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TORTILLEUSE
Au petit matin, Fureteuse se réveilla en sursaut et ouvrit brusquement les yeux.
Pour la première fois depuis des années, il n’y avait pas de filet qui les protégeait du ciel. Refermant les yeux, elle poussa un cri et se pelotonna au-dessus de sa fille.
Elle se força à rouvrir un œil. Il n’y avait toujours pas de filet, rien d’autre que le sol nu autour d’elle, quelques éraflures et des traces de pas. Les soldats étaient partis. Ils avaient emporté la cage.
Elle était libre.
Elle se redressa. Tortilleuse se réveilla en grognant et se frotta les yeux. Fureteuse regarda autour d’elle. La plaine rocailleuse s’étendait à perte de vue, vide de toute vie, à part quelques touffes d’herbe. Au loin, des montagnes couronnées de neige se dressaient au-dessus de l’horizon, bleutées dans la brume matinale. À leur pied, elle distingua une bande de verdure. Son instinct aventureux se raviva. La forêt : si elles pouvaient arriver jusque-là, elles rencontreraient peut-être des êtres de leur espèce.
Mais le vent tourna, soufflant du nord, et elle sentit la glace. Son courage fléchit. Elle regrettait soudain les odeurs de cuisine, le fracas des machines, les voix criardes des soldats. Elle avait trop longtemps vécu dans sa cage ; celle-ci lui manquait.
Mais Tortilleuse ne partageait pas l’hésitation de sa mère. Elle s’éloigna à quatre pattes, marchant sur les phalanges de ses membres antérieurs, à la façon d’un chimpanzé, pour explorer le terrain rocailleux. La texture en semblait riche, à côté du sol de terre battue, bien dégagé, de la cage. Elle trouva une pierre qui venait se loger naturellement dans sa main, puis un roseau qui se tordait et se pliait facilement.
La pierre serrée dans sa main, Tortilleuse déplia les jambes et se mit debout. Elle regarda plus loin, en direction des montagnes et de la glace.
Dans le nord, le froid se renforçait. La nouvelle île volcanique du milieu de l’Atlantique avait détourné le Gulf Stream qui, pendant des millénaires, avait maintenu des températures anormalement élevées en Europe du Nord. Sa disparition avait déjà des répercussions sur l’agriculture jusqu’à Babylone. Et cela ne ferait qu’empirer. Cette année, l’automne serait précoce et, au début de l’hiver, de gigantesques tempêtes arctiques déferleraient sur les continents, les recouvrant en quelques jours de plus de neige qu’ils en auraient vu autrefois en cinq ou dix ans.
Avant la Discontinuité, pendant deux millions d’années, la glace avait avancé et reculé depuis ses places fortes des pôles selon des cycles complexes gouvernés par les subtilités de la rotation de la Terre autour du soleil. Le nouveau monde, Mir, grossièrement assemblé à partir des fragments de l’ancien, avait d’abord oscillé en équilibre instable et maintenant que ce premier mouvement s’amortissait, Mir s’installait dans un nouveau modèle cyclique qui, à court terme, privilégiait l’extension de la glace. Il ne faudrait pas plus d’une dizaine d’années pour que se forment des calottes glaciaires, une dizaine de plus pour qu’elles descendent vers le sud jusqu’à Londres, Manhattan ou Berlin.
Par la suite interviendraient des changements encore plus radicaux. Depuis sa formation, la planète se refroidissait régulièrement et les flux de chaleur remontés des profondeurs engendraient dans son manteau des courants de convection sur lesquels dérivaient les continents. La Discontinuité avait provoqué des perturbations dans l’étrange climat interne des entrailles liquides de Mir. Un nouvel équilibre finirait par se mettre en place – mais, pour le moment, c’était comme si un vaste couvercle avait été vissé sur une casserole en ébullition.
Au cœur des continents, le matériau du manteau commençait à gonfler et à se soulever. La Terre n’avait jamais été une sphère parfaite. Mais maintenant Mir se couvrait d’excroissances, telles des mottes de boue collées sur les flancs d’une toupie. Avec le temps, la croûte et la partie supérieure du manteau se détacheraient du noyau et la planète déformée chercherait une nouvelle stabilité en éloignant les excroissances de son axe de rotation. Tandis que les principaux continents glisseraient vers l’équateur, les courants marins se modifieraient encore, le niveau des océans monterait ou descendrait de plusieurs centaines de mètres et de spectaculaires bouleversements climatiques surviendraient.
Dans la lente reconstruction chtonienne de Mir, ceux qui y vivaient connaîtraient des temps difficiles. Mais les populations sont mobiles. Les citoyens de Chicago se préparaient déjà à une vaste migration vers le sud. Beaucoup d’humains survivraient.
Ainsi que des hommes-singes.
Tortilleuse n’était plus la même qu’avant son examen par l’Œil. En sondant son corps et son esprit, celui-ci ne cherchait qu’à prendre note de ses capacités, à déterminer sa place dans le large éventail biologique de cette planète bleue. Mais Tortilleuse était très jeune et la machine qui l’avait étudiée très vieille, et plus aussi parfaite qu’autrefois. Son exploration avait été maladroite. L’esprit encore incomplètement formé de Tortilleuse s’en était trouvé stimulé.
Il ne faisait aucun doute que ce monde rapiécé serait pendant longtemps encore dominé par les humains. Mais même eux ne pouvaient pas défier la glace. Sur cette planète instable, dangereuse, il y avait énormément d’espace libre à explorer. Tout l’espace voulu pour une créature dotée d’un fort potentiel. Et il n’y avait pas de raison précise pour que ce dernier se réalise exactement comme la fois précédente. Il y avait de la place sur Mir pour quelque chose de différent. De meilleur, peut-être.
Tortilleuse soupesa la lourde pierre et se demanda confusément quel usage elle pourrait lui trouver. Elle ne nourrissait absolument aucune crainte. En cet instant, elle était maître du monde et ne savait pas trop quoi faire ensuite.
Mais elle trouverait bien quelque chose.