11

NAUFRAGÉS DE L’ESPACE

— Hé, trouduc, j’ai besoin d’aller aux chiottes.

C’était Zabel, bien sûr, qui saluait Kolya au seuil d’une nouvelle journée en criant depuis le module de descente.

Il était en train de rêver de chez lui, de Nadia et des garçons. Suspendu dans son sac de couchage comme une chauve-souris à sa branche, avec l’obscur rougeoiement des veilleuses de secours pour seul éclairage, il lui fallut un moment pour se rappeler où il se trouvait. Oh, je suis encore ici. Toujours en train de tourner sans fin dans cette quasi-épave autour d’une Terre qui ne répond pas. Pendant encore un moment, il s’accrocha à un demi-sommeil.

Il était dans le compartiment orbital, en compagnie de leurs scaphandres et du reste de l’équipement devenu inutile, et toujours entouré des rebuts de la station – ils pouvaient difficilement ouvrir une écoutille pour les jeter. En dormant là, il leur procurait à tous un peu plus d’espace ou, si l’on préfère, il évitait à trois cosmonautes rendus fous par l’enfermement de s’entre-tuer. Mais cela n’avait rien de confortable. Il ne pouvait s’abstraire de l’odeur de linge sale – les «vieux slips de Cosaques », selon l’élégante expression de Zabel.

Il poussa un grognement et se tortilla pour s’extirper de son sac de couchage. Il se dirigea vers les petites toilettes, ouvrit la porte ménagée dans la paroi et activa les pompes qui rejetteraient ses excréments dans le vide spatial. Quand ils avaient compris qu’ils allaient rester coincés en orbite, ils avaient dû dégager ces toilettes de sous les tas d’ordures ; le voyage de retour n’était pas censé durer plus de quelques heures et il n’avait pas été prévu de pauses pipi. Ce matin-là, il lui avait fallu un certain temps pour terminer. Il était déshydraté et son urine était épaisse, presque douloureusement acide, comme si elle ne quittait son corps qu’avec réticence.

Vêtu de son seul caleçon long, il frissonna. Pour optimiser la durée de vie du Soyouz, Mousa avait décidé de ne garder en fonction que les systèmes indispensables, à puissance minimale. En conséquence, l’intérieur du vaisseau était de plus en plus froid et humide. Une moisissure noire envahissait les parois. L’air, de plus en plus vicié, était chargé de poussière, de peaux mortes, de poils de barbe et de débris de nourriture dont, en l’absence de gravité, aucun ne se déposait, bien sûr. Ils avaient tous mal aux yeux et éternuaient tout le temps. La veille, Kolya avait fait le compte de ses éternuements et était arrivé à une moyenne de vingt par heure.

Le dixième jour, se dit-il. Ils allaient inutilement accomplir seize nouvelles orbites complètes autour de la Terre, portant le total à environ cent soixante depuis que la station avait disparu.

Il enfila ses « braslets » en haut des cuisses. Ces bandes de contention élastiques, destinées à prévenir les problèmes de circulation dus à la microgravité, étaient assez serrées pour réguler le flux sanguin quittant ses jambes, sans pour autant couper sa circulation. Il revêtit ensuite sa combinaison – en fait, un des vêtements abandonnés qu’il avait trouvés dans les rebuts du compartiment orbital.

Puis il passa dans le sas pour gagner le module de descente. Mousa ne tourna pas davantage que Zabel les yeux vers lui : ils ne supportaient plus la vue les uns des autres. Il pivota dans les airs et se glissa d’un mouvement fluide sur sa couchette. Dès qu’il lui eut laissé la voie libre, Zabel se hissa par le sas et Kolya l’entendit rebondir contre les parois.

— Petit déjeuner.

Mousa propulsa vers lui un plateau sur lequel étaient posés des tubes et des boîtes de nourriture entamés. Ils avaient depuis longtemps épuisé la petite réserve du Soyouz et ouvert les rations d’urgence prévues pour les nourrir après l’atterrissage : boîtes de viande et de poisson, tubes de crèmes de légumes et de fromage, et même quelques confiseries. Mais cela ne remplissait guère l’estomac. Kolya passa le doigt au fond des boîtes vides et avala au vol des miettes qui dérivaient.

De toute façon, aucun d’eux n’avait très faim. Les étranges conditions de la vie en apesanteur y veillaient. Mais manger chaud lui manquait, il n’en avait pas eu l’occasion depuis leur départ de la station.

Mousa avait déjà repris ses appels obstinés à la radio… « Stéréo Un, Stéréo Un »… Bien sûr, personne ne répondait, quel que soit le nombre d’heures qu’il y passait. Mais que pouvait-il faire d’autre que de continuer à essayer ?

Pendant ce temps, Zabel s’affairait « à l’étage », dans le compartiment orbital. Elle avait découvert une vieille radio V.H.F. que les occupants de la station avaient jadis utilisée pour contacter des radioamateurs du monde entier, essentiellement des écoliers. L’intérêt du public pour la station s’était depuis longtemps tari et la radio vieillissante avait été démontée, emballée et remisée dans le Soyouz pour être détruite lors de sa rentrée dans l’atmosphère. À présent, Zabel essayait de la remettre en marche. Peut-être capteraient-ils des signaux, ou même réussiraient-ils à émettre sur des longueurs d’ondes non gérées par l’équipement conventionnel. Mousa, de façon presque routinière, avait grommelé quand elle avait voulu brancher sa radio sur la source d’énergie de l’appareil. Il s’était ensuivi une vive altercation, dont Kolya s’était pour une fois mêlé.

— Ce n’est pas gagné, mais ça pourrait marcher. Et ça ne peut pas faire de mal.

Il se pencha pour enfoncer la soupape du réservoir d’eau. Il en émergea un globule de quelques centimètres de diamètre qui se dirigea vers son visage. Conscient d’être surveillé de près par Mousa – prêt à lui sonner les cloches s’il en gaspillait la moindre goutte – Kolya ouvrit grand la bouche. L’eau éclata sur sa langue et il la garda dans la bouche pour en savourer la fraîcheur avant de l’avaler. De toutes les règles imposées par Mousa, c’était le rationnement d’eau la plus difficile à supporter. Le Soyouz n’avait aucune des installations de recyclage de la station : conçu pour de brefs trajets entre la Terre et la station orbitale, il n’était équipé que d’un petit réservoir. Mais, à son habitude, Zabel avait protesté :

— Même en plein désert, on ne rationne pas l’eau. On boit quand on en a besoin. Il n’y a pas d’autre moyen…

Vrai ou non, l’eau commençait de toute façon à manquer.

Il prit dans un logement de la paroi une lingette imprégnée d’une solution dentifrice aromatisée que l’on enfilait sur un doigt pour se la passer dans la bouche. Kolya l’utilisa minutieusement pour exprimer jusqu’à la dernière molécule de son parfum mentholé : le goût donnait l’impression de calmer un peu la soif.

Et ainsi commença sa journée. Il ne pouvait pas faire sa toilette, car ils avaient depuis longtemps épuisé les gants humidifiés dont ils se servaient jusque-là pour se laver le corps et les cheveux. Ils devaient sentir aussi mauvais que les vieux slips de Cosaques du compartiment orbital. Mais, au moins, ils étaient tous logés à la même enseigne.

Tandis que Mousa continuait ses appels plaintifs dans le vide, Kolya se remit au programme de travail qu’il s’était assigné, l’observation de la Terre.



Au cours de ses longues heures dans l’espace, Kolya avait toujours pris un grand plaisir à regarder la Terre. La station, comme maintenant le Soyouz, n’orbitait qu’à quelques centaines de kilomètres d’altitude, la planète ne lui communiquait donc pas la sensation de solitude et de fragilité dont parlaient les voyageurs pour Mars quand ils tournaient les yeux vers l’île bleue qui les avait vus naître. La Terre de Kolya était immense… et quasi déserte.

Pendant la moitié de chaque orbite, ils survolaient la vastitude du Pacifique, étendue bleu ciel que ne venaient interrompre que le sillage occasionnel d’un bateau et une poussière d’îles. Même les masses continentales étaient presque vides d’habitants : d’un bout à l’autre de l’Asie et du nord de l’Afrique s’étalaient des déserts au-dessus desquels ne s’élevait que çà ou là la fumée d’un feu de camp. Les habitats humains étaient largement confinés aux régions côtières ou aux vallées fluviales. Mais, du haut de leur orbite, même les villes étaient difficiles à distinguer : quand on cherchait à apercevoir Moscou, Londres, Paris ou New York, on ne voyait qu’une vague grisaille qui se fondait dans le brun-vert de la campagne environnante.

Ce n’était donc pas la fragilité de la Terre qui le frappait, mais son immensité, et ce n’était pas la noblesse de sa conquête par l’homme qui sautait aux yeux, mais l’insignifiance de son emprise sur elle, même en ce milieu de XXIe siècle.

Mais tout ça, c’était avant la métamorphose.

Il se raccrochait à ce qui lui était familier. La géométrie de la Terre vue d’orbite restait inchangée : toutes les quatre-vingt-dix minutes, il voyait le soleil se lever avec une rapidité stupéfiante à travers les couches de l’atmosphère, sa lumière passant en ondes concentriques du rouge à l’orange et au jaune. Quant à la forme et à la position des continents ou des déserts, à la disposition des chaînes de montagnes… tout était plus ou moins comme avant.

Mais sous ces levers de soleil, dans le cadre de ces continents, il y avait de nombreuses bizarreries.

Il y avait des modifications dans la répartition des couches de glace. Dans l’Himalaya, on voyait nettement les glaciers dévaler les pentes en direction des plaines. Quant au Sahara, ce n’était plus un désert, plus tout à fait. De nouvelles oasis avaient surgi çà et là, plaques de verdure pouvant atteindre cinquante kilomètres de côté délimitées par des segments rectilignes. De même, on pouvait distinguer des morceaux de désert greffés telles des pièces rapportées au milieu des étendues verdoyantes des forêts vierges d’Amérique du Sud. Le monde était soudain devenu un maladroit patchwork. Mais ces plaques éparses de verdure au milieu du désert commençaient déjà à dépérir, la végétation roussissait au fil des jours, visiblement mourante.

Si les effets des changements sur le monde matériel étaient relativement discrets, leur impact sur l’humanité était spectaculaire.

De jour, les villes et les exploitations agricoles avaient toujours été difficiles à repérer d’orbite. Mais même les grandes routes qui sillonnaient la terre rouge du centre de l’Australie avaient maintenant disparu. La Grande-Bretagne, avec sa forme si caractéristique, paraissait couverte, de la frontière écossaise aux côtes de la Manche, d’un épais tapis de forêts : Kolya avait reconnu la Tamise, mais celle-ci était beaucoup plus large que dans ses souvenirs, et il n’y avait aucune trace de Londres. Une fois, il avait aperçu une brillante lueur orangée au milieu de la mer du Nord. Il devait s’agir d’une plateforme pétrolière en feu. Le grand panache de fumée qui s’en élevait s’étalait sur toute l’Europe occidentale. Quand leur empreinte radio était passée au-dessus du site, Mousa avait désespérément tenté d’entrer en contact, mais il n’y avait eu aucune réponse, et aucun signe de bateaux ou d’avions venant au secours de la plate-forme en perdition.

Et ainsi de suite. Si le côté diurne de la planète était transformé, son côté nocturne était désolant. Les lumières des villes, naguère scintillants colliers au cou des continents, avaient disparu, toutes éteintes.

Partout où Kolya regardait, c’était la même chose… à de très rares exceptions près. Au milieu d’un désert, il apercevait parfois l’étincelle d’un feu de camp, à moins qu’il confonde avec des incendies allumés par la foudre. Il y avait des grappes de feux plus denses en Asie centrale, près de la frontière mongole. Il semblait même y avoir une ville au cœur de ce qui avait été l’Irak, mais elle était petite et isolée et, dans la nuit, ses lumières tremblotaient, comme si elles provenaient de feux de bois et de lanternes, pas d’une source électrique. Zabel prétendait avoir vu des traces d’habitations à l’emplacement de Chicago. Une fois, l’équipage du Soyouz s’était emballé en apercevant une importante lueur le long de la côte ouest des États-Unis. Mais cela s’était révélé être une faille tectonique déversant des torrents de lave, bientôt obscurcie par de grands tourbillons de cendre et de poussière.

À première vue, l’humanité n’était plus, c’était tout ce qu’on pouvait en dire. Et comme Nadia et ses fils – la famille de Kolya –, Moscou avait disparu. La Russie était déserte.

Tous s’interrogeaient sur ce qui avait pu causer cette terrible métamorphose. Une guerre généralisée aurait pu anéantir une partie de la population mondiale : c’était l’hypothèse la plus plausible. Mais dans ce cas, ils auraient certainement capté les ordres des autorités militaires, ils auraient aperçu la lueur du décollage des missiles intercontinentaux, entendu les appels au secours désespérés… vu, impuissants, brûler les villes. Et quelle force aurait bien pu soulever des blocs de glace ou des territoires de plusieurs dizaines de kilomètres de côté pour les déplacer sur des distances pareilles ?

Leurs discussions ne les menaient jamais bien loin. Peut-être manquaient-ils d’imagination pour faire face à ce qu’ils voyaient. Ou peut-être craignaient-ils que le fait d’en parler transforme ce cauchemar en réalité.

Kolya essayait de rester analytique. La nacelle détectrice externe fonctionnait bien. Conçue pour photographier l’extérieur de la station, elle possédait une capacité virtuellement illimitée de stockage électronique des images. Kolya n’avait pas eu de mal à la reconfigurer pour la pointer vers la Terre. L’orbite du Soyouz, fantôme de celle de la station, ne lui permettait pas de survoler toute la planète, mais elle suivait une trajectoire fortement inclinée sur l’équateur et chaque rotation de la Terre présentait de nouvelles régions devant l’objectif. Kolya serait en mesure d’établir un relevé photographique de l’état de la Terre vue du ciel couvrant une grande partie des deux hémisphères.

Patiemment, tandis que tournait le Soyouz solitaire, Kolya essayait d’oublier les idées préconçues, de maîtriser ses craintes et ses émotions et d’enregistrer simplement ce qu’il avait sous les yeux. Mais il était étrange de penser que quelque part dans la vaste mémoire électronique de la nacelle étaient stockées les images qu’ils avaient prises de la station juste après la séparation – images d’une station désormais disparue dont la perte n’était qu’une appogiature dans la vaste symphonie de bizarreries qui les entouraient.

Zabel ne comprenait pas l’intérêt de ce patient relevé. Son projet de radioamateur, par exemple, pouvait établir des communications susceptibles de les aider à survivre ; quelle pouvait être l’utilité de toutes ces photos ? Kolya n’éprouvait pas le besoin de se justifier. Il n’existait certainement personne d’autre en position de le faire… et il sentait que la Terre méritait que quelqu’un témoigne de sa métamorphose.

De plus, pour autant qu’il sache, sa femme et ses fils étaient morts. Si c’était bien le cas, quel intérêt aurait-il pu trouver à n’importe quelle activité ?

Le climat paraissait instable : de vastes systèmes dépressionnaires parcouraient les océans et s’élançaient à l’assaut des terres, donnant naissance à de gigantesques orages. Vus de l’espace, ceux-ci étaient prodigieux, avec des éclairs qui dansaient et étendaient leurs ramifications entre les nuages, déclenchant des réactions en chaîne à l’échelle de continents entiers. Et, sur l’équateur, les nuages s’amoncelaient en immenses colonnes qui semblaient monter à leur rencontre… Kolya imaginait parfois que le Soyouz allait plonger dans ces nuées orageuses. Peut-être la mer et les airs avaient-ils été aussi bouleversés que les terres. À mesure que passaient les jours, les conditions d’observation se dégradaient progressivement. Mais, étrangement, la nébulosité croissante renforçait son optimisme – comme s’il était un enfant, capable de croire que les mauvaises choses avaient disparu s’il ne pouvait plus les voir.

Quand cela devenait trop difficile à supporter, il se tournait vers son citronnier. Ce dernier, de la taille d’un bonsaï, avait été l’objet d’une de ses expériences à bord de la station. Au bout du premier jour dans le Soyouz, il l’avait extrait de son emballage et il le gardait maintenant dans le petit espace sous son siège. Un jour, à bord de grands vaisseaux voguant entre les mondes, les gens auraient fait pousser des fruits dans l’espace et on se serait souvenu de Kolya comme d’un pionnier de cette nouvelle façon de cultiver la vie loin de la Terre. Ces espoirs étaient désormais défunts, semblait-il, mais le petit arbre était toujours là. Il l’installait au soleil devant le hublot et pulvérisait avec sa bouche l’eau si précieuse sur ses petites feuilles. S’il frottait celles-ci entre ses doigts, il en sentait le parfum qui lui rappelait la Terre.

L’étrangeté de la planète métamorphosée au fond de sa flaque d’air contrastait avec le confinement familier du Soyouz, si bien qu’ils avaient l’impression de ne voir par les hublots qu’un diaporama dépourvu de toute réalité.



Vers midi, ce dixième jour, Zabel passa le nez, tête en bas, par le sas du compartiment orbital.

— À moins que vous ayez tous les deux d’importants rendez-vous, dit-elle, je pense qu’il faudrait qu’on parle.

Les autres étaient blottis sur leurs couchettes sous une mince couverture de survie argentée, évitant de se regarder. Zabel rejoignit sa place en se tortillant.

— Nous sommes à bout, dit-elle de but en blanc. Nous allons bientôt être à court de nourriture, d’eau, d’air et de serviettes humidifiées. Et je n’ai plus de tampons périodiques.

— Mais la situation sur Terre ne s’est pas normalisée…, dit Mousa.

— Un peu de sérieux, Mousa. N’est-il pas évident que la situation ne va jamais se normaliser ? Quoi qu’il soit arrivé à la Terre… eh bien, il semblerait que ce soit définitif. Il va falloir faire avec.

— Nous ne pouvons pas atterrir, dit calmement Kolya. Nous n’avons pas d’équipe au sol.

— Techniquement, dit Mousa, nous pouvons gérer nous-mêmes la rentrée dans l’atmosphère. Les systèmes automatisés du Soyouz…

— Ouais, bien sûr, dit Zabel, c’est le Petit Astronef Courageux, hein ?

— Il n’y aura pas d’équipe de récupération, insista Kolya. Pas d’hélicoptères, pas de service sanitaire. Nous venons de passer trois mois dans l’espace, plus une rallonge imprévue de dix jours. Nous serons faibles comme des petits chats. Nous pourrions ne même pas être capables de sortir de la capsule d’atterrissage.

— Alors, bougonna Mousa, il faut nous arranger pour nous poser près d’un endroit où il y a des gens – n’importe qui – et nous en remettre à eux.

— Ça n’a rien d’enthousiasmant, comme perspective, dit Zabel, mais que pouvons-nous faire d’autre ? Rester en orbite ? C’est ça que tu veux, Kolya ? Rester assis sur ton cul à prendre des photos jusqu’à ce que ta langue se colle à ton palais ?

— Ce pourrait être une meilleure fin que ce qui nous attend en bas.

Au moins, à bord de ce Soyouz désemparé, il était dans un environnement familier. Il n’avait absolument aucune idée de ce qui les attendait à terre et il n’était pas sûr d’avoir le courage de l’affronter.

Mousa avança une de ses pattes d’ours pour presser le genou de Kolya.

— Rien dans notre passé – notre formation, nos traditions – ne nous a préparés à une telle épreuve. Mais nous sommes russes. Et si nous sommes les derniers de tous les Russes, comme on peut le craindre, nous devons vivre – ou mourir – avec dignité.

Zabel eut le bon sens de garder la bouche close.

Kolya, à contrecœur, acquiesça :

— Donc, nous atterrissons.

— À la bonne heure, dit Zabel. Maintenant, la question est… où ?

Le Soyouz était conçu pour se poser sur terre… ce qui était une chance, car se poser dans l’océan, comme le faisaient autrefois les Américains, aurait été la mort assurée, en l’absence d’équipe de récupération.

— Nous pouvons décider l’endroit où commencer notre rentrée dans l’atmosphère, dit Mousa. Mais nous serons ensuite à la merci des systèmes automatiques : une fois suspendus à notre parachute, nous n’aurons pratiquement plus aucun contrôle sur notre devenir. Nous ne disposons même pas de prévisions météo… Le vent pourrait nous entraîner sur des centaines de kilomètres. Nous avons besoin d’espace pour un atterrissage difficile. Ce qui veut dire que nous devons nous poser en Asie centrale, exactement comme l’avaient prévu les concepteurs de la capsule.

Il semblait s’être attendu à des protestations de la part de Zabel, mais celle-ci haussa les épaules.

— Ce n’est pas forcément une mauvaise idée. Il y a apparemment des gens en Asie centrale… rien de moderne, mais un habitat humain, une concentration relativement importante… s’il faut se fier aux feux de camp que nous avons vus. Nous aurons besoin de trouver des gens et c’est un endroit aussi bon qu’un autre où commencer à chercher.

Ça paraissait logique, mais Kolya détectait une surprenante dureté sur les traits de Zabel… comme si elle calculait, réfléchissant déjà à leur situation une fois qu’ils seraient posés.

Mousa claqua dans ses mains.

— Bon. Voilà qui est réglé. Il n’y a aucune raison d’hésiter. Maintenant, il faut préparer le vaisseau…

Une sonnerie retentit dans le compartiment orbital.

— Merde, dit Zabel. C’est mon récepteur radio.

D’un bond, elle s’élança et franchit le sas.



Le détecteur rudimentaire assemblé par Zabel avait en fait repéré deux signaux. Le premier était une impulsion régulière, forte mais apparemment automatique, en provenance de quelque part au Moyen-Orient. Mais l’autre était une voix humaine, faible et noyée dans les grésillements.

… Othic. Ici l’adjudant-chef Casey Othic, des forces spéciales des États-Unis en détachement auprès des Nations unies. J’appelle toutes les stations depuis le fort de Jamroud au Pakistan. Veuillez répondre. Ici l’adjudant-chef Casey Othic…

Zabel sourit de toutes ses dents.

— Un Américain, s’écria-t-elle. Je le savais !

Elle se mit à régler son matériel de fortune, impatiente de répondre avant que l’empreinte radio du Soyouz se soit trop éloignée.

L'Oeil du temps
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