas japonais et l’érable rouge. Vivien n’avait pas à faire abattre un arbre trop gros ou mal placé, il n’avait qu’à s’occuper des plantes vivaces — l’ancolie et les violettes s’étaient trop répandues — et des annuelles. Il avait fait une liste des fleurs qui pourraient convenir au jardin. Des fleurs qu’il planterait avec Élian.
Il se servit une vodka à l’herbe de bison, se remémorant Claude qui adorait l’odeur végétale, légèrement miellée de l’alcool, disposa quelques craquelins dans une assiette et retourna dans la cour. Il s’installait sur la chaise longue quand il entendit les premières notes d’un tube américain. Il ne pouvait pas dire qui chantait, mais il avait entendu cet air lors des fêtes au collège où il enseignait l’histoire. Dans ces fêtes où la musique était toujours trop forte. Comme maintenant. Il but une gorgée de vodka avant de se relever pour distinguer d’où venait le bruit. Il sortit de la cour ; la musique provenait de la maison de biais avec la sienne. ll n’y avait vu personne de toute la semaine et s’était interrogé sur les voisins qui habitaient cette demeure cachée par un trio de bouleaux pleureurs. Les Hotte-Martel, qu’il avait rencontrés à un barbecue chez Nicole Rhéaume deux jours plus tôt, lui avaient dit que les jeunes qui avaient acheté cette maison n’étaient pas souvent chez eux.
— Et c’est tant mieux, avait précisé Danielle Hotte. Ils sont mal élevés.
— Vraiment ?
— Je ne sais pas pourquoi ils ont choisi un quartier résidentiel. Tony Nantel conduit avec le volume de la radio poussé au maximum. C’est agaçant !
— Il n’a pas conscience des autres, dit Nicole. Il a tondu sa pelouse un dimanche soir, vous vous en souvenez ? Je lui ai demandé s’il pouvait faire ça durant la semaine. Au moins, pour ça, il m’a écoutée. Pour la musique, c’est une autre histoire. Ils se tiennent tranquilles durant deux semaines, puis ils recommencent. C’est peut-être moi qui suis trop vieille, mais je n’apprécie pas tellement leurs petites fêtes.
— Simon Valois non plus. Il me l’a dit et il est plus jeune que nous. Il y a seulement Laura et son fils qui n’ont pas l’air d’être dérangés par leur vacarme.
— Vous n’avez pas prévenu la police ? s’était enquis Vivien. Il y a des lois.
— C’est délicat. On ne veut pas d’une mauvaise ambiance dans la rue… C’est Jessie la pire. Anthony fait attention à la tondeuse maintenant et il ne prend pas souvent sa moto, mais elle… Dès qu’elle rentre, elle met la musique à tue-tête. Et elle est souvent seule.
— Elle ne travaille pas ?
— Elle est coiffeuse à temps partiel. On ne la connaît pas beaucoup.
Vivien avait tout de suite deviné que Jessie n’avait pas été invitée chez Nicole et ne le serait jamais.
Il resta quelques minutes devant la maison. Devait-il aller se présenter à cette Jessie et lui demander de baisser le volume de la musique ? Ce n’était pas si compliqué. Peut-être que les autres voisins n’avaient pas trouvé la façon de lui parler. Et peut-être que la musique s’arrêterait bientôt. C’était lundi demain, Anthony et Jessie devaient travailler comme tout le monde. De toute manière, l’air était plus frais et Vivien n’aurait pas pu souper dans le jardin comme il l’avait fait la veille. Il n’avait qu’à fermer les fenêtres pour ne plus entendre la musique. Il était préférable d’attendre un autre moment pour faire connaissance avec Jessie et Anthony ; il ne souhaitait pas que leur premier contact ressemble à une plainte. Il se rappelait la tolérance de Claude quand il se lamentait, à l’hôtel, de la mauvaise insonorisation des chambres, de la malchance qu’ils avaient d’être toujours logés à côté de gens qui voyageaient avec des enfants.
— Ils ont le droit de s’amuser, disait Claude.
— On a le droit de dormir le matin, prétendait Vivien. Pas de se faire réveiller par des braillements à six heures ! On est ici pour relaxer…
— Oublie-les. Mets des bouchons.
— Ce n’est pas suffisant, voyons.
— Tu es pourtant capable de dormir alors que je ronfle à côté de toi. C’est illogique.
— Ce n’est pas pareil. Je suis habitué à tes ronflements, pas à entendre crier à l’aube. Tu sais que je suis plus sensible aux bruits depuis que j’ai souffert de cette labyrinthite. Tout est amplifié, les sons plus perçants, plus aigus.
Ce sont ces
récriminations qui avaient décidé
Claude à louer des appartements ou des villas lors de leurs
derniers voyages. Vivien se resservit une vodka ;
que ferait-il pour souper ? Des pâtes ? Non, il en mangeait déjà
trop. Il ferait plutôt décongeler un des plats préparés qu’il
achetait par douzaines aux Halles de Sainte-Foy. Il aurait été
beaucoup plus économique de faire lui-même ces plats, mais il
n’avait pas le goût de cuisiner. Ça reviendrait peut-être, dans
cette nouvelle maison. Il devrait bien utiliser les fines herbes
qu’il avait plantées…
Est-ce qu’il avait eu
raison de proposer à Élian de l’aider au jardin ? Il ne doutait pas
que Laura autorise son fils à venir sarcler chez lui. Nicole lui
avait confié que Laura avait hâte qu’Élian soit plus vieux et
puisse travailler, qu’il soit occupé au lieu de faire des bêtises.
Il n’avait croisé Laura qu’une fois, alors qu’elle sortait de sa
voiture les bras chargés de sacs d’épicerie, et il avait noté
qu’elle ressemblait à Miou-Miou qu’il adorait comme actrice pour
son jeu souple, naturel. Si Claude avait été près de lui, il
l’aurait sûrement
taquiné sur sa manie de comparer les gens qu’il rencontrait aux
comédiens célèbres. Il ne pouvait s’en empêcher ; il avait même
attribué la forme du visage d’une comédienne, le nez d’une autre,
les yeux d’une troisième à Josée Rochon, leur pharmacienne.
Claude se moquait, oui, mais il avait été flatté qu’il lui trouve
une ressemblance avec Andy Garcia. Claude était si beau. Il s’était
longtemps demandé pourquoi il s’était intéressé à lui, si
ordinaire. Pas moche, non, banal. Claude protestait ; il était trop
sévère, il avait un sourire irrésistible. Il n’en abusait pas
depuis la mort de Claude. Il avait des demi-sourires quand il était
en public pour acquiescer à une répartie, pour ne pas inquiéter ses
amis, mais il ne se rappelait pas son dernier fou rire.
Vivien regarda son verre à moitié plein, le vida d’un coup, hésita puis renonça à se resservir. Il devait surveiller sa consommation d’alcool ; ce n’était pas une solution à sa solitude. Il boirait juste un peu de vin en soupant. Il mit un plat à réchauffer au micro-ondes, sortit un napperon rouge, y déposa une assiette, des ustensiles et une serviette de table ; il n’allait pas manger debout, tenant une barquette dans ses mains, avalant son repas à toute vitesse. Il s’assoirait, lirait en soupant. Depuis qu’il avait quitté le collège, il s’était mis à relire les classiques et il redécouvrait Zola avec un plaisir accru maintenant qu’il connaissait bien Paris. Il avait lu La fortune des Rougon avant de s’envoler pour la France, mais à présent il voyait les boulevards haussmanniens se dessiner, la place de la Concorde se préciser, les Halles où travaillait la Gervaise de L’assommoir. Il situait les personnages, les suivait dans les dédales des rues parisiennes, entendait leur pas sur les pavés.
Non, il ne les
entendait pas ce soir. Il subissait la musique des voisins. Il se
releva, fit le tour de la
maison ; découvrit qu’il avait oublié de fermer la fenêtre de la
salle de bain. Il retourna ensuite vers la cuisine, tendit
l’oreille. C’était mieux. Il distinguait toujours un bruit de
tam-tam, mais ça ne l’empêcherait pas de prendre plaisir à regarder
Le Parrain en dégustant un
verre de Brolio devant la télévision qui était au sous-sol. Là, il
ne pourrait percevoir la rumeur sourde des basses fréquences.
À minuit, quand il
éteignit le téléviseur, il n’y avait plus aucun bruit, les lumières
étaient éteintes chez Jessie et Anthony ; Vivien se félicita
d’avoir été patient. Il se présenterait à eux dès qu’il en aurait
l’occasion. Il crut apercevoir la silhouette de Nicole
Rhéaume à quelques mètres de chez les Hotte-
Martel. Avait-elle soupé chez eux ? Ils semblaient
assez amis.
Vivien Joly se trompait : Nicole Rhéaume se promenait devant chez lui en espérant qu’il la voie, qu’il sorte de sa maison pour la saluer, malgré l’heure tardive. Elle lui proposerait alors de boire un verre ou une tisane en admirant les étoiles.
Elle aperçut sa
silhouette derrière les voiles des fenêtres du salon, puis vit
s’éteindre les lumières de cette pièce, celles de la cuisine. Si
Vivien l’avait reconnue, il n’avait pas eu envie de venir jaser
avec elle. Mais peut-être aussi qu’il ne l’avait pas vue. Elle
portait un vêtement sombre. Il pouvait croire que c’était une
passante anonyme. Pourtant, de la fenêtre ouest de la cuisine, on
voit très bien la rue, le lampadaire définit les formes ; Nicole le
savait car elle était allée à quelques reprises chez les Rouleau,
les
anciens propriétaires. Elle avait été heureuse d’apprendre qu’ils
vendaient leur demeure, elle n’avait jamais eu de plaisir avec eux.
Elle avait souhaité qu’ils partent et ils étaient partis. C’était
peut-être un hasard, ou alors ses lectures portaient leurs fruits.
Elle avait découvert un ouvrage où il était question de forger son
destin, d’émettre des ondes positives pour obtenir ce qu’on désire.
Elle l’avait lu plus d’une fois, fascinée par ces lois de
l’attraction, déterminée à les utiliser à son profit. Elle savait
ce qu’elle voulait : un mari. Riche. Et elle l’aurait. Elle devait
simplement être totalement disponible, perméable à ce que la vie
lui offrirait, attentive, présente et bien dans sa peau. Les
malheureuses ne sont pas attirantes pour les hommes, alors que, au
contraire, y a toujours des femmes qui s’intéressent aux déprimés,
toxicomanes ou alcooliques, toujours des Florence Nightingale, des
Mère Teresa prêtes à tout faire pour sauver l’homme de leur vie,
pour l’aider à changer. C’était injuste, mais c’était ainsi ; une
femme devait être quasi parfaite pour qu’un homme la remarque et
l’apprécie. Car l’homme avait le choix. Nicole savait très bien
qu’elle n’était pas la seule à être lasse de son célibat. Et
inquiète de son avenir ; elle ne voulait pas changer de train de
vie. Mais elle ne rencontrait personne. Si Vivien n’avait pas
emménagé tout près de chez elle, Nicole en serait presque venue à
regretter son premier mari.
Elle grimaça au souvenir de Jean-Yves, jeta un dernier coup d’œil à la maison de son voisin. Plus une lumière. Vivien s’était couché. Elle devait l’imiter avant de se ridiculiser à traîner devant chez lui, au cas où d’autres voisins l’observeraient, voisins qui possédaient comme elle des jumelles. Et si elle s’achetait un chien ? Elle aurait un bon prétexte pour se promener et elle avait lu que bien des gens s’étaient rencontrés lorsqu’ils sortaient leur labrador ou leur border collie. Demain, elle irait à la librairie acheter un ouvrage sur la gent canine. Il s’agissait de ne pas se tromper ; tel caractère lui conviendrait, tel trait la rebuterait. Il ne fallait pas songer à l’aspect physique de l’animal mais à sa personnalité. C’était la même chose avec les hommes ; elle ne s’était jamais arrêtée à un joli visage. C’était ce que l’homme pouvait lui apporter qui la charmait, son intelligence, sa position dans la société. Vivien Joly n’était pas un apollon, mais c’était un retraité cultivé et bien nanti. Il avait voyagé, il avait de belles manières ; il ne lui ferait jamais honte dans un restaurant en tenant maladroitement ses ustensiles, il ne coincerait pas sa serviette de table dans le col de sa chemise. Il savait déguster le vin. Il avait apporté une bonne bouteille quand il était venu souper chez elle. Il s’était enquis des plats qu’elle avait préparés pour un meilleur accord avec le vin. Nicole sourit ; si Vivien se moquait d’elle, il n’aurait jamais pris la peine de choisir un cru avec autant de soin, surtout pour un barbecue sans chichi. Et il avait téléphoné hier pour la remercier de son délicieux repas. Délicieux. C’était le mot qu’il avait utilisé. S’il ne lui avait pas fait signe ce soir, c’est qu’il ne l’avait pas reconnue. Ou qu’il était trop réservé. Il faudrait qu’elle sache s’il était allergique aux animaux avant d’adopter un chien. Ce serait trop bête de faire une dépense inutile !
Elle
l’apprivoiserait. Elle le voulait tellement qu’elle y parviendrait
; c’était écrit noir sur blanc dans ce bouquin sur l’attraction. Il
s’était vendu à des millions d’exemplaires, ça signifiait quelque
chose, non ? En s’installant à Québec sept ans auparavant, elle
avait cru qu’elle rencontrerait plus facilement quelqu’un, mais les
quatre hommes qu’elle avait fréquentés l’avaient tous déçue par
leur manque d’intérêt et de curiosité, leur étroitesse d’esprit. La
retraite ne devait pas être un moment où tout s’arrête, bien au
contraire : on a enfin du temps, des loisirs, il faut en profiter !
Ils avaient de l’argent, mais ils refusaient de le dépenser pour
s’amuser, pour entreprendre des voyages. Elle n’était pas du genre
à se contenter de petites escapades dans la province, en Floride ou
à Cuba dans un « tout compris » où il n’y aurait que des couples et
des familles. Elle voulait revoir la Riviera italienne où elle
était allée après le décès de Jean-Yves. C’était peut-être
envisageable pour Noël ? On était presque à la Saint-Jean. Ça lui
laissait six mois pour séduire Vivien. Elle se mettrait au régime
dès lundi. Elle surveillerait son alimentation quand elle mangerait
seule, mais quand elle inviterait Vivien, elle se montrerait
gourmande. Les hommes détestent les femmes qui chipotent dans leur
assiette. Il avait apprécié le saumon cajun qu’elle avait préparé
pour le barbecue ; il goûterait à ses fameuses crevettes au lait de
coco la prochaine fois qu’il viendrait souper chez elle. Même si
elle n’en avait pas envie, il devrait encore y avoir d’autres
convives. Elle appellerait Laura et Simon. Un souper en tête-à-tête
était prématuré. Ensuite, ce serait à Vivien de l’inviter.
N’avait-il pas affirmé qu’il se débrouillait bien au barbecue ? Il
ne l’avait pas encore utilisé depuis son arrivée, elle en aurait
senti les arômes. Jean-Yves aussi aimait s’activer devant un
barbecue. Il achetait de nouveaux ustensiles chaque année,
discutait avec le boucher des modes de cuisson des viandes. Chaleur
indirecte ou non pour le canard ? Papillotte pour la truite et le
saumon ? Il était si content d’épater leurs amis en leur servant
les truites qu’il avait pêchées à Sacré-Cœur ou à Mont-Laurier ;
l’important était que la route soit longue pour se rendre au chalet
qu’il avait loué afin d’indisposer sa femme qui n’aimait pas être
en voiture. N’aurait-il pas pu louer un chalet à Magog, à une heure
trente de Montréal ? Non, non, monsieur voulait vivre en pleine
nature, voir des hérons et des huards, partir en canot pour la
journée, pêcher à la mouche durant des heures, revenir à la
brunante, rire de son inquiétude. Il riait toujours d’elle, à
Montréal ou à Tadoussac, dans un des hôtels chics où ils se
rendaient lors des congrès médicaux ou sur la grève d’un lac envahi
par les moustiques. Il avait ri pendant des années. Puis il avait
cessé, un matin d’octobre, quand leur canot avait chaviré. Le plus
drôle dans cette histoire, c’est qu’il avait insisté pour que
Nicole l’accompagne. Elle avait commencé par refuser, comme
toujours. Puis elle avait changé d’idée. Dès qu’elle avait décidé
de se débarrasser de lui. Elle pouvait dire à quelle heure elle
s’était juré de ne pas le supporter davantage ; c’était à l’apéro,
chez les Francœur qui les avaient invités pour la soirée. Jean-Yves
avait dit qu’elle était une vraie girouette qui n’arrivait jamais à
se brancher. On n’avait qu’à compter le nombre de fois où elle
avait changé de couleur de cheveux. Blonde en hiver, rousse en été,
brune à l’automne. N’avait-il jamais compris qu’elle cherchait à
plaire, comme tout le monde ? À tout le monde puisqu’elle ne lui
plaisait plus à lui ? Elle n’avait pas réagi alors que Francine
prenait sa défense, expliquait que les femmes aiment essayer de
nouvelles coiffures,
qu’elles le font pour être plus jolies pour leur mari. Dans la
cuisine, plus tard, quand Nicole rapportait des assiettes vides,
Francine lui avait dit qu’elle avait bon caractère ; elle-même
aurait réagi plus mal si son mari l’avait critiquée devant des
amis. Nicole avait haussé les épaules : Jean-Yves voulait seulement
la taquiner.
Personne ne devait douter de la solidité de son couple.
On avait ainsi cru à
son chagrin quand Jean-Yves était mort noyé. On ne l’avait jamais
soupçonnée puisqu’elle avait basculé dans le lac avec lui. Mais
elle avait une ceinture de sauvetage bien attachée alors qu’il
avait dédaigné la sienne. Au fond, c’était son imprudence qui avait
tué Jean-Yves. Ils avaient chaviré parce qu’elle s’était levée dans
le canot, mais il avait coulé parce qu’il n’avait pas mis sa
ceinture. Elle avait dû le frapper avec l’aviron, bien sûr.
Comme elle savait qu’on remarquerait la plaie à l’autopsie si on
récupérait le corps rapidement, elle avait raconté aux enquêteurs,
immédiatement après la tragédie, qu’elle avait tendu l’aviron vers
Jean-Yves afin qu’il s’y accroche mais que le courant l’en avait
empêché et que, au moment où elle lâchait prise, l’aviron avait
heurté Jean-Yves. Celui-ci s’était aussi frappé la tête contre le
canot en tentant de le retourner sans succès.
Le sergent-détective Chabot l’avait crue mais Vaillancourt, son collègue, avait tout de même posé des questions aux parents et amis du défunt. Tous avaient répondu que Jean-Yves et Nicole s’entendaient bien, comme la plupart des couples après vingt-cinq ans de mariage. Si Vaillancourt avait douté des déclarations de Nicole, il n’avait rien pu trouver contre elle. Rien de rien.
Après la disparition de Jean-Yves, Nicole avait vécu une période d’euphorie qu’elle avait soigneusement dissimulée. Puis le plaisir de la liberté s’était émoussé, faisant place à la solitude. Elle n’aimait plus Jean-Yves depuis des années, mais, paradoxalement, elle appréciait la vie conjugale. Qu’y avait-il de plus déprimant qu’une femme attablée seule dans un restaurant ? Elle avait essayé les voyages de groupe, mais elle s’était sentie encore plus seule parmi tous ces couples et toutes ces autres femmes esseulées. Elle avait tenté les croisières sans plus de succès. Puis elle avait déménagé à Québec qu’elle avait toujours considérée comme une ville romantique, s’imaginant que tout serait plus facile. Hélas, il n’y avait pas davantage d’hommes disponibles. À moins de se contenter d’un parti modeste. Ce qui était impensable…
Et voilà que Vivien Joly avait emménagé à quelques mètres de chez elle. Elle venait tout juste de relire l’ouvrage sur les lois de l’attraction. N’était-ce pas un bon indice du potentiel de ces lois ?
Avant Noël, avant l’Halloween, elle serait la compagne de Vivien Joly.
***
La pluie tombait si fort que Maud Graham fut obligée d’arrêter sa voiture, de se garer sur l’accotement pour attendre une accalmie avant de repartir. L’horloge indiquait sept heures trente-sept. Elle serait en retard. Parce qu’elle avait eu de la difficulté à se lever, parce qu’elle avait mal dormi. Parce que Maxime était rentré à deux heures du matin. Il était venu souper à la maison, puis s’était éclipsé malgré la présence de Grégoire.
— Je te l’avais dit, il ne veut pas me voir. Je ne lui ai pourtant rien fait !
— Il est parti rejoindre ses chums, sa gang.
— Qu’il n’ait pas envie de passer la soirée avec moi, je peux le comprendre. Je suis une vieille croulante. Mais toi ? Vous vous êtes toujours bien entendus !
Grégoire avait haussé les épaules ; Maxime cherchait à faire preuve d’indépendance. Il avait quatorze ans, c’était normal. Lui, à cet âge-là, restait dehors toute la nuit. Ou chez un client. Maxime rentrait dormir, que voulait-elle de plus ? Elle devait cesser d’être sur son dos.
— C’est lui qui t’a dit ça ?
— Non, avait menti Grégoire. Mais je te connais, tu veux toujours tout savoir. Tu me posais beaucoup de questions quand on s’est rencontrés.
Maud Graham avait protesté, se souvenant qu’elle avait fait d’énormes efforts pour ne pas avoir l’air de s’immiscer dans la vie de Grégoire, sachant qu’elle le ferait fuir si elle l’interrogeait avec trop d’insistance. Comment pouvait-il dire qu’elle l’indisposait avec ses questions ?
— O.K. C’est vrai que tu n’étais pas trop envahissante. Mais Maxime n’a pas envie de jaser, ces temps-ci.
— Mais plus il se tait, plus j’ai l’impression qu’il me cache quelque chose.
— Arrête, Biscuit. Arrête de vouloir tout contrôler.
Elle avait failli rétorquer que si elle ne s’occupait pas de tout, rien ne fonctionnerait, et qu’elle était la tutrice de Maxime. Elle s’était contentée de se resservir une part de clafoutis aux cerises.
— Elles ne sont pas encore assez sucrées, dit Grégoire, mais je ne voulais pas mettre des fraises. Ça donne une texture trop molle. Ce sera meilleur quand on aura des framboises et des bleuets.
— Tu es toujours content de travailler au Laurie Raphaël ?
— Je suis au garde-manger, maintenant. C’est mieux que de nettoyer les poissons.
Ou vendre son corps, aurait pu ajouter Maud Graham en songeant aux premiers mois de sa relation avec Grégoire. Il avait l’air d’un chat de gouttière, efflanqué, constamment sur le qui-vive, prêt à donner un coup de griffe à qui tenterait de l’embêter, charmeur, enjôleur, irrésistible. Elle comprenait qu’il séduise si facilement les hommes, que plusieurs lui aient proposé de s’occuper de lui, de l’installer dans un appartement afin de pouvoir jouir de son attention de manière exclusive. Elle connaissait assez Grégoire aujourd’hui pour deviner pourquoi il n’avait jamais accepté d’être le jouet d’un seul client. Il était beaucoup trop indépendant. Il aimait avoir le sentiment que c’était lui qui choisissait ses clients et non l’inverse, que c’était lui qui exerçait le pouvoir. C’était vrai en partie. Mais à quel prix ? Si elle avait cru en Dieu, elle aurait prié chaque jour pour que Grégoire ne se lasse pas de sa nouvelle vie au restaurant, qu’il ne boude pas la chance qui s’était offerte à lui. Jusqu’à présent, il avait râlé, pesté contre les horaires trop stricts qu’on lui imposait, mais il avait gardé son boulot. Il avait même suivi des cours en hôtellerie à l’institut Wilbrod-Bherer. Peut-être que Maxime l’imiterait ; il aimait cuisiner avec lui ou avec Alain.
Jusqu’à ces dernières semaines.
Jusqu’à ce qu’il change. Qu’il rentre un soir après minuit en lui disant qu’elle n’était pas obligée d’attendre qu’il soit de retour pour se coucher, qu’il prétende avoir traîné avec ses amis au Vieux-Port sans se rendre compte de l’heure. Elle avait demandé qui l’avait ramené. Il avait affirmé qu’il avait marché jusqu’à Sillery avec Josh. Il n’était pas soûl même s’il sentait la bière. Et la cigarette.
Dans sa voiture où la pluie qui martelait le capot l’isolait du monde, Maud Graham se demandait s’il fumait la cigarette pour dissimuler l’odeur du pot. Elle appellerait son père, en tout cas ; Bruno Desrosiers pourrait peut-être raisonner son fils lorsqu’ils se retrouveraient cet été. Maxime avait dit qu’il n’avait pas envie de se rendre au Saguenay où habitait Desrosiers depuis qu’il avait quitté le monde interlope. Il aimait son père, mais il n’avait rien à faire là-bas. Ses amis vivaient à Québec.
— C’est important que tu voies ton père.
— Tu penses que c’est un si bon modèle pour moi ? Ça ne te dérange pas qu’il ait vendu de la dope pendant des années ?
— Ton père gagne honnêtement sa vie, aujourd’hui. Il a fait des erreurs, c’est vrai, mais il les a payées assez cher, non ?
Maxime avait marmonné qu’il était bien placé pour le savoir ; lui aussi s’était fait tirer dessus quand on avait tenté d’assassiner Bruno Desrosiers.
— Ce n’était pas facile pour lui de changer de vie. Il l’a fait pour toi. Tu dois aller le voir.
— Est-ce que je vais être obligé d’aller niaiser là-bas pendant des années juste pour le féliciter d’être straight ? Je n’ai pas le goût de pêcher, cette année. J’ai le droit, non ? Je m’arrangerai avec lui au téléphone.
— Si tu n’y allais qu’une dizaine de jours, avait négocié Maud, ça irait.
Elle s’en voulait d’avoir cédé à Maxime, de ne
pas avoir insisté davantage pour qu’il parte quinze jours au
Saguenay comme il l’avait fait chaque été depuis qu’elle était sa
tutrice. Elle était furieuse contre elle, furieuse contre Alain qui
était parti enseigner à
Toronto pendant un mois, et déçue d’elle-même, de sa réaction
puérile quand il lui avait annoncé qu’il avait été choisi pour
enseigner en Ontario. Elle l’avait félicité poliment, songeant
qu’elle serait seule une bonne partie de l’été, seule avec Maxime
avec qui elle ne savait plus comment agir. Elle était nulle avec
lui, avec Alain, avec tout le monde.
Elle écouta la pluie en pensant qu’elle aurait
aimé rester là, dans sa voiture, durant des heures, des jours, des
semaines. Jusqu’à ce que tout se tasse, que
Maxime redevienne l’enfant qu’elle avait recueilli, qu’Alain rentre
à la maison et qu’elle ait perdu cinq kilos. Tant qu’à rêver… La
voiture qui s’était arrêtée devant la sienne redémarra. Elle
l’imita et s’apprêtait à regagner l’autoroute quand son portable se
mit à sonner. Carole Boucher l’avertit que Fabien Marchand était
réveillé.
— Je sais qu’il est tôt, mais vous m’aviez dit de vous appeler. Il est assez confus. Il a parlé de serpents…
— Reconnaît-il ses parents ?
— Oui. Mais il est plutôt incohérent. Il est resté plusieurs jours dans le coma. Depuis jeudi dernier, ne l’oubliez pas.
— J’arrive !
Elle appela Rouaix pour le prévenir qu’elle n’assisterait pas à la réunion du matin et fonça à l’hôpital. Les parents de Fabien Marchand étaient épuisés par des heures de veille, mais une lueur d’espoir était apparue au fond de leurs yeux cernés.
— Il nous a parlé de sa sœur. Il se souvient d’elle. De nos voisins, de nos amis.
— Et de l’agression ?
Non, Pierre Marchand avait dû expliquer à son fils pourquoi il était à l’hôpital, lui rapporter les circonstances de l’agression telles qu’elles leur avaient été décrites par le premier patrouilleur arrivé sur les lieux.
— Il ne se rappelle pas ce qu’il faisait sur les bords de la Saint-Charles.
Était-ce la vérité ou Fabien préférait-il ne pas se souvenir de ce qui l’avait poussé à traîner là-bas la nuit ? Maud Graham imaginait Grégoire ou Maxime dans cette situation ; ils auraient sûrement prétendu qu’ils ne se souvenaient de rien. Un ado le moindrement sensé n’avouerait pas à ses parents qu’il vend de la drogue pour payer ses propres doses. Cependant, les tests sanguins s’étaient révélés positifs et Graham lui réciterait la liste de tous ces produits qu’on avait décelés dans son sang. Il ne pourrait pas nier très longtemps la vérité.
Graham se présenta, s’informa de son état.
Souffrait-
il beaucoup ? Fabien esquissa un geste, grimaça la seconde d’après
; le moindre mouvement réveillait la douleur.
— Je suis désolée de ce qui t’est arrivé. Je suis là pour t’aider. Et il faut que tu m’aides aussi. Que tu me racontes ce qui t’a mené aux bords de la rivière en pleine nuit.
L’adolescent gémit ; il ne se rappelait pas.
— De quoi te souviens-tu ?
— De rien !
— À quand remontent tes derniers souvenirs ?
Maud Graham guettait les réactions de
Fabien,
observait ses yeux, ses mains ; est-ce qu’il était en train
d’inventer une réponse peu compromettante
ou cherchait-il vraiment à se remémorer les heures qui avaient
précédé le drame ?
— Je ne sais pas. J’étais à la Place Fleur de Lys. Il faisait soleil.
— C’était mercredi ?
— Qu’est-ce que tu faisais là ? s’étonna sa mère.
— Je voulais m’acheter un vélo.
— Tu as déjà une bicyclette. On l’a achetée au printemps dernier !
— J’en voulais une neuve.
— Avec qui étais-tu ? demanda Graham qui doutait que Fabien se soit rendu au centre commercial pour acquérir un vélo.
— Personne, répondit trop vite l’adolescent qui se plaignit ensuite d’avoir soif.
Graham lui tendit le verre d’eau posé sur la table de chevet. Elle savait qu’il venait de lui mentir ; il était donc plus conscient de sa situation qu’il ne voulait le laisser croire. Se taisait-il parce que ses parents étaient présents ?
— Tu te souviens où tu étais, mais tu ne te rappelles pas avec qui, c’est ça ?
— C’était mercredi, fit son père. Tu as été agressé dans la nuit du mercredi au jeudi.
— Parlons de mercredi. Tu te souviens de cette soirée ?
Fabien et Pierre Marchand soupirèrent en même temps ; ils s’étaient disputés au souper et Fabien avait quitté la maison en claquant la porte.
— Si j’étais resté calme, tu ne serais pas parti. Rien ne serait arrivé…
Pierre Marchand ne put terminer sa phrase, étouffé par ces sanglots qu’il retenait depuis que Graham lui avait annoncé que son fils avait été agressé. Il se sentait tellement coupable que seule la colère contre le bourreau de son fils lui permettait de fonctionner. Sans cette rage, cette soif de venger Fabien, il se serait effondré. Son enfant ne marcherait plus jamais parce qu’il n’avait pas su ni voulu le retenir quand ils s’étaient querellés à propos d’une bêtise.
— Je ne me rappelle pas, dit Fabien.
Voulait-il épargner son père ou avait-il perdu la mémoire des heures précédant l’agression ? Graham ne voulait pas bousculer l’adolescent, si fragile, si misé-rable, mais elle s’y résoudrait s’il le fallait.
— Repose-toi, Fabien, déclara-t-elle. Je reviendrai tantôt mais, avant, je voudrais savoir si tu as acheté ce vélo. Peut-être qu’on te l’a volé ? Que c’est pour ça que tu as été battu ? Si tu avais une bicyclette toute neuve…
— Mais avec quel argent l’as-tu achetée ?
s’écria sa mère. On a payé cinq cents dollars celle de l’an-
née dernière. C’était un bon modèle. Pourquoi en
voulais-tu une autre ?
Fabien tourna la tête lentement vers la gauche,
puis vers la droite, battit des paupières. Carole Boucher fit signe
à Maud Graham de sortir de la chambre, elle avait suffisamment
dérangé son jeune patient.
Graham se dirigea vers la porte puis s’immobilisa, fouilla dans son
fourre-tout, en tira une photographie.
— On a trouvé une chaîne avec une médaille au bord de la Saint-Charles, pas loin de l’endroit où tu as été battu. Est-ce qu’elle t’appartient ?
Graham s’approcha du lit du blessé, tint la photo devant lui. Il plissa les yeux tandis que sa mère attrapait l’image, secouait la tête. Non, cette chaîne n’appartenait pas à son fils. Carole Boucher prit Maud Graham par le bras, la força à la suivre loin de la chambre.
— Mais j’ai besoin de savoir ce qu’il sait !
— Et moi, j’ai des ordres à respecter. Fabien n’est pas en état de soutenir une longue conversation.
— Il m’a menti. Il est plus conscient que vous ne le croyez.
— Tant mieux s’il est moins perdu qu’on ne
le
pense. Vous lui reparlerez plus tard.
— Le délai protège l’agresseur. Ça fait plus
d’une semaine que Fabien a été attaqué. On a recueilli très peu
d’indices. Il est possible que son bourreau soit déjà loin de
Québec, ce qui nous compliquera encore les choses. Mais il est
aussi probable qu’il veuille achever son travail. Il croyait avoir
tué Fabien et
voici qu’on dit dans les journaux qu’il est toujours vivant. Qu’il
peut donc l’accuser…
— Il ne débarquera tout de même pas ici pour le tuer ! Fabien n’est jamais seul. Et personne ne sait qu’il est sorti du coma.
— Je ne rêve pas en couleur. Les journalistes finiront par apprendre la nouvelle.
— Pas par moi, ni personne de ce service. Tout ce qu’on veut, c’est que Fabien se repose. Aucun curieux ne réussira à mettre les pieds à notre étage, je peux vous le garantir.
Maud Graham remercia l’infirmière, ne doutant pas de sa détermination. Carole Boucher réussirait à tenir les journalistes à distance durant un certain temps.
— On se revoit demain. Je dois m’entretenir avec Fabien sans que ses parents soient présents, la prochaine fois.
— Ils savent qu’il prenait de la drogue. On ne leur a pas caché les résultats des tests sanguins.
— Peut-être qu’ils ne savent pas qu’il en vendait.
Carole Boucher eut un sourire las ; pourquoi les jeunes étaient-ils aussi imprudents ?
Graham répondit qu’elle l’ignorait ; tout ce
qu’elle savait, c’est que les consommateurs étaient de plus en plus
jeunes et les drogues, de plus en plus fortes. Elle emprunta
l’escalier pour gagner la sortie et respira profondément plusieurs
fois en se dirigeant vers sa voiture. Elle devait convaincre Fabien
de lui faire confiance, de tout lui raconter. Elle aurait aimé
emmener Maxime, qu’il voie la détresse de Fabien, qu’il constate
que certaines bêtises causent d’irrémédiables gâchis. Elle savait
qu’ils se disputeraient lorsqu’il serait question de la Saint-Jean
; Maxime affirmerait qu’il rentrerait après minuit et elle
protesterait.
Allait-il claquer la porte comme l’avait fait Fabien ? La
culpabilité de Pierre Marchand était palpable ; il n’était pourtant
pas responsable de ce qui était arrivé à son fils.
— Fabien me ment, confia Graham à Rouaix en entrant au poste.
— Il n’a rien dit qui puisse nous aiguiller ?
— L’infirmière m’a rapporté les propos bizarres qu’il a tenus à son réveil. Il parlait de serpents qui mangeaient de grosses proies.
— Est-ce que ça signifie qu’il a eu les yeux plus grands que la panse ? Qu’il a été trop gourmand, qu’il a été puni pour cette raison ?
— Imaginons qu’il ait tenté d’arnaquer son fournisseur. D’après les étudiants de son collège, il trafiquait sur une assez grande échelle. Celui qui l’a agressé était très en colère, il s’est acharné.
— Il a pu perdre les pédales, se mettre à taper et ne plus être capable de s’arrêter. S’il était dans un état second…
— Tu penches pour un jeune ?
Rouaix haussa les épaules ; c’était une agression sauvage, des coups portés en rafales.
— Il est possible que ce soit un contrat. Qui a
mal tourné. C’est exagéré de battre à mort un ado de
quinze ans pour quelques centaines de dollars perdus. Ou volés, peu
importe. Un adulte tuerait-il un gamin pour ça ? Non, il serait
trop conscient des risques pour s’embarquer dans une telle
galère.
— Alors qu’un jeune…
— Les jeunes sont impulsifs, confirma Rouaix.
— Guerre de gangs ? On n’est pas à Chicago, à New York ni même à Montréal…
— La drogue est partout, laissa tomber Rouaix. Il y a des gangs, ici aussi.
— Je pense qu’il y a deux agresseurs. Qui se sont excités mutuellement. C’est à qui donnerait le pire coup. Ça s’est déjà vu. Il faut que Fabien nous parle.
Et le plus tôt sera le mieux, songea Graham. Aurait-elle dû le brusquer pour obtenir des réponses à ses questions ? Ne sentait-il pas qu’elle était de son côté, qu’elle voulait vraiment arrêter celui ou ceux qui l’avaient envoyé à l’hôpital ? L’été débutait plutôt mal.